L’Immortel/Chapitre 3

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Lemerre (p. 59-86).

III


Mademoiselle Germaine de Freydet
Clos-Jallanges
Par Mousseaux
(Loir-et-Cher)


Voici très exactement, ma chère soeur, l’emploi de mon temps à Paris. Je compte écrire cela chaque soir et t’envoyer le paquet deux fois par semaine, tout le temps de mon séjour.

Donc, arrivé ce matin, lundi. Descendu, comme toujours, dans mon calme petit hôtel de la rue Servandoni, où je n’entends du grand Paris que les cloches de Saint-Sulpice et le bruit continuel d’une forge voisine, ce fer frappé en mesure que j’aime comme un rappel du village. Tout de suite couru chez l’éditeur : « Quand paraissons-nous ?

— Votre livre ? mais il a paru il y a huit jours. »

Paru et même disparu dans les profondeurs de cette terrible usine Manivet, toujours fumante, haletante, en mal d’un bouquin nouveau. Lundi, justement, c’était le lançage d’un grand roman de Horscher : La Faunesse, tiré à je ne sais combien de cinquante mille exemplaires, en piles, en ballots, dans toute la hauteur de la librairie ; et tu te figures la tête distraite des commis, l’air égaré, tombé de la lune, de l’excellent Manivet quand j’ai parlé de mon pauvre volume de vers et de mes chances au prix Boisseau. J’ai demandé quelques exemplaires destinés aux membres de la commission, et me suis sauvé à travers des rues, de vraies rues de Faunesse montant jusqu’au plafond. En voiture, regardé, feuilleté le volume, qui m’a plu avec la gravité de son titre : Dieu dans la Nature ; un peu minces, peut-être, à la réflexion, les lettres du titre, pas assez noires, ne tirant pas l’œil, mais, bah ! ton joli nom de Germaine, en dédicace, nous portera bonheur. Laissé deux exemplaires rue de Beaune, chez les Astier, qui n’ont plus, comme tu sais, leur appartement des Affaires étrangères ; Mme Astier a cependant gardé son jour. À mercredi donc pour savoir ce que le maître pense de mon œuvre ; et je file à l’Institut, où j’arrive encore en pleine usine à vapeur.

Vraiment, l’activité de ce Paris est prodigieuse, surtout pour ceux qui, comme nous, vivent toute l’année au calme et au large des champs. Trouvé Picheral, — tu sais, le monsieur si poli du secrétariat, qui t’avait si bien placée, il y a trois ans, à la séance de mon prix, — Picheral et ses commis, dans un brouhaha de noms, d’adresses, jetés d’un bureau à l’autre parmi l’étalage des cartes bleues, jaunes, vertes, de tribunes, pourtour, hémicycle, entrée A, entrée B, tout le lancement des invitations à la grande séance annuelle qu’honorera cette fois une Altesse en tournée, le grand-duc Léopold. « Désolé, monsieur le vicomte… Picheral m’appelle toujours ainsi, tradition de Chateaubriand sans doute… mais il faut attendre… — Faites, faites, M. Picheral. »

Très amusant, le bonhomme, et très courtois ; il me fait penser à Bonicar, à nos leçons de maintien dans la galerie couverte, chez grand’mère de Jallanges, — et irritable, comme notre ancien maître à danser, quand on le contrecarre. J’aurais voulu que tu l’entendes parler au comte de Brétigny, l’ancien ministre, un des grands seigneurs de l’Académie, venu là, pendant que j’attendais, pour une réclamation de jetons. Il faut te dire que le jeton de présence vaut six francs, l’ancien écu de six livres ; ils sont quarante académiciens, soit deux cent quarante francs par séance, à répartir entre les assistants, dont la part est plus forte, naturellement, quand ils sont moins nombreux. La paye se fait tous les mois, en écus, dans des sacs de gros papier portant chacun, épinglé dessus, son bordereau comme une note de blanchisseuse. Brétigny n’avait pas son compte, il lui manquait deux jetons, et c’était tout ce qu’il y a de plus drôle, ce richissime richard, président de je ne sais combien de conseils d’administration, venant en équipage réclamer ses douze francs. Il n’en a eu que six, que Picheral, après un long débat, lui a jetés de haut comme à un commissionnaire et qu’a empochés l’immortel avec une joie infinie. C’est si bon, l’argent gagné à la sueur de son front ! Car il ne faut pas croire qu’on flâne à l’Académie ; ces legs, ces fondations dont le nombre augmente d’année en année, tant d’ouvrages à lire, de rapports à grossoyer, et le dictionnaire, et les discours !… « Posez votre livre, mais ne vous montrez pas, m’a dit Picheral, apprenant que je concourais… Cette besogne forcée qu’on leur apporte rend nos messieurs féroces aux postulants. »

Je me rappelle en effet l’accueil de Ripault-Babin et de Laniboire à mon dernier prix. Toutefois, quand c’est une jolie femme, les choses se passent autrement. Laniboire devient grivois ; Ripault-Babin, toujours bouillant quoique octogénaire, offre à la candidate un peu de pâte de guimauve et chevrote : « Portez-la d’abord à vos lèvres… Je la finirai. » J’ai cueilli le propos au secrétariat même, où les immortels sont traités avec une aimable désinvolture. « Le prix Boisseau ? Attendez donc… vous avez deux ducs, trois Petdeloup, deux cabotins. » C’est ainsi que, dans l’intimité des bureaux, se subdivise l’Académie française. Les ducs, ce sont tous les gens de noblesse et l’épiscopat ; les Petdeloup comprennent les professeurs et savants divers ; par cabotins, on entend les avocats, hommes de théâtre, journalistes, romanciers.

Ayant donc les adresses de mes Petdeloup, ducs et cabotins, j’ai dédicacé un de mes exemplaires à l’aimable Picheral, un autre, pour la forme, au pauvre M. Loisillon, le secrétaire perpétuel, qu’on dit à toute extrémité, et je me suis empressé de distribuer le reste à tous les bouts de Paris. Il faisait un temps superbe, le bois de Boulogne que j’ai traversé en revenant de chez Ripault-Babin — portez-le d’abord à vos lèvres — embaumait l’aubépine et la violette, je me croyais chez nous, à ces premiers jours de printemps hâtif où l’air est si frais et le soleil si chaud, et l’envie me venait de tout négliger pour rentrer à Jallanges, près de toi. Dîné au boulevard, tout seul, mélancoliquement ; fini ma soirée aux Français, où l’on jouait Le Dernier Frontin de Desminières. Un de mes juges pour le prix Boisseau, ce Desminières ; aussi ne dirai-je qu’à toi combien ses vers m’ont ennuyé. La chaleur, le gaz, j’avais le sang à la tête. Tous ces comédiens jouaient comme pour le grand roi ; et pendant qu’ils dévidaient les alexandrins pareils aux bandelettes d’une momie qu’on démaillote, l’odeur des épines de Jallanges me poursuivait encore, et je me récitais les jolis vers de Du Bellay, presque un pays :

Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine,
Plus mon Loire Gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le mont Palatin
Et plus que l’air marin la douceur angevine.|

Mardi. Courses dans Paris tout le matin, stations devant les libraires, cherchant mon livre aux vitrines. La Faunesse… La Faunesse… On ne voyait que ça partout, bandé de l’annonce « vient de paraître, » puis, de loin en loin, un pauvre Dieu dans la Nature, piteux, enfoui. Quand on ne me regardait pas, je le mettais sur la pile, bien en vue, mais personne ne s’arrêtait. Si, boulevard des Italiens, un nègre, très bien, l’air intelligent… Il a feuilleté mon bouquin cinq minutes, puis est parti sans l’acheter. J’avais envie de le lui offrir.

À déjeuner, dans un coin de taverne anglaise, lu les journaux. Pas un mot sur moi, pas même une petite annonce. Ce Manivet est si négligent ! a-t-il seulement fait les envois, comme il me le jure ? Et puis il en paraît tant de livres. Paris en est submergé. C’est triste tout de même, ces vers qui vous brûlaient les doigts quand on les écrivait dans la joie, dans la fièvre, qui vous semblaient beaux, à remplir, illuminer le monde, les voilà qui circulent, plus ignorés que lorsqu’ils vous bourdonnaient obscurément dans le cerveau ; un peu l’histoire de ces toilettes de bal, revêtues dans l’enthousiasme de la famille, qu’on se figure devoir tout éclipser, tout écraser, et qui, sous le lustre, se perdent dans la quantité. Ah ! ce Herscher est bien heureux. On le lit, lui ; on le comprend. J’ai rencontré des femmes ayant au bras, dans leur mantelet, ce volume jaune tout frais paru… Misère de nous ! on a beau se mettre en dehors et au-dessus de la foule, c’est pour elle qu’on écrit. Séparé de tous, dans son île, ayant perdu jusqu’à l’espoir d’une voile à la chute de l’horizon, Robinson, même grand génie poétique, eût-il jamais fait des vers ? Longuement réflexionné là-dessus en battant les Champs-Élysées, perdu comme mon livre dans ce grand flot indifférent.

Je revenais dîner à mon hôtel, pas mal assombri, comme tu penses, quand sur le quai d’Orsay, devant la ruine envahie de verdure de la Cour des Comptes, je me heurte à un grand diable encombrant et distrait : « Freydet ! — Védrine ! » Tu n’as pas oublié mon ami le sculpteur Védrine qui, du temps qu’il travaillait à Mousseaux, était venu passer une après-midi à Clos-Jallanges avec sa jeune et charmante femme. Il n’a pas changé, seulement un peu blanc vers les tempes ; il tenait par la main ce bel enfant aux yeux de fièvre que tu admirais, s’en allait le front haut, de lents gestes descriptifs, l’air planant et superbe d’une promenade élyséenne que suivait à distance Mme Védrine poussant la petite voiture où riait une fillette, née depuis leur voyage en Touraine.

« Ça lui en fait trois, moi compris, » m’a dit Védrine montrant sa femme ; et c’est bien vrai que dans le regard dont elle couve son mari, il y a la maternité paisible et tendre d’une madone flamande en extase devant son fils et son Dieu. Causé longtemps debout contre le parapet du quai ; cela me faisait du bien d’être avec ces braves gens. En voilà un, Védrine, qui se moque du succès, et du public, et des prix d’Académie. Apparenté comme il est, cousin des Loisillon, du baron Huchenard, il n’aurait qu’à vouloir, à teinter d’un peu d’eau son vin trop raide ; il obtiendrait des commandes, le prix biennal, serait de l’Institut demain. Mais rien ne le tente, pas même la gloire. « La gloire, me disait-il, j’en ai goûté deux ou trois fois, je sais ce que c’est… tiens, il t’arrive en fumant de prendre ton cigare à rebours, eh bien ! c’est ça la gloire. Un bon cigare dans la bouche par le côté du feu et de la cendre…

— Mais enfin, Védrine, si tu ne travailles ni pour la gloire ni pour l’argent…

— Oh ! ça…

— Oui, je sais ton beau mépris… Alors, pourquoi te donner tant de mal ?

— Pour moi, pour ma joie personnelle, le besoin de créer, de m’exprimer. »

Évidemment, celui-là, dans l’île déserte, eût continué son labeur. C’est le véritable artiste, inquiet, curieux d’une forme nouvelle, et, dans ses intervalles de travail, cherchant avec d’autres matières, d’autres éléments, à contenter son goût d’inédit. Il a fait de la poterie, des émaux, ces belles mosaïques de la salle des gardes que l’on admire à Mousseaux. Puis, la chose achevée, la difficulté vaincue, il passe à une autre ; son rêve, en ce moment, c’est d’essayer de la peinture, et, sitôt son paladin terminé, une grande figure de bronze pour le tombeau de Rosen, il compte, comme il dit, « se mettre à l’huile ! » Et sa femme approuve toujours, chevauche avec lui toutes ses chimères ; la vraie femme d’artiste, silencieuse, admirante, écartant du grand enfant ce qui blesserait son rêve, heurterait son pied dans sa marche d’astrologue. Une femme, ma chère Germaine, à faire désirer le mariage. Oui, j’en connaîtrais une pareille, je l’amènerais à Clos-Jallanges et je suis sûr que tu l’aimerais ; mais ne t’effraie pas, les Mme Védrine sont rares, et nous continuerons à vivre tous deux, comme maintenant, jusqu’à la fin.

On s’est quitté en prenant rendez-vous pour jeudi prochain, non pas chez eux à Neuilly, mais à l’atelier du quai d’Orsay où ils passent la journée tous ensemble. Cet atelier, paraît-il, est la chose la plus extraordinaire du monde : un coin de l’ancienne Cour des Comptes où le sculpteur a obtenu de travailler dans la verdure sauvage et les pierres croulantes. En m’en allant, je me retournais pour les voir marcher le long du quai, le père, la mère, les petits, tous serrés dans cette lumière paisible du couchant qui les dorait comme un tableau de Sainte-Famille. Ébauché quelques vers là-dessus, le soir, à l’hôtel ; mais les voisins me gênent, je n’ose pas donner de la voix. Il me faut mon grand cabinet de Jallanges, mes trois croisées sur le fleuve et les pentes de vignes.

Et enfin nous voilà à mercredi, le grand jour, les grandes nouvelles, que je veux te donner par le détail. J’attendais, je te l’avoue, ma visite aux Astier avec un battement de cœur qui s’accentuait, aujourd’hui, en montant ce vieil escalier majestueux et humide de la rue de Beaune. Qu’allait-on me dire de mon livre ? Mon maître Astier aurait-il eu seulement le temps de l’ouvrir ? C’était si grave, le jugement de cet excellent homme qui a gardé pour moi son prestige de professeur en chaire, et devant qui je me sentirai toujours écolier. Sa décision impartiale et sûre serait certainement celle de l’Académie pour le prix Boisseau. Aussi, quelle angoisse impatiente, tandis que j’attendais dans le grand cabinet de travail que le maître abandonne à sa femme pour sa réception de chaque semaine.

Ah ! ce n’est plus ici l’appartement du ministère. La table de l’historien est poussée dans une encoignure, masquée d’un grand paravent en étoffe ancienne qui dissimule en même temps une partie de la bibliothèque. En face, dans le panneau d’honneur, le portrait de Mme Astier, encore jeune, ressemblant à son fils d’une façon extraordinaire, aussi au vieux Réhu que j’ai, depuis tantôt, l’honneur de connaître. Ce portrait est d’une distinction un peu triste, froide et cirée comme cette grande pièce sans tapis, drapée de rideaux sombres sur une cour plus sombre encore. Mais Mme Astier vient d’apparaître et son aimable accueil transforme tout, autour de moi. Qu’y a-t-il dans l’air de Paris pour garder la grâce d’un visage de femme au delà du temps, comme sous le verre d’un pastel ? Je l’ai trouvée rajeunie de trois ans, cette blonde fine, aux yeux aigus. Elle m’a d’abord parlé de toi, de ta chère santé, s’intéressant à notre ménage fraternel ; puis, vivement : « Et votre livre ?… parlons de votre livre !… Quelle merveille ! Je vous ai lu toute la nuit… » Et mille louanges délicates, deux ou trois vers cités juste, avec l’assurance que mon maître Astier était ravi ; il l’avait chargée de me le dire, dans le cas où il ne pourrait quitter ses archives.

Rouge d’habitude, je devais être ponceau, comme à la fin d’un dîner de chasse ; mais ma joie est vite tombée, aux confidences que la pauvre femme était entraînée à me faire sur la détresse de leur situation. Des pertes d’argent, leur disgrâce, le maître travaillant nuit et jour à ses livres historiques d’une fabrication si lente, si coûteuse, et que le public n’achète pas. Puis l’aïeul, le vieux Réhu qu’il faut aider, car il n’a guère que ses jetons, et à son âge, quatre-vingt-dix-huit ans, que de précautions, de gâteries ! Sans doute, Paul est un bon fils, travailleur, en passe d’arriver ; seulement ces entrées de carrière sont terribles. Aussi Mme Astier lui cache-t-elle leur misère, comme à son mari, pauvre cher grand homme dont j’entendais le pas lourd, paisible, au-dessus de ma tête, pendant que sa femme me demandait, avec un tremblement de lèvres, des mots qu’elle cherchait, qu’elle s’arrachait, si je ne pourrais pas… Ah ! divine, divine créature, j’aurais voulu baiser les dentelles de sa robe… Et tu comprends maintenant, sœur chérie, la dépêche que tu as reçue tantôt, et pour qui les dix mille francs que je te demande par le retour du courrier. Je pense que tu as envoyé tout de suite chez Gobineau. Si je ne l’ai pas averti directement, c’est que nous « faisons de moitié » en tout, toi et moi, et que nos élans de générosité, de pitié, doivent être en commun comme le reste… Mais, mon amie, est-ce effrayant, ces façades parisiennes, brillantes, glorieuses, et qui cachent de telles douleurs !

Cinq minutes après ces navrants aveux, le monde arrivé, les salons pleins, Mme Astier parlait et répondait avec une parfaite aisance d’esprit, la mine et la voix heureuses, à me donner la chair de poule. Vu, là, Mme Loisillon, la femme du secrétaire perpétuel, qui ferait bien mieux de garder son malade que de fatiguer la société des charmes de son délicieux appartement, le plus confortable de l’Institut, trois pièces de plus que du temps de Villemain. Si elle ne l’a pas répété dix fois, d’une voix rogue de commissaire-priseur, et devant une amie logée à l’étroit, dans l’emplacement d’une ancienne table d’hôte !

Avec Mme Ancelin, un nom que citent souvent les feuilles mondaines, rien de pareil à craindre. Cette bonne grosse dame toute ronde, la figure rouge et poupine, qui flûte ses mots ou plutôt ceux qu’elle recueille et colporte, est bien la plus aimable personne. Encore une qui a passé la nuit à me lire. Après cela, c’est peut-être une formule. Elle m’a ouvert tout grand son salon, un des trois où fréquente et s’agite l’Académie. Picheral dirait que Mme Ancelin, affolée de théâtre, reçoit plus volontiers les cabotins, Mme Astier les Petdeloup, et que la duchesse Padovani accapare les ducs, la gentry de l’Institut. Mais en somme, ces trois rendez-vous de gloire et d’intrigue ouvrent les uns sur les autres, car j’ai vu défiler, mercredi, rue de Beaune, un assortiment varié d’immortels de toutes catégories : Danjou, l’auteur dramatique, Rousse, Boissier, Dumas, de Brétigny, le baron Huchenard des Inscriptions et Belles Lettres, le prince d’Athis des Sciences morales et politiques. Il y a encore un quatrième salon en formation, celui de Mme Eviza, une juive aux joues pleines, aux longs yeux étroits, et qui flirte avec tout l’Institut, dont elle porte les couleurs, des broderies vertes sur sa veste printanière et son petit chapeau aux ailes de caducée. Oh ! mais un flirt jusqu’à l’inconvenance… Je l’entendais dire à Danjou, qu’elle invitait :

« Chez Mme Ancelin c’est : ici l’on dîne. Chez moi : ici l’on aime.

— Il me faut les deux… logé et nourri, » répondait froidement Danjou, que je crois un parfait cynique, sous son masque dur, immobile, sa toison noire et drue de pâtre du Latium. Belle diseuse, Mme Eviza, d’une érudition imperturbable, citant au vieux baron Huchenard des phrases entières de ses Habitants des Cavernes discutant le poète Shelley avec un tout jeunet critique de revue, correctement et sagement grave, le col haut sous son menton pointu.

Dans ma jeunesse, on débutait par des vers, pour aller n’importe où, à la prose, aux affaires, au barreau. Maintenant, c’est par la critique et, généralement, par une étude sur Shelley. Mme Astier m’a présenté à ce petit monsieur dont les décisions comptent dans le monde littéraire, mais ma moustache et mon hâle de soldat laboureur lui ont probablement déplu, nous n’avons échangé que peu de mots tandis que j’observais la comédie des candidats, femmes ou parentes de candidats, venant se montrer, tâter l’eau, car Ripault-Babin est bien vieux et Loisillon ne peut durer : deux fauteuils en perspective autour desquels s’échangent des regards furieux, des paroles empoisonnées.

Tu sais, Dalzon, ton romancier, il était là ; bonne, franche et spirituelle figure, bien celle de son talent. Mais tu aurais souffert de le voir humble et frétillant, devant une non-valeur comme Brétigny qui n’a jamais rien fait, qui tient à l’Académie la place réservée de l’homme du monde, celle du « pauvre » en province, aux tablées du jour des Rois ; et non seulement auprès de Brétigny, mais de chaque académicien qui entrait, attentif aux anecdotes du vieux Réhu, riant aux moindres malices de Danjou, du rire lâche, écolier, que Védrine appelait à Louis-le-Grand le « rire au professeur. » Tout cela pour monter, des douze voix qu’il eut l’an dernier, à la majorité nécessaire.

Le vieux Jean Réhu est apparu un moment chez sa petite-fille, prodigieusement vert et droit, sanglé dans sa longue redingote, avec une toute petite figure ratatinée, comme tombée dans le feu, et de la barbe courte et cotonneuse, une mousse sur de la vieille pierre. Des yeux vifs, une mémoire admirable ; mais il est sourd, ce qui l’attriste, le condamne à des monologues d’intéressants et personnels souvenirs. Il nous racontait aujourd’hui l’intérieur de l’impératrice Joséphine à la Malmaison, sa payse, comme il l’appelle, créoles tous deux, de la Martinique. Il nous la montrait dans ses mousselines et ses châles, sentant le musc à renverser, entourée de fleurs des colonies que, même en temps de guerre, les flottes ennemies laissaient galamment passer. Il nous parlait aussi de l’atelier David pendant le Consulat, il nous faisait le peintre, sa joue gonflée, sa bouche de travers, pleine de bouillie, tutoyant, rudoyant ses élèves. Et toujours, à la fin de chaque récit, l’Ancêtre témoin de tant de choses a un hochement de tête, regarde au loin, et de sa voix forte dit : « J’ai vu ça, moi… » mettant en quelque sorte une signature d’authenticité au bas du tableau.

Je dois dire qu’à part Dalzon qui buvait hypocritement ses paroles, j’étais seul dans le salon à m’intéresser aux récits de ce patriarche, plus curieux pour moi que les historiettes d’un certain Lavaux, journaliste, bibliothécaire, je ne sais trop, en tout cas terriblement bavard et renseigné. Dès qu’il est arrivé : « Ah ! voilà Lavaux… Lavaux… » et tout de suite un cercle autour de lui, on rit, on s’ébat ; le plus sourcilleux des immortels se délecte aux anecdotes de ce gros homme, sorte de chanoine papelard et rasé, la face rubiconde, les yeux en bille, entremêlant ses potins et ses discours de : « Je disais à de Broglie… Dumas me racontait, l’autre soir… Je tiens ceci de la duchesse… » s’appuyant des plus grands noms, des illustrations de tout genre, choyé de toutes ces dames qu’il met au courant des intrigues académiques, diplomatiques, littéraires et mondaines, intime de Danjou qui le tutoie, familier du prince d’Athis avec qui il est entré, traitant Dalzon de haut en bas, aussi le jeune critique de Shelley, enfin doué d’une autorité, d’une puissance que je ne puis m’expliquer.

Dans le fatras d’anecdotes qu’il tirait de ses inépuisables bajoues, pour la plupart des charades à mon ingénuité provinciale, une seulement m’a frappé : l’aventure d’un jeune garde-noble, le comte Adriani, qui, traversant Paris avec son oblégat pour porter à je ne sais qui la barrette et la calotte cardinalices, aurait oublié ces deux insignes chez une belle de nuit rencontrée dans la gare même au saut du vagon, et dont le pauvre garçon, éperdu dans Paris, ne savait ni le nom, ni l’adresse. Le voilà obligé d’écrire à la cour de Rome pour remplacer les deux coiffures sacerdotales dont la demoiselle doit être bien embarrassée. Le piquant, c’est que ce petit comte Adriani est le propre neveu du nonce, et qu’à la dernière soirée de la duchesse — on dit, ici, la duchesse tout court comme à Mousseaux — il racontait son histoire en toute innocence et dans un délicieux jargon que Lavaux imite à ravir : « Dans la gare, Monsignor il mé dit : Pepino, porte le berretto… Z’avais déza le zuccheto… avec le berretto ça m’en faisait deux… » Et les roulements d’yeux du jeune et ardent papalin en arrêt devant la drôlesse : « Cristo ! qu’elle est bella… »

Au milieu des rires, des petits cris : « Charmant… Ah ! ce Lavaux… ce Lavaux… » je demande à Mme Ancelin assise près de moi : « Qu’est-ce donc que ce M. Lavaux ? Qu’est-ce qu’il fait ? » La bonne dame a paru stupéfaite : « Lavaux ?… Connaissez pas ?… Mais c’est le zèbre de la duchesse… » Elle est partie là-dessus, courant après Danjou, et me voilà bien informé. Ce monde parisien est extraordinaire, son dictionnaire se renouvelle à chaque saison. Zèbre, un zèbre ! Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? Mais je m’aperçois que ma visite se prolonge hors de toute convenance et que mon maître Astier ne descend pas. Il faut partir. Je me glisse entre les fauteuils pour aller saluer la maîtresse de maison ; au passage, aperçu Mlle Moser qui pleure dans le gilet blanc de Brétigny. Depuis dix ans qu’il a posé sa candidature, le pauvre Moser découragé n’ose plus lui-même, il envoie sa fille, personne déjà mûre, pas jolie, et qui se donne un mal d’Antigone, monte des étages, s’improvise commissionnaire et corvéable des académiciens et de leurs femmes, corrige les épreuves, soigne les rhumathismes des uns et des autres, use son triste célibat à cette poursuite du fauteuil où son père n’atteindra jamais ; en noir, modeste, mal coiffée, elle encombre la sortie, non loin de Dalzon qui, très agité, se débat entre deux académiciens à têtes de juges et proteste d’une voix étranglée :

« Pas vrai… une infamie !… Jamais écrit cela… »

Mystère !… Madame Astier, qui pourrait me renseigner, est elle-même en conférence très intime avec Lavaux et le prince d’Athis.

Tu as dû l’apercevoir en voiture avec la duchesse, roulant sur les routes de Mousseaux, ce d’Athis, Samy, comme on l’appelle, un long, mince, chauve, cassé en deux, la figure fripée, d’un blanc de cire, une barbe noire jusqu’au milieu de la poitrine, comme si tous les cheveux qui lui manquent étaient tombés dans cette barbe ; un homme qui ne parle pas, et qui, lorsqu’il vous regarde, semble scandalisé que vous osiez respirer dans le même air que lui. Ministre plénipotentiaire, réservé, subtil, le genre britannique, — il est petit neveu de lord Palmerston, — on le cote très haut à l’Institut et au quai d’Orsay. C’est, paraît-il, le seul de nos chargés d’affaires que Bismarck n’ait jamais osé regarder en face. On le dit sur le point d’occuper une de nos grandes ambassades. Que deviendra la duchesse ? Le suivre, quitter Paris ? c’est bien grave pour cette mondaine. Et puis, à l’étranger, acceptera-t-on cette liaison équivoque et reconnue, consacrée ici comme un mariage, grâce à la tenue, aux ménagements gardés et au triste état du duc, hémiplégique, plus vieux de vingt ans que sa femme qui est aussi sa nièce ?

Sans doute, le prince s’entretenait de ces choses graves avec Lavaux et Mme Astier, quand je me suis approché d’eux. Nouveau venu dans n’importe quel monde, on s’aperçoit bientôt comme on en est peu, au courant de rien, des mots, des idées, un importun. Je m’en allais, quand la bonne Mme Astier me rappelle : « Montez donc le voir… il sera si heureux… » Et je monte vers mon vieux maître, par un étroit escalier intérieur. Du fond du corridor, j’entends sa forte voix : « C’est vous, Fage ?

— Non, mon bon maître.

— Tiens, Freydet ! Prenez garde, baissez la tête… »

Impossible, en effet, de se tenir debout dans cette soupente, et quelle différence avec les archives du ministère où je le vis la dernière fois, cette haute galerie tapissée de cartons !

« Un chenil, n’est-ce pas ? m’a dit l’excellent homme en souriant, mais si vous saviez quels trésors !… » Et son geste indiquait un grand classeur renfermant au moins dix mille pièces autographiques des plus rares, recueillies par lui en ces dernières années. « Il y en a, de l’histoire, là-dedans, répétait-il en se montant, agitant sa loupe à grimoire ; et de la neuve et de la solide, quoi qu’ils en aient ! »

Au fond, il me semblait assombri et nerveux. On a été si dur avec lui. Cette destitution brutale ; et puis, comme il continuait à publier des livres d’histoire très documentés, n’a-t-on pas dit qu’il avait décatalogué des pièces du fonds Bourbon. Et d’où est venue cette calomnie ? de l’Institut même, de ce baron Huchenard qui se fait appeler le prince des autographiles français, et que la collection Astier désespère. De là une guerre hypocrite et sauvage, un lancinement de perfidies, d’attaques en dessous. « Jusqu’à mes Charles-Quint… mes Charles-Quint qu’on me conteste maintenant… Pourquoi, je vous demande ? Pour un lapsus, une vétille : Maître Rabelais au lieu de frère Rabelais… comme si la plume des Empereurs ne fourchait jamais… Mauvaise foi ! mauvaise foi ! » Et voyant que je m’indignais avec lui, mon bon maître me prit les mains : « Laissons ces vilenies… Mme Astier vous a dit, n’est ce pas, pour votre livre ? Il y en a encore un peu trop pour mon goût… mais, n’importe ! je suis content. » Ce dont il y a trop dans mes vers, c’est ce qu’il appelle la mauvaise herbe, imagination, fantaisie ; au lycée, déjà, il nous faisait la guerre là-dessus, arrachant, épluchant. Maintenant, écoute ceci, ma Germaine ; mot pour mot la fin de notre entretien.

Moi : « Pensez vous, mon maître, que j’aie quelque chance pour le prix Boisseau ? »

Le maître : « Après ce livre-là, mon cher enfant, ce n’est pas un prix, c’est un fauteuil qu’il vous faut. Loisillon en a dans l’aile, Ripault ne durera pas longtemps… Ne bougez pas, laissez moi faire… Pour moi, dès ce moment, votre candidature est posée… »

Qu’ai-je dit ou répondu ? Je n’en sais rien. Tel était mon trouble heureux qu’il me semble rêver encore. Moi, moi, de l’Académie française !… Oh ! soigne-toi, sœur chérie, guéris tes maudites jambes, que tu puisses venir à Paris pour le grand jour, voir ton frère l’épée au côté, dans l’habit vert brodé de palmes, prendre place parmi tout ce que la France compte d’illustre. Tiens ! la tête me tourne, je t’ombrasse vite et vais me coucher,

Ton frère bien aimant,
ABEL DE FREYDET.

Tu penses qu’au milieu de ces aventures, j’ai oublié les graines, paillassons, arbustes, toutes mes emplettes ; ce sera pour bientôt, je resterai ici quelque temps. Astier-Réhu m’a bien recommandé de ne rien dire, mais de fréquenter les milieux académiques. Me montrer, qu’on me voie, c’est plus important que tout.