L’Impératrice Eugénie et le Tsar Alexandre II

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Comte Primoli
L’Impératrice Eugénie et le Tsar Alexandre II
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 295-306).
L’IMPÉRATRICE EUGÉNIE
ET
LE TSAR ALEXANDRE II
— SOUVENIRS —


1867

Le 1er juin 1867, l’empereur de Russie, invité par l’empereur des Français à visiter la grande exposition, arriva à Paris avec ses fils et une suite nombreuse au milieu de laquelle on remarquait le prince Gortchakoff. Napoléon III alla recevoir son hôte à la gare et il évita de le faire passer par le boulevard de Sébastopol, dont le nom lui aurait péniblement rappelé qu’il se trouvait chez ses vainqueurs. Le souvenir de la guerre de Crimée s’effaçait dans le lointain, mais entre la France, qui semble avoir la mission de protéger les opprimés, — même à ses dépens, — et l’Aigle russe, qui ne paraissait pas disposé à lâcher sa proie, se dressait l’ombre de la Pologne meurtrie : Paris était devenu pour les exilés le plus sûr des asiles contre les persécutions. Tony Robert Fleury venait d’exposer son chef-d’œuvre : les Massacres de Varsovie, qui avait été le clou du dernier Salon et que les illustrés avaient reproduit avec des commentaires tragiques, soulevant l’indignation et la pitié générales [1].

Aussi, quand les deux Empereurs traversèrent la ville en voiture découverte, ils furent accueillis par une foule plus curieuse que sympathique. Quelques murmures s’élevèrent même sur le passage des souverains, mais assez discrets encore pour ne pas être entendus par l’autocrate auquel ils s’adressaient. Cette hostilité ne tarda pas à se manifester plus ouvertement. Le lendemain matin, au Palais de Justice, M. Floquet accueillit le Tsar par le salut provocateur : « Vive la Pologne, Monsieur ! » Et le soir, à la sortie de gala de l’Opéra, la berline impériale contenant dans le fond l’impératrice Eugénie et la princesse Mathilde, sur la banquette les deux Empereurs, passait devant le Bazar des voyages quand de la foule s’éleva le même cri séditieux : « Vive la Pologne ! » Comme le carrosse était éclairé à l’intérieur, l’Impératrice regarda le Tsar. Il voulait paraître impassible, mais, à sa pâleur, elle comprit qu’il avait eu de la peine à réprimer un frisson de colère. Celui qui eût osé proférer un pareil cri en Russie n’eût pas tardé à être déporté en Sibérie...

Si une manifestation aussi hostile accompagnait partout le Tsar, contre lequel la nation française n’avait aucun grief personnel, quel serait l’accueil réservé au roi de Prusse au lendemain de Sadowa, que les plus perspicaces considéraient non sans clairvoyance comme le prélude des désastres de la France ?...

C’est à grand peine que, prétextant des embarras protocolaires, la diplomatie française avait fini par obtenir que les deux souverains n’arrivassent pas ensemble à Paris comme ils en avaient manifesté l’intention ; la seule concession de M. de Bismarck avait été de mettre quatre jours de distance entre les deux arrivées : le 1er juin, Alexandre avait précédé, Guillaume le suivit le 5, et le 6 devait avoir lieu la grande revue de Longchamp.

Comme on supposait que le roi de Prusse serait plus exposé à l’animosité du public que l’empereur de Russie, l’Impératrice, confiante dans la galanterie française envers les femmes, réclama Guillaume dans sa voiture et tous deux en effet arrivèrent au champ de courses sans encombre.

Au retour de la revue, se produisirent deux incidents, l’un comique, l’autre tragique, celui-ci plus connu que celui-là et pourtant le petit fait-divers qui appartient à la chronique a contribué à enrayer l’événement dont la réussite eût changé le cours de l’histoire. Ce jour-là l’écuyer de service auprès de la souveraine était le marquis de X... qui caracolait à la portière et attirait tous les regards : en effet, en l’examinant, on lui aurait trouvé des allures étranges dans la façon de faire pirouetter son cheval... Tout à ses fantaisies de haute école, il avait oublié l’itinéraire réglé pour le parcours du cortège et fait prendre à la calèche de l’Impératrice la route choisie pour la voiture des Empereurs...

Cette erreur providentielle contribua à éloigner de sa victime la balle de l’assassin. Celui-ci, exactement informé de l’itinéraire des souverains, se trouva trompé dans son calcul : il s’était posté au talus à droite de la cascade devant lequel devaient défiler Alexandre et Napoléon, mais, par la négligence de l’écuyer, il se trouva loin du but : dès qu’il vit paraître le cortège au loin, pour s’en rapprocher et gagner le talus de gauche, il dut traverser en courant la prairie : ce délai permit à Firmin Raimbaut de mettre son cheval entre le Tsar et la balle qui le visait, fit dévier ainsi le projectile et facilita à la police l’arrestation du meurtrier.

Pour l’Impératrice, cette confusion n’eut d’autre inconvément que de provoquer un embarras de voitures ; un encombrement arrêta la daumont impériale au milieu du peuple qui la cernait. L’Impératrice distribuait ses plus gracieux sourires et le roi Guillaume ses plus affectueux saints de grand papa pour désarmer l’hostilité du public et provoquer sa sympathie : la foule semblait conquise par cet avenant vieillard et par cette jolie femme. Un incident bien imprévu, — tout en n’étant pas du goût de la souveraine, — fut plus puissant que les sourires et les saints et acheva de mettre les badauds en belle humeur.

Tout près de la calèche impériale se trouvait une victoria jaune contenant une demi-mondaine qui retenait à grand peine sur ses genoux un petit ratier aux yeux flamboyants... L’écuyer, qui caracolait entre les deux équipages, pris d’on ne sait quelle lubie, se met à aboyer au roquet qui se dresse et répond, furieux... Il riposte, l’autre exaspéré aboie : — Aoh ! aoh ! — Ouah ! ouah ! Un duo s’engage entre l’homme et l’animal, la foule se met de la partie, elle rit et elle excite l’un contre l’autre. L’Impératrice, horriblement gênée, tente en vain de rappeler son écuyer à l’ordre... Ne pouvant y parvenir, elle ordonne au postillon de se hâter et, tandis que le piqueur fend à grand peine la cohue au milieu des rires des spectateurs, l’homme continue à aboyer et le chien à hurler... Puis, emporté par son cheval, le malheureux écuyer escorte la calèche en déclamant des vers de Ruy Blas... Il était devenu fou et le lendemain on lui mettait la camisole de force. Dans ses moments de calme on le menait au Bois de Boulogne, et rien n’était plus pénible à l’Impératrice que de rencontrer son ancien serviteur qui ne répondait pas à son salut, — ne la reconnaissant pas !...


Cependant le cortège avait fini par arriver aux Tuileries. L’Impératrice venait de rentrer dans son boudoir quand elle vit paraître sur le seuil l’Empereur qui s’avançait vers elle avec sa démarche calme et son sourire habituel : son attitude indifférente contrastait tellement avec ses premières paroles qu’il semblait conter l’aventure d’un autre. L’Impératrice, abasourdie par ce contraste, ne comprit pas au premier moment.

— On vient, dit-il, de tirer sur le Tsar...

— Sur le Tsar ?... et sur vous alors ?

— Oui, et j’ai pu dire à mon compagnon : « Sire, nous avons été au feu ensemble, mais nous n’avons rien eu ni l’un ni l’autre. »

— C’est sur lui qu’on a tiré, soit, — mais vous avez couru le même danger... et vous n’êtes pas plus ému ?... Cette fois, vous avez rempli le rôle ingrat et dangereux que je joue quand nous sortons ensemble : On a tiré sur l’Empereur, dit-on, mais on n’ajoute jamais : — « Et sur l’Impératrice ! » On oublie que je cours autant que vous le risque d’être touchée, — et l’on m’enlève même la gloire du danger couru !... Allons, racontez...

Et l’Empereur, avec un sang-froid imperturbable, comme s’il eût conté une pièce à laquelle il eût assisté du parterre en simple spectateur, conta la scène de la cascade, la présence d’esprit de l’écuyer Raimbaut, le pauvre cheval qui avait reçu la balle destinée au Tsar, celui-ci se penchant avec angoisse sur ses fils, leur prenant les mains, les palpant, leur demandant en russe s’ils étaient blessés...

— Mais c’est épouvantable, s’écria l’Impératrice, révoltée à la fois comme souveraine et comme descendante de ces hidalgos chez lesquels l’hôte était un être sacré... Son indignation était doublée par le calme de l’Empereur qui l’exaspérait.

— Il faut que j’aille immédiatement prendre de ses nouvelles, constater par moi-même qu’il n’a pas été touché...

Malgré les assurances qu’on lui donnait et les objections qu’on essayait de lui présenter, sans vouloir écouter personne, elle s’échappa, elle descendit précipitamment dans la cour, monta dans le coupé couleur de muraille qui stationnait nuit et jour devant la grille et se fit conduire à l’Elysée.

Très émue, elle monta l’escalier et sans même se faire annoncer, elle entra dans le cabinet du Tsar. Elle trouva Alexandre en proie à une agitation fébrile qui la surprit d’autant plus qu’elle contrastait avec le calme de Napoléon III.

Par réaction sans doute, ayant fait un effort surhumain pour se contraindre en public, il s’abandonnait à son naturel : il arpentait nerveusement la chambre et parlait de repartir immédiatement pour la Russie.

Malgré son désir d’être débarrassée d’un hôte aussi dangereux, l’Impératrice crut devoir lui démontrer qu’il ne pourrait abréger son séjour sans paraître fuir devant les menaces des anarchistes... L’attentat manqué servirait de leçon : il en préviendrait d’autres et ferait redoubler les précautions de la police. Le programme officiel n’était pas rempli, il fallait l’exécuter jusqu’au bout ; il n’y avait plus que deux jours : le soir, fête donnée par le Préfet de la Seine, et le lendemain, excursion à Fontainebleau.

Le Tsar se laissa convaincre : il consentit à paraître le soir même au grand bal de l’Hôtel de Ville.

Cette prétendue fête alarmait particulièrement les souverains et préoccupait la police, car dans ces circonstances solennelles, les portes s’ouvraient toutes grandes à d’innombrables invités et rendaient la surveillance très difficile.

Pour lui-même. Napoléon III ne craignait rien : il était fataliste et avait foi dans son étoile qui jusqu’alors l’avait toujours protégé ; plus encore que dans ses agents, il avait confiance dans les yeux perçants de sa femme qui découvraient les conspirateurs dans la foule. Plus d’une fois, par la seule suggestion de son œil d’acier, elle avait paralysé le bras de l’assassin ; dans plusieurs procès, certains individus arrêtés avaient avoué que, s’étant crus découverts par le clair regard de la souverain braqué sur eux, ils n’avaient pas osé déclencher leur revolver.

Aussi, en entrant dans la salle de bal, l’Empereur recommanda à l’impératrice. de veiller sur leur hôte : » Soyez tranquille, répondit-elle, je serai son bouclier. »

Elle prit gracieusement le bras d’Alexandre, plus ému qu’il ne voulait le paraître, puis en ayant l’air de se presser coquettement contre lui, elle appuya son coude, — étroitement, ― sur le dos de son cavalier et l’enveloppa en effet comme d’un bouclier vivant pour garantir le cœur contre les coups de poignard dont on eût essayé de le frapper traitreusement.

Tant de précautions restèrent superflues ; le bal se passa sans encombre. L’attentat avait soulevé l’indignation générale et donné un regain de popularité au Tsar, dont on célébrait le courage et dont on escomptait la magnanimité en faveur de l’assassin de dix-huit ans qui ne semblait plus qu’un patriote exaspéré.

La confiance renaissait.


Il n’y a plus que vingt-quatre heures avant le départ !

La dernière journée est réservée à la campagne : loin de la grande ville, on respirera un air plus pur, les nerfs se détendront ; en s’éloignant de la rue, on se rapprochera de la nature, et l’on sera mieux garanti contre la méchanceté des hommes... Le protocole fera place à l’intimité, aux angoisses continues succédera la confiance absolue, les agents de police se reposeront...

A la sortie du train, sur le quai de la gare de Fontainebleau, tandis que les deux souverains causent entre eux, — soulagés sans doute par la perspective de la prochaine séparation, — le préfet s’approche de l’Impératrice : il lui confie tout bas qu’un vaste complot contre la vie du Tsar a été découvert ; tous les conspirateurs sont arrêtés, — sauf un dangereux anarchiste qui a pu s’échapper : il est parti pour Fontainebleau, déclarant qu’il réussirait le coup que Berezowski a manqué. Il faudra donc garder le Tsar pendant toute la journée enfermé dans le château où la surveillance sera plus facile et surtout l’empêcher de se promener dans la forêt où devaient avoir lieu les exercices de la meute et le goûter sur l’herbe…

L’Impératrice affolée aurait souhaité tout d’abord entretenir l’Empereur de ses craintes, et s’entendre avec lui pour les précautions à prendre ; mais elle ne peut lui parler, tant il est absorbé par son hôte et elle tient avant tout à ne pas alarmer Alexandre, dont elle a constaté la nervosité. Elle doit donc se résigner au silence et conserver ses angoisses pour elle seule. Il s’agit d’arriver au château le plus tôt possible : elle monte dans l’un des chars à bancs qui devaient conduire les invités, elle fait asseoir le Tsar auprès d’elle et invite Napoléon à se placer de l’autre côté d’Alexandre. Celui-ci se trouve donc serré entre les deux souverains qui l’entourent comme deux gardes du corps : pour atteindre l’hôte, il aurait fallu commencer par frapper les châtelains.

Le trajet s’effectua sans incident. On arriva au palais, et l’Impératrice, qui avait été tourmentée pendant la route, se sentit un peu rassurée. Mais elle n’avait pas encore pu confier ses angoisses à l’Empereur qui projetait de cavalcader dans la forêt. En descendant de voiture, Napoléon s’approcha d’elle et lui demanda pourquoi elle était à la fois silencieuse et agitée... Elle profita d’un moment où le Tsar causait avec son fils pour transmettre rapidement à son époux les recommandations du préfet de police et lui répéter qu’à aucun prix on ne devait laisser sortir Alexandre du palais pendant toute la journée. Il fallait donc s’ingénier à lui trouver des distractions entre les quatre murs... On déjeuna, on prolongea le repas le plus longtemps possible, mais après ?... Comment garder l’Empereur, comment l’empêcher de sortir ? Comment l’occuper ? l’amuser pendant douze heures ?. .

L’Impératrice commença par offrir à son hôte de visiter le palais dans tous ses détails. Elle l’accompagna de la cave au grenier, déploya son esprit et son érudition pour lui conter des anecdotes piquantes sur chaque chambre ; elle évoqua les souvenirs de la reine Christine de Suède et de Monaldeschi, de Louis XIV, de Napoléon Ier ; elle lui montra la table où fut signée l’abdication, elle appela tous les souverains à son aide, elle cita les mots historiques, — et même apocryphes, — rechercha ses souvenirs personnels ; elle lui montra les pièces les plus importantes du musée chinois, les vases d’or du temple du Ciel, elle énuméra les dames du décaméron de Winterhaller...

Bref, elle fut la charmeresse qu’elle savait être, quand elle le voulait…

Mais le Tsar, se reprochant de la fatiguer, parla d’une promenade dans le parc. Elle prétexta la chaleur… Il demanda à plusieurs reprises l’exécution du programme promis : les exercices de la meute dans la forêt qu’il avait grand désir de visiter…

On lui dit que les routes étaient devenues impraticables à la suite des pluies récentes. Comme il insistait, on dut prévenir le comte Schouvaloff du danger qui menaçait son maître, s’il allait se promener dans les bois, et l’on finit par rester emprisonnés au logis jusqu’à l’heure où les Russes prirent le train pour Pétersbourg.

Ouf !… fut le soupir de délivrance que durent laisser échapper les maîtres de céans au départ de leur hôte si dangereux !…

À part quelques satisfactions pour la vanité, — payées par beaucoup de tracas et d’angoisses, — cette visite, dont on attendait une alliance franco-russe, produisit l’effet diamétralement opposé : Bismarck et Gortchakoff s’entendirent sur le dos de Rouher, l’oncle et le neveu se rapprochèrent et s’allièrent contre le Gouvernement démocratique de la France.

L’affaire Berezowski fit le reste. Un moment on avait songé à faire tourner l’attentat manqué au profit de la bonne cause. L’assassin naturellement aurait été condamné à mort. Alexandre alors serait intervenu et aurait demandé sa grâce qu’on lui eût naturellement accordée. Cette magnanimité aurait sans doute ramené à l’autocrate des sympathies polonaises.

Au lieu de cette combinazione si bien réglée, le jury accorda les circonstances atténuantes et enleva ainsi au Tsar l’occasion de faire le beau geste. Alexandre fut doublement furieux de l’indulgence de la justice française et la fâcheuse impression qu’il emporta de son voyage en France contribua peut-être à l’empêcher d’intervenir au secours de Napoléon III en 1870.

Aussi Mme Adam dans ses Mémoires qui sont souvent des prophéties, — publiées après leur réalisation, — déclare que le duc Decazes avait vu la main de Bismarck dans l’attentat de Berezowski.


1870


Hastings, 15 septembre 1870 [2].

A Sa Majesté l’Empereur de Russie.

Sire,

Eloignée de ma patrie, j’écris aujourd’hui à Votre Majesté.

Il y a quelques jours à peine, quand les destinées de la France étaient encore entre les mains du pouvoir constitué par l’Empereur, si j’avais fait la même démarche, j’aurais paru peut-être, aux yeux de Votre Majesté et à ceux de la France, douter des forces vives de mon pays.

Les derniers événements me rendent ma liberté et je puis m’adresser au cœur de Votre Majesté. Si j’ai bien compris les rapports adressés par notre ambassadeur, le général Fleury, votre Gouvernement écartait a priori l’idée éventuelle du démembrement de la France.

Sire ; le sort nous a été contraire, l’Empereur est prisonnier et calomnié. Un autre Gouvernement a entrepris la tâche que nous regardions comme notre devoir de remplir. Je viens supplier Votre Majesté d’user de sa légitime influence afin qu’une paix honorable et durable puisse se conclure quand le moment sera venu, que la France, quel que soit son gouvernement, trouve chez Votre Majesté les mêmes sentiments qu’Elle nous aurait montrés dans ces dures épreuves.

Telle est la prière que je lui adresse.

Dans la situation où je me trouve, tout peut être mal interprété : je prie donc Votre Majesté de tenir secrète cette démarche que son généreux esprit comprendra sans peine et que m’inspire le souvenir de son séjour à Paris.

Je prie Votre Majesté de croire aux sentiments avec lesquels je suis


de Votre Majesté, la bonne sœur,
EUGENIE.

Enregistrée à Pétersbourg le 20 septembre.

Réponse de l’empereur de Russie à l’impératrice Eugénie.

J’ai reçu, Madame, la lettre que Votre Majesté a bien voulu m’adresser. Je comprends et j’apprécie le sentiment qui vous l’a dictée et vous fait oublier vos malheurs pour ne songer qu’à ceux de la France. J’y prends un intérêt sincère et souhaite ardemment qu’une prompte paix vienne y mettre un terme, ainsi qu’aux maux qui en résultent pour toute l’Europe. Je crois que cette paix sera d’autant plus solide qu’elle serait plus équitable et plus modérée. J’ai fait et continuerai à faire tout ce qui dépendra de moi pour contribuer à ce résultat que j’appelle de tous mes vœux.

Je vous remercie de votre bon souvenir et de votre confiance dans mes sentiments.

En vous en renouvelant l’assurance, je suis, Madame, de Votre Majesté le bon frère


ALEXANDRE.

Tsarskoe Selo. 20 octobre 1870.

(Archives de Farnborough.)


1873

Quand Alexandre II vint en Angleterre pour le mariage de sa fille avec le duc d’Edimbourg, Napoléon était mort depuis quelques mois, sa veuve vivait très retirée à Chislehurst et le Prince impérial achevait ses études au collège militaire de Woolwich.

Alexandre fit dire à l’impératrice Eugénie qu’il désirait rendre visite au Prince impérial à Chislehurst. L’Impératrice, encore énervée par la funeste indécision russe de 1870, où un geste du Tsar aurait pu arrêter l’invasion allemande, répondit que son fils était interne à l’Ecole militaire et que le règlement s’opposait à ce qu’elle demandât un congé.

Alexandre, se rappelant avec quelle émotion elle était accourue à l’Elysée après l’attentat de Berezowski, et se souvenant aussi qu’aux fêtes de l’Hôtel de Ville et de Fontainebleau le couple impérial l’avait entouré comme un bouclier vivant contre le poignard des assassins, lui répondit que, si elle consentait à le recevoir, il irait le lendemain vers la fin de la journée lui présenter ses hommages.

Sur sa réponse affirmative, le lendemain à l’heure convenue, le Tsar arriva à Camden Place...

L’Impératrice redoutait cette entrevue pour le souvenir des jours heureux qu’elle allait réveiller, et elle craignait de ne pas pouvoir dominer son émotion. Néanmoins, faisant un violent effort sur elle-même, elle alla recevoir l’auguste visiteur à la porte de la villa. Quand les deux survivants des fêtes de 1867 «e trouvèrent en présence, les souvenirs féeriques se dressèrent et s’écroulèrent entre eux, — et une angoisse poignante s’empara de l’un et de l’autre. Au lieu de la souveraine rayonnante de beauté et de puissance qu’il avait laissée trois ans auparavant, l’Empereur retrouvait une veuve détrônée, exilée et vieillie... Et celle qui avait accueilli dans son empire le tout-puissant souverain, voyait apparaître dans sa retraite celui qui d’un geste, — croyait-elle, — aurait pu empêcher ses malheurs, et surtout le malheur de la France...

Telle fut leur émotion réciproque, leur attendrissement invincible, que pendant quelques instants ils restèrent debout l’un en face de l’autre, se regardant au fond de leurs yeux humides, sans pouvoir prononcer une parole, les mots s’arrêtant dans leur gorge oppressée...

Enfin, après un long silence peuplé de regrets, et peut-être de remords, le Tsar prit la main de l’Impératrice entre les siennes, il la serra tendrement et l’approcha de ses lèvres en murmurant :

— Ah ! Madame ! Si c’était à refaire !...

— Trop tard. Sire, répondit-elle, non sans une involontaire amertume contre la destinée et avec une résignation forcée devant l’irréparable...


Le lendemain, le Tsar devait passer une grande revue à Aldershot. Avant de se rendre au champ de manœuvre, il avait accepté le lunch que lui offrait à Woolwich le général Symons, directeur de l’Ecole.

Par un hasard... providentiel, la compagnie des cadets qui montait la garde ce jour-là était-celle du prince Impérial. L’Empereur, averti que ce jeune soldat qui lui présentait les armes était le fils de Napoléon III, ne put s’empêcher de lui adresser quelques paroles émues, puis il entra dans l’Ecole. Peu après, on vint dire au lieutenant Louis-Napoléon que Sa Majesté l’empereur de Russie l’invitait à venir s’asseoir à sa table, — avec l’autorisation du général Symons. — Le Prince se rendit à la salle à manger où le Tsar l’accueillit cordialement, il le plaça en face de lui et lui présenta ses deux fils Wladimir et Alexandre, qui devait régner sous le nom d’Alexandre III.

Vers la fin du repas, le lieutenant Louis-Napoléon se trouvait sur des charbons ardents, partagé entre l’étiquette impériale et son devoir militaire : il devait avec son régiment précéder l’Empereur pour le recevoir sur le terrain de la revue et il n’osait se lever de table.

Le jeune officier échangeait des regards désespérés avec son général qui lui faisait signe de partir… Enfin, il osa demander au Tsar la permission d’aller rejoindre ses camarades pour se trouver sur la place d’armes à l’arrivée de l’empereur de Russie.

— Pas du tout, répondit Alexandre en souriant, je ne vous donne pas l’autorisation de me précéder et si votre général n’y voit pas d’inconvénient, je désire que vous vous rendiez avec moi sur le champ de manœuvre et nous assisterons ensemble au défilé. Et ainsi le fils de Napoléon III passa la revue des troupes anglaises à côté du fils du vaincu de Sébastopol.

Cet acte de courtoisie de l’Empereur envers le jeune Prince français, — accompli peut-être malgré l’ambassadeur de la République qui n’osa pas protester trop hautement, — influa sur la situation de l’exilé. Alexandre fut le premier à le faire sortir coram populo du rang où sa modestie et sa dignité le confinaient. Peu à peu, le jeune Prince devait obtenir les égards auxquels il avait droit pour ses mérites personnels et la sympathie respectueuse qu’il inspirait.

Et il fut digne de l’éloge que la reine Victoria fit un jour à sa mère :

— Votre fils et vous, lui dit la vieille souveraine, vous ne m’avez jamais causé un embarras…

Hélas ! le premier embarras que dut causer le jeune héros à l’Angleterre, ce fut sa mort !…


JOSEPH PRIMOLI.

  1. Conduit d’abord aux Tuileries, puis à l’Elysée, le Tsar déposa son uniforme, et, après avoir diné, assista avec ses fils aux Variétés à la représentation de la Grande Duchesse de Gérolstein. Le choix de l’emploi de cette première soirée qui a étonné et surpris tout le monde indique clairement qu’on est venu à Paris pour se divertir avant tout. (Notes et souvenirs de Madame Baroche.)
  2. Ces lettres transcrites directement sur les originaux ont été publiées depuis la mort de l’impératrice. Nous les avons néanmoins laissées dans cet article, car elles nous semblent à leur place véritable, encadrées entre les deux visites d’Alexandre II à l’Impératrice Eugénie.