L’Impératrice Printemps
J’ai tramé quelques intrigues, je l’avoue, pour être invité chez cette presque invisible impératrice, que je rêve de voir à cause de son invisibilité même.
Et j’ai réussi, car je tiens entre mes doigts une grande enveloppe à moi adressée, au revers de laquelle je reconnais les armes impériales : cette sorte de rosace, simple et étrange, qui orne les monnaies, le faîte des monumens publics, le voile des temples, et qui est la représentation conventionnelle du chrysanthème, — comme était, sur nos bannières de France, la représentation du lis.
Je l’ouvre, et j’en retire un carton d’un blanc ivoire, timbré, lui aussi, d’un chrysanthème héraldique d’or et encadré d’une fine guirlande de chrysanthèmes ordinaires à feuillages d’or. L’aspect de cette invitation fait, à lui seul, présager quelque chose de rare et d’exquis. Au milieu, il y a naturellement un indéchiffrable grimoire, qui est disposé en petites colonnes verticales et dont la lecture, au rebours de toutes nos notions, doit être faite de haut en bas.
Cela signifie : « Par ordre de Leurs Majestés l’empereur et l’impératrice, j’ai l’honneur de vous inviter à venir au jardin du palais d’Akasaba voir les fleurs de chrysanthème.
Signé : « Hito Hirobouni, ministre du palais.
« Le 4e jour du 11e mois de la 18e année Mesgi » (9 novembre).
Et un second carton, plus petit que le premier, porte ces indications pratiques : « Les voitures devront entrer par la porte impériale. S’il pleut le 9, la fête sera le 10 ; s’il pleut le 10, la fête sera supprimée. » C’est à Yeddo, cela va sans dire, qu’il faudra se transporter pour voir cette fête des chrysanthèmes, qui est de tradition antique. Avec la fête des cerisiers en avril, c’est la seule occasion où l’impératrice puisse être aperçue, et seulement par un petit nombre de privilégiés, au fond de ses jardins. Il y a peu d’années encore, paraît-il, elle vivait aussi invisible qu’une vraie déesse ; lorsqu’elle devait quitter l’enceinte immense du palais d’Yeddo pour se rendre dans quelqu’un de ses parcs éloignés à la campagne, on enveloppait de longs voiles violets sa chaise à porteurs en laque d’or, et des valets couraient devant pour faire fermer sur son passage les portes et les fenêtres.
Le 9 novembre, au matin, il fait, hélas ! un temps d’automne gris et sombre ; le ciel est tout d’une pièce. Et vers midi, comme j’arrive à Yeddo, par le train d’Yokohama, en belle toilette pour la souveraine, de premières gouttes de pluie commencent à tomber, lentes, fines, très inquiétantes. Yeddo est bien laid et bien triste par un temps pareil. Aucun indice nulle part de cette chose presque féerique qui va peut-être se passer à deux pas d’ici dans un moment : une fête de fleurs, présidée par une impératrice du Japon, au milieu de très mystérieux jardins. Non, rien qui y prépare les yeux ni l’esprit. Toujours cette même succession de vilaines petites rues boueuses, noirâtres, pareilles, au milieu desquelles me roulent deux coureurs de louage. Dans quelle direction est-il même, ce palais d’Akasaba où je leur ait dit de me conduire ? Je l’ignore complètement, je ne l’ai jamais aperçu dans mes promenades (c’est si grand et si délayé, ce Yeddo !) — Du reste, on s’est, peut-être efforcé de le dissimuler, lui aussi, de le rendre invisible comme les personnes qui le hantent: il me fait l’effet maintenant d’un lieu à moitié chimérique. Nous franchissons des terrains vagues, des cloaques, des fossés où les lotus sont déjà jaunis et fripés par le vent du nord, des enceintes de remparts bas ressemblant à des murs cyclopéens qui, je ne sais pourquoi, coupent la ville. Et nous croisons des passans crottés, vêtus tous de piteuses robes en coton bleu qu’ils retroussent sur leurs jambes nues. En somme, un Japon maussade et banal, que j’ai déjà vu cent fois, et qui prend un air pleurard encore plus ennuyeux sous la pluie,.. car je crois qu’elle tombe, l’affreuse pluie, décidément.
« S’il pleut le 9, la fête sera le 10. » — Allons, il pleut, c’est incontestable; il pleut même à verse à présent. Inutile de se faire conduire au palais; d’ailleurs je suis déjà trempé, plus du tout présentable. Mais que devenir? On ne peut vraiment pas aller rôder dans les maisons de thé en grand uniforme !.. Mes coureurs rabattent sur moi la capote de mon petit char, ils endossent leur manteau en paillasson qui leur donne l’air de porcs-épics, — Et je rebrousse chemin, sous un vrai déluge, pour aller demander l’hospitalité à quelques amis de la légation de France, en attendant l’heure de reprendre la route d’Yokohama par le train du soir.
Ils habitent, ces amis, dans des maisons japonaises. Et ma journée se passe, chez l’un ou chez l’autre, à causer et à attendre, en séchant devant leurs réchauds de bronze ma tenue de gala toute mouillée. Elles sont mortelles, ces habitations japonaises, par une pluie de novembre : bien basses de plafond ; bien isolées de la rue par de bizarres jardinets sans fleurs, tout en petites pelouses et en petits rochers; bien mesquines et toujours divisées, par des panneaux de papier à glissières et à trucs, en une série de pièces lilliputiennes, de plus en plus sombres à mesure qu’on s’éloigne de la vérandah par où vient la lumière. Et une si triste lumière! Un demi-jour terne, blafard, glacial, filtrant à travers ces carreaux de papier qui font l’office de vitres. Naturellement, on ne distingue rien du dehors à travers ces carreaux-là, — mais on l’aime encore mieux, je crois, que de voir tomber toute cette eau sur les petits tertres ruisselans, sur les ravins en miniature, les petits ponts de poupée, les petits arbres, toutes les mièvreries du jardin.
En vérité, ces nattes blanches sur le plancher vous font geler, — et aussi ce bois blanc partout, ces minces murailles de papier blanc, cette absolue nudité du gîte. Alors on s’assied bien près, bien près du grand réchaud lourd, qui pose sur un trépied de laque et dont les anses représentent des monstres : là-dedans brûle un charbon provenant d’un arbre spécial, qui a la propriété de ne s’éteindre jamais, mais qui chauffe sans gaîté et répand une indéfinissable senteur endormante.
Et c’est long, toute une journée passée ainsi, jusqu’à l’heure d’un train de retour qui part très tard ; c’est long surtout pour moi qui avais rêvé l’impératrice et ses chrysanthèmes. Voici même que mon désir de voir cette femme s’accroît d’une manière obstinée assez singulière, dans la séquestration de cette après-midi pluvieuse, et tandis que l’occasion unique semble m’échapper... S’il pleut le 10, la fête est supprimée. Mon Dieu, pourvu qu’il ne pleuve pas !
Le 10, le jour se lève calme, tiède, trop tiède même pour la saison, et uniformément voilé d’un crêpe gris. Pourtant le Fusiyama — (ce grand cône volcanique, solitaire, que, depuis des siècles, les Japonais dessinent au fond de tous leurs paysages), — laisse voir là-bas, tout au loin dans le ciel, sa jointe neigeuse. Et c’est un proverbe nippon que, si le Fusiyama s’est montré le matin, il fera beau jusqu’au soir. Vers onze heures, le voile se déchire par places ; çà et là commence à paraître le vide clair, le vide bleu, — Et l’espoir me revient d’être reçu par la souveraine. Du reste, à la gare d’Yokohama, au départ de midi, il y a quelques diplomates en habit et cravate blanche (ministres des légations européennes), et quelques dames en toilette de visite parée : des invités à la fête, qui ont confiance, eux aussi, dans le beau temps et qui se rendent.
Une heure de chemin de fer, en compagnie d’une belle et charmante ministresse, presque française, qui, par flatterie pour l’impératrice, a orné son manchon en peau d’oiseau rare d’un bouquet de chrysanthèmes bruns, jaunes et violets, assortis aux trois tons de sa robe de velours. Et nous débarquons à Yeddo par un radieux soleil d’automne, qui brille maintenant dans un ciel sans nuages.
Et comme l’aspect des Choses est changé depuis hier ! Tout ce peuple, qui ne verra rien de la fête mystérieuse des grands, fait aujourd’hui la sienne dehors, sous la belle voûte bleue d’où l’eau ne tombe plus. Le long des rues pleines.de monde, il y a une foire sans fin étalée par terre, des bonbons, des moulins à vent, d’inimaginables jouets, des masques de monstres ou des masques de renards sacrés. Et des chrysanthèmes, des chrysanthèmes partout ! Les petits enfans innombrables, joyeux dans leurs belles robes bigarrées, se promènent par troupes en se donnant la main. Les diaboliques saltimbanques s’agitent sur des tréteaux, au son des gongs, des claquebois et des flûtes. Les boutiques ont déployé au vent leurs oriflammes multicolores, leurs dragons rouges, leurs chimères bleues, leurs affiches extravagantes hissées sur de longs bambous ; l’air est plein de découpures et de bariolages, en étoffe ou en papier, qui s’agitent et flottent. Et toujours des chrysanthèmes : des chrysanthèmes en gerbes roses dans des vases de bronze; des chrysanthèmes en guirlandes blanches devant des maisons; des chrysanthèmes entre tous les petits doigts et dans tous les chignons des mousmés rieuses...
Mais comme c’est loin, ce palais d’Akasaba, où nous allons ! Mes coureurs s’essoufflent, et nous n’arrivons pas. Les rues se succèdent, et les foules compactes, et les grouillemens humains sur les places ; puis viennent des endroits tranquilles, des terrains déserts, des étangs, des avenues ombreuses ; — Et de nouveau des rues, du monde, des chrysanthèmes, des saltimbanques, d’assourdissantes musiques...
Et, enfin, dans un quartier où je n’étais pas venu, sur une hauteur isolée, nous voici en face d’une muraille basse, grise et triste, inclinée en dedans comme un solide rempart, et indéfiniment prolongée dans le lointain comme une enceinte de ville. Il paraît que c’est là. Sans doute, il est bien bas, lui aussi, ce palais, bien écrasé, pour qu’on n’en puisse rien voir d’où nous sommes. Des cimes de vieux arbres dépassent seules ces murs ; cela semble quelque grand bois sacré un peu funèbre, fermé aux yeux profanes.
Une porte sinistre, peinte en noir et surmontée d’une toiture grimaçante dont les angles ébauchent vaguement des formes de monstres : c’est la porte impériale. Elle nous donne accès dans une grande cour dallée, une espèce de place plutôt, où un silence subit succède à la clameur de la ville, et où plane je ne sais quelle imposante et oppressante tristesse. Il y a là des gardes, vêtus comme nos huissiers ou nos suisses, qui s’empressent effarés, qui courent sans faire de bruit ; il y a des chevaux de selle, tenus en main par des laquais, il y a quelques équipages sombres et corrects, ayant amené des princes ou des ministres. On sent qu’une agitation règne sous ce silence, mais on dirait quelque deuil qui se réunit, quelque mystère qui se prépare plutôt qu’une fête et qu’une fête de fleurs.
Aucun luxe aux abords de l’immense résidence. Le « palais, » — si palais il y a, — qui occupe le fond de cette cour, ressemble à n’importe quelle maison japonaise, ni plus haut, ni moins simple, — plus étendu seulement, couvrant en longueur beaucoup d’espace.
A l’entrée, des laquais en livrée européenne, frac noir et gilet rouge, reçoivent les manteaux des invités et distribuent des numéros japonais sur des petits cartons. Et puis il faut passer individuellement devant une table glaciale, à tapis vert, autour de laquelle sont assis des intendans qui examinent les invitations et les cartes de visite des invités; ils les examinent d’un œil défiant, — sans cesser toutefois d’être courtois, — Et les confrontent avec un grimoire écrit à l’encre de Chine, en colonne sur papier de riz : évidemment, la liste des élus, — qui, du reste, n’est pas longue. Eh bien ! il n’est pas accueillant, ce seuil impérial ; on y sent tout de suite que la demeure, jadis plus fermée que les cloîtres et les sérails, n’a pas encore beaucoup l’habitude de s’ouvrir.
Dans des couloirs étroits et bas, qui viennent après, nous nous trouvons maintenant une quinzaine, errant à la file, avançant avec hésitation : deux ou trois habits brodés d’amiraux chefs de stations navales, et des habits noirs de princes japonais ou de plénipotentiaires européens. Par geste, des officiers du palais nous indiquent la direction à suivre : tout droit devant nous. Et lentement nous marchons comme à la découverte.
Le palais d’un empereur du Japon! Quel rêve d’originale splendeur ce seul mot est capable d’évoquer dans bien des imaginations parisiennes!.. Je suis déjà trop japonisant, moi qui y pénètre aujourd’hui, pour m’illusionner sur ce point ; j’ai déjà vu dans ce pays des habitations seigneuriales, et je sais en outre que le culte shintoïste, dont le mikado est grand-prêtre, recommande la simplicité, attache même au modeste bois naturel une idée religieuse toute particulière. Cependant cet idéal de nudité dépasse encore mon attente ; des montans de bois blanc tout uni, des panneaux de papier uni tout blanc, — Et rien nulle part, rien, absolument rien.
Mais la propreté, la simple propreté, poussée à ce point extrême, constitue à elle seule un luxe ruineux, dont l’entretien est presque inexplicable. Tous ces bois, qui sont sans une sculpture ni une moulure, menuisés à arêtes vives avec une précision d’horlogerie, paraissent n’avoir jamais subi l’attouchement d’une main humaine ; ils ont cette teinte vierge toute fraîche qui s’altère si vite, même au seul contact de l’air. Tous ces plafonds, tous ces panneaux, sur lesquels on chercherait en vain la trace d’une promenade de mouche, sont faits chacun d’une seule grande feuille de papier blanc, tendue sans un pli, collée sans une tache, par je ne sais quels incomparables tapissiers d’une espèce inconnue chez nous. Et parterre, sur ces nattes fines qui ne sont ni teintes ni ouvrées, il semble que personne n’ait jamais marché. Combien de fois par an faut-il renouveler toutes ces choses, et les choisir entre mille, pour obtenir cet effet d’immaculée blancheur?..
Les étroits couloirs se prolongent, toujours pareils ; de distance en distance, quelque châssis entr’ouvert laisse voir un appartement vide, — un compartiment plutôt, — à parois de papier, où tout est de la même nudité absolue. Et vraiment, si on ne savait pas, jamais on ne devinerait dans quel lieu très particulier défilent nos habits brodés et nos habits noirs.
Cependant voici une première apparition quasi fantastique, qui nous donne l’éveil : au milieu de cette monotonie blanche, par l’ouverture de l’un de ces minces châssis, se montre tout à coup une petite créature vieillotte, une fée sans doute, éblouissante comme un colibri, dans un costume qui est une quintessence d’étrangeté. Toute petite, parcheminée, ridée, extraordinaire dans sa laideur comme dans son luxe d’un autre monde, elle est quelque princesse probablement, — ou bien une dame d’honneur. Elle porte la tenue de cour, qui doit remonter à plusieurs siècles. Ses cheveux gommés sont éployés en éventail autour de sa plate figure aux yeux bridés et presque morts. Elle a des culottes en soie lourde, d’une pourpre magnifique; des culottes très bouffantes qui s’extravasent par le bas en gigantesques « pieds d’éléphant ; » — Et un long camail à la prêtre, d’un vert réséda qui change et chatoie, tout semé de chimères multicolores dont les reflets sont comme ceux des gorges d’oiseaux-mouches. On la regarde et on l’admet sans surprise, parce qu’on sait où l’on est : dans le lieu du monde le plus raffiné peut-être et le plus rare, malgré sa simplicité voulue, qui n’est qu’un masque. Évidemment ce palais, derrière ses derniers et plus profonds panneaux de papier, doit receler des hôtes étonnans et de merveilleuses richesses.
Elle se joint à nous, la vieille petite fée, mystérieusement souriante, après un gentil salut presque ironique. Et ensuite il en surgit une autre, — et une autre encore ; leurs soies, qui sont splendides, qui sont des merveilles orientales, ont des nuances et des éclats différens ; des éclats qui, dès qu’elles se rapprochent, semblent s’exaspérer par contraste, si l’on peut dire ainsi, et devenir métalliques, presque lumineux.
Et puis elles sont jeunes, ces deux dernières, — et même jolies, ce qui est assez rare pour des Japonaises.
Tiens ! L’une d’elles, que, sans son gracieux sourire, je n’aurais pas reconnue dans sa tenue de cour, est la « comtesse Inouyé, » la femme du ministre des affaires étrangères ; je ne l’avais vue qu’au bal, dans une toilette parisienne violet mourant à longue traîne, qu’elle portait du reste avec une aisance du meilleur aloi... Et l’autre aussi, la plus jeune, je l’ai déjà rencontrée ! — La « marquise Nabeshima ! » Je crois même que j’ai eu l’honneur de valser une fois avec elle, un soir qu’elle portait, sans le moindre embarras, une toilette Louis XV, blanc crème, à paniers. — Mais était-ce au bal qu’elles étaient déguisées, — ou bien est-ce aujourd’hui?..
Notre troupe, qui s’est augmentée de quelques nouveaux venus, et qui est maintenant d’une trentaine de personnes à peu près, vient d’arriver, sans aventures ni encombres, dans un grand compartiment blanc, espèce de salon d’attente qui doit donner sur les jardins. Aucun meuble dans ce salon, cela va sans dire, ni aucun siège; seulement, à chaque angle, posée par terre, s’élève une incomparable potiche de Satsouma, de cinq ou six pieds de haut, dont le couvercle est surmonté d’un monstre souriant; et sur la blancheur virginale des murs sont jetés, comme au hasard, trois ou quatre phénix d’or, envolés, qui se poursuivent.
Il est à peine deux heures et demie, et l’impératrice, nous dit-on, ne paraîtra qu’à trois heures. Les officiers du palais, qui sont là avec nous, et les petites fées aux reflets changeans, nous invitent à aller l’attendre là-bas, au fond du parc, sur certaine colline où la fête doit se passer.
Alors les panneaux de papier transparent glissent sur leurs rainures, s’ouvrent, et les jardins apparaissent. Un beau soleil tranquille les éclaire. L’enchantement commence.
Sur des écrans, sur des porcelaines, on a vu quelquefois, sans y croire, de ces sites invraisemblablement jolis, trop compliqués de lacs et d’îlots, où les perspectives et les dimensions semblent fausses, où les arbres ne sont pas verts, mais peints en nuances quelconques, comme des touffes de fleurs.
Au seuil de ce salon qui vient de s’ouvrir, nous sommes sur une hauteur, dominant la réalité de tout cela; apercevant, entre quelques branches de cèdre très rapprochées qui retombent, des jardins bas, des pelouses de velours, des rochers étranges, des ruisseaux sur lesquels passent de légers ponts courbes bombés en demi-cercle, des reflets d’eaux qui dorment sous de la verdure, des fuites profondes d’avenues qui se perdent sous bois. Çà et là, sur les pentes gazonnées, il y a des touffes de « bambous argentés » qui sont des verdures presque blanches ; des a érables rouges » qui semblent des arbres en corail, et je ne sais quelles broussailles dont le feuillage est d’un violet de scabieuse. Et, au-delà de ces choses délicieusement artificielles, enfermant le tout avec un grand mystère, s’étend un vrai horizon de collines et de hautes futaies sombres, un vrai lointain qui joue la forêt et le pays sauvage. Quel étonnement que cette solitude au milieu d’une ville ; quel caprice de souverain ! — Il y a un calme particulier dans ces jardins d’ordinaire impénétrables, un silence à part, une mélancolie suprême augmentée aujourd’hui par ce déclin d’automne.
En petits groupes peu espacés, nous descendons dans ces jardins bas par des sentiers qui sont recouverts, jusqu’à perte de vue, de longs courans de nattes blanches, — sans doute pour que l’impératrice, qui elle-même descendra par là tout à l’heure, n’ait pas à poser ses petits pieds par terre, même sur ce sable très fin. Deux ou trois nouvelles fées, vêtues d’autres couleurs sans nom, sont sorties derrière nous et ferment la marche : il doit y en avoir évidemment beaucoup du même beau plumage, dans ce palais de bois blanc et de papier qui est leur quartier-général. Nous sommes maintenant une quarantaine, — Et ce sera tout, la liste est close. C’est du reste très peu, quarante personnes perdues dans ces grands jardins aux solitudes de forêt. Nous avançons presque en cortège, en troupeau de moutons, involontairement tassés, plusieurs d’entre nous ignorant où nous allons et en quoi la fête consiste.
A tous les carrefours où nous pourrions nous égarer, quelqu’un de ces laquais à gilet rouge, qui sont légion, se tient pour nous indiquer quelle route il faut suivre, quelles allées il nous est interdit de prendre. Et devant certaines parties du parc, devant certaines avenues que nous ne devons probablement pas regarder, il y a de grands voiles noirs tendus, masquant tout ; de grands voiles noirs en crêpe, à bords blancs, comme des ornemens de deuil. Il fait presque chaud sous ce soleil de novembre, qui éclaire d’une lumière douce très pure et cependant un peu atténuée...
Nous stationnons à un rond-point sablé, autour duquel s’élèvent des constructions légères en bambou, drapées et voilées de crépons de soie d’un violet tendre (couleur réservée aux souverains, comme était autrefois la pourpre en Occident) ; sur tous ces voiles lilas, des chrysanthèmes héraldiques blancs étalent leurs larges rosaces étranges.
Ce sont des expositions de fleurs. Sous ces abris et sous ces tentures impériales, il y a des collections de chrysanthèmes qui sont naturels, mais qui n’en ont pas l’air ; des chrysanthèmes merveilleux, en l’honneur desquels Leurs Majestés nous ont conviés; de très surprenans chrysanthèmes dont rien ne peut donner idée dans nos parterres d’automne. Avec une régularité géométrique, ils sont plantés en quinconces, sur des gradins en terre que recouvre une imperceptible mousse unie et comme passée au rouleau; chaque pied n’a qu’une seule tige, et chaque tige n’a qu’une seule fleur. — Mais quelle fleur ! plus grande que nos plus grands tournesols, et toujours d’une nuance si belle, d’une forme si rare : l’une a des pétales larges et charnus, disposés de telle façon régulière qu’on dirait un gros artichaut rose ; sa voisine ressemble à un chou frisé, d’une couleur fauve de bronze; une autre encore, du jaune le plus éblouissant, a des milliers de petits pétales minces qui s’élancent et retombent comme une gerbe de fils d’or ; il y en a qui sont d’un blanc ivoire, d’autres d’un mauve pâle, ou bien du plus magnifique amaranthe; il y en a de panachées, de nuancées, de mi-parties... Et on se rend compte du travail qu’a coûté cette production de fleurs géantes en regardant de près les à peine visibles supports qui montent le long des tiges, se bifurquent sous les feuilles, soutenant celles qui seraient trop lourdes, ou bien pinçant et arrêtant la sève chez celles qui se développeraient trop vite.
Les petites fées aux longs vêtemens de colibris regardent avec nous ces collections, mais d’un air de condescendance distraite ; comme il fait plus chaud, elles agitent, ouvrent et referment constamment leurs éventails de cour, qui sont bien les plus immenses éventails connus ; sur les soies plissées qui les composent sont peints des rêves très vagues, presque indicibles, des moires marines, des reflets d’eau dans des nuages, des lunes pâles d’hiver, des ombres de vols d’oiseaux qu’on ne voit pas, ou bien des pluies de pétales de pêcher emportées par le vent dans des vapeurs d’avril ; à chaque angle de la monture est attaché un énorme gland à fanfreluche, avec des queues en chenille nuancée qui trament par terre, balaient le sable fin à mesure que la dame s’évente... Il ne faut pas s’attarder ici, nous dit-on ; il faut aller plus loin, plus loin, voir d’autres fleurs plus belles, et monter sur la colline là-bas, où l’impératrice viendra, tout à l’heure, s’asseoir un instant au milieu de nous.
Nous nous engageons donc dans un chemin ombreux, entre une colline boisée de grands cèdres qui font voûte sur nos têtes, et un étang morne rempli de lotus. Les cèdres sont très vieux, très moussus; ils ont des branches retombantes qui s’abaissent beaucoup, jusqu’à traîner sur les pelouses. On dirait un site tout à fait agreste, et voici même une rizière, une vraie rizière (celle que, par tradition antique, le mikado doit chaque année faucher de sa propre main à l’époque de la moisson).
La colline, le plateau où l’on nous conduit, est un parterre entièrement rose de chrysanthèmes, d’où la vue plonge de tous côtés sur les lointains boisés du parc ; le lieu est délicieusement paisible ; on y oublie complètement et on n’y comprend même plus cette ville en fête, qui grouille et joue du gong partout alentour.
Sur les côtés du parterre, dans de hauts kiosques légers, et toujours à l’abri des mêmes longues soies violettes étoilées de rosaces blanches, il y a d’autres expositions de fleurs, — d’autres fantaisies sur les chrysanthèmes, pourrait-on dire plutôt, exécutées par des procédés différens et avec des secrets plus extraordinaires. Ici, ce sont des espèces de bouquets montés, comme ceux que l’on met dans nos vases d’église, mais d’énormes bouquets, gros comme des arbres ; les pieds, au lieu de n’avoir qu’une tige, en ont bien une centaine, disposées avec la plus parfaite symétrie autour d’un tronc central ; et, au bout de chaque branche, il y a une fleur largement ouverte, jamais passée, jamais en bouton, toujours au même point de son épanouissement éphémère : le même jour, évidemment, tout cela, qui a coûté tant de peine, doit se faner et finir. Et chacun de ces chrysanthèmes porte, sur une bandelette de papier, son nom écrit à l’aide de ces caractères savans qui peuvent être lus en deux langues différentes, en chinois aussi bien qu’en japonais; ils s’appellent le dix mille fois saupoudré d’or, la brume de montagne, le nuage automnal.
Trois heures et demie ! Elle est en retard, l’impératrice. Dans certains groupes, on commence à dire qu’elle ne se montrera pas, et je sens une impatience inquiète, moi qui ne me soucie de rien que de la voir. Tout au bord de la colline où nous sommes, j’ai pris poste d’observation, je surveille les lointains des jardins bas, pour ne pas manquer l’arrivée de son cortège, le long de l’étang aux lotus, par l’allée de cèdres qui nous a amenés.
On est d’ailleurs en très agréable situation pour l’attendre, dans ce haut parterre entouré de crépons violets aux armes impériales ; en tout petit nombre, dans un grand espace très gardé et mystérieux, pouvant se trier, s’isoler, on cause doucement en langues diverses, tandis que les deux musiques de la cour jouent à tour de rôle, dissimulées derrière des verdures. Elles jouent des choses qui, dans ces jardins, détonnent au moins autant que nos habits français, mais qui sont beaucoup plus jolies : cela commence par le quatuor de Rigoletto ; ensuite c’est du Berlioz, du Massenet, du Saint-Saëns… Etoiles sont excellentes, ces musiques !.. Mais quel méli-mélo où l’esprit se perd… Où est-on, en réalité, à quelle époque de transition affolée, et dans quel pays chimérique ? Vraiment on ne sait plus. Rien de banal, par exemple, dans cet ensemble ; rien qui ne soit au contraire extrêmement raffiné et rare : dans un lieu tout à fait unique, c’est une réunion de gens disparates au dernier point, mais en somme assez choisis. C’est aussi la conjonction d’une fête annuelle avec une journée exceptionnellement radieuse ; à tant d’autres raretés qui sont Là, ce beau ciel de novembre ajoute encore la sienne, — qui est une rareté mélancolique. Dans l’air tranquille, au-dessus de cette profusion de fleurs d’automne agrandies par des moyens artificiels, flottent les rêveries les plus singulières de notre musique occidentale ; — En ce moment même, c’est la symphonie fantastique qui commence à bruire en sourdine derrière les bambous… Et puis, planant sur toutes choses, il y a cette impression, que l’on a, d’assister au dernier éclat d’une civilisation qui va finir ; il y a ce pressentiment que, demain, ces merveilleux costumes vont rentrer dans la nuit morte des traditions et des musées, que pareil assemblage ne se reverra jamais, jamais plus[1].
Comme ils sont d’une laideur inquiétante, ces princes exotiques, avec nos habits de soirée, nos claques et nos cravates blanches !
Comme elles sont exquises, au contraire, les princesses leurs sœurs, agitant leurs grands éventails de rêve ! Il en vient toujours de nouvelles, du fond de ces jardins bas que je ne cesse de surveiller, guettant toujours l’apparition de la souveraine ; elles s’avancent lentement, aux froufrous de leurs camails qui font songer aux trois robes de Peau-d’Ane ; dans le nombre, je reconnais encore quelques danseuses des bals de ministère, mais si transfigurées aujourd’hui ; non plus étriquées par nos longs corsets en gaine, mais vraiment nobles d’aspect dans leurs tenues de prêtresses ou d’idoles. Grands saints, grandes révérences à la nipponne, qu’elles distribuent et qu’on leur rend malgré soi de la même manière, à mesure qu’elles arrivent à petits pas au milieu de nous, éblouissantes à côté de nos vêtemens tristes, à côté des nuances neutres de deux ou trois ambassadrices européennes qui sont là...
Déjà le soleil baisse, il est quatre heures ; la lumière plus dorée, l’espèce de brouillard d’or rose du soir commence à descendre dans les jardins... Un mouvement parcourt tout à coup les groupes, une petite rumeur passe, puis fait place au silence. Sur un signe, l’orchestre qui jouait s’arrête au milieu d’une phrase, puis tous les instrumens entonnent ensemble un chant religieux japonais, vague, lent et lugubre, comme pour une entrée d’êtres surnaturels. Et là-bas, là-bas, au bout de l’allée que je regarde toujours, voici quelque chose d’éclatant qui apparaît, un groupe d’une vingtaine de femmes en costumes inouïs. Éclairées, au fond de ce lointain, par un soleil déjà rougeâtre qui décline, elles arrivent sans hâte, dans le chemin resserré entre la colline de cèdres et l’étang de lotus ; elles se détachent en masse magnifiquement colorée et lumineuse sur le rideau de ces vieux arbres sombres, et l’étang reflète, en longues traînées adoucies, le violet et l’orange, le bleu et le jaune, le vert et le pourpre de leurs toilettes de fées.
Tant que je vivrai, je reverrai cela : dans le recul profond de ces jardins, cette lente apparition, si longtemps attendue ; tout le reste de la fantasmagorie japonaise s’effacera de ma mémoire, mais cette scène, jamais... Elles sont très loin, très loin; il leur faudra plusieurs minutes pour arriver jusqu’à nous ; vues de la colline où nous sommes, elle paraissent encore toute petites comme des poupées, — des poupées très larges par la base, tant sont rigides et bouffantes leurs étoffes précieuses, qui ne font du haut en bas qu’un seul pli. Elles semblent avoir des espèces d’ailes noires de chaque côté du visage, — Et ce sont leurs chevelures, gommées et éployées suivant l’ancienne étiquette de cour. Elles s’abritent sous des ombrelles de toutes couleurs, qui miroitent et chatoient comme leurs vêtemens. Celle qui marche en tête en porte une violette, ornée de bouquets blancs qui doivent être des chrysanthèmes : c’est elle évidemment, l’impératrice!..
Voici qu’elles s’approchent, qu’elles s’approchent toujours; elles sont arrivées au pied même du tertre, et elles vont commencer à gravir ; mon regard plongeant ne voit plus que les dessus de leurs ombrelles qui cachent leurs figures, et que les bouts de leurs très petites mules, uniformément rouges, qui pointent les unes après les autres en avant de leurs robes. J’entends déjà les frôlemens de leurs épaisses soies, tandis que, derrière les bambous, l’orchestre continue, en decrescendo mourant, l’hymne pour leur entrée. Comment va-t-elle être, cette impératrice que j’ai tant désiré apercevoir ? Je ne sais rien d’elle, si ce n’est que sa maison (les Foudjivara-Itchidjo) remonte, dans la nuit des âges, jusqu’aux dieux primitifs ; qu’elle est née un certain mois de mai, l’année même où je faisais aussi mon apparition sur la terre, au versant opposé ; et enfin qu’elle s’appelle Harou-Ko, ce qui signifie Printemps.
Avant de parler de ses traits, je voudrais essayer de décrire un peu fidèlement la tenue de cour, — de peur qu’en me lisant on ne se représente ces belles robes japonaises, aujourd’hui si communes en France, qui sont brodées avec un goût fantasque et qui donnent aux femmes de gentilles tournures mièvres. Non, le costume de la souveraine et des nobles dames du palais n’est rien qui ressemble à cela, même de loin ; c’est quelque chose de plus simple et de plus singulier, qui les fait larges, plates, rigides, hiératiques, n’ayant plus forme de femmes. Pour définir leur silhouette qui me hante, je ne trouve que cette image : deux cornets renversés et juxtaposés, dont les pointes seraient aux épaules et dont les ouvertures très élargies toucheraient le sol. On ne sait comment appeler cet assemblage, qu’elles portent, de deux jupes séparées, une pour chaque jambe ; deux jupes roides et bouffantes, deux cônes en soie rouge qui s’extravasent par le bas d’une incompréhensible manière. Leur camail de prêtresse, avec ses manches pagodes excessivement grandes et longues, commence depuis le haut ce pli unique, de chaque côté du corps, que continuent ensuite jusqu’à terre les deux jupes de pourpre.
Si ces jupes sont toujours rouges (par étiquette, comme les souliers), les camails, au contraire, varient de couleur à l’infini. Et quelles couleurs ! Des amaranthes, des jaunes capucine, des bleus turquoise, des verts à reflets de cuivre, des grenats qui paraissent receler du feu ; puis des teintes sans nom, d’une intensité extrême, ou bien d’une pâleur effacée, presque fuyante. Et tous ils sont semés, tigrés, si l’on peut dire, de larges taches régulières, d’un merveilleux éclat, qui semblent de grands yeux sur des ailes de papillons, qui semblent regarder comme des prunelles louches. Ces taches rondes sont symétriques et de même dimension sur tous les camails, mais varient, pour chaque dame, de nuance et de dessin : examinées de près, elles représentent des oiseaux aux plumes étalées en cercle, ou des chimères enroulées sur elles-mêmes la tête au milieu, ou bien encore des feuilles d’arbre groupées en rosace ; — Et elles sont les armoiries des nobles et antédiluviennes familles.
Et cette coiffure en ailes entr’ouvertes, qui l’a imaginée, d’où leur est-elle venue ? Aucun nœud, aucune coque, aucune épingle piquée, rien qui puisse rappeler, sur ces têtes de princesses, le chignon si connu des Japonaises ordinaires. Elles font, avec leurs cheveux gommés, quelque chose qui ressemble à un très plat et très large bonnet de sphinx égyptien en laque noire, et qui se termine derrière par un long catogan, par une queue à la chinoise...
Elle est tout près, l’impératrice ; elle va passer... Tous ses invités s’inclinent profondément sur sa route ; les seigneurs japonais sont cassés en deux, dans leurs habits noirs, les mains à plat sur les genoux, la tête penchée vers la terre ; les Européens sont courbés en salut de cour... La grande ombrelle violette, délicieusement brodée de chrysanthèmes en relief, s’est soulevée et je l’ai aperçue... Son petit visage peint m’a glacé et charmé.
Elle passe devant moi, à me frôler, me jetant sur la poitrine son ombre, que j’aurais aimé conserver comme une chose très rare. Je l’ai bien regardée, et elle est du tout petit nombre des femmes auxquelles convient, dans son acception la plus raffinée, l’épithète exquise.
Exquise et étrange, avec son air de froide déesse qui regarde au-delà, qui regarde en dedans, qui regarde on ne sait où ; exquise avec ses yeux à peine ouverts, tout en longueur comme deux obliques lignes noires et très distans de ces deux autres lignes plus minces qui sont ses sourcils. Un sourire inexpressif de morte entr’ouvre ses lèvres carminées sur ses dents blanches. Son petit nez transparent est à demi courbé en bec d’aigle, et son menton s’avance, impérieux et dur.
Son costume ne se distingue pas de celui des dames de sa suite; les ailes de sa coiffure sont peut-être plus larges encore et son catogan plus long, parce que ses cheveux sont plus beaux; mais seules, les couleurs de son ombrelle et les taches de son camail indiquent, pour qui connaît le blason japonais, qu’elle est la souveraine.
Et cependant, même sans cela, je l’aurais reconnue entre toutes, à un charme dominateur que les autres n’ont pas.
Elle est de petite taille ; elle marche d’une façon rythmée, dans la religieuse roideur de ces vêtemens qui ne laissent rien deviner de sa forme délicate ; la main que l’on aperçoit, celle qui tient l’ombrelle violette, est comme une main d’enfant; l’autre est cachée sous la rigide manche pagode, si longue, presque traînante. Dans nos pays, avec nos notions sur les apparences des âges, on lui donnerait de vingt-cinq à vingt-huit ans.
Au premier rang à côté d’elle, en un costume à peu près pareil, passe « mademoiselle Nihéma » l’interprète ; celle qui une fois, à certain bal où j’avais invité à danser une princesse qui ne comprenait pas, m’avait répondu à sa place, dans un français bizarrement grave. Par contraste, elle a l’expression très vivante, celle-ci ; elle roule de droite et de gauche, sur les invités, ses yeux intelligens et vifs, — Tandis que l’impératrice garde son sourire figé et s’avance impassible, saluant légèrement de la tête tous ces gens courbés qu’elle semble à peine voir.
Parmi ces femmes qui suivent en silence, dans un tel éclat de soieries, il y a de bien extraordinaires figures ; quelques laideurs extrêmes, mais jamais déplaisantes ni banales, distinguées toujours. Toutes sont blanches et roses, grâce à d’épaisses couches de poudre nuancées habilement ; mais on devine que là-dessous leur peau doit être fine et jolie. Comme, du reste, elles sont de caste noble, leur teint naturel doit différer assez peu du nôtre...
C’est très vite passé, ce petit cortège, malgré la lenteur de la marche. Je ne vois déjà plus que les dos magnifiquement mouchetés des dames et leurs longs catogans noirs, qui s’éloignent, — au son d’une musique toujours plaintive et inconnue, jouée par les orchestres cachés.
Elles vont, disent les initiés du palais, faire le tour des plates-bandes de chrysanthèmes, par l’allée extérieure tapissée de nattes à leur intention. Alors, pour les revoir de près une seconde fois, je coupe à travers les massifs fleuris, par un petit sentier de jardinage, et m’en vais les attendre là-bas, du côté opposé.
A l’autre angle du parterre, l’impératrice passe encore près de moi, de sa même allure cadencée, posant tranquillement l’une après l’autre sur les nattes blanches ses petites mules rouges. — Son sourire s’est accentué, mais sans s’adresser davantage à personne. Demi-déesse, elle sourit sans doute à l’ensemble des êtres et des choses, à la belle journée qu’il fait, aux belles fleurs qui, pendant l’automne, s’épanouissent sur la terre... Et les mêmes petites fées silencieuses la suivent, souriant aussi dans le vague...
Il y a là, un peu plus loin, dans la direction qu’elles ont prise, un très vaste kiosque, qui est drapé, comme les autres, de crépons violets aux armes impériales et que soutiennent de gros piliers, garnis de chrysanthèmes naturels piqués dans de la mousse. Il paraît que nous devons y entrer avec elles.
Une table d’une quarantaine de couverts y est dressée, sous les soies retombantes ; elle est servie à l’européenne, chargée d’argenterie, de coupes à champagne, de pâtés de gibier, de pièces montées, de sorbets, de fruits et de fleurs. L’impératrice y prend place, au bout, sur un siège haut drapé de lampas rouge, les princesses autour d’elles, et nous ensuite, les invités, au hasard des chaises que les valets nous présentent. Alors l’orchestre cesse de gémir sa marche lente et entonne une mélodie italienne qui nous fait reprendre pied dans le monde connu, — Tandis qu’une quantité de petits êtres à figure jaune, à livrée noire et rouge, surgissent des fonds du kiosque, s’empressent autour de nous avec des légèretés d’oiseau, des obséquiosités d’esclave, découpant les faisans truffés, servant les vins, les bombes glacées, les gelées et les petits-fours.
Pendant la demi-heure que dure ce lunch, mes yeux restent fixés sur l’impératrice. D’où. je suis placé, je la vois de face, plus pâlie encore et plus mystérieuse, dans la pénombre que jettent sur elle les draperies violettes armoriées de chrysanthèmes. Son visage s’est animé; elle a un peu plus l’air de regarder les choses réelles, de s’intéresser à notre monde visible. Du bout de ses tout petits doigts, elle fait de temps en temps mine de prendre sa fourchette pour piquer un bonbon, ou bien elle porte sa coupe de champagne à ses lèvres invraisemblablement rouges. Parfois aussi, quand quelque chose que je ne puis saisir l’étonné ou la contrarie, son expression change tout à coup ; son sourire persiste, mais, pendant un inappréciable instant, une contraction nerveuse pince son petit nez d’aigle, ses yeux deviennent ironiques, ou durs, ou cruels ; ils lancent un commandement bref, un éclair glacé. Et elle est plus charmante alors, et plus femme.
Que d’étonnemens et de froissemens il doit y avoir encore pour elle, au milieu de ce vertige qui entraîne son pays vers des choses nouvelles et inouïes, après des millénaires d’impénétrable immobilité ! Dans son enfance, elle a été sans doute, comme les impératrices anciennes, une espèce d’idole cloîtrée qu’on ne pouvait regarder sans sacrilège; au palais même, ses serviteurs se jetaient la figure contre terre sur son passage. Et maintenant, emportée comme le Japon tout entier par ce bouleversement sans nom, elle est obligée de se laisser voir par nous, de nous regarder aussi, de nous sourire, de nous admettre à sa table. Qui pourra jamais sonder quelles terribles révoltes d’orgueil en notre présence, ou quelles timidités sauvages peut-être, se cachent sous ce petit masque poudré et souriant de déesse en train de déchoir!..
« Mademoiselle Nihéma, » la noble interprète, est déléguée, dans le courant du repas, pour aller appeler à tour de rôle et amener devant le fauteuil impérial les quatre ou cinq Européennes conviées à cette fête (femmes des ministres de France, d’Angleterre, d’Allemagne, de Belgique et de Russie). Elles se tiennent un moment debout près de la souveraine, qui les interroge d’une voix à peine perceptible.
« Mademoiselle Nihéma » traduit en français, avec son accent d’une bizarrerie distinguée : ce sont de ces questions stupéfiantes de naïveté voulue, comme les fées d’autrefois en devaient faire aux mortelles qui s’aventuraient sur leurs domaines. (Cette phrase que je viens d’écrire n’a guère de sens que pour moi-même, j’en ai peur; mais elle exprime si bien l’impression que ces causeries m’ont laissée !)
« L’impératrice demande si vous vous plaisez au Japon?
« L’impératrice demande si vous aimez les fleurs de nos jardins?
« L’impératrice désire que vous vous trouviez heureuse dans son pays. »
Mon Dieu ! que dire autre chose, entre femmes de races si différentes, n’ayant peut-être pas, dans tout le domaine des idées et des sentimens, un seul point de contact? Pendant que s’échangent ces niaiseries d’enfant, elle sourit, l’impératrice, d’un air très fin et assez doux. Avec une curiosité féminine, — Et déjà, hélas ! avec un vague dessein de copier cela bientôt pour elle-même, — Elle examine de haut en bas la toilette de la dame étrangère ; — puis la congédie d’un signe de tête condescendant, d’un petit salut qui agite les deux ailes noires de sa chevelure... Et « mademoiselle Nihéma, » avec de grands froufrous d’étoffes lourdes, s’en va chercher la dame suivante.
Cependant l’air, qui a été chaud tout le jour, se refroidit ; un petit souffle de soir d’automne remue les tentures du kiosque et nous fait frissonner légèrement. La table est d’ailleurs en désarroi ; les pièces montées sont en déroute et les pâtés aussi. C’est la fin. L’impératrice se lève, ouvre sa grande ombrelle violette, bien qu’il n’y ait presque plus de soleil, reprend son air d’impassible bouddha, et se retire suivie du même soyeux cortège, — au son du même hymne, recommencé derrière les bambous pour sa sortie. Aux rayons rougeâtres du couchant, la mystérieuse cour s’éloigne, reprend, à travers les jardins bas, ce même chemin bordé de cèdres sombres par où elle nous était arrivée il y a une heure, si éclatante de soieries et de soleil.
Demain, ces jardins s’ouvriront encore une fois, pour une fête de second ordre. Tous les hauts fonctionnaires d’Yeddo viendront regarder après nous les fleurs un peu moins fraîches des chrysanthèmes et luncheront à cette même table; mais, pour eux, l’impératrice ne se montrera pas. Jusqu’au jour des cerisiers fleuris, en avril prochain, on ne la verra plus.
Il ne nous est même pas permis aujourd’hui de suivre de trop près son cortège ; il faut rester là et attendre respectueusement, pour partir, qu’elle soit rentrée chez elle, qu’elle ait repris son invisibilité de mythe religieux.
Encore quelques dernières et suprêmes minutes à l’apercevoir là-bas, elle et sa suite. Vues de dos, dans le lointain, toutes ces femmes, avec leurs camails semés d’yeux, avec leurs manches pagodes retombant jusqu’à terre droites et symétriques de chaque côté du corps, semblent de grandes et merveilleuses phalènes crépusculaires à tête noire, qui s’en iraient tout debout, les ailes pendantes, les ailes au repos...
L’orchestre achève maintenant l’hymne japonais qu’elles sont trop loin pour entendre, et, sans transition, presque sans arrêt, commence un air sautillant du Petit Duc qui tombe en douche moqueuse sur cette fin de fête, qui sonne ironiquement le réveil après le rêve. C’est aussi le signal d’une détente générale : tout le monde, à cet air-là, élève la voix en causeries quelconques longtemps retenues; entre hommes maintenant, princes japonais ou diplomates européens, on met au pillage le buffet, redemandant de tout. Et les lestes petits valets à gilet rouge apportent à profusion ce que l’on veut, champagne, glaces ou liqueurs ; font même circuler à présent d’excellens cigares, qu’on allume en fredonnant malgré soi la ritournelle émoustillée de l’orchestre...
... Quand je serai de retour dans mon pays, j’écrirai quelque part combien je l’ai trouvée exquise, cette impératrice. Peut-être, qui sait, mon hommage lui reviendra-t-il longtemps après, à travers les mers, traduit par Mlle Nihéma qui lit sans doute nos revues françaises. Et je veux qu’elle reçoive en même temps ma respectueuse protestation d’artiste contre ce projet qu’on lui prête d’abandonner son costume de déesse, — avec lequel disparaîtra tout son singulier prestige. Ce sera, du reste, le seul moyen que j’aurai de faire pénétrer jusqu’à elle une de mes pensées...
... Ils sont bien beaux, à cette heure ici, les jardins d’Akasaba; ils ont quelque chose de magique, à travers la brume rosée du crépuscule, ainsi éclairés avec de grandes oppositions d’ombre et de lumière. Dans des bas-fonds obscurs, des kiosques qu’on aperçoit enfouis sous des cèdres, prennent des aspects de petites demeures surnaturelles, et dans les parties encore claires, sur les hauteurs, les arbustes à feuillages rouges et les arbustes à feuillages violets exagèrent leurs teintes, jusqu’à la complète invraisemblance des paysages peints.
Puis voici que tout à coup le soleil, promenant un dernier rayon oblique dans ce lointain assombri où l’impératrice est déjà rendue, rencontre encore une fois son petit cortège et l’illumine en plein d’une lueur absolument pourprée. — C’est l’adieu par exemple ; aussitôt, tout s’éteint ; puis, à un tournant, sous les grands arbres, déjà dans le noir, le cortège disparaît — pour jamais.
Et c’est aussi un lambeau du vrai Japon qui vient de s’évanouir là, à ce tournant de chemin, qui vient d’entrer dans l’éternelle nuit des choses passées, — puisque ces costumes, ni ce cérémonial, ne se reverront plus...
Nous nous en allons, nous aussi, à travers les jardins déjà pleins d’ombre, qui semblent s’agrandir avec l’obscurité, où il fait froid et où nous nous sentons une petite troupe plus perdue.
Dans les couloirs du palais, étroits comme des souricières, qu’il faut retraverser pour sortir, il fait nuit close, et on n’a pas prévu l’éclairage. A la porte, au vestiaire où nous reprenons nos manteaux, c’est le tohu-bohu quelconque d’une fin de fête européenne ; quelques dames d’honneur sont là, encore en costume de cour, mêlées aux invités qui s’en vont; plus rien d’officiel dans leur manière : on dirait des personnes déguisées pour jouer les phalènes et les bombyx dans une féerie ; l’impératrice disparue, elles rient, saluent, tendent la main aux uns ou aux autres avec l’aisance américaine.
Nous reprenons nos voitures ; nous repassons la porte noire et l’épaisse muraille grise, et nous voici hors de la prison immense des empereurs.
Yeddo, alentour des longs murs d’Akasaba, vient d’allumer ses milliers de lanternes peintes et continue plus fort que jamais son bourdonnement des soirs de fête.
Une heure de course échevelée là-dedans pour arriver à la gare. Des cris, des collisions, des cahots. Il y a de tout sur ma route, du vieux Japon encore extraordinaire, et du nouveau Japon ridicule ; il y a jusqu’à des tramways, des sonnettes électriques, des chapeaux à haute forme et des macfarlanes.
Mais je traverse ces choses sans beaucoup les voir, ayant encore dans les yeux l’impératrice et son cortège. Pour la première fois de ma vie, je sens une sorte de regret vague en songeant à cette disparition prochaine et complète d’une civilisation qui avait été si raffinée pendant des siècles. Et, à ces impressions, s’ajoute cette mélancolie, — oh ! très passagère, je le sais d’avance, mais réelle tout de même, sincère au premier moment, — cette mélancolie qu’on éprouve toujours lorsqu’on a concentré pendant quelques heures toute son attention captivée, toute sa curiosité charmée sur une femme mystérieusement attirante, et qu’il faut se dire que c’est complètement fini dans le présent et dans l’avenir, qu’on ne verra ni ne saura plus rien d’elle, qu’il y a sur son visage un voile baissé pour toujours.
PIERRE LOTI.
- ↑ Quelques mois après, un édit impérial a supprimé l’antique tenue de cour et ordonné aux grandes dames de ne plus se montrer « qu’en costume européen, coiffées à l’américaine. » Et l’année suivante, en 1887, la fête des chrysanthèmes s’est appelée un garden-party ; l’impératrice s’y est montrée en sombre costume montant, habillée par les soins d’une première de je ne sais quel costumier de Paris !, qu’on avait mandée au Japon exprès pour la circonstance.