L’Impérialisme germaniste dans l’œuvre de Renan/02

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L’Impérialisme germaniste dans l’œuvre de Renan
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 323-352).
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L’IMPÉRIALISME GERMANISTE
DANS
L’ŒUVRE DE RENAN

II[1]
APRÈS LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE


Nous avons arrêté à l’heure fatidique de 1870 notre examen de la philosophie historique de Renan. Il a dit mainte fois par la suite et n’a pas encore assez dit peut-être quel ébranlement lui apporta la guerre franco-allemande : duel meurtrier qui mettait aux prises sa patrie véritable et cette patrie morale de son choix, qu’il s’était cru jusque-là le droit d’aimer sans scrupules. Nous avons dépeint ailleurs une pareille épreuve, amenée par des causes identiques, chez le comte de Gobineau. Il faut se hâter de proclamer que ces deux hommes restèrent fidèles à leur devoir filial : et, pour juger le cas de Renan en particulier, il est bon d’écarter de sa mémoire les « reportages » des Goncourt. Mais on doit reconnaître, en revanche, que le savant aussi bien que le diplomate montra tout d’abord, sous l’aiguillon de la souffrance, l’attitude chagrine d’un véritable « Alceste du patriotisme. » Les oscillations inconscientes, les soubresauts haletans d’une pensée blessée dans ses œuvres vives, et comme désorientée par le choc, sont même beaucoup plus visibles dans les écrits de Renan, parce qu’il prit la plume à plusieurs reprises sous l’impression immédiate des événemens vertigineux dont la vision de cauchemar se déroulait devant ses yeux égarés.


I

Son premier mot est un cri de colère, une diatribe passionnée contre l’envahisseur. Dans son émoi, il oublie de rester conséquent avec son passé le plus récent, et cette défaillance de mémoire est touchante ; on ferait volontiers au penseur un mérite de sacrifier instinctivement de la sorte, sur l’autel de la patrie menacée, toute la vertu logique de ses convictions d’historien. En effet, dans l’article publié par la Revue des Deux Mondes le 15 septembre 1870, à la veille de l’investissement de Paris, la Prusse, sinon l’Allemagne, est dénoncée comme un « foyer de fanatisme. » Sa noblesse militaire, « ennemie née des conceptions raisonnables ( ? ), » semble garder encore, avec « l’âcreté du sang barbare, » l’ambition naïve de conquérir : ambition si décevante au total, pour qui sait considérer le monde à la façon de Spinoza, sub specie æternitatis ! Bien plus, Renan croit discerner à présent une sorte de « fureur puritaine » chez ces disciples de Luther et de Schleiermacher qu’il prônait, la veille encore, chez ces esprits mélancoliques qui lui semblent poussés par une « chimérique frénésie, » et qu’il se hâte de menacer du croquemitaine slave. Il croit inévitable et prochaine une coalition de l’Europe contre la Prusse : il prévoit que l’union des dynasties allemandes disparaîtra au lendemain de leur danger commun. Il espère dans la démocratie pour mettre à la raison ces hommes de fer qui gardent encore le préjugé de la lutte pour la vie. Que la France présente demain à ses voisins l’exemple d’un État vraiment libéral, et tous s’efforceront de l’imiter !

La première lettre de Renan à David Strauss, qui suivit de près ce manifeste virulent, est pourtant d’un tout autre ton. Plutôt que la colère on y sent le désarroi d’une intelligence étourdie pour un moment sous les coups de la destinée. Paris va connaître les affres du siège : Renan voudrait se faire entendre de la Prusse utilitaire et brutale, en parlant à l’Allemagne sentimentale et mystique qu’il aima dans sa jeunesse et dont il avait cru, peu de mois auparavant, retrouver quelques traits, chez Hartmann ce lieutenant prussien qui venait, de bâtir une Philosophie de l’inconscient. Mais l’Allemagne du Sud elle-même avait changé d’âme depuis les débuts de l’ère bismarckienne, et les accens onctueux de leur disciple français attardé sonnèrent étrangement aux oreilles de ces Souabes prussifiés. — Renan offre tout d’abord un hommage éclatant à cette Allemagne du passé dont les grands hommes, Horder, Goethe, Hegel ont formé son esprit au culte de la vérité. Puis, il hasarde cette apostrophe dévote à son correspondant, l’historien audacieux des temps évangéliques : « Ah ! cher maître, que Jésus a bien fait de fonder le royaume de Dieu… où le plus estimé… est non le plus fermé à la pitié, mais le plus doux, le plus modeste, le plus éloigné de toute assurance, jactance et dureté, celui qui cède le pas à tout le monde… La guerre est un tissu de péchés, un état contre nature. Dans le Sermon sur la montagne, il n’y a pas un mot qui mette les vertus militaires parmi celles qui gagnent le royaume du ciel. » En résumé, dans la soif de la conquête, il y a un peu philosophique oubli de la mort. C’est là un argument auquel Renan semble fort attaché. Triompher par la force brutale, répétera-t-il dans sa seconde lettre à Strauss, est une faute, ou, en tous cas, quelque chose de bien peu philosophique. Debemur morti nos nostraque. Le royaume de Dieu ne connaît ni vainqueurs, ni vaincus : il consiste dans les joies du cœur, de l’esprit, de l’imagination, que le vaincu goûte plus que le vainqueur.

Cette sagesse mi-bouddhique, mi-bretonne — à la façon dont Renan jugeait sa Bretagne celtique en ses heures de souvenir attendri[2] — ne pouvait guère susciter à ce moment au-delà du Rhin que des sourires, pour ne pas dire davantage : et l’auteur s’en aperçut lorsqu’il apprit, plusieurs mois après, que sa prose, pavée de bonnes intentions, avait été imprimée sans son aveu, — en même temps qu’une dédaigneuse réponse, — dans une brochure que Strauss faisait vendre au profit d’un établissement ambulancier de sa province. Il reprit la plume pour protester contre une telle faute de tact, et parla cette fois avec une parfaite dignité, car un an avait passé déjà sur les premiers dégâts de l’ouragan dévastateur et les hommes de sang-froid se reprenaient en France. Aussi le ton de la seconde lettre à David Strauss rappelle-t-il celui de l’article du 15 septembre 1870 sur la guerre entre la France et l’Allemagne. À peine y rencontre-t-on une allusion un peu ecclésiastique encore au Walhalla ethnique qui « ne sera jamais le royaume de Dieu. » C’est maintenant sur la force seule que l’auteur déclare compter pour réduire la force. Il émet une prophétie mieux inspirée que les vaticinations hasardeuses auxquelles il s’est trop complu parfois[3] : celle de l’alliance franco-russe, contrepoids de la puissance prussienne. Il est vrai que l’idée était dans l’air et que Karl Marx en particulier l’avait déjà formulée.

Assez frappante est également la palinodie qu’il inaugure dès lors en matière ethnique. Ce n’est plus dorénavant la race, mais plutôt la nation qui lui paraît devoir fournir l’unité politique de l’avenir. Très peu de pays possèdent une race vraiment pure. L’Angleterre, qui est la plus parfaite des nations, est la plus mêlée de toutes. La politique ethnographique pourrait donc devenir fatale à ses inventeurs allemands, car la féodalité germanique a régné partout sur un fond slave ou celtique. Que ses héritiers trop arrogans y prennent garde : chaque maître d’école slave était depuis longtemps un termite qui ruinait leur forteresse, chaque affirmation du germanisme appelait une contre-affirmation du slavisme. Or les Celtes gaulois vont créer à leur tour des difficultés à leurs vainqueurs. La France, affirme Renan, est sur le point de s’abandonner aux inspirations de la haine, de faire des folies dont pourraient pâtir ses voisins de l’Est eux-mêmes, de se jeter dans les bras du fanatisme clérical ou bourbonien, de devenir russe et papiste, au grand détriment de la civilisation européenne. Renan protestera sans doute, dans son for intérieur, contre de tels excès : mais il laissera faire. Que les conséquences néfastes de ces erreurs retombent sur la tête de leurs véritables auteurs, les bénéficiaires du cruel traité de Francfort ! — Hier encore, nous avons vu certains vaincus de la lutte des races menacer l’Europe, trop indifférente à leurs sommations, de déchaîner sur elle les bacilles de la peste, conservés dans des bouteilles par les savans de leurs comités directeurs. Il faut excuser ces naïves exagérations du désespoir sincère : elles témoignent, mieux que tout raisonnement de sang-froid, en faveur du besoin ardent de justice qui les a dictées, et s’y cramponne un instant dans sa détresse !


II

Ces dispositions d’esprit se retrouvent en partie dans le morceau le plus important que la crise de 1870-1871 ait inspiré à Renan : La réforme intellectuelle et morale de la France, rédigée peu après la seconde lettre à Strauss. En effet, l’auteur y reprend avec insistance ses précédentes menaces de réaction cléricale et féodale, et, non content cette fois de « laisser faire, » semble vouloir favoriser pour sa part l’invasion de ces fléaux vengeurs. C’est là que les adversaires de l’idée démocratique vont le plus volontiers s’approvisionner d’argumens à bon compte. C’est la dernière, mais aussi la plus nette et la plus emportée des professions de foi féodalistes de Renan. En ces pages décisives, il accorde une caresse suprême et passionnée à des convictions vieilles de près de vingt ans dans son esprit, à l’heure même où il est sur le point de les abandonner sans retour.

Voici d’abord un nouveau résumé de la philosophie féodaliste de l’histoire de France. Taine venait à la même heure, sous l’influence des mêmes inquiétudes patriotiques, à une conception de notre passé qui est assez analogue, quoique plus pondérée ; et il allait lui donner une expression magistrale dans ses Origines de la France contemporaine, où il dira que les rois capétiens furent des entrepreneurs de défense militaire et de police intérieure. La France, écrit Renan de son côté, commit un suicide le jour où elle décapita Louis XVI : car elle n’est qu’une grande société d’actionnaires formée jadis par un spéculateur de premier ordre. Ces actionnaires ont cru pouvoir se passer du chef, et continuer seuls les affaires : cela ira bien tant que les affaires seront bonnes, mais, s’il se produit des pertes, il y aura des demandes de liquidation.

Renan rappelle ensuite que nos rois furent les artisans de la formation territoriale et morale de la nation française. Les provinces de langue d’oc, par exemple, ont été réunies à l’Ile-de-France comme toutes les autres par la seule habileté des monarques capétiens : la Provence nous fut acquise grâce à l’entente cordiale de Louis XI et de Palamède de Forbin, son compère. Paris surtout doit sa fortune à ses suzerains féodaux, car cette ville, dont la situation est si peu centrale, n’est aujourd’hui métropole que pour avoir été la propriété de la maison capétienne, et parce que l’abbé de Saint-Denis est devenu avec le temps le roi de France. Si notre pays s’était fait comme la république fédérative des États-Unis, sa capitale serait à Blois ou à Amboise.

Tout cela a été trop oublié par nos contemporains, poursuit Renan. Depuis 1789, on voit le pays s’enfoncer de plus en plus dans les préoccupations vulgaires. L’enthousiasme du beau, l’amour de la gloire ont disparu avec les classes nobles qui incarnaient l’âme de la France. Le jugement et le gouvernement des choses ont été transportés à la masse. Or la masse est lourde et grossière : l’esprit provincial est fait d’appétits purement matériels, de dédain pour la poésie et pour la gloire, de goûts pacifiques et antimilitaires avant tout. Et l’on ne peut s’empêcher de remarquer une singulière analogie entre ce portrait peu flatteur et ceux qui furent esquissés par le comte de Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races : une fois de plus, la similitude de leur préparation intellectuelle aura conduit à des vues pareilles l’esprit de ces deux hommes, si inégalement doués au point de vue du talent littéraire, mais si pareillement orientés quelquefois par leur tempérament aristocratique.

La guerre qui vient de se terminer, dit Renan, a prouvé jusqu’à l’évidence que nous n’avons plus nos anciennes qualités militaires ; et ce fait n’a rien pour étonner quiconque s’est fait une idée juste de la philosophie de notre histoire. La France du moyen âge fut une construction germanique, élevée par une aristocratie militaire franque, au moyen de matériaux ethniques d’origine gallo-romaine. Or le travail de la France depuis des siècles consiste à expulser de son sein tous les élémens déposés sur son territoire par l’alluvion germanique. 1789 ne fut que la dernière convulsion de cet effort. Voilà bien l’idée fondamentale de l’école germaniste allemande et aussi la conviction de Gobineau : à cela près que la résurrection de l’élément romain et gaulois est attribuée par ce dernier au mélange des races : au lieu que Renan, qui parlait tout à l’heure de « mélange » au sujet de l’Angleterre, paraît ici invoquer, pour la France, le seul jeu des sélections sociales.

Il nous juge d’ailleurs plus romanisés ou celtisés que nos voisins d’outre-Manche. La similitude de l’Angleterre et de la France du Nord m’apparaît « chaque jour davantage, » écrit-il. Notre « étourderie » nous vient principalement du Midi : et si la France n’avait pas entraîné dans son orbite le Languedoc et la Provence, nous serions, nous aussi, sérieux, actifs, protestans, parlementaires. Au surplus, l’Angleterre ne bénéficie en cela que de quelque retard : tout autant que la France, elle est en voie d’expulser son élément germanique, cette noblesse obstinée, fière, intraitable qui la gouvernait au temps de Pitt, de Castlereagh, de Wellington. L’article sur la Guerre entre la France et l’Allemagne s’exprimait déjà en ces termes : « L’Angleterre, selon la grande loi qui veut que la race primitive d’un pays prenne à la longue le dessus sur toutes les invasions, devient chaque jour plus celtique et moins germanique. » Et la Réforme intellectuelle insiste sur cette idée : « L’opinion publique en Angleterre, telle qu’elle se produit depuis plus de trente ans, n’est nullement germanique, » on y sent l’influence de l’esprit celtique, plus doux, plus sympathique, plus humain.

Ces assertions ethniques sont fort discutables ; voici une affirmation qui ne l’est pas moins : tout ce qui reste actuellement d’esprit militaire dans le monde est un fait germanique. Par la race germanique, demeurée féodale et militaire d’instinct, le socialisme et la démocratie, qui, chez nous autres Celtes, ne trouveraient pas facilement leur limite, arriveront sans doute à être domptés. Et ce résultat sera conforme aux précédens de l’histoire, car la race germanique a toujours fait dominer le fait matériel et brutal de la propriété, résultat de la conquête, sur les considérations tirées des droits de l’homme, et sur les théories abstraites du Contrat social. Renan n’aperçoit pas ici à quel point il se fait illusion et se contredit lui-même, car c’est précisément le fait brutal et la conquête que dissimulent la théorie des droits de l’homme ou du contrat social : il s’agit d’une conquête plébéienne de classe au lieu d’une conquête germanique de race : voilà tout.

L’auteur de la Réforme intellectuelle prévoit encore à ce moment que la réponse à chaque progrès du socialisme pourrait être un progrès du germanisme : en sorte qu’un jour viendrait où tous les pays de socialisme seraient gouvernés par des Allemands. Pour qui regarde avec attention, dit-il, l’invasion des IVe et Ve siècles n’eut pas d’autres causes que celles dont nous contemplons le jeu autour de nous. Les pays romains étaient devenus incapables de produire de bons gendarmes, de bons mainteneurs de propriété. Quand la France en sera là, il lui faudra peut-être payer à son tour des gens rogues, sérieux et durs pour la gouverner : ainsi les Athéniens avaient des Scythes auxquels ils confiaient les fonctions de geôliers.

Mais déjà une philosophie plus clairvoyante de la force, un impérialisme théorique pur et non plus exclusivement germaniste, vient combattre les sophismes réactionnaires qui se placent trop facilement sous la plume du patriote désorienté. Il sent bien qu’il n’est pas de supériorité germanique à invoquer, si le prétendu Germain de la conquête peut être impunément guillotiné sur la place Louis XV par les Gaulois révoltés. Et il accepte ce principe « germanique, » qu’une société n’a un plein droit à son patrimoine que tant qu’elle peut le garantir. — Voilà un principe de bon sens et de raison qui n’a rien de spécifiquement germanique en vérité. C’est la loi qui régit le monde à tous les degrés des manifestations de la vie. Conquérir d’abord, puis prendre des mesures et consentir des concessions en vue de conserver : telle est la règle sagace de l’universel Struggle for life.

Après l’examen des sources du mal, vient la recherche des remèdes. Renan lui a donné la forme d’un dialogue contradictoire qu’il suppose engagé entre un légitimiste rempli d’espérances prochaines et un penseur libéral, qui paraît être l’auteur en personne. Seulement, il laisse parler longuement et éloquemment le légitimiste, tandis que le libéral s’en tient trop souvent à d’incolores réfutations et à de brèves suggestions. En sorte qu’un lecteur attentif est tenté de soupçonner dans ces pages ingénieuses l’emploi d’un stratagème fort usité du temps de l’Inquisition, et qui ne sauva point Vanini. Cette ruse de guerre consiste à faire soutenir solidement son opinion véritable par un habile orateur qu’on traite en adversaire et que l’on réfute en personne avec une indignation bien jouée, mais de façon aussi peu persuasive que possible. — Le légitimiste de la Réforme intellectuelle parle à peu de chose près en 1871 comme le critique des Mémoires de Guizot en 1859. Sa panacée, c’est la monarchie de droit divin. Le peuple et les paysans sont à ses yeux des intrus dans le pays, de véritables frelons dans la ruche, car la France fut créée par le roi, la noblesse, le clergé et le tiers-état. Et ce chevau-léger va jusqu’à narrer à son auditeur bénévole et béat une très cruelle parabole juive où le peuple est comparé à un automate, brisant tout autour de lui dès qu’un mécanicien sagace cesse de gouverner des rouages dépourvus de vie consciente. « Le jour où nous l’avons abandonnée à elle-même, la machine brutale s’est détraquée. Je crains qu’il ne faille la remiser pour des siècles. »

Que la France revienne donc à sa dynastie nationale. À ce prix, le hobereau consentira de son côté quelques concessions sur les privilèges de sa caste. Il avoue que la noblesse actuelle n’a plus de signification de race, parce que trop d’usurpateurs ont pénétré dans son sein. Il faudra donc la reconstituer, par le suffrage à deux degrés d’une part, et par la réorganisation de l’armée d’autre part. On s’efforcera de favoriser la vocation militaire au sein de certaines familles énergiques, afin que l’instinct du commandement y devienne héréditaire : voilà pour l’armée de première ligne ; les réserves trouveront leurs cadres dans les rangs d’une gentry résidente qui fournira les chefs, également héréditaires, d’une solide landwehr française. Telles sont les vues de ce gentilhomme : elles se ressentent des soucis de l’occupation allemande, et de l’obsession du modèle prussien. Il admet du reste que ce sont peut-être des rêves. Mais en ce cas, conclut-il, la France est perdue !

Heureux, reprend alors, avec quelque ironie, l’interlocuteur libéral enfin réveillé de son mutisme, heureux celui qui trouve dans des traditions de famille ou dans le fanatisme d’un esprit étroit l’aptitude à former des plans de ce genre et à en espérer le salut. Mais il est probable que la France ne pourra copier si servilement la Prusse, parce que son tempérament national s’y oppose. Quel espoir nous reste-t-il donc ? Le libéral se rallie sans protestation à celui-là même que formulait le gentilhomme, pour le cas où tous les remèdes qu’il propose auraient été reconnus vains : c’est-à-dire à la contagion probable de notre maladie sociale, qui sera bientôt portée par notre contact dans les veines d’un adversaire, aujourd’hui robuste encore. Le libéralisme est une cause d’affaiblissement : le monde qui nous entoure et qui va s’énervant chaque jour nous empruntera demain ce vice. La France est plus sûre d’avoir sa revanche par ses défauts que par ses qualités : elle fut vaincue par un reste de rudesse et de pesanteur que feront disparaître les progrès de la démocratie, cet énergique dissolvant de la valeur guerrière. Que notre consolation soit donc d’avoir devancé le monde dans la route qui conduit à la fin de toute noblesse et de toute vertu ! — Voici cette fois le pessimisme gobinien dans son plein épanouissement 1 Encore cette contagion, dont la France est le foyer, sera-t-elle vraisemblablement trop lente pour lui épargner de nouvelles épreuves. Les peuples latins appellent une nouvelle invasion germanique, et la subiront, avait dit le gentilhomme, et son auditeur ne proteste point contre une si noire prophétie.

Toutefois, le libéral n’est pas sans avoir conçu lui aussi quelques remèdes, qu’il propose de tenter à tout hasard. Ce sont la réorganisation des deux Chambres, la tolérance religieuse, et enfin le progrès de l’instruction publique, qui préoccupe surtout le professeur au Collège de France. Les Universités deviendront l’une des pépinières de l’aristocratie nouvelle, et leur action éducatrice sera appuyée par l’influence esthétique d’une cour brillante et d’une capitale raffinée. Cette « cour » est déjà un peu surprenante, mais le plus inattendu des remèdes « libéraux, » c’est le remède colonial ! Car Renan paraît oublier soudain tout ce qu’il vient de dire, ou de laisser dire, au sujet du germanisme, seul élément militaire aujourd’hui conservé dans le monde, et des goûts trop pacifiques de nos paysans. L’homme du peuple, écrit-il à présent, n’est parmi nous qu’un noble déclassé. Sa lourde main est bâtie pour manier l’épée plutôt que l’outil servile. Faites-le donc conquérant. Le Chinois, le nègre, sont créés pour travailler, l’Européen pour régir. Gouvernez ces races inférieures avec justice. Afin de vous payer des bienfaits d’un gouvernement équitable, prélevez sur elles un ample douaire au profit de la race conquérante, et elles seront satisfaites. Le travail suffit à rendre heureux un fellah, un Chinois qui ne sont nullement militaires. Au contraire, si vous réduisez au travail de l’ergastule la noble race européenne, elle se révolte à bon droit.


III

En dépit des excellentes intentions de son auteur, la Réforme intellectuelle et morale est donc un livre peu clair et peu conséquent. Il se ressent des circonstances exceptionnelles qui ont présidé à sa naissance : il fut mal compris, et assez rapidement oublié.

Un succès plus durable allait bientôt s’attacher aux paradoxes plus subtils des Dialogues philosophiques. Renan les donne dans sa préface pour rédigés en 1871 : on croirait, à les lire, qu’ils sont un peu postérieurs, car on y discerne clairement les traits d’une philosophie de la force, d’un impérialisme théorique pur et suffisamment dégagé de l’alliage germaniste. Sans doute furent-ils retouchés après leur première rédaction, et débarrassés des vestiges d’une influence désormais moins prépondérante dans la pensée de l’auteur.

Les deux premières conversations, qui sont intitulées Certitudes et Probabilités, furent évidemment conçues sous l’influence des théories de Hartmann, cet adroit ordonnateur des résultats acquis par un siècle de méditation philosophique en Allemagne. Renan se plaît à y caresser de nouveau avec complaisance les hypothèses métaphysiques et mystiques jadis chères à son inquiète et studieuse jeunesse. Mais l’aspect religieux de sa doctrine ne doit pas nous retenir en ce moment. Voici qui nous intéresse davantage en vue de notre objet. Un souffle darwinien anime la philosophie de Hartmann ; il fait appel à une espèce animale plus élevée qui, continuant sur la terre le travail de l’humanité, atteindra peut-être la perfection matérielle et morale interdite à nos efforts impuissans.

À cette suggestion ingénieuse, Renan sans doute a prêté l’oreille, car ses graves personnages abordent, vers la fin du second Dialogue, des considérations ethniques et physiologiques, au-dessus desquelles ils avaient plané bien haut jusque-là. L’on dirait presque que, sous l’influence de ses griefs patriotiques, l’auteur ait alors repris en main l’Essai sur l’inégalité des races afin d’apprendre de Gobineau à refuser aux Allemands modernes l’héritage du germanisme pur, et à élargir de nouveau cette dernière notion pour en faire tantôt un « aryanisme » plus accueillant aux rivaux du nouvel Empire, tantôt une philosophie de la force qui peut être professée par d’autres encore que par les fils des Aryens. En effet, après nous avoir montré, à l’exemple de Hegel, la marche du monde vers la raison parfaite, l’auteur des Dialogues se demande avec inquiétude si cette belle réalisation se produira sur notre planète. Car il suffit, dit-il, à la Nature que la Raison soit réalisée quelque part, et, en dépit de l’orgueilleuse assurance qui distingue les humains, il n’est pas certain que le globe terrestre soit destiné à fournir le théâtre de cet achèvement.

Plus d’un obstacle pourrait entraver l’homme dans sa marche vers la perfection divine. Tout d’abord, et c’est ici l’ami de M. Berthelot qui parle, il est concevable que notre civilisation soit bientôt arrêtée dans son essor par le défaut de charbon de terre. Mais, en tous cas, elle le sera plus certainement encore par le nivellement ethnique et par la dégénérescence des races nobles. Jusqu’à nos jours, quelques sources de jeunesse et de rénovation avaient persisté dans le sein de l’humanité et s’étaient montrées capables de ranimer à leur contact les sociétés fatiguées et caduques. Mais de telles sources peuvent tarir à la longue. Les démocrates assurent que des Barbares vivent parmi nous pour nous régénérer, et ils désignent par ce mot leurs cliens, les hommes du peuple. Décevant espoir ! ces barbares-là sont vieux et plus usés que ceux dont ils menacent le domaine. Il existe en revanche parmi les Germains et parmi les Slaves d’épaisses couches de population qui gardent encore quelque avenir. Mais, après celles-là, on ne voit plus qu’un nivellement ethnique où les élémens les plus bas prendront le dessus par le nombre, et décapiteront systématiquement ce qui pourrait renaître, par atavisme, des nobles populations du passé.

Oui, une irrémédiable décadence de l’humanité est concevable. L’absence de saines idées sur l’inégalité des races risque d’amener un total abaissement. L’inégalité des classes, qui, dans le sein d’une même race, est d’une souveraine injustice, fournit au contraire tout le secret du mouvement de l’humanité, quand elle dissimule une inégalité de races, une ancienne conquête oubliée. Le mouvement s’arrêtera donc de lui-même quand on ne connaîtra plus ni races, ni classes. « Parfois, écrit Renan, je vois la Terre dans l’avenir sous la forme d’une planète d’idiots se chauffant au soleil, dans la sordide oisiveté de l’être qui ne vise qu’à avoir le nécessaire de la vie matérielle. » Nous voilà de nouveau bien près, n’est-il pas vrai ? de la conclusion de l’Essai sur l’inégalité des races, et de ces troupeaux humains « accablés sous une morne somnolence, engourdis dans leur nullité comme les buffles qui ruminent parmi les flaques stagnantes des Marais Pontins. »

Par bonheur, l’impérialisme instinctif de Renan a des ressources que ne connaît pas celui de Gobineau. Avant d’appeler ou de regretter le règne des Aryens ou des Germains, il a prévu jadis avec délices, dans l’Avenir de la science, la domination des plébéiens régis par les intellectuels : et voici qu’il revient sur le tard à ces riantes perspectives de sa jeunesse. A défaut de rudes conducteurs des peuples tels que furent les Wikings et les Jarls, le philosophe, nature religieuse et désintéressée, fleur de l’humanité pensante, est encore là, Dieu merci, retiré dans sa chambre, tranquille près de sa « bonne bibliothèque, » s’inclinant volontiers, non sans quelque ironie, devant les gens de guerre et les gens du monde qui lui ont fait ce loisir. Le « philosophe, » ici confondu avec le savant, comme au temps lointain de l’Avenir de la science, peut encore tout réparer. D’une part, il saura remplacer le charbon épuisé par quelque autre force naturelle asservie. D’autre part, il écartera le cauchemar des ruminans humains qui passaient tout à l’heure dans sa vision de l’avenir en assurant le règne d’une aristocratie bardée de fer. Quelques sages- tiendront dans leurs mains l’humanité tout entière par des moyens qui seront leur secret, et dont la masse ne pourra se servir. Et telle est la conclusion du second Dialogue, sur les probabilités de l’avenir.

La troisième conversation, qui expose seulement des rêves, va aussitôt éclaircir et développer ces pressentimens d’un impérialisme intellectuel et, pour ainsi dire, théocratique. En effet, un nouvel interlocuteur, Théoctiste, entre en ligne pour nous faire entrevoir, à l’exemple de Hartmann, une possible évolution de l’être au-delà des formes de l’humanité. Mais quel moyen choisira la conscience totale et universelle que nous appelons Dieu afin de réaliser ses plans de perfection future ? Quelle forme de gouvernement imposera-t-elle à nos descendans pour les guider vers la surhumanité ? Les solutions monarchique et démocratique sont écartées tour à tour, et nous demeurons en présence de la solution oligarchique ou aristocratique, qui possède, à n’en point douter, les préférences de Renan.

Il est frappant que, vers la même heure, le penseur qui devait donner la popularité à la conception du surhomme, Frédéric Nietzsche, s’abandonnait au-delà du Rhin à des rêveries fort analogues à celles que nous résumons. Formé, lui aussi, par l’étude de la philologie, conquis par l’influence de Schopenhauer, — sinon par celle de Hartmann qu’il rejette, — Nietzsche nous présente en quelque sorte une seconde édition exagérée, mal pondérée, bientôt déséquilibrée de l’âme de Renan. Il estimait, en 1871, que le but poursuivi par la race humaine doit être, non pas d’élever tous les hommes au même niveau intellectuel, ce qui est un vœu irréalisable, mais de rendre accessible à quelques-uns le charme de la haute intellectualité de la grande culture : de créer des êtres supérieurs, des demi-dieux que le reste des êtres consciens adorera et servira. La raison d’être de l’Univers, c’est la production du génie, privilège d’une élite qui doit dominer le monde et y établir le règne de la Raison, — autant qu’il est possible du moins. — Au surplus, Nietzsche ne laissait pas de faire, lui aussi, une certaine place à la force, d’attribuer un rôle au militarisme prussien dans ses projets d’élevage humain en vue de la production du génie. Et Renan, — qui vécut la guerre de 1870 en vaincu, mais n’en fut pas plus bouleversé peut-être que Nietzsche ne l’avait été par sa campagne en Lorraine dans les rangs du parti vainqueur, — Renan offre à son tour aux surhommes de son rêve un armement perfectionné, des engins meurtriers dont ils sauront seuls se servir. Il conçoit ses « tyrans positivistes » régnant comme jadis les brahmanes de l’Inde par la terreur superstitieuse qu’ils inspireront et doués d’ailleurs d’un pouvoir beaucoup plus réel que les prêtres védiques pour foudroyer à leur gré les impies, ou pour leur préparer, sans pitié, un enfer actuel et terrestre. Nulle considération humanitaire ne les arrêtera dans leur rigueur, car tout moyen semble bon dès qu’on l’emploie en vue du triomphe final de la Raison divinisée.

Pour plus de sûreté, les tyrans positivistes entretiendront, dans quelque canton perdu de l’Asie, un noyau de prétoriens, Bachkirs ou Kalmouks, prêts à toutes les besognes, doués de toutes les férocités. Un jour même, la science de ces mages s’étant étendue jusqu’à leur permettre de détruire à leur gré notre planète et de se faire sauter avec tout le bâtiment du progrès, le vulgaire le saura, et se le tiendra pour dit. Mais soucieux d’écarter au plus tôt de son rêve les images pénibles de la terreur, Théoctiste nous fait prévoir que l’humanité inférieure ayant été rapidement matée par le sentiment de sa faiblesse évidente, l’idée même de révolte s’éteindra bientôt dans son sein. Bien plus, la foule éprouvera satisfaction, et montrera de la joie à se subordonner aux demi-dieux du savoir. Rêve de théocratie sans contrôle, qui hanta plus d’un cerveau durant le siècle romantique ! Nul ne l’a présenté, comme en se jouant, avec plus de franchise et d’éclat que le Renan des Dialogues philosophiques.

A-t-il entièrement abandonné toutefois les complaisances de son âge mûr pour la notion de race, en faveur de sa foi juvénile dans l’avenir de la science et de la démocratie ? Pas encore. Parmi les différens procédés qu’il imagine et propose afin de hâter la venue du surhomme, il en est un qui nous le montre toujours prisonnier de ses tenaces illusions germanistes. Décidé à l’aire appel à la sélection, pour créer une race supérieure qui puisera son droit divin dans la supériorité même de son sang, il suppose une fabrique d’Ases, un Asgaard ressuscité de façon artificielle au centre de l’Asie. Et cette propension à se retrancher dans la forteresse légendaire des premiers Germains, dans le burg vénérable qui fut si cher au souvenir du comte de Gobineau, nous fournit encore un indice pour appuyer l’hypothèse d’une récente lecture de l’Essai sur l’inégalité des races, par le rédacteur ingénieux des Dialogues philosophiques.

Ecoutez ces développemens caractéristiques. Le principe le plus nié par l’école démocratique, écrit Renan, est celui de l’inégalité des races et de la légitimité des droits que peut conférer actuellement une prétendue supériorité d’origine. Et certes, il est absurde autant qu’injuste d’imposer aux hommes, sous prétexte de droit divin, des maîtres qui ne leur sont en rien supérieurs. Telle est à l’heure présente la situation de la France où la noblesse ne représente plus une supériorité de race comme au temps de la conquête franque. Mais cette supériorité de race, aujourd’hui disparue de notre sol, pourrait redevenir réelle. Et alors, le fait de la noblesse serait de nouveau scientifique, vrai et incontestable autant que l’est la prééminence du civilisé sur le sauvage et de l’homme sur les animaux. Il semble, ajoute Théoctiste, qu’une telle solution, si tant est qu’elle se produise à un degré quelconque sur la planète, se produira par l’Allemagne.

— Entendez-vous que ce soit un éloge ou une critique ? interroge Eudoxe.

— Comme il vous plaira, riposte prudemment Théoctiste. La France est libérale et démocratique. Si le dernier mot des choses est que les individus jouissent péniblement de leurs petites destinées finies, la France aura raison. Mais ce n’est pas ce pays qui atteindra jamais la grande harmonie, ou, si l’on veut, le grand asservissement de conscience dont nous parlons. Au contraire, le gouvernement du monde par la raison, s’il doit avoir lieu, paraît mieux approprié au génie de l’Allemagne, qui montre peu de souci de l’égalité, ou même de la dignité des individus, et qui a pour but, avant tout, l’augmentation des forces intellectuelles de l’espèce.

Les Dialogues philosophiques gardent donc encore quelque complaisance pour la conception germaniste de l’histoire. Ajoutons sans tarder que, dix-huit ans plus tard, le dernier Examen de conscience philosophique de Renan sera l’écho du premier des Dialogues seulement, c’est-à-dire une suprême paraphrase des doctrines mystiques et humanitaires de la philosophie allemande. Son esprit avait donc entièrement éliminé vers la fin de sa vie les élémens d’impérialisme germaniste qui furent si longtemps unis à la substance même de sa pensée.


IV

Pourtant, l’inspiration du troisième Dialogue survit encore quelque peu dans les premiers de ses Drames philosophiques, dans Caliban surtout, qui fut publié en 1878. Le fils difforme de la sorcière Sycorax symbolise dans ces pages le peuple, issu des races inférieures qui, longtemps dissimulées au regard de l’historien par l’alluvion de la conquête aryenne, se reprennent depuis quelques siècles à percer peu à peu les rangs éclaircis de leurs dominateurs. Les ancêtres de Prospero, duc de Milan, se sont efforcés d’enseigner à Caliban la langue des Aryas. « De poisson fétide, il est devenu homme, et, maintenant, il parle presque comme un fils des Aryas. » Mais Caliban paye par une « monstrueuse ingratitude » des éducateurs qui lui inculquèrent à coups de bâton les principes de la grammaire indo-européenne, et il riposte avec brutalité : « Je n’ai pris de la langue des Aryas que l’injure et le blasphème. C’est plus fort que moi : je ne puis m’empêcher de maudire. » Ariel, au contraire, se sent dévoué, par un mobile de pur amour, à l’aristocratie éducatrice. Il symbolise sans doute ces sujets bénévoles des « tyrans positivistes » dont le troisième Dialogue philosophique nous a prédit qu’ils porteraient avec joie le joug du despotisme de la science. « Ce que Prospero cherche est si beau, dit cet aimable génie, que je suis heureux d’y contribuer en obéissant. Oui, j’ai pour lui un culte au moins d’hyperdulie. Il n’est pas Dieu, mais il travaille pour Dieu. Il croit que Dieu est raison, et qu’il faut travailler à ce que Dieu, c’est-à-dire la Raison, gouverne le monde de plus en plus. Il cherche des moyens pour que la Raison soit armée et règne effectivement. » On le voit, c’est là un « impérialisme de la responsabilité, » comme dit l’école anglaise de l’impérialisme théorique. Prospero y travaille pour sa part en chimiste, dans un laboratoire qui ressemble sans doute à celui de M. Berthelot : ou plutôt en alchimiste, comme il convient au décor shakspearien qui l’entoure, car le duc nous montrera, dans une vision soudain évoquée par sa puissance magique, des dieux d’acier, aux articulations mécaniques soigneusement graissées, qui massacrent et jettent au néant tous les autres dieux du passé.

L’impérialisme scientifique de Renan garde donc encore ici quelque reflet d’aryanisme tenace. Le germanisme est désormais moins favorisé, car le sournois Wagner, qui représente dans le drame de Caliban les étroitesses de l’érudition allemande[4], y est assez maltraité ; et l’on y voit figurer en outre un certain Siffroi, qui ressemble trait pour trait au Prussien de légende, dont l’imagination populaire avait façonné le type effrayant après l’invasion de nos campagnes. Siffroi est un ogre, un croquemitaine. Ce pandour, abruti par la boisson, ne rêve que massacres et incendies : « Il faut, dit-il entre deux hoquets, rendre la guerre aussi cruelle que possible. Ah ! la bonne odeur ! Des paysans viennent d’être rôtis dans leurs maisons : cela sent l’oignon brûlé… Dire que, sans ces deux femmes, le bombardement serait continué, etc. » Aussi, quand l’odieux personnage expire enfin, c’est à la façon du traître Judas : Crepuit médius.

Caliban n’a qu’un rôle ingrat dans le drame qui porte son nom, mais il sera réhabilité dans l’Eau de Jouvence par un penseur que nous allons voir revenir chaque jour davantage en ce temps aux convictions démocratiques de sa première jeunesse, et aux suggestions de l’impérialisme plébéien sans mélange. En effet, anobli par le miracle d’une rapide éducation, le monstre se permet de morigéner Ariel à son tour : « Petit fat, qui ne peux te rendre compte de ce qu’il y a de mérite pour l’homme sorti du limon à secouer sa lourde croûte terreuse et à forcer la herse dont s’entourent les hommes à la peau blanche, au sang vermeil… Les grognemens de Caliban, l’âpre haine qui le porte à supplanter son maître sont le principe du mouvement de l’humanité. »

Oui, Renan comprend enfin que la conquête plébéienne peut être principe de mouvement en avant et source de progrès pour la raison collective, autant que le fut jadis la conquête aryenne ou germanique, et l’inégalité de classes qui en fut le résultat. Mais, ajouterons-nous cependant, c’est à la condition sine qua non, que cette conquête démocratique se montre rationnelle à son tour, comme le furent, dans leur triomphe, ces races éminentes, façonnées par une longue discipline sociale intérieure. Renan ne le dira pas assez à Caliban peut-être. Il demeurera désormais le spectateur indulgent et détaché des fantaisies du nouveau seigneur ; et c’est dans ce dernier rôle qu’il nous reste à le contempler maintenant.


V

Après 1876, les velléités germanistes et féodalistes de Renan ne survivent que dans quelques mémoires. Le grand public, ignorant de leurs sources allemandes, ne les a guère comprises en leur temps quand il ne les a pas entièrement ignorées. Aux yeux de la génération qui grandit pour les luttes anticléricales des dernières années du XIXe siècle, Renan est l’auteur, non pas de la Réforme intellectuelle et morale, mais de cette Vie de Jésus, qui a inquiété l’Empire, irrité les évêques, et qu’une édition à bon marché a rendue populaire. Par là, il est devenu l’homme du jour, le porte-drapeau de la philosophie officielle, — situation qui n’est nullement dépourvue de charmes, — et il va s’occuper désormais à la conserver ou à l’affermir. Non qu’il ait le mauvais goût d’accentuer à ce moment son attitude anti-chrétienne et son geste destructeur. Bien au contraire. Cela serait superflu, puisqu’une solide position est déjà tenue par lui sur ce terrain brûlant, une notable avance conquise sur des émules moins richement doués. Il s’emploiera bien plutôt à contenir et à modérer des disciples trop ardens qui n’ont point autant que leur maître le sens exquis de la mesure et risqueraient de favoriser, par trop d’outrecuidance, l’essor d’une réaction toujours menaçante.

Son effort se portera plus utilement ailleurs. Il n’ignore pas qu’il y a beaucoup à rétracter et à corriger dans ses assertions politiques et sociales. Il prend conscience d’avoir laissé jadis « bifurquer sa politique de la façon la plus maladroite[5] » et il juge bon de retourner au point de bifurcation pour choisir cette fois plus habilement sa route. Son souvenir, plus fidèle que celui de ses concitoyens, lui rappelle maintes affirmations de son âge mûr, devenues presque incroyables à sa vieillesse, et qu’il s’agit donc de retirer, ou même de contredire insensiblement. Avec quelle ingénieuse prudence, avec quels mouvemens souples et discrets, avec quelles délicatesses de vocabulaire et quels prestiges d’argumentation ! Il faut, pour l’admirer dans ce rôle, lire ses écrits autobiographiques ou encore les allocutions si désirées, si applaudies, qui remplirent ses dernières années : « Je suis, par essence, un légitimiste… Il me faut une dizaine d’années pour que je m’habitue à regarder un gouvernement comme légitime… Mais voyez la fatalité. Ce moment, où je me réconcilie et où les gouvernemens commencent de leur côté à devenir assez aimables pour moi, est justement le moment où ils sont sur le point de tomber et où les gens avisés s’en écartent. Je passe ainsi mon temps à cumuler des amitiés fort diverses et à escorter de mes regrets, par tous les chemins de l’Europe, les gouvernemens qui ne sont plus… Les légitimistes à ma façon se préparent dans notre siècle de cruels embarras[6]. » Cela est charmant.

Une série d’expériences politiques fâcheuses expliquerait donc la prudente lenteur de Renan dans sa seconde adhésion à la démocratie républicaine. Mais, cette fois, il eut tout le temps d’accomplir son évolution, car il connut la surprise agréable de voir durer plus de dix ou quinze ans le régime avec lequel il s’était encore une fois « réconcilié, » et qui se montrait à son égard plus « aimable » qu’aucun des précédens ne l’avait été. Il se mit à loisir au diapason de l’opinion ambiante, et ce fut, comme on le sait, sur des gammes d’accords parfaits, sur des flots d’harmonie sans dissonance que s’acheva le duo de ce virtuose incomparable et de la voix publique, empressée à reprendre en chœur tous les thèmes mélodiques qu’il lui plut de moduler durant ses derniers jours.

Toutefois, si l’on en juge par le ton de ces savantes et délicates improvisations, on dirait que le grand artiste est moins sincère dans sa nouvelle manière que dans la précédente. Ne nous en étonnons pas trop. La vieillesse peut bien revenir avec prédilection aux tendances de la première jeunesse, mais elle ne saurait oublier la vie qu’elle a laissée derrière elle et dont elle a conservé l’empreinte. Son allure est moins dégagée, son sourire moins ouvert quand elle repasse aux sentiers de son matin. Et puis, si les infortunes de notre pays ont incliné Renan à l’indulgence, s’il justifie ses « inconséquences » d’opinion par l’amour de la patrie à laquelle on ne saurait tenir rancune, il ajoute dans un élan révélateur : « Mieux vaut se tromper avec elle que d’avoir trop raison avec ceux qui lui disent de dures vérités[7]. » Il y a donc du patriotisme certes, et même du plus délicat, dans l’optimisme un peu factice de ses dernières années. Ne refusons pas d’en tenir compte, si quelque note moins sûre vient frapper notre oreille, au lyrique prestigieux dont nous allons écouter un instant la palinodie.

Et voici d’abord sa révérence à l’Allemagne. « Bonjour, Messieurs, » comme l’a dit un peu plus tard un grand parti politique à une faction dont il avait un moment accepté l’alliance ! Lisons la préface qui fut mise par l’auteur de la Réforme intellectuelle et morale en tête du volume de ses Œuvres complètes qui a emprunté son titre à cet essai : « L’Allemagne avait été ma maîtresse. J’avais la conscience de lui devoir ce qu’il y a de meilleur en moi. Qu’on juge de ce que j’ai souffert, quand j’ai vu la nation qui m’avait enseigné l’idéalisme railler tout idéal, quand la patrie de Kant, de Fichte, de Herder, de Goethe s’est mise à suivre uniquement les visées d’un patriotisme exclusif, quand le peuple que j’avais toujours présenté à mes compatriotes comme le plus moral et le plus cultivé s’est montré à nous sous la forme de soldats ne différant en rien des soudards de tous les temps : méchans, voleurs, ivrognes, démoralisés. Aussi, nous devons nous garder de calomnier nos voisins d’outre-Rhin, mais, en revanche, il nous faut être désormais inexorablement justes et froids à leur égard. » Après tout, la France garde la meilleure part puisqu’elle possède des aristocrates de l’esprit tels que La Rochefoucauld, Saint-Simon, Saint-Evremond, Sévigné, La Vallière, Ninon de Lenclos. Notre pays excelle dans l’exquis, et n’est médiocre que dans le commun. Il est le sel du monde. Renan répond à l’orgueilleux : Gott mit uns du vainqueur par cette formule ingénieuse : il est évident que Dieu est avec nous, puisqu’il nous châtie.

Le 10 avril 1879, l’illustre collaborateur du Journal des Débats achevait de balancer ses comptes avec l’Allemagne dans une lettre qu’il adressait à un ami d’outre-Rhin. Il dit tout ce que perdraient nos voisins à rompre leurs relations intellectuelles avec notre pays, et il poursuit : « Le monde n’appréciera parfaitement de vous que ce que nous lui aurons fait comprendre. Je me hâte d’ajouter que, sans vous, notre œuvre serait maigre, insuffisante. » Une fois de plus, il déclare rester fidèle aux maximes de l’Allemagne pensante, celle de Fichte, Herder, Schelling et Kant, qui fut une sorte de prolongement de notre XVIIIe siècle français. Mais il répudie désormais, sous le nom de Prusse, cette Allemagne qu’il avait pourtant prônée non moins que l’autre durant plus de quinze années : l’Allemagne de la discipline aveugle, de la fidélité opiniâtre, et du respect intact. Il nomme à présent la gloire ce « foin dont on nourrit la bête humaine. » Il voit dans l’homme qui a obéi un être à jamais perdu pour certaines délicatesses de la vie. Le service militaire à la prussienne lui paraît une école de respect exagéré, car Molière ou Voltaire y eussent « perdu leur lin sourire, » l’état de conscrit étant évidemment défavorable au génie. Tels sont les argumens peu topiques, il faut l’avouer, dont notre homme régale son correspondant teuton. Celui-ci lut sans doute l’épître avec un sourire légèrement narquois. Le ton en est trop analogue à celui de la première lettre au professeur Strauss.

Pour gagner l’humanité, il faut lui plaire, poursuit Renan imperturbable. Pour lui Claire, il faut être aimable. On ne s’impose à elle que par un sentiment large, libéral, sympathique surtout. Traitez-moi d’arriéré, conclut avec bonhomie l’épistolier qu’on accuserait plus justement de recul que de retard en tout ceci, mais telle est ma façon de voir. Et il termine en proposant aux deux nations de collaborer une fois de plus, sur de nouvelles bases. Ce sera désormais « dans tout ce qui peut donner de la grâce, de gaieté, du bonheur à la vie. » L’Allemagne, en plein essor économique et politique, avait vraiment d’autres soucis en tête que de jouer à l’humanité quelque délicieux air de flûte.

Après l’Allemagne moderne, voici l’Allemagne du passé, c’est-à-dire le germanisme et l’aryanisme théoriques, qui vont recevoir leur congé définitif de la part d’un penseur qui leur fut si longtemps accueillant. Le plus célèbre monument de cette seconde rétractation, c’est la Prière sur l’Acropole. Par un artifice littéraire, son auteur la donna, comme on le sait, pour rédigée en 1865, et retrouvée beaucoup plus tard sur « un vieux papier[8] » parmi ses notes de voyage. Mais il est probable qu’elle fut conçue au plus tôt vers 1875. Il suffit de la lire pour lui refuser la date que son auteur lui assigne en se jouant. En 1865, sur le rocher sacré de Pallas, Celles, Germains et Slaves seraient donc apparus soudain à leur fervent de la veille et du lendemain, comme « des espèces de Scythes, consciencieux, mais péniblement civilisés ; » Charlemagne, comme un gros palefrenier allemand ; ses chevaliers comme des lourdauds[9] ? Non, tout cela est loin des sentimens de Renan lors de son grand voyage en Orient. Les monarques de souche germanique qu’il jugeait à cette époque indispensables à la prospérité des nations européennes sont conçus désormais par lui comme de pesans hyperboréens, des « rois issus d’un sang lourd, dont la majesté ferait sourire la déesse. » Le monde ne sera sauvé qu’en revenant à la sagesse athénienne, en répudiant ses attaches barbares. Il faut aller à Sparte « maudire le sol où fut cette maîtresse d’erreurs sombres » et renoncer à la « corruption » lacédémonienne pour revenir à la littérature attique, « qui reste saine de tout point. » Voilà des sentimens de Méditerranéen endurci et les anciens anathèmes contre la néfaste conception de l’État antique sont entièrement oubliés.

Ecoutez encore la profession de foi qu’applaudirent, le 7 août 1883, les élèves du lycée Louis-le-Grand : La barbarie fondait autrefois, elle fondait même, avec une solidité qui ne saurait plus être égalée, des édifices sombres, majestueux, incommodes et durables. Notons le choix de ces épithètes si habilement balancées entre l’approbation et le blâme. Edifices trop durables, poursuit l’orateur, car ils devenaient bientôt gênans pour ceux qui ne les avaient pas bâtis, et leur distribution vieillie s’imposait de façon trop despotique aux coutumes nouvelles. La raison cultivée fondera, seule désormais. — Soit, nous le pensons aussi pour notre part. Mais c’est la raison déjà qui fondait en ce temps, et il ne lui faudra pas, pour cette œuvre difficile, moins d’énergie ni de discipline stoïque parce qu’elle sera « cultivée. »

Avec la plus exquise ironie, Renan évoque, en terminant cette allocution, le critique qui, vers 1910 ou 1920, fera le procès du XIXe siècle. « Je vois d’ici son article — permettez-moi un peu de fantaisie. — Quel signe des temps, par exemple. Quel complet renversement de toutes les saines notions des choses. Quoi, n’eut-on pas l’idée, en 1883, de désigner, pour présider à la distribution des prix au lycée Louis-le-Grand, un homme in offensif assurément, mais le dernier qu’il aurait fallu choisir à un moment où il s’agissait avant tout de relever l’autorité, de se montrer ferme et de faire chaleureusement le convicium seculi ? Il nous donna de bons conseils, mais quelle mollesse et quelle absence de colère contre son temps[10]. » Eh ! que non pas ! Rassurez-vous, cher maître ! A la veille de 1910, les critiques sont plus consciencieux : ils lisent les hommes de génie avant de les juger. Ils savent que le Renan de l’âge viril fut, dans toute la force du terme, un professeur d’énergie, de vues un peu étroites seulement, et refusant trop souvent de voir la force là où elle se montre de nos jours, c’est-à-dire dans les masses populaires. Ces critiques constatent encore que, en effet, le Renan de 1883 n’était plus professeur de la même doctrine. Mais iront-ils accuser de cette attitude nouvelle les suggestions d’un tempérament « inoffensif ? » Nullement, mais plutôt tout un concours de circonstances extérieures, toute une ambiance morale qui se montra capable d’agir puissamment sur l’esprit le plus subtil, le plus impressionnable, et le plus véritablement intelligent qui ait jamais été peut-être !


VI

Après le culte de la barbarie germanique, voici l’aryanisme qui pâlit à son tour dans l’esprit de Renan. La conférence qu’il fit au Cercle Saint-Simon, le 27 janvier 1883, sur le Judaïsme comme race et comme religion efface délibérément toute frontière ethnique entre juifs et aryens. Ils sont parens depuis de longs siècles. Par la captivité de Babylone d’abord, puis par ses migrations à Alexandrie, à Rome, dans les Gaules, le peuple israélite s’est imprégné de sang étranger. Dès le début de l’ère chrétienne, le Juif ne fut souvent « qu’un Gaulois professant la religion de Moïse. » Le mouvement talmudique, qui interdit le mariage avec les goims est postérieur à cette première fusion, dont les effets ne purent donc pas être effacés : et la seule conséquence d’une tardive sévérité matrimoniale fut de fixer dans le peuple israélite des types qui, déjà, n’avaient plus rien de spécifiquement oriental. Au surplus, le fait ethnographique, capital aux origines de l’histoire, va sans cesse perdant de son importance avec le temps.

L’aryanisme religieux subit sans tarder la même éclipse que l’aryanisme politique dans une pensée qui s’est tournée tout entière vers un idéal nouveau. Fort significative à cet égard est la conférence faite le 26 mai 1883 à la Société des Études juives, qui était présidée ce jour-là par le chef d’une grande maison financière. Cette allocution, qui débute en ces termes : « Je suis infiniment heureux, monsieur le baron, des paroles par lesquelles vous avez eu la bonté de m’introduire auprès de cette assemblée, » a conservé le privilège d’exaspérer, aujourd’hui encore, les antisémites théoriciens qui se cramponnent à l’idée de race[11]. Renan semble s’efforcer maintenant de fondre en un seul tout les deux religions israélite et chrétienne que ses Origines du christianisme ont pris tant de peine à distinguer lune de l’autre. Les prophètes sont, dit-il, les précurseurs directs du Christ. La primitive Eglise se sépara très lentement du judaïsme, et Constantin acheva seul leur scission, en donnant une consécration officielle aux disciples de Jésus. Or, après cette séparation malheureuse, ce n’est plus aux Aryens que Renan attribue maintenant le beau rôle : « Nous entrons dans le moyen âge. Les Barbares arrivent, et alors commence cette déplorable ingratitude de l’humanité devenue chrétienne contre le judaïsme. C’est toujours ainsi que les choses se passent. Quand on travaille pour l’humanité, on est sûr d’être volé d’abord, et, par-dessus le marché, battu ! » (Rires. Applaudissemens.)

Aussi, détournant les yeux du triste spectacle qu’offre désormais à sa vue l’entrée en scène des Barbares germaniques, l’ancien critique des Mémoires de Guizot reporte-t-il son regard avec complaisance vers cet admirable XVIIIe siècle, qui a donné la vraie théorie de la société humaine, et vers la Révolution française, qui a proclamé l’égalité des Juifs avec les autres citoyens dans l’Etat. Conviction généreuse après tout ! Et ce Renan-là vaut bien celui de la précédente manière. Seulement, il oublie vraiment un peu trop son passé, et ne ménage pas assez les transitions. Rappelons-nous les assertions tranchantes de l’essai sur le livre de Salvador que nous avons reproduites en leur lieu, et, par exemple des phrases telles que les suivantes : « Je n’admets guère qu’à propos des Juifs on parle d’autre chose que de ce qu’ils ont fait. Depuis Jésus-Christ, les Juifs, selon moi, n’ont servi qu’à conserver un livre. Du jour où ils ont transmis la Bible hébraïque à la science européenne, du jour où ils ont appris l’hébreu à Reuchlin et à Luther, ils n’ont plus rien eu d’essentiel à faire ! » Et songeons aux protestations du discours d’ouverture, prononcé au Collège de France en 1862, contre l’« épouvantable simplicité » de l’esprit sémitique, dont notre progrès religieux doit consister à nous éloigner chaque jour davantage, parce que le christianisme n’a vaincu qu’après avoir « brisé son enveloppe juive. » Le point de vue de l’orateur s’est notablement déplacé depuis cette époque.

Élevons-nous d’un degré encore sur l’échelle des rétractations de Renan et voyons-le rayer des principes de sa philosophie de l’histoire le concept de la race en général, et de l’influence ethnique dans le monde. Son étude sur la Société Berbère[12] lui fournit déjà l’occasion d’affirmer sur ce point des convictions nouvelles. Il ne faut pas, dit-il, exagérer l’idée de race en matières d’histoire des mœurs. Pour ce qui concerne les lois et les coutumes, la race est primée par le genre de vie, et surtout par le degré de culture. Ce que nous savons de la constitution fédérale des Gaulois rappelle singulièrement l’état social qu’on rencontre aujourd’hui dans l’Afrique du Nord, car les races sont des moules d’éducation morale, plus encore qu’une affaire de sang. Les Souvenirs d’enfance[13] nous apprendront plus tard qu’ayant visité des tribus lapones en 1870, au cours d’un voyage entrepris en compagnie du prince Jérôme Napoléon, Renan crut retrouver parmi ces primitifs les types, les traits, les habitudes bretonnes. L’idée lui vint alors que, dans les temps antiques, il y eut peut-être mélange entre les conquérans celtiques et les peuples, analogues aux Lapons, qui couvraient alors le sol européen. « Ma formule ethnique, ajoute-t-il avec un fin sourire, serait de la sorte un Celte, mêlé de Gascon, mâtiné de Lapon. »

Il va se servir sur le tard de cette conception si élastique du mélange des races, — qu’il empruntait peut-être au comte de Gobineau dont elle fut, comme on le sait, l’idée fondamentale, — pour rétracter les affirmations ethnologiques de son passé. Le plus frappant témoignage de ce nouvel état d’esprit est la conférence prononcée en Sorbonne le 11 mars 1882[14], et publiée sous ce titre : Qu’est-ce qu’une nation ? Renan ne nie pas tout à fait l’origine germanique des nationalités européennes dont l’unité fut cimentée par une aristocratie de conquête, et la stricte hérédité du pouvoir monarchique. Mais combien il apporte à présent d’atténuations à ces vues de sa jeunesse ! Il montre avec complaisance les conquérans barbares rapidement submergés par les masses conquises. Leurs femmes, dit-il, furent germaniques peut-être, mais leurs concubines étaient latines, assurément. De là, des adultérations quotidiennes du sang des dominateurs, et bientôt une confusion ethnique inextricable, que Gobineau a toujours fait profession d’abhorrer pour l’égalité qui en est résultée, et que Renan applaudit à cette heure précisément pour ce même résultat. À son avis, la différence de race entre conquérans et conquis se fait sentir au siècle de Grégoire de Tours, mais non pas au-delà. Depuis ce temps, nul ne sait en France s’il est Alain ou Burgonde ; et il n’est pas dix familles pour être en mesure d’établir authentiquement leur origine franque. Encore faudrait-il faire abstraction de ces immixtions secrètes, qui ne laissent nulle trace à l’état civil.

Au total, une nation n’est ni une dynastie, — comme Renan l’enseignait jadis, — ni une race, — car aucune n’est pure aujourd’hui, et l’on rencontrait déjà dolichocéphales et brachycéphales côte à côte dans les rangs des proto-Aryens : — ni une langue, ni une religion, ni même un territoire, bien délimité géographiquement par fleuves ou montagnes. Une nation est un être purement moral, fait du souvenir d’un passé et de l’espoir d’un avenir commun : c’est le résultat d’une sorte de plébiscite quotidien. Il est vrai que ces dernières assertions sont de toute évidence inspirées à l’auteur par la préoccupation de l’Alsace protestataire, — préoccupation que l’on devine sans cesse présente à son esprit durant tout son discours. L’Allemagne annexe au nom des droits de la race : il importe donc de réduire au silence une théorie qui ouvrit, au flanc de la patrie française, une si profonde blessure. Renan s’y emploie avec une ardeur méritoire. Il n’ignore pas qu’il sera « raillé par les forts, » mais il s’y résigne. Patience ! le moyen d’avoir raison dans l’avenir, c’est de paraître inactuel dans le présent.

À ces forts, dont il entend déjà les railleries, il répondra donc par un suprême reniement, celui de sa tenace philosophie de la force, de l’impérialisme théorique dont il caressa si longtemps les maximes. Hegel ayant découvert, écrit-il, que le vainqueur a toujours raison, j’adhérai jadis, et je m’en accuse, à ces belles théories. Mais je commence à m’en dégoûter[15] Le monde aime les forts, sans doute. « Laissons-le faire : il changera bientôt de mode[16]. » Étrange paradoxe ! car le prestigieux orateur qui prononça cette dernière phrase et morigéna de la sorte les puissans du dehors, se ralliait d’une même haleine, et sans bien s’en rendre compte peut-être, aux puissances à cette heure triomphantes dans le sein de sa propre patrie.


VII

En effet, nous voici parvenus au terme des rétractations de notre historien philosophe. Il a fini de brûler l’une après l’autre toutes les idoles qu’il avait longtemps adorées. Mais que va-t-il mettre à leur place sur son autel dévasté ? La nature morale de l’homme a l’horreur du vide : et l’esprit de Renan, si puissant et si souple, pouvait moins que tout autre se résigner à l’inertie. Nous l’avons dit, par une évolution naturelle, il revint sur ses vieux jours à la foi démocratique de sa prime jeunesse. Les circonstances l’y poussaient de toutes parts, et il obéit sans peine à leur impulsion, car elle l’inclinait vers des solutions auxquelles il se sentait gagné d’avance. Lorsqu’il publia l’Avenir de la science, — dont il conservait depuis quarante ans le manuscrit dans ses tiroirs, — il eût volontiers souscrit de nouveau à la plupart des affirmations qui y sont posées. Les réserves qu’il présente au cours de sa préface sont peu importantes : ses approbations sont au contraire triomphantes. Le sentiment démocratique a repris dans son cœur la place trop longtemps usurpée par l’impérialisme germaniste.

Il avait, depuis quelques années déjà, fait amende honorable à la Révolution, pour laquelle son éducation lui avait inspiré, écrit-il, « un goût invincible, qui me la fait aimer malgré ma raison, et maigre tout le mal que j’ai dit d’elle[17]. » En 1889, accueillant M. Claretie à l’Académie française, il avoue son admiration pour les héros révolutionnaires, qu’il traita jadis de frénétiques, et parfois aussi de médiocres et de lâches. Il les admire de nouveau, sous cette réserve qu’ils ne s’avisent pas de recommencer, et qu’ils soient les derniers de leur école. L’apothéose serait un honneur trop grand pour leur mémoire : une « absoute solennelle avec panégyrique, » voilà ce qui leur convient, ajoute l’ancien élève de Saint-Sulpice qui n’a pas oublié le vocabulaire liturgique.

La conférence de 1888 à l’Alliance pour la propagation de la langue française[18] est plus explicite encore sur ce sujet. L’ancien contradicteur de Sacy et d’Augustin Thierry recherche maintenant à son tour dans notre histoire tous les prodromes de la Révolution, pour les saluer avec sympathie. « Liberté, égalité, fraternité, dit-il avec élan, c’est du français cela, et cela fera le tour du monde ! » Une réserve vient encore sous sa plume : eh ! sans doute, de la Révolution, il n’en faut pas trop : mais il est bon que partout le Français l’emporte en croupe sur sa monture, afin que la France ait son heure encore. Enfin Béranger lui-même, le grand prêtre de l’esprit gaulois, va bénéficier à son tour d’une « absoute avec panégyrique. » « J’ai médit autrefois du Dieu des bonnes gens. Mon Dieu, j’avais tort : c’est un Dieu qui n’est pas méchant, qui n’a jamais fait de mal à personne. »

En revenant à la foi révolutionnaire, Renan entend bien accepter de nouveau son dogme fondamental. Dans la Prière sur l’Acropole, il nous apprend que, sous le nom de « démocratie, » Pallas Athéné avait pour principe essentiel que tout bien vient du peuple. Il invoque donc la déesse, afin qu’elle l’appuie dans une virile résolution : « Ferme en toi, je résisterai à mes fatales conseillères, à mon scepticisme, qui me fait douter du peuple ! » Le voilà donc heureusement rallié à la doctrine de sa jeunesse, au dogme de la bonté naturelle du peuple, ce mot d’ordre mystique du romantisme social. Il s’y tiendra désormais : il peut à peine comprendre qu’on l’ait vu s’écarter de cette sûre sagesse. Il insinue que ce fut quelquefois à dessein, afin d’en mieux appuyer les leçons. Ainsi, dans la préface des Dialogues philosophiques, il prétend avoir imité souvent l’exemple de Jean-Paul Richter, qui fit un jour « prêcher l’athéisme par Jésus afin d’en inspirer l’horreur. » En effet, le moyen le plus énergique pour relever l’importance d’une idée, c’est de la supprimer, et de montrer ce que le monde devient sans elle. Or, quelle est l’idée qui manque aux dialogues, où brille cette « hiérarchie de fer, » dont la nature nous donne elle-même le spectacle, sinon l’idée égalitaire et démocratique, l’amour du peuple, la bonté universelle. L’auteur estime qu’il a mis dans un relief extraordinaire le rôle de ces vertus, en les écartant à dessein de son horizon moral. Au surplus, s’il faut l’en croire, les conseils qu’il a prodigués à ses concitoyens au cours de sa carrière furent bien souvent au rebours de ses opinions d’artiste. et c’est pourquoi les « bourgeois » ne lui surent jamais gré, dit-il, des concessions qu’il a faites à leur point de vue : « Ils ont bien senti que j’étais un faible conservateur, et que, avec In meilleure foi du monde, je les aurais trahis vingt fois par faiblesse pour mon ancienne maîtresse, l’idéal ! » L’ « idéal, » ici, c’est le romantisme moral.

La préface des Mélanges, qui est de 1878, examinant la situation politique de la France, marque encore un regret à la monarchie traditionnelle délaissée. La Prusse s’est appuyée sur ses rois dans son effort de réfection nationale après Iéna, et les vaincus de 1806 s’en sont bien trouvés. Mais quoi ! la démocratie a été préférée par la France. Elle aura ses avantages. L’étranger l’attaque : c’est donc qu’il en est jaloux. Ce que nous aurons pourra être fort agréable, fort brillant, fort aimable. Toutefois, il ne faudrait pas nourrir l’illusion de trouver dans cette voie les avantages d’un gouvernement fort. On ne peut tout avoir. Ce qui nous est réservé, c’est la mollesse, la dissolution lente des disciplines aristocratiques et corporatives. Perspective peu attrayante ! dira-t-on. Mais notre consolation doit être que tous les pays viendront, chacun à leur tour, à l’état où nous sommes déjà parvenus. Et s’il y a quelque danger à jouer ce rôle de précurseur, ce danger le rend honorable. Edgar Quinet avait déjà parlé de la France, Christ des nations ! « Ne boudons pas notre patrie, quand elle n’est pas de notre avis, conclut le vieillard attendri, c’est peut-être elle qui a raison. Pauvre France ! Malo tecum errare quam cum ceteris recta sapere ! »

C’est sur cette dernière et si touchante profession de foi que nous voulons terminer notre enquête morale. On le voit, le Renan des derniers jours n’a pas renié expressément la vérité qu’il croyait servir dans son âge mûr, mais il a renoncé à la poursuivre en solitaire, et dans une voie différente de celle où s’est décidément engagé son pays. Ses concitoyens n’entendront plus tomber de ses lèvres aucune parole amère ou découragée. Que les Germains marchent à leurs destinées. Leur ancien admirateur ne porte plus guère ses regards de leur côté. Il les avait surfaits jadis : il les ignorera désormais. Tout au plus, les gestes inattendus du jeune empereur Guillaume II lui inspireront-ils, de son propre aveu, un légitime mouvement de curiosité.

Il aurait pu, cependant, associer par une synthèse philosophique plus haute l’impérialisme germaniste — dont il avait relevé tant de traces dans les annales de la civilisation européenne, — à cette force née d’hier qu’on pourrait nommer l’impérialisme démocratique et qui est devenu si rapidement l’un des plus importans facteurs de l’histoire contemporaine. En revenant sur le tard à la foi de sa jeunesse, il n’a pas discerné le lien qui l’unissait aux convictions de sa maturité. Il n’a pas vu que féodalité et démocratie sont deux formes de la conquête. Ou plutôt, cette utile synthèse a été réalisée par lui de façon inconsciente, par la fidélité de son espoir dans les progrès de la raison humaine, qui seule fait les dominations durables et les impulsions fécondes ! Son Ariel se déclare joyeux d’obéir à Prospero, parce que le duc de Milan travailla pour Dieu, qui est Raison, et lui prépara le gouvernement du monde. Or Caliban pourrait apprendre à s’appliquer à la même tâche. Il a fait lus premiers pas dans cette voie salutaire. Qu’Ariel ne s’obstine point à bouder le compagnon vigoureux qu’il a connu poisson fétide, mais qui a secoué depuis lors sa lourde croûte terreuse et qui, s’il n’est pas encore un parfait grammairien, parle chaque jour de façon un peu plus courante le langage de la sagesse aryenne.


ERNEST SEILLIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1906.
  2. Voyez l’exquise et fallacieuse psychologie du Celte, dans l’essai sur la Poésie des races celtiques.
  3. Voyez en particulier la Préface des Questions contemporaines : l’évêque va rester seul debout et tout-puissant au sein de la société française démantelée ; un schisme créé par l’élection simultanée de deux papes va déchirer l’Église ; les États-Unis vont être réduits pour longtemps à la médiocrité intellectuelle par leur insuffisant souci de l’enseignement supérieur, etc.
  4. En revanche, dans l’Eau de Jouvence, un autre représentant de la science d’outre-Rhin, Gottescalc, sera proclamé le meilleur élève de Prospero.
  5. , Souvenirs d’enfance, p. 117.
  6. Discours et Conférences, p. 242 et suiv.
  7. Discours pour la réception de M. de Lesseps à l’Académie française.
  8. Souvenirs d’enfance, p. 62.
  9. On peut rapprocher cette assertion de celle que renferme une lettre à M. Berthelot, qui fut écrite de même plusieurs années après la guerre de 1870. C’est un bien singulier jugement sur les admirables statues de bronze qui entourent à Innsbruck le tombeau de Maximilien. Renan voit dans ces géans dignes ; de Michel-Ange « de vrais crétins, intermédiaires entre l’homme et la bête. »
  10. Discours et Conférences, p. 202 et suiv.
  11. Voyez les Grundlagen des XIX Jahrhunderts de M H. S. Chamberlain.
  12. Dans la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1873.
  13. Page 83.
  14. Discours et Conférences, p. 277 et suiv.
  15. Souvenirs d’enfance, p. 91.
  16. Feuilles détachées, p. 266.
  17. Souvenirs d’enfance, p. 105.
  18. Feuilles détachées, p. 255.