L’Impôt Progressif en France/1

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PRÉFACE



Pour toutes choses publiez votre pensée ; bonne, on en profite ; mauvaise, on la corrige et on en profite encore.
P. L. Courier.


Qu’est-ce que l’impôt ?

M. de Parieu le définit : le prélèvement opéré par l’État sur la fortune ou le travail des citoyens pour subvenir aux dépenses publiques.

Proudhon. — d’après Locke, Montesquieu, J.-B. Say, — soutient que c’est un échange ou plutôt la ou soulte d’un échange entre le citoyen et l’État.

Voilà un exemple de l’une de ces choses qui paraissent fort claires, et que personne cependant ne peut définir à coup sûr. Sans nous égarer dans les difficultés d’une définition, nous pouvons constater ce fait, que l’impôt, quelle que soit son origine, est une part du revenu ou de la fortune du citoyen, prélevée par l’État. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est la question de savoir si cette part doit suivre une proportion mathématique constante, ou bien, si cette proportion doit aller en augmentant, en progressant, à mesure qu’augmentent et progressent les revenus et la fortune de chaque citoyen. Ce n’est plus une question d’arithmétique, mais une question de bon sens et de justice.

Il parait rationnel et juste que le minimum indispensable à la vie soit exempt d’impôt et que le surplus soit atteint dans une proportion plus forte à mesure que s’élève la richesse du contribuable.

Nous verrons que la plupart des législations européennes l’ont compris ainsi.

En matière de législation, il ne suffit pas de poser des règles absolues, il faut considérer les effets qu’elles produisent sur l’État et sur la société.

L’impôt doit avoir pour objet, non seulement de fournir à l’État les ressources nécessaires aux besoins d’intérêt général, mais, aussi, de maintenir dans une juste limite l’appropriation particulière de la richesse produite au moins indirectement par le travail de tous ; il peut et doit maintenir entre les hommes une certaine égalité réelle, corrigeant ou atténuant les effets de l’égoïsme individuel et de l’extrême inégalité naturelle.

C’est non seulement un rôle économique, mais un rôle moralisateur qu’il doit jouer, un rôle d’affranchissement du travail, au lieu du rôle de compression qu’il joue actuellement. Il doit contribuer à enlever au capital ce qu’il a d’excessif dans sa puissance et rendre au travail une puissance sociale et économique qu’il n’a plus aujourd’hui à un degré suffisant. Il doit favoriser la formation du petit capital nécessaire à l’affranchissement moral de l’homme, aider le travail à se transformer en capital, et empêcher ce capital de se transformer en instrument d’oppression et d’exploitation par son trop grand développement. Il doit atteindre le luxe et épargner le nécessaire. Il doit charger le superflu et alléger l’indispensable. C’est l’intérêt général.

Il peut favoriser l’accroissement de la population et de la richesse générale, en restreignant l’accumulation de cette richesse en quelques mains : digue contre l’excès de la richesse et l’excès de la misère.

Les idées que nous allons développer dans les pages qui suivent, sont déjà mises en pratique depuis des années, et même un siècle, par les nations voisines, moins routinières et moins timorées que notre nation française, plus portée à s’effrayer des mois qu’à essayer des réformes de fond parfaitement réalisables. Il n’y a plus guère en Europe que la Turquie et la France qui aient peur de l’impôt sur le revenu.

Il ne s’agit pas ici de détruire le principe excellent de la propriété individuelle, le meilleur que les sociétés civilisées aient trouvé pour exciter le travail de l’homme ; il s’agit, au contraire, de se servir de l’impôt pour favoriser, aider, par l’espérance et le résultat, chaque travailleur à arriver à la propriété individuelle, élément nécessaire de son indépendance.

Tant que l’homme, né égoïste et fatalement égoïste, travaillera pour lui et pour les siens, avec plus de courage et plus d’ardeur que pour ses semblables qu’il ne connaît pas, ce n’est ni dans les théories nuageuses du socialisme, ni dans la servitude du collectivisme que la société trouvera le remède à ses défauts. Le socialisme et le collectivisme n’ont eu d’application, du reste partielle, que dans la vie ascétique et religieuse. Ce ne sont pas des vertus laïques qui ont inspiré ces essais. Il faut pratiquer des réformes qui s’appliquent à une humanité qui existe et écarter celles qui ne se comprendraient que dans une humanité qui n’existe pas. Je n’attaque pas ici les hommes qui propagent ces théories ; ils les croient excellentes, sans doute ; je pense qu’elles sont impraticables et qu’ils se trompent. Ces erreurs là sont les plus dangereuses, parce que la bonne foi est une force qui peut aussi essayer de transporter des montagnes. Transformer l’humanité est une tâche tout aussi impossible.

Rien de plus dangereux que la corruption d’un bon principe. L’excellence du point de départ empêche d’apercevoir les vices ou les excès de l’application. Ainsi en arrive-t-il pour la propriété individuelle ; ainsi en arrive-t-il pour le pouvoir social et politique. Ces deux éléments sont les fondements solides, indispensables des sociétés humaines. Or, leur abus entraîne les conséquences les plus désastreuses. Ils sont la sauvegarde de l’indépendance de l’homme ; leur abus en est la destruction. Que le pouvoir politique repose sur une seule tête ou sur quelques-unes seulement, et la société tombe sous le despotisme le plus absolu. Mettez la richesse entre les mains d’un petit nombre seulement, vous leur livrez le sort de la nation, quelle que soit la forme politique de l’État, empire, monarchie ou république. Il est donc de la plus haute importance de régler par des lois aussi positives et aussi prévoyantes que possible, l’exercice du pouvoir et la distribution de la richesse.

Surtout depuis la consécration de l’usure par les législations modernes, la société serait rapidement perdue, si une restriction n’était pas apportée à la puissance d’accumulation de la richesse. Le droit de propriété individuelle, ce praesidium generis humani, comme l’appelaient les Romains, poussé à l’excès, de vient une cause de ruine.« Corruptio optimi pessima », disait déjà Tacite il y a près de deux mille ans.

Toute la sagesse, en économie sociale et en économie politique, consiste donc à limiter l’exercice du pouvoir et la possession de la richesse, afin que ces deux conditions de sécurité et d’indépendance ne dégénèrent pas en des causes de ruine. Le pouvoir entre les mains d’un seul, c’est la servitude de tous ; la richesse entre les mains d’un petit nombre, c’est la misère de presque tous.

Nous croyons qu’on peut trouver dans l’impôt lui-même, dans la répartition équitable des charges publiques un moyen excellent de prévenir ces excès.

Chaque citoyen, dans un état bien réglé, doit avoir sa part rationnelle d’importance politique ; il doit avoir aussi sa part de la richesse sociale ; et il l’aura par le simple effet de son travail, si la loi le protège suffisamment contre l’égoïsme et l’avidité des plus forts et souvent des plus malhonnêtes, s’attribuant la part du lion dans les profits du travail.

C’est un devoir d’introduire dans nos lois fiscales les dispositions exemptant de tout impôt, cette part de revenu de chacun, indispensable à l’existence, et d’augmenter la proportion de l’impôt en raison de l’augmentation de la fortune. La nécessité d’une profonde réforme de nos lois du domaine économique est dans les esprits, avec autrement de justice et de mesure qu’elle n’y était à la fin du dix-huitième siècle[1]. Mettons-nous donc à l’œuvre résolument, en commençant par l’impôt, qui est la forme la plus frappante, la citadelle la mieux fortifiée des injustices à faire disparaître de nos lois.

  1. On était alors entiché de l’idée de la souveraineté absolue de l’individu sous l’influence de cette doctrine « laissez faire, laissez passer», au lieu de réformer les jurandes, maîtrises et corporations, par la suppression des restrictions tyranniques, on les détruisit en juin 1791 ; on les prohiba par une violation antisociale du droit naturel d’association. On cherche à corriger aujourd’hui cette fâcheuse législation, par l’organisation des syndicats ; mais l’expérience, jusqu’à ce jour, n’a pas donné des résultats satisfaisants ; les masses ouvrières manquent d’expérience et d’esprit de conduite ; elles ne peuvent pas lutter contre les forces capitalistes sans grand dommage dans les deux camps.