L’Impôt Progressif en France/19

La bibliothèque libre.
Librairie Guillaumin & Cie (p. 44-47).

CHAPITRE XVII

Que la propriété individuelle, principe excellent, devient un danger par son abus




Si l’on veut faire cesser les excès de la misère, il faut mettre un frein aux excès de la richesse. Si l’on veut rendre inattaquable le principe excellent de la propriété individuelle, sur lequel reposent actuellement toutes les sociétés civilisées, il est nécessaire d’en faire profiter la masse de la nation et non pas quelques individus seulement. Si un centième du nombre des habitants d’un pays possède les 99 centièmes de la richesse totale, il est clair que 99 citoyens sur cent seront privés de leur part de l’héritage général, et c’est précisément le spectacle que présente notre société actuelle sous la devise mensongère : « Liberté, Égalité, Fraternité ».

Et ce n’est pas seulement à l’époque contemporaine que cette importante question de l’impôt sur le revenu frappant la personne et non pas seulement les biens, d’une manière progressive, a été agitée et appliquée. Nous lisons, au chapitre VII, livre 8, de l’Esprit des lois, le passage suivant : « La proportion injuste serait celle qui suivrait exactement la proportion des biens. On avait divisé, à Athènes, les citoyens en quatre classes. Ceux qui retiraient de leurs biens cinq cents mesures de fruits liquides ou secs, payaient au public un talent ; ceux qui en retiraient trois cents mesures devaient un demi talent ; ceux qui en avaient deux cents mesures payaient dix mines, ou la sixième partie du talent ; ceux de la quatrième classe ne donnaient rien. La taxe était juste, quoiqu’elle ne fût pas proportionnelle ; si elle ne suivait pas la proportion des biens, elle suivait la proportion des besoins. On jugea que chacun avait un nécessaire physique égal ; que ce nécessaire physique ne devait point être taxé ; que l’utile venait ensuite, et qu’il devait être taxé, mais moins que le superflu ; que la grandeur de la taxe sur le superflu empêchait le superflu ».

Solon et Montesquieu n’ont jamais passé pour être des révolutionnaires dangereux.

N’aurons-nous donc jamais que les massacres en masse et les boucheries officielles pour résoudre chez nous les difficultés sociales ? Les résoudre ? mais elles ne sont même pas résolues ; les mêmes causes produiront indéfiniment les mêmes effets. Vous aurez beau massacrer 50.000 propriétaires ou soi-disant tels (1793), 50.000 travailleurs (1848, 1871) s’insurgeant ou protestant contre une société égoïste, ce même égoïsme, à vingt ans ou cinquante ans de distance, aura encore exclu du droit de propriété des légions d’hommes qu’il faudra encore mitrailler, pour sauver quoi ? le principe essentiel et nécessaire de la propriété ? Mais non ; personne ne le conteste, puisque tout le monde en réclame le bénéfice. C’est l’abus de ce principe, c’est son exagération que l’on veut ainsi défendre par des moyens violents. Avec plus de prévoyance, plus de sagesse, plus de justice, évitons ces affreuses guerres sociales qui ne résolvent rien et renaissent périodiquement comme d’elles-mêmes.

J’indique ici l’un des moyens de mettre un frein à l’extrême enrichissement de quelques-uns, qui a pour corollaire logique l’extrême appauvrissement de la grande masse de la nation, c’est une plus juste et plus rationnelle répartition de l’impôt. Politiciens de profession, économistes officiels, jusqu’à ce jour votre sagesse a été bien courte. Il est temps que les aveugles voient et que les sourds entendent.


Écoutons ici Proudhon. Dans l’un de ces ouvrages où il explique si bien toute sa pensée sous une forme parfois symbolique et biblique il écrit : « Pareils à ce médecin qui, traitant un scrofuleux, appliquait sans cesse un nouvel emplâtre à un nouvel ulcère, et n’essayait seulement pas de purifier la masse du sang, nos amis du peuple, nos amis de la classe ouvrière, nos amis du genre humain, nos philanthropes de toute farine, ces docteurs ont toujours sous la main quelque topique de récente invention et d’une efficacité sûre : rien n’est oublié par eux, hormis une chose dont ils ne s’embarrassent guère, c’est de remonter à la source du mal. Mais ne craignons pas qu’ils s’engagent dans cette recherche qui, infailliblement, les ferait aboutir là où ils ne voudront jamais regarder : à eux-mêmes. Avec leurs capitaux, leurs machines, leurs privilèges, ils envahissent tout et puis ils s’indignent qu’on ôte le labeur à l’ouvrier ; autant qu’ils peuvent, ils ne laissent rien à faire à personne, et ils crient que le peuple perd son temps ; tout glorieux de leur fructifiante oisiveté, ils disent au compagnon sans ouvrage : travaille. Et puis, quand le chancre du paupérisme vient troubler leur sommeil de sa hideuse vision, quand le malade épuisé se tord sur son grabat, quand le famélique prolétaire rugit dans la rue, alors ils proposent des prix pour l’extinction de la mendicité, ils donnent des bals pour les pauvres, ils vont au spectacle, ils font des redoutes, ils tirent entre eux des loteries pour les indigents, ils jouissent en faisant l’aumône, et ils s’applaudissent ! Ah ! si la sagesse des temps modernes s’est épuisée pour de si beaux résultats, tel ne fut pas l’esprit de l’antiquité ni l’enseignement de Jésus-Christ. (Proudhon, De la célébration du dimanche, considérée sous les rapports de l’hygiène publique, de la morale, des relations de famille et de cité. Sujet proposé par l’Académie de Besançon).

Et ailleurs il dit encore : « Du temps de St Paul déjà l’orgueil des richesses et le luxe des jouissances se glissaient jusque dans les agapes ou repas d’amour qui se prenaient en commun. Les riches ne voulaient ni manger avec les pauvres, ni des mêmes mets ; Chacun de vous, leur reprochait St Paul, apporte de chez soi ce qui lui plaît ; l’un se soûle, l’autre meurt de faim. Et il s’écriait indigné : « Ne pouvez-vous rester dans vos maisons pour manger et boire, et ne venez-vous à l’assemblée (à l’église) que pour insulter à ceux qui n’ont rien ».