L’Impôt Progressif en France/29

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Librairie Guillaumin & Cie (p. 85-88).

CHAPITRE XXVII

Réponse à l’objection tirée de l’existence des titres au porteur




La statistique aurait démontré, dit-on, que les titres au porteur des rentes sur l’État français ou sur d’autres, des actions ou obligations de toutes natures, représenteraient environ le 1/5 ou le 1/6 des valeurs mobilières appartenant à des français, d’où l’on a tiré cette objection que ces titres échapperaient à l’impôt progressif sur le capital et sur le revenu.

Cela arriverait en effet très probablement avec la législation actuelle, mais il n’est pas difficile de la modifier, comme nous allons le voir.

La loi actuelle se contente d’établir une petite différence d’impôts entre le titre nominatif et le titre au porteur. Un premier moyen consisterait donc à augmenter cette différence dans une forte proportion, de manière à porter par exemple, l’impôt à retenir sur les coupons à 20 % de la valeur du coupon au porteur. Comme on le voit, un simple article de loi pourrait, ainsi, parer à la difficulté d’application de de l’impôt progressif sur le revenu et le capital. Mais on pourrait faire encore beaucoup mieux. Ce serait d’interdire purement et simplement tous les titres au porteur, rentes, obligations et actions. On peut même se demander pourquoi on les a créés dans le début, quand la loi exige des titres parfaitement nominatifs et très dispendieux (timbre, enregistrement, transcription, inscription hypothécaire) pour la moindre bicoque ou le plus petit immeuble rural. En fait, il n’y a point de titre au porteur pour les maisons et les champs, même d’une valeur de cent francs. Pourquoi n’en est-il pas de même pour les millions et les milliards représentés par les obligations et actions des chemins de fer, des mines et autres entreprises industrielles, pour les rentes sur l’État, qui se transmettent journellement de main en main, à peu près sans frais ? Nous ne sommes plus étonnés de cette anomalie parce que nous avons l’habitude de voir les choses se passer ainsi, contre toute justice et toute raison. Il semble qu’on a voulu faciliter par cette loi de privilège et d’exception la passion du jeu, de l’agiotage et de la spéculation insensée et ruineuse dont nous sommes les spectateurs depuis plus de soixante ans. De nombreuses pétitions ont déjà été soumises au Parlement, signalant les inconvénients de faire porter ainsi les impôts en proportion beaucoup plus considérable sur la richesse immobilière, et surtout la richesse agricole terrienne, la plus utile, la plus morale et la plus féconde de toutes. Ce serait bien l’occasion de revenir sur cette question, et de profiter de la réforme fiscale proposée, pour rétablir l’équilibre injustement rompu au profit de la richesse mobilière et au détriment de la fortune immobilière.

Donc, plus aucune valeur au porteur ; tous les titres devront porter le nom de leur propriétaire, absolument comme les actes constatant la propriété des maisons, des champs, des vignes, etc. ; obligation imposée à toutes les compagnies et sociétés industrielles de tenir et de communiquer à toute réquisition aux agents de l’État le registre de mutation de leurs valeurs, comme cela se passe du reste déjà pour la plupart des actions et obligations des valeurs industrielles. Quant aux valeurs étrangères, leur négociation en France ne pourrait avoir lieu aussi que moyennant des registres tenus ad hoc par les agents de change ou autres fonctionnaires préposés à ces mutations, et les titres acquis ou transmis ne pourraient être remis qu’après la formalité de l’inscription.

Et pour les valeurs qui, malgré ces précautions, échapperaient encore au titre nominatif, le coupon ne pourrait être payé par un intermédiaire quelconque sans une amende de 25 à 50 % de la valeur, amende à partager entre le porteur et l’agent qui aurait effectué le paiement, comme cela se passe du reste aujourd’hui en matière de transmission d’immeubles, où le fait de la dissimulation du prix est puni d’une amende partagée entre le vendeur et l’acquéreur.

Où serait le mal si une loi venait entraver par l’exigence du titre nominatif ces coups de bourse, ces razzias qui font tant la joie ou le désespoir des spéculateurs et dont le spectacle étonne la partie encore saine de la population ?

Après cette loi protégeant la fortune honnête, si les fissures de ses articles laissent encore échapper quelques valeurs, alors on appliquera la règle déjà en usage en Suisse, en Angleterre, en Allemagne et ailleurs, frappant la valeur dissimulée d’un droit double, triple et même décuple de l’impôt qui aurait dû être payé. Tout cet ensemble de dispositions ne ferait que relever le sens moral en cette matière fiscale, où personne ne croit commettre une faute en trompant le fisc, c’est-à-dire la communauté.