L’Impôt Progressif en France/38

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Librairie Guillaumin & Cie (p. --152).

DEUXIÈME PARTIE

Sur la réforme proposée au Parlement





Le projet qui précède paraîtra au moment où les divers systèmes relatifs à l’impôt et dûs à l’initiative parlementaire seront discutés à la Chambre. Ces systèmes ne fournissent en réalité aucun adoucissement à l’état économique des travailleurs ; cependant le temps est venu de trancher nettement la question des impôts de consommation. Une réforme portant sur 250 millions de francs est absolument insuffisante, quand il s’agit de remplacer près d’un milliard d’impôts frappant surtout la classe laborieuse, par l’impôt progressif sur les grands revenus et la grande richesse. N’attendons pas qu’il soit trop tard pour opérer la réforme radicale nécessaire de notre système. Le projet, soumis au Parlement, ne répond pas aux aspirations des millions de travailleurs qui ont confié leurs intérêts à leurs députés et sénateurs.



Quel sera le sort des réformes proposées dans ce petit livre ? Les faits et les exemples si précis qui y sont cités inspireront-ils à quelques uns de nos législateurs le courage de proposer sérieusement une réforme fiscale, tant de fois réclamée et promise ?

La séance du 14 juillet 1904 ne le fait guère espérer. La veille du 114e anniversaire de la Fête Nationale, nos législateurs ont encore ajourné, peut-être pour la dixième fois, la plus démocratique de toutes les lois. Cela ne rappelle-t-il pas ce qui se passait en 1776 au Parlement de Paris ? Un avocat, Pierre-François Boncerf, mon grand-oncle, premier commis au ministère Turgot, venait de faire paraître un petit livre qui eut, à cet époque, un grand retentissement intitulé : Inconvénients des droits féodaux.

Grand émoi dans la classe privilégiée de l’époque. Le procureur général au Parlement prononce un réquisitoire énergique, et le livre, quelques jours après, est brûlé par la main du bourreau sur le grand escalier de la Cour de justice.

Aujourd’hui on fait moins d’honneur à la réforme des inconvénients des droits de notre féodalité financière. Chaque fois que ces projets reparaissent à la Chambre, on les renvoie simplement au lendemain, jusqu’à ce qu’un jour vienne ou demain sera peut être trop tard.

Mais je n’aurai perdu ni mon temps ni ma peine, si mes efforts ont pu décider quelques amis des travail leurs à prendre vigoureusement en main leur cause et, à forée de patience, d’insistance et d’énergie, à imposer à nos millionnaires l’obligation de fournir au budget, chacun quelques mille francs de plus ; ce qui aura pour corrollaire d’augmenter, ne serait-ce que de cinquante ou de cent francs par an, les faibles ressources de plusieurs millions de familles, et de corriger, dans une faible mesure, l’injustice du sort par la justice des nouvelles lois fiscales.

Dans une commune rurale de la Suisse, de mille huit cents habitants, quatre-vingt-dix-huit personnes appartenant surtout à des familles nombreuses et ne payant pas d’impôts ont reçu, en 1903, 14.200 fr. de secours de toutes espèces[1].

En France ces familles n’auraient reçu que des secours insignifiants ; de plus elles auraient eu à payer des impôts, puisque tous les objets de consommation sont taxés. Elles prépareraient ainsi, vu l’insuffisance de leurs ressources, des recrues pour l’armée des mendiants, ou des pensionnaires pour les hôpitaux : tandis qu’en Suisse ces familles nombreuses, secourues à temps, sont mises en mesure de préparer d’excellents employés agricoles ou industriels : mendicité et misère d’un côté de la frontière ; aisance partout répandue de l’autre côté.

Lorsque la raison et la justice proclament qu’une réforme est nécessaire, il est prudent de ne pas attendre que la passion s’en empare. Il ne s’agit pas d’une aventure financière ou fiscale, comme on l’a prétendu, il est même curieux d’avoir à constater que la République Française a été, jusqu’à ce jour, moins apte à lutter contre l’égoïsme de la ploutocratie que les monarchies anglaise, prussienne et italienne. La Bastille de pierres est, sans doute, plus facile à détruire que la bastille de nos préjugés défendue avec tant d’acharnement par la féodalité financière.

Je ne quitterai pas ce sujet sans y ajouter les observations par lesquelles William Ellis (traduction de M. Terrien, 1850, Paris, Guillaumin) termine son petit livre classique à l’usage des écoles, sur les Principes élémentaires d’économie sociale, si répandu en Angleterre, et si inconnu en France :

« Ceux que leurs occupations n’ont pas familiarisés avec les lois de douanes et d’impôts indirects qui sont, depuis tant de siècles, en possession de gouverner le monde, et ceux qu’une certaine habitude d’esprit ne conduit pas à regarder de près les sophismes, les préjugés et les erreurs qui les ont maintenus, auront peine à s’imaginer à quelles combinaisons ruineuses, à quelles déperditions de toute nature, l’homme a voulu se condamner par ces mesures. On dirait d’un courrier qui se casserait une jambe, ou se poserait lui-même un appareil pour s’empêcher de marcher.

« Mais en supposant même un système de taxes indirectes, parfaitement combiné et dégagé de ces dispositions si incomplètes et si embrouillées, de ce code si compliqué et si inefficace, de ces remaniements successifs qui n’ont jamais donné de sécurité aux opérations commerciales, il est des inconvénients encore plus graves que ceux-là et qui semblent s’attacher inévitablement aux impôts indirects, alors surtout que l’ampleur de la somme à recueillir exige un chiffre d’impôt assez élevé. L’exécution des règlements conduit à des manœuvres vexatoires, à des mesures qui entravent l’échange et le rayonnement des richesses du pays. Les contrebandiers rôdent le long des côtes. Ce n’est qu’en tenant sur pied une armée permanente et fort coûteuse, de vingt mille douaniers et d’autant de préposés que la société parvient à faire respecter ses tarifs, quand il n’y a pas d’ailleurs des luttes à soutenir et du sang à verser. D’un côté, les prisons se remplissent, l’humanité est outragée par la fraude et la violation « de la loi, la délation, la saisie ; de l’autre des commerçants scrupuleux sont victimes des profits illicites que leurs étranges concurrents ne manquent pas de réaliser en dépit de tous les efforts employés pour les réprimer ».

On le voit ; ce n’est ni un essai dangereux d’impôts inconnus, ni une révolution radicale et subite que nous proposons pour l’amélioration du sort du plus grand nombre. Les États de l’Europe les plus connus pour leur esprit conservateur ont mis en pratique cette réforme du système fiscal ; il n’en est résulté nulle part aucun inconvénient pour le droit de propriété individuelle, qui a reçu, au contraire, du fait de ces réformes, un appui moral et matériel qui lui manque en France.


Salins, Juillet 1904
  1. Dans cette commune, trois familles rurales du même hameau élèvent trente-et-un enfants qui forment à eux seul la moitié du contingent de l’école de ce hameau. Sans doute il convient de secourir le malheureux tombé dans la misère profonde et mis hors de combat dans la lutte pour la vie. Ne vaut-il pas mieux encore le soutenir pendant qu’il lutte et l’empêcher de succomber ? Peut-on citer un seul village, en France, où la caisse municipale distribue 14.200 fr. de secours à domicile à des familles nombreuses ? Je ne parle pas de l’affouage, qui va surtout aux familles plutôt aisées, ou même riches. C’est de l’autre côté de la frontière que l’on rencontre tout ce que l’industrie moderne offre de plus commode et de plus économique à une population sagement démocratique vivant sous l’empire de lois que ses mandataires préparent, et qu’elle sanctionne elle-même.