L’Impôt Progressif en France/42

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Librairie Guillaumin & Cie (p. 181-185).

L’exode des capitaux





« Les riches, dit M. Lepelletier, dans un article du journal La Patrie, échapperont encore à l’impôt. Ils exporteront leurs capitaux mobiliers. Ils peuvent aussi se déplacer eux-mêmes et ne garder en France qu’un pied-à-terre, vendant hôtels, châteaux, s’allégeant d’un personnel imposable, diminuant leurs dépenses et de ce fait, portant un coup funeste aux industries de luxe qui font vivre cependant d’habiles ouvriers. »

Examinons de près cette objection qui se présente sous diverses formes, dans la plupart des journaux qui cherchent à ménager les très grosses fortunes, toujours en se donnant l’air de protéger les humbles, les petits, les ouvriers, etc., en un mot les prolétaires.

Je paraîtrais annoncer une chose paradoxale, si je disais que les capitaux français passés à l’étranger sont peut-être les plus profitables à la France. En réfléchissant à cette proposition, on arrive à trouver qu’elle est moins exagérée qu’elle ne le paraît à première vue. En effet, nous avons 7 milliards placés en Russie, [1] 1 milliard en Italie, 1 ou 2 milliards en Espagne, etc., en tout environ 20 milliards, placés à l’étranger. Si l’intérêt moyen de cette somme est de 4 %, ce n’est pas moins de 800 millions que nous prélevons chaque année sur le travail de l’étranger au lieu de le prélever sur le travail national. C’est donc celui-ci qui se trouve libéré de cet énorme tribut. C’est même fort heureux, car il en a assez d’autres à supporter en impôts de toutes sortes, en intérêt de la dette hypothécaire, en dividende et intérêt d’actions et obligations industrielles, etc. Et la preuve que les capitaux restant en France sont plus que suffisants pour alimenter le travail utile, c’est que la plus grande partie de ces capitaux est placée à un taux de 3 % et même inférieur à 3 %.

C’est donc une crainte imaginaire ou peut-être même imaginée, que de soutenir cette thèse que l’impôt sur le revenu produirait une émigration dangereuse à l’étranger. Lorsque l’impôt sur le revenu a été pratiqué en Angleterre, en Italie, en Allemagne et ailleurs, a-t-on vu les capitalistes de ces pays envoyer leurs capitaux en France, ou venir eux-mêmes s’y installer pour éviter de payer dans leur pays leur part d’impôt.

Pourquoi supposer que les capitalistes Français sont plus égoïstes et moins patriotes que les Anglais, les Autrichiens et les Prussiens.

Remarquons du reste que la progression de l’impôt ne deviendrait un peu sensible qu’à partir de plusieurs centaines de mille francs de revenus et qu’il ne serait pas facile de transporter ainsi à l’étranger d’énormes capitaux sans courir le danger de rencontrer de mauvais placements et même des impôts peut-être supérieurs à ceux que l’on payerait en France.

Quand on parle d’énormes fortunes, il y a un nom qui se présente de lui-même à la mémoire, comme celui de Crésus chez les anciens. Le Crésus actuel, chez les Français, c’est M. de Rothschild. On lui prête dit-on un grand nombre de milliards. Admettons même qu’il ne soit pas nécessaire de les lui prêter et qu’il les possède réellement. Pour faire la bonne mesure, une mesure moyenne, admettons qu’il soit propriétaire de 4 milliards de francs et que cette somme rapporte 120 millions par an, si elle est placée à 3 %, ou 160 millions si le taux est de 4 %. Ces millions sont prélevés naturellement sur le travail Français. Quel intérêt ce travail a-t-il à payer cet énorme tribut à un seul capitaliste ? Lui parti, ne restera-t-il pas en France assez d’autres capitaux pour remplacer ceux-là ? Il semble vraiment que les moutons Français éprouvent le besoin de se faire tondre par un seul capitaliste, au lieu de s’adresser à d’autres fortunes moins considérables et qui seraient naturellement très nombreuses, répandant autour d’elles le produit de leurs revenus au lieu d’accumuler ces revenus et de grossir chaque année davantage une fortune trop considérable. Car il faut bien se rendre compte de ce fait que plus la richesse d’un seul est considérable, plus il lui est facile d’augmenter son capital, c’est-à-dire d’en priver le travail et de soustraire ce revenu à la circulation.

Laissons donc toute liberté à quelques riches égoïstes de passer la frontière avec leurs richesses. Ils trouveront certainement au dehors à qui parler et surtout à qui payer. Quant à nous, travailleurs Français, nous pouvons nous demander depuis quand le berger, le chien et le troupeau se sont avisés de se plaindre du départ du loup.

Plus on réfléchit à ces questions d’impôts et aux effets de leur répartition par le système progressif, plus on reste convaincu qu’il devient un facteur de plus en plus nécessaire pour faire cesser d’un côté les trop grandes accumulations de richesse, et d’un autre côté les accumulations de misère encore plus dangereuses.

Au lecteur qui serait scandalisé des idées qui précèdent, je conseille de lire :

Le Traité de l’usure, de Bossuet ; La Somme, de Saint-Thomas, ou plutôt, comme on ne lit plus aujourd’hui les ouvrages longs, profonds et savants, que l’on qualifie irrespectueusement d’ouvrages ennuyeux, l’abrégé de cette Somme énorme, par M. le Chanoine Crolet, ancien curé de la paroisse de Saint-Maurice, de Salins, et de celle des Cordeliers, à Lons-le-Saunier ;

Certains passages de Saint Jean Chrysostome, qualifiant l’intérêt ou l’usure de produits monstrueux de l’avarice ;

Les Évangiles où il est question des riches, des Pharisiens et de l’usure ;

Enfin, plus loin dans les âges passés, les lois extraordinaires de Moïse, interdisant l’usure et instituant ce jubilé célèbre, remettant tous les cinquante ans les familles expropriées en possession de leurs biens, et anéantissant toutes les créances, sans que les débiteurs eussent à payer une obole.

Et le lecteur comprendra alors la durée inexplicable de certaines races et de certaines nations, tant que par l’effet de leurs lois imposant une certaine mesure au développement de la richesse individuelle, il est resté impossible à quelques-uns de devenir les arbitres et les maîtres absolus de l’existence de tous les autres.


En tous cas, la menace d’émigration, que l’on prête gratuitement aux capitalistes, est loin d’effrayer tout le monde. Un poète franc-comtois de mes amis, m’écrit de son pays des Gaudes, que pour souhaiter d’avance bon voyage à ces prétendus émigrants, il a composé les deux couplets suivants, qu’il met à mon entière disposition. Ils peuvent se chanter, paraît-il, sur un air connu : Que ne suis-je la fougère !


Banquiers de la Germanie

Quand partez-vous de chez nous ?
Spéculateurs de génie
Allez-vous en donc chez vous ?
Les sillons de nos domaines
Soyez-en bien convaincus,
Produiront assez de graines,

Sans votre or et vos écus.


Bien loin de nous, race cupide,

Cherchez un autre séjour ;
Partez par le plus rapide,
Et sans billet de retour.
Emportez caisse et barême,
Passez le Rhin, l’Océan,
Et, s’il se peut, rentrez même

Pour jamais dans le néant !

  1. Quelques statistiques portent même à 12 milliards les fonds français placés en Russie, en y comprenant les diverses industries qui s’y développent depuis 20 ans.