L’Impôt Progressif en France/63

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Librairie Guillaumin & Cie (p. 264-367).

D’un adversaire intransigeant




Admonere voluimus, non mordere ; prodesse non lædere ; consulere moribus hominum, non officere.
Érasme.





La critique la plus plus vive et la plus personnelle m’a été adressée par M. Étienne de Resnes, très riche et très honorable propriétaire, officier de cavalerie démissionnaire, au château de Beaumetz (Pas-de-Calais). C’est à grands coups de sabre, suivant la pittoresque expression de M. Drumont, qu’il découpe menu comme chair à pâté, ma modeste brochure. Pas une ligne, pas une phrase, pas un mot ou une idée qui ne mérite l’anathème et ne sente le fagot. C’est de l’hérésie, c’est du schisme distillé, partout, de la première à la dernière page. Imitons mon impitoyable critique qui me traduit pendant 66 pages devant le tribunal de sa propre opinion, pour chapitrer ce petit livre article par article. En adversaires qui savent ce que l’on se doit de courtoisie, entre personnes combattant pour des idées, négligeons ce qui est purement personnel. Je me rends facilement compte du ton de cette critique. Quand on est sûr de la vérité, et rempli de l’excellence de sa cause, il n’est pas nécessaire de recourir aux explications d’un exorde par insinuation, on entre en plein dans le sujet ; on frappe d’estoc et de taille, à droite et à gauche, sans autre façon. N’est-ce pas la bonne manière, la manière à la française. Comme cela, les idées sortent claires comme de l’eau de roche, on en voit le fond en pleine lumière. Faisons de même, on ne saurait trop bien imiter un contradicteur aussi nettement hostile à vos idées, puisqu’il ne peut les attribuer qu’à une cervelle un peu détraquée. Nous verrons si le mécanisme qui règle la sienne, ne serait pas, comme certaines horloges arrêtées, en retard d’un siècle ou deux.

« De même, dit-il, qu’à l’aurore de la Révolution Française et longtemps avant l’éruption de ce volcan, les hommes qui en France, devaient en être les principales victimes, se ruaient d’un cœur léger dans toutes les utopies qui devaient causer leur perte, de même maintenant, nous voyons des membres notables de la société actuelle, qui a succédé à l’ancienne, sans la remplacer, adopter par sentimentalité un peu niaise, par légèreté, par entraînement irréfléchi, par générosité, sans pondération et parfois par snobisme, des idées destructives de tout ordre de choses et de toute société. La progressivité de l’impôt est une de ces idées. Celle d’exonérer de toute charge les classes inférieures de la société, qui lui a donné naissance, en est une autre. Ce sont là, les deux idées maîtresses de la brochure de M. Dufay. Je ne sais jusqu’à quel point elles sont répandues actuellement en France, dans la classe possédante. L’anarchie cérébrale dont souffrent nos contemporains et qui les mènera sûrement à l’anarchie matérielle, me fait croire qu’elles doivent avoir quelques adeptes plus ou moins inconscients. M. Dufay s’en fait le vulgarisateur. Cela m’étonnerait si quelque chose pouvait m’étonner encore.

On ne voit pas pourquoi la part d’impôt de chaque citoyen doit suivre une proportion progressive et non une proportion constante. Le bon sens et la justice précisément réclament cette proportion constante. Si, dans un esprit de bienveillante charité, vous voulez exempter d’impôts le minimum indispensable à la vie, peut-être cela pourrait-il se faire moyennant certaines conditions que j’indiquerai plus loin. Encore trouverait-t-on bien des difficultés à fixer ce minimum ; mais, le bon sens et la justice se contentent, pour le reste, d’une proportion constante. Un exemple, tiré de la plupart des législations européennes, ne prouve rien contre mon opinion. Il n’est pas rare que l’humanité tout entière se plonge, de parti pris, dans une erreur contraire au bon sens ; et, le consentement universel des peuples est bien loin d’être, en faveur d’une opinion, un argument sérieux.

Il est complètement inique de prétendre, par l’impôt, maintenir dans une juste limite l’appropriation particulière de la richesse. Il est inique de prétendre par là, maintenir entre les hommes une égalité même relative. Cela dépasse la compétence même de l’impôt. C’est par des lois particulières qu’il faut obtenir ce résultat. Par exemple, il faudrait de bonnes lois sur la spéculation, les opérations de Bourse. Ces lois empêcheraient la création de fortunes comme celles des juifs ; mais l’impôt n’a pas le droit de frapper arbitrairement, la fortune, même considérable, acquise légitimement par l’épargne des familles, la réussite d’une belle entreprise, l’héritage, la bonne administration. Ce serait donner à l’impôt le caractère de pénalité et à la richesse légitime, celui de culpabilité.

Répondons à ces premières observations, tout d’abord, que la richesse légitime, acquise par un travail utile à celui qui le fait, et à la société toute entière, n’est jamais considérable et que cette richesse là ne sera jamais atteinte par les degrés supérieurs d’une progression quelconque de l’impôt, parce qu’elle est respectée partout, comme l’expression vraie du droit de propriété et que tous les citoyens d’un pays ont le même intérêt de l’atteindre le moins possible par l’impôt. Ce sont les fortunes considérables, produites par l’usure, comme nous le verrons plus loin, et par les spéculations financières ou industrielles, nuisibles le plus souvent à l’intérêt général, qui ont donné lieu au système de la progression de l’impôt, sorte de pendule compensateur, tendant à maintenir dans des limites moins inégales l’appropriation de la richesse générale. Nous verrons plus loin avec quel soin les grands législateurs ont pris les précautions les plus minutieuses pour maintenir, autant que possible, une certaine égalité entre les hommes sur cette question de la répartition de la richesse. Si notre société moderne avait continué à suivre ces règles protectrices, il n’y aurait aucune utilité à chercher dans l’impôt ou ailleurs, un frein à la cupidité insatiable de certaines natures. Supprimons les jeux de bourse, supprimons les spéculations, supprimons les effets du prêt à intérêt, c’est-à-dire de l’usure, pour l’appeler par son nom ; si M. de Resnes réussit dans cette entreprise, je fais avec plaisir le sacrifice de la progression de l’impôt ; quand il n’y aura plus que le travail honnête et utile pour acquérir la richesse, nous ne serons pas loin d’avoir tous notre légitime place au banquet de la vie.

Vous voyez que nous sommes très près d’un terrain de conciliation : supprimez les causes des fortunes anormales et injustes, moi, de mon côté, je retire mon impôt progressif. Il n’aura plus aucune raison d’être. Le remède devient inutile, lorsque la maladie a cessé d’exister.

L’impôt n’a pas à jouer de rôle moralisateur ; c’est un mal nécessaire qu’on doit en tout réduire au minimum par une sage administration, qu’il faut subir parce qu’on ne peut pas faire autrement, mais auquel il ne faut pas attribuer des propriétés moralisatrices, restrictives de la fortune, garantes de l’égalité, etc. Il n’a rien à voir dans tout cela et son rôle se borne à graisser les roues du char de l’État.

Je m’étonne de trouver sous la plume d’un homme d’affaires, ce mot : « L’impôt doit atteindre le luxe. » De combien de manières ne l’atteint-il pas et comment est-il encore besoin de répéter à quelqu’un, sachant non seulement observer et lire, mais voir simplement, que le luxe est le meilleur impôt prélevé sur la richesse, au profit du pauvre ? Il est absurde de prétendre que l’excès de misère a son origine dans l’impôt. Je défie qu’on m’en cite un cas. Et Dieu sait pourtant si je suis ennemi des excès de l’impôt, surtout quand le produit passe entre les mains de misérables comme ceux qui nous gouvernent.

Évidemment le rôle principal de l’impôt est de fournir à la communauté les ressources nécessaires pour les dépenses générales, et, comme vous le dites à graisser les roues du char de l’État. Il reste à savoir où il faut prendre cette graisse et je continue à prétendre que si on la prend là où il n’y en a pas assez pour graisser les muscles des travailleurs, c’est une injustice et même une absurdité économique, que de s’adresser là pour graisser les roues du char de l’État. C’est ce que M. Turquan, percepteur à Lyon, nous a dit, dans son rapport à la Société d’économie politique, puisqu’il faut 0.48 centimes de frais pour extraire 20 sous de la bourse plate des malheureux canuts de Lyon ; c’est ce que nous disent aussi les rapports des conseils d’hygiène de toutes les grandes villes et même des villages, où la nourriture, le logement, l’habillement des manœuvres, laissent si fort à désirer, que la santé, la moralité et la vie sont continuellement exposées, et où l’une des causes de cet état fâcheux est souvent attribuée aux impôts qui frappent lourdement à peu près tous les objets de consommation. Évidemment l’excès de la misère a encore d’autres causes, mais au moins n’y ajoutons pas encore celles, résultant de l’impôt. Que nos gouvernants ne tiennent pas assez la main à diminuer cette source de misère, par une plus grande protection du travail et une plus grande diminution des dépenses, c’est ce que nous pouvons tous constater et déplorer ; et, c’est ce qui me fait maintenir cette idée, qu’ils seront beaucoup plus attentifs au bon aménagement des finances publiques, quand ce sera la grande richesse qui sera appelée à en fournir une plus grande partie.

Plus loin M. de Resnes ajoute qu’un bon gouvernement est celui qui assure à ses sujets du catéchisme, du pain et des coups quand ils le méritent.

Le catéchisme et le pain sont très bons ; mais encore faut-il avoir le temps d’écouter les leçons du premier et l’argent nécessaire pour acheter le second, ce qui n’est pas toujours facile dans les temps de chômage provoqués souvent par les excès de la spéculation financière ou industrielle. Quant aux coups, je crois que jamais personne ne les a trouvés bons. Ils ne sont plus guère en usage que dans les tribus à demi sauvages, que nos explorateurs sont en train de déranger dans leurs habitudes.

La royauté savait faire rendre gorge aux sang sues trop gorgées, le gibet de Montfaucon, la place de Grève et quelques bonnes exécutions de financiers y pourvoyaient. La République, au contraire, lèche les pieds des hommes de proie et leur abandonne le peuple. L’impôt n’y est pour rien. C’est ce qui prouve qu’en France, le pouvoir politique est tout, et un bon gouvernement aurait tôt fait de remettre les choses sur un bon pied.

La puissance d’accumulation de la richesse n’a rien à faire avec l’impôt. C’est aux institutions qu’il appartient d’en empêcher l’excès. Donner ce rôle à l’impôt, c’est en faire une forme de confiscation et sortir de la loi pour entrer dans l’arbitraire : c’est décourager l’épargne, les grandes entreprises, les améliorations à la propriété, c’est en un mot, attaquer les sources de la richesse nationale.

Je crois que l’impôt frappant les très grandes fortunes, aurait précisément le même effet que le gibet de Montfaucon et que même en agissant d’une manière continue chaque année, il finirait par faire disparaître ces facheux engorgements de richesses, qui se renouvelaient sans cesse et se renouvelleraient encore chez nous, après le fonctionnement du gibet de Montfaucon, puisque la cause première ne serait pas supprimée. Cet argent provenant des exactions des Samblançay, des Enguerrand de Marigny, des Fouquet, sentait si mauvais, paraît-il, que les con seillers de nos anciens rois leurs défendaient de le faire entrer dans la finance royale, ils l’appliquaient à des œuvres de bienfaisance, aux hospices, au rachat des prisonniers, etc.

Je ne verrais aucun inconvénient à faire revivre ce très moral procédé ; les impôts sur les millions, les dizaines et les centaines de millions pourraient très bien servir spécialement, non plus à payer de gros traitements à quelques fonctionnaires, mais à créer ces habitations à bon marché, saines, confortables, ces pensions de retraites, introuvables jusqu’à maintenant.

C’est aux institutions, dites-vous, qu’il appartient d’empêcher les excès de la richesse. Il serait bon de nommer au moins ces institutions.

Comment, c’est décourager l’épargne que d’exempter d’impôt la petite épargne ? C’est décourager les grandes entreprises, les améliorations à la grande propriété, c’est attaquer les sources de la richesse nationale que de répandre partout cette richesse et d’y appeler tout le monde, en en diminuant les grandes agglomérations dans les mains de quelques-uns. La richesse énorme concentrée dans les mains de quelques individus, n’est point du tout nationale, elle est même antinationale, puisqu’elle empêche la nation d’en profiter et qu’elle met entre les mains de ces quelques privilégiés, les moyens d’exploiter tous les autres hommes.

Il est absurde d’aller chercher dans l’impôt, un remède aux maux de la société. Il est dangereux et injuste d’exempter d’impôts toute une classe de citoyens. Qui n’aperçoit la contradiction dans laquelle on tombe en voulant que chaque citoyen ait sa part de pouvoir, sa part de la richesse nationale, mais, par une exemption d’impôt qui sera forcément totale, si son revenu n’atteint que le chiffre exonéré, n’ait pas sa part de charges, c’est-à-dire d’effectives responsabilités ?

Cette conception rentre dans la catégorie des rêveries funestes et dangereuses qui ont inondé les cerveaux malades de la fin du dix-huitième siècle, dont nous souffrons encore, et dont probablement nous périrons, surtout, si les cerveaux de nos contemporains se mettent à augmenter le nombre de ces utopies.

Il me semble que le citoyen sans fortune, sans capital, a une suffisante part de charge et d’effective responsabilité lorsque, par son travail journalier il a à pourvoir aux dépenses que comporte une famille plus ou moins nombreuse. L’impôt qu’il paye sous cette forme, n’est-il pas suffisamment onéreux pour qu’il soit juste de l’exempter, jusqu’à tolérance d’un chiffre représentant à peu près le minimum nécessaire à l’existence. La société a même tout à gagner à ce que cet exemption d’impôt contribue à l’aider dans sa difficile mission d’élever une famille. J’ai cité les exemples d’économie sociale où non seulement la communauté ne demande aucun impôt au travailleur, mais vient à son secours en embrassant elle-même une part de ses effectives responsabilités. N’est-ce pas plus humain et même plus conforme aux préceptes du christianisme, que de dire à ces citoyens, comme on le fait en France, que la communauté ne leur doit rien qu’un avertissement d’impôts à payer.

Je ne vois pas bien comment cette conception devrait être rangée au nombre des utopies et comment nous pourrions en périr. Ce qui a fait périr la société française, à la fin du XVIIIe siècle, et ce qui menace de faire périr encore notre société contemporaine, c’est bien l’excessive inégalité de la distribution des biens et des charges ; on n’a jamais vu disparaître une société ou une nation dont les institutions étaient assez prévoyantes pour faciliter l’existence à tous ses membres. On a vu, au contraire, disparaître successivement toutes celles chez lesquelles l’égoïsme individuel et l’insatiable besoin de posséder toujours davantage, avaient affaibli parmi les classes populaires le patriotisme et l’amour de la famille par l’excessive difficulté de vivre. Le luxe de quelques-uns, que l’en prétend nécessaire à la société, est au contraire le plus funeste exemple qui puisse lui être donné. Il descend peu à peu jusqu’aux rangs inférieurs. Si la grande richesse se donnait pour but et pour emploi de ses ressources les travaux utiles à tous, elle remplirait son rôle vraiment providentiel. Malheureusement, les exemples prouvent, sauf de rares exceptions, qu’elle développe trop souvent chez l’homme la satisfaction égoïste des plus dangereuses passions et l’oubli des devoirs que cette richesse devrait imposer. Richesse comme noblesse oblige.

Les hommes d’État célèbres, les philosophes, les législateurs, les pères de l’Église, les conciles, les papes, dans tous les temps, dans tous les lieux, se sont élevés par leurs écrits, par leur doctrine, leurs prédications, leurs lois, contre les effets funestes de la richesse excessive. Puisqu’il n’y a plus aujourd’hui d’autres moyens législatifs, que les préceptes moraux ne sont plus écoutés, pourquoi ne pas trouver dans une plus large participation aux charges publiques, un remède à cette dangereuse situation ?

M. de Resnes prend ensuite à partie le passage de ma brochure où j’ai cru prouver que M. Jules Roche assimile à tort l’impôt sur le revenu, à l’ancienne taille. Ces deux modes d’impôt se ressemblent si peu qu’ils sont exactement le contraire l’un de l’autre. L’ancienne taille ne se percevait que sur des revenus fictifs et évalués d’une manière tout à fait arbitraire, sur la partie la plus pauvre de la population. C’était un reste, une tradition, une suite du droit du plus fort sur le plus faible, c’est-à-dire, du conquérant sur le vaincu. Les biens immenses de la noblesse, du clergé, de certaines corporations privilégiées, en étaient absolument exempts. Dans le début, cette noblesse et ce clergé étaient bien en revanche chargés, les premiers du service militaire, comme chefs du moins, les autres de la distribution de certaines aumônes et de l’entretien d’hôpitaux, de maladreries, de léproseries, des œuvres de bienfaisance. Dans les dernières siècles de notre ancienne société, tout cela avait singulièrement dégénéré : le pouvoir absolu de la royauté, d’une part, l’emploi égoïste des richesses accumulées, d’autre part, avaient fait perdre complètement les bonnes traditions et accumuler à tel point les abus qu’il n’a pas été difficile aux têtes échauffées d’amener partout une excitation passionnée, contre un ordre social, généralement corrompu. Aujourd’hui, par l’impôt sur le revenu, il s’agit au contraire d’affranchir jusqu’à une certaine mesure raisonnable et juste, précisément cette population nombreuse de laborieux, qui est sous une autre forme encore taillable et corvéable à merci ; sans cependant imposer cette méthode de contributions un peu trop sommaire à la classe riche, à celle qui peut facilement prélever sur ses revenus considérables une plus grande fraction de ses revenus, pour faire face aux dépenses publiques, dont elle profite, dans une plus grande mesure, d’ailleurs. On verra plus loin, comment, sans aucune sorte d’inquisition et d’une manière même beaucoup plus simple, il est facile de substituer cette méthode plus économique et plus juste, aux innombrables formalités que nécessitent la perception de nos impôts actuels.

Ne sont-ce pas les anciens fermiers généraux qui prenaient à forfait la perception de la taille, trouvaient généralement dans cette industrie une source de fortunes énormes, au détriment, bien entendu, du public ? les publicains qui agissaient en leur nom, entendaient bien aussi participer à cette bonne aubaine et ne se gênaient pas pour opérer les razzias de la taille, d’en fixer le chiffre d’après des revenus qui n’existaient pas ; aujourd’hui tout est mieux réglé, nous devons en convenir, au point de vue administratif. Qu’aura-t-on à reprocher à l’impôt sur le revenu, lorsque la loi dira formellement qu’il ne pourra être perçu que sur les revenus déclarés par le contribuable, sous sa simple affirmation qu’ils sont sincères, et sous la simple sanction d’une amende dix fois supérieure, par exemple, à l’impôt et cela, pendant la période la plus longue de la prescription, c’est-à-dire 30 ans, puisqu’il n’y a ni titre ni bonne foi en faveur du débiteur[1].

M. Jules Roche combat la dîme royale de Vauban et mon critique l’appuie. Eh bien, je suis persuadé que ni l’un ni l’autre n’ont compris ce livre. Vauban demandait précisément la répartition de l’impôt, suivant les moyens et les facultés de chacun, bien établis et non pas arbitrairement supposés. C’est précisément ce que les partisans modernes de l’impôt sur le revenu demandent aussi. Pas d’inquisition, je le répète ; j’ai un peu l’expérience de ces sortes de choses, et je suis très sûr que sur 100 fraudeurs il y en a 99 qui seront pris dans leurs propres filets, sans que l’on fasse usage de ces moyens effrayants, disqualifiés sous le nom d’inquisition : un bail, une vente, un inventaire, un contrat de mariage, un partage, une déclaration ou une mutation après décès, un testament, une donation, quelquefois un procès, etc., etc., viendront révéler la fraude. C’est ce que nous voyons tous les jours avec notre législation actuelle et ce que nous verrons même moins souvent avec la nouvelle législation, à cause de l’importance des amendes. Les coupables de dissimulations viendront fatalement, sans y penser et surtout sans le vouloir, révéler leur tentatives de fraudes. Si on objecte la possibilité d’amendes exagérées, je réponds qu’elles ne le sont pas moins aujourd’hui et même pour des fraudes sans importance. Un malheureux, pour ne pas mourir de faim, fabrique et vend quelques allumettes : 500 francs et 1000 francs même amende, plus des mois de prison ; un créancier signe une quittance de 11 francs et oublie un timbre de deux sous : 62 fr. 50 d’amende, c’est-à-dire 625 fois l’impôt non payé ; un autre vend 20 litres d’eau-de-vie, oublie la déclaration : un tribunal (de Gray, je crois) lui inflige une demi-douzaine d’amendes qui élèvent le prix du litre à quelques centaines de francs[2]. Tout cela, pour quelques francs soustraits au fisc ; et on ne voudrait pas demander, à celui qui a dissimulé, une amende égale à dix fois le droit non payé ?

Je l’ai déjà dit, en remplaçant tous les impôts de consommation, sauf sur le tabac et l’alcool, et les autres impôts que j’ai indiqués, par l’impôt sur le revenu vrai, on rendra au contraire au public un nouveau service, c’est de lui faire sentir davantage le poids de l’impôt, parce qu’il ne sera pas caché dans le prix des choses et qu’il révélera mieux aux contribuables l’abus des dépenses publiques. On en sentira davantage et plus directement les conséquences ; c’est l’une de nos fâcheuses traditions françaises : soutirer l’impôt de la bourse du contribuable, sans qu’il s’en aperçoive.

Lorsque l’impôt sera personnel, versé au percepteur en bonnes espèces sonnantes et trébuchantes, et non chez l’épicier, le marchand de vin et autres, sous forme de prix des choses de consommation, chaque citoyen ouvrira un œil plus attentif sur ce côté du budget qui s’appelle les dépenses. Et lorsqu’il sera progressif, les gros détenteurs de la richesse, qui sont en réalité les maîtres de la politique, y regarderont de plus près aussi, ils se mettront vite d’accord avec les contribuables inférieurs pour supprimer les fonctions et les autres causes de dépenses inutiles.

Puis mon critique consacre plusieurs pages à signaler les graves inconvénients qu’il y aurait, selon lui, à ce que chacun pût connaître la fortune de chacun.

Et moi qui voyais là, au contraire, un immense avantage ; plus moyen de préparer de longue main ces faillites savantes qui déconcertent le commerce plus moyen de faire croire à une grosse fortune qui n’existe pas ; plus moyen au rastaquouère de cacher l’origine de sa fortune s’il en a, ou sa misère, s’il la cache pour mieux tromper. C’est au contraire l’incertitude actuelle ou simplement l’ignorance actuelle sur la fortune de chaque citoyen qui donne lieu à tous les commérages dont parle M. de Resnes. Lorsqu’on saura que M. Un Tel possède tant en capital et tant en revenu, la curiosité indiscrète sera satisfaite. C’est en général ce qui est caché qui donne lieu aux interprétations malveillantes. Les commissions de taxation sont partout tenues, par serment, au secret le plus absolu. En pareille matière, n’avons nous pas nos commissions de répartiteurs ? Personne ne s’en occupe, la plupart du temps, on ne les connaît même pas ; elles ne consultent jamais le contribuable qui se trouve taxé sans savoir pourquoi ni par qui. Pour l’impôt sur le revenu, aucun contribuable ne sera taxé sans son avis ou sa déclaration préalable.

Puis M. de Resnes continue.

Quant aux inconvénients pratiques de la déclaration, ils peuvent être nombreux. Il est impossible dans bien des cas, d’indiquer exactement le chiffre de son revenu. Combien, pour ne prendre que cet exemple, de fermiers même notables, sont incapables de tenir une comptabilité minutieuse ! Il y a des revenus très variables, très difficiles à établir. Mais il sera temps de discuter ce point quand on connaîtra exactement la manière dont sera exigée la déclaration.

Pour la culture, rien n’est plus facile que d’en fixer le revenu moyen, qui est celui à déterminer pour l’impôt. Dans toutes les communes, avec le concours de trois ou quatre habitants connaissant très exactement ce revenu par hectare, soit par leur expérience personnelle, soit par comparaison avec les domaines loués, le revenu imposable est facile à établir. Il y a même à dire ici : il est certain qu’actuellement les trois quarts du sol français sont taxés pour un revenu qui n’existe plus, ou même n’a jamais existé ; il est probable que c’est même là une des causes cachées de tous ces échecs d’essais d’impôts sur le revenu ; on veut dissimuler cette situation et surtout éviter que l’impôt, qui ne serait plus payé par la terre, se reporte naturellement sur la fortune mobilière qui, aux mains de nos grands maîtres de l’agiotage et de la piraterie financière, supporte à peine le quart des contributions qu’elle devrait payer.

Nous pouvons être assurés que l’idée de derrière la tête de tous les meneurs de la société actuelle est d’enterrer dans les inextricables mailles d’un infranchissable filet les citoyens de notre malheureux pays. Toute liberté doit nous être ravie, même celle de posséder, et bientôt le contribuable n’aura pas plies licence de faire, sans ingérence de l’État, ses propres affaires qu’il n’a celle de faire élever ses enfants selon ses intimes sentiments. L’État tuteur, administrateur, confesseur laïque, omnipotent en un mot, voilà le rêve jacobin. Puis, afin de préparer, d’une manière précise, la future confiscation des fortunes privées, n’est-il pas nécessaire de les bien connaître ? Voilà tout ce qu’il est permis d’entrevoir comme se dissimulant pour l’avenir derrière un impôt sur le Revenu. Il faut que l’habitat en Suisse ait légèrement perverti l’esprit de M. Dufay, autrement il verrait mieux que moi toutes ces choses. Qu’il cesse de nous citer des exemples pris chez une des plus antipathiques nations qui soient en Europe. L’esprit de Genève a déjà assez déteint sur nous et nous souffrons assez de ses méfaits.

Comme exemple des résultats bienfaisants qu’aurait en France l’impôt progressif sur le revenu, on nous dit que M. de Rotschild, avec ce système, paierait peut-être dix millions d’impôts qu’il ne supporte pas aujourd’hui, J’aurais été étonné de ne pas voir en l’affaire ce nom de Rotschild ; c’est sans doute à cause de ce nom exécré, ou vénéré selon les gens, et en tout cas redouté et redoutable pour tout le monde, que Drumont a parlé avec une bienveillance, non sans réserve, de la brochure qui nous occupe.

Je crois que ces craintes dépassent un peu la mesure et je suis si peu partisan du système jacobin que je répète souvent que nous n’aurons une forme républicaine durable, qu’à la condition d’avoir d’abord le fond qui donne de la solidité à ce gouvernement, c’est-à-dire une certaine autonomie provinciale, constituée à peu près par nos anciennes provinces, reliées entre elles par une fédération analogue à ce qui se passe et s’est toujours passé dans toutes les Républiques. Une République centralisée, absorbant l’initiative naturelle de ses différentes fractions, ressemble beaucoup plus à un empire autoritaire qu’à un peuple se gouvernant lui-même. Cette petite digression sur le terrain politique a seulement pour but de faire remarquer que la question fiscale et économique, est tout à fait étrangère à la forme du gouvernement[3].

M. de Resnes craint que l’impôt sur le revenu faisant connaître à peu près l’état de fortune de chaque citoyen, ne facilite un jour l’expropriation de ce dernier. En tout cas ce n’est pas l’impôt sur le revenu qui a joué un rôle quelconque dans les expropriations révolutionnaires de 1 791 à 1797. On peut même soutenir comme une vérité que si, longtemps avant cette époque tourmentée, les impôts et la richesse avaient été mieux partagés, cette explosion subite et généralement imprévue, ne se serait pas produite. C’est là le danger des injustices sociales ; elles accumulent à la suite des temps une telle quantité de matières inflammables et explosives, qu’il est difficile de réformer en paix, avec méthode, l’état économique qui en résulte ; les caractères aigris et violents s’emparent du mouvement et nous avons vu à quels excès ils peuvent se porter. En facilitant, par une meilleure répartition des charges publiques, à un plus grand nombre de citoyens, la possibilité d’arriver à posséder un petit capital, on les intéressera à un état social donnant satisfaction à leur désir légitime d’arriver à une certaine indépendance.

Au surplus, je n’entends prendre parti, dans cette question, ni pour les protestants ni pour les juifs. Au contraire, je reproche à ces derniers de s’approprier une trop grande partie de la fortune générale, et quand je cite un nom comme celui de M. de Rotschild, je ne touche en rien à sa personne, c’est un type que j’indique comme un ancien aurait cité Crésus ou Lucullus. Je crois même que dans l’état actuel de nos idées et de nos mœurs, il ne serait pas possible de faire une loi spéciale les concernant. Si l’énormité de leurs fortunes rend pour eux la progression de l’impôt plus sensible, rien ne les empêchera de quitter le pays et rien, je crois, n’engagera celui-ci à les regretter, puisque ces fortunes colossales continuent à s’accroître par le prélèvement annuel peut-être d’une centaine de millions sur le travail national.

Je crois avoir suffisamment étudié en Suisse et dans les livres cette question de l’impôt sur le revenu pour affirmer que partout, il est loin d’avoir affaibli le droit de propriété. Quant à l’exemple de Genève il n’est pas très heureux, car c’est, je crois, de tous les cantons suisses, celui où la progression est le moins accentuée : 40.000 francs de rentes ne payent que 3.100 francs d’impôt.


Que nos gouvernants actuels ne plaisent pas à M. de Resnes et même à plusieurs autres, cela n’a rien d’étonnant, mais ils ne seront pas toujours à la tête des affaires et s’il fallait attendre que tout fût pour le mieux dans le meilleur des gouvernements pour opérer des réformes, il serait parfaitement inutile de les proposer. Il est rare que les hommes, arrivant à la tête des affaires, sous quelque sorte de gouvernement que ce soit, soient des candidats au prix Monthyon. L’ambition, l’orgueil y poussent beaucoup plus d’hommes, que l’esprit de dévouement et de sacrifice. La politique a bien des martyrs, mais en général peu volontaires.

Il est certain qu’aujourd’hui la possession d’une part considérable de la richesse par quelques-uns est un danger pour le pays. Pendre ceux qui la possèdent comme le propose M. de Resnes, les corrigerait assurément ; mais les mêmes lois et les mêmes facilités de s’enrichir reproduiraient bientôt les mêmes effets, et l’on ne peut guère fonder un état régulier et durable sur ce précepte : Pendez-vous les uns les autres. Notre période révolutionnaire a montré des hommes traduisant leur fraternité en se guillotinant mutuellement, mais fort heureusement, cela n’a eu qu’un temps, que nous ne reverrons pas, il faut l’espérer.

C’est dans cet ordre d’idée que M. Drumont a dit récemment :

Si les Juifs disparaissaient du sol de France, il faudrait encore être antisémite, puisqu’il faudrait continuer de combattre l’esprit juif et le système économique juif, dont se meurt la France.

 

Notre ennemi, c’est notre maître, a dit le fabuliste. Abusé par des dupeurs, l’ouvrier a pu croire, un moment, que le patron, étant son maître, était son ennemi. Aujourd’hui le voile se déchire. — L’ouvrier comprend que son exploiteur n’est pas, en général, le patron qu’il voit et qu’il rend responsable de ses souffrances, mais le Juif qu’il ne voit pas et qui, par la banque et la spéculation, est infiniment plus maître du patron, que le patron ne l’est de l’ouvrier. Le patron est bon ou mauvais ; mais il n’est pas mauvais forcément, parce qu’il est patron, c’est un travailleur lui aussi. Le véritable ennemi, c’est la puissance cachée, la force anonyme, la finance juive. Au lieu d’incendier les usines, l’ouvrier révolté, s’il était logique, marcherait plutôt contre les banques israélites.

 

Les socialistes, les Karl Marx et autres ont désigné comme l’ennemi la machine alors que la machine n’a fait que soulager l’ouvrier. L’ennemi, c’est l’argent aux mains de l’usure, de la spéculation et de l’agiotage.

 

Les ouvriers ne doivent pas lutter contre le machinisme, contre la science, contre la propriété ; ils doivent au contraire conquérir la propriété. — Tant qu’un homme n’a rien il est esclave, et ceux qui le mènent contre le capital et contre la propriété méritent la flétrissure définitive.

 

Si les ouvriers doivent conquérir la propriété, comme le dit excellemment M. Drumont, et comme l’ont dit auparavant tous les grands écrivains, Montesquieu, Lamennais, Chateaubriand, comment peuvent-ils le faire si les charges publiques prélèvent sur leur salaire le peu qui leur reste après cet autre prélèvement, l’usure ? Aussi, voyons-nous aujourd’hui nos législateurs et nos économistes fort en peine de trouver les moyens de donner à ces ouvriers de quoi ne pas mourir de faim quand ils sont arrivés à l’âge où les forces manquent pour gagner chaque jour le pain de chaque jour. L’ouvrier, ce fonctionnaire social, peut-être le plus nécessaire et le plus produisant, c’est le seul qui arrive à la fin de la vie sans avoir acquis le petit capital ou la petite rente viagère qui puisse le conduire jusqu’au tombeau sans avoir à tendre la main, lui qui a enrichi la Société !

La question de l’impôt sur le Revenu, dit M. Dufay, est plus importante qu’on ne le croit, si elle doit s’appliquer comme nous le pensons à des revenus qui aujourd’hui ne paient rien du tout ou plutôt ne supportent rien en réalité.

Il faut distinguer en tout impôt ce double phénomène : l’incidence et la répercussion dont Proudhon a établi la réalité sans en tirer toutes les conséquences. L’impôt actuel sur la chose a pour effet de le faire supporter par celui qui travaille et non par celui qui a le revenu de la chose. Exemple : l’impôt foncier. Depuis cent ans, toutes les propriétés ont changé de mains bien des fois, et chaque fois le prix en a été fixé, déduction faite du capital afférent à l’impôt.

M. Dufay, ancien notaire, est plus compétent que moi dans cette question. Je veux donc bien le croire quand il affirme que chaque fois, le prix de vente d’immeubles vendus depuis nombre d’années a été fixé déduction faite du capital destiné à fournir l’intérêt qui paiera l’impôt.

Mais après tout, ce n’est là que le résultat d’une convention entre les parties, le vendeur et l’acquéreur.

Je n’ai peut-être pas suffisamment expliqué et développé cette observation, qui s’applique, non pas seulement en matière d’enregistrement, mais à tous les impôts frappant un capital. L’acquéreur d’une terre, d’une maison, d’une action ou d’une obligation industrielle, supporte bien le droit de mutation s’appliquant à cet acte ; mais je dis qu’il ne supporte pas, bien qu’il le paye, l’impôt annuel frappant la terre, la maison, l’action et l’obligation acquise, parce que le prix a été, même sans que l’acquéreur s’en doute, fixé sur un revenu, déduction faite de cet impôt[4]. Or, l’impôt sur le revenu aura pour but précisément d’atteindre dans la mesure que la loi fixera, cette part qui est intacte aujourd’hui, et ne supporte aucun impôt.

En Allemagne, en Angleterre, en Autriche, en Italie, en Suisse et ailleurs, l’impôt sur le capital, sur le revenu, épargne précisément cette classe sociale qui est accablée en France. L’impôt ne commence à atteindre le capital qu’à partir de mille à cinq mille francs et quelquefois dix mille francs, et le revenu qu’à partir de quatre à six cents francs sans compter l’exemption de trois à quatre cents francs pour la femme et de deux à trois cents francs pour les enfants mineurs.

En sorte qu’on ne voit plus dans les villages de familles nombreuses réduites à la misère, le système d’impôt exemptant au surplus les objets de consommation. Dans tous ces pays, la population augmente. En France, elle diminue.

Fas est et ab hoste doceri, mais encore ne faut-il pas aller chercher chez l’ennemi, précisément ce qui est absurde, ne pas tirer de choses justes des conclusions fausses et ne pas comparer des situations entièrement dissemblables. Il existe entre les nations, leur esprit, leurs mœurs, leur situation économique, des différences essentielles dont il est raisonnable de tenir compte en comparant leurs systèmes respectifs d’impôts. Il est complètement faux de dire que la classe sociale indigente soit accablée en France. Elle sent durement l’impôt évidemment. Mais ce n’est que justice. C’est la masse qui gouverne, c’est bien le moins qu’elle paye. Il serait parfaitement injuste de l’exempter actuellement de la moindre parcelle d’impôt. Si, en se plaçant au point de vue chrétien et même simplement humain, on veut cependant le faire, nul, je pense, ne s’y opposerait ; mais alors il faudrait lui retirer le droit de vote. Qui ne paye pas ne doit pas voter, voilà la justice, sans cela l’invidia democratica fera tout payer aux riches, chose injuste.

Cette question du droit électoral et du devoir fiscal, a été agitée dans tous les temps et dans tous les pays. Et certaines législations n’admettent au vote un citoyen que s’il présente en même temps sa quittance d’impôts, si la loi l’a rangé dans la classe imposable. Un citoyen que son manque de fortune, ses dettes, ses charges de famille ont, par un sentiment bienveillant du législateur, exempté de tout impôt, est presque partout admis au vote, parce que la loi a considéré qu’il payait sous une autre forme à la société, un impôt même quelquefois très lourd en élevant une famille qui augmentera plus tard elle-même, la fortune générale, par son travail ; voilà un autre genre de justice ; ce n’est pas tout à fait celle de M. Resnes ; cela dépend du point de vue où l’on se place pour regarder cette statue, tenant en main une balance, et pour placer dans cette balance des poids différents. J’ajoute que dans plusieurs contrées cette idée de droit politique et d’impôt a si bien frappé les esprits qu’à moins d’indigence absolue le citoyen est toujours censé posséder 50 francs et pour ce, passible de 1 fr. 75 cent. d’impôt. Avec cette charge il est traité d’égal à égal avec tous les millionnaires de son pays.[5]

Combien est faible la proportion des gens riches. Notre pays est un pays de petites propriétés et de petites fortunes. Ne frapper que les riches, pour leur demander le nombre considérable de millions nécessaires à l’exonération des pauvres est donc aussi impossible qu’injuste et, même pratiquement, ce ne serait un moyen possible qu’à condition de réduire les dépenses de l’État dans une proportion dont on ne saurait entrevoir la possibilité.

Dira-t-on que les riches, puisque quelques riches il y a, se refusent à supporter proportionnellement à leur fortune les charges du pays ? Ce serait absurde. Ils se refusent à payer tout seuls les charges épouvantables d’un budget démocratique. De bons apôtres leur conseillent d’accepter cependant de bon cœur cette douce perspective, pour éviter pire, notamment pour empêcher le flot populaire de renverser en sa fureur tous les obstacles qui s’opposent encore au partage intégral des richesses. Cet argument de la soupape ouverte pour éviter l’éclatement de la chaudière sociale m’a toujours paru idiot. Par ce système de concessions, on ruine tout et on ne sauve rien. Supposez qu’ayant au bras un panier plein d’os vous vous trouviez en face d’un tigre. Croyez-vous que vous vous sauveriez en lui jetant successivement tous vos os ? Il les avalera tous et puis après il avalera les vôtres comme dessert. Le bouleversement social arrivera, je n’en doute point, j’en suis sûr, je l’attends. À certains égards, il ne sera que la juste punition des fautes et des crimes de cette société pourrie, mais il est absurde d’en justifier par avance tous les excès, par des arguments en faveur d’utopiques réformes partielles qui n’en sont que le commencement.

Le nombre des gens très riches en France s’élève à 20.000 pour ceux qui possèdent plus d’un million et à 230.000 environ pour ceux qui possèdent de 100.000 à un million, et ceux-là ensemble représentent plus de la moitié de la fortune totale. Si tous les impôts étaient proportionnels, ces 250.000 citoyens auraient à payer la moitié des dépenses budgétaires. Or il s’en faut de beaucoup qu’ils payent cette moitié, ils n’en payent même pas le 1/4. Cela tient à ce qu’une foule d’impôts (impôts de consommations, timbres, douanes, personnels, portes et fenêtres, etc. etc.) n’ont rien de commun avec la proportion de la fortune, surtout si on ajoute à cette liste les frais de justice qui sont franchement progressifs en sens inverse de la fortune. C’est pour corriger cette véritable injustice que dans toutes les nations civilisées, les lois ont dispensé d’impôt, une part de revenus jugés nécessaires à l’existence, et établi une progression qui n’existe en réalité que sur le chiffre de l’impôt, comparée aux revenus et qui établit au contraire une plus réelle proportion, si on le compare aux facultés de l’individu.

M. de Resnes se montre dans ce passage atteint de cet état d’esprit que l’on pourrait définir par ce mot démophobie ; il voit toujours le peuple prêt à avaler quelques riches. J’ai très rarement constaté ce sentiment et, toutes les fois que j’ai engagé à ce sujet une conversation, je suis arrivé à cette certitude qu’une amélioration, même légère, dans le sort de quelques mécontents, calmerait leur animosité contre les possesseurs de la fortune. Pour mon compte, j’éprouverais plutôt le sentiment contraire, la ploutophobie parce que la ploutocratie, qui domine en France, comprend mal la situation et qu’elle tend à nous acculer à des difficultés insurmontables.

Le contribuable court un gros risque en se soustrayant à l’impôt. La partie n’est pas égale et il a parfaitement le droit de frauder un fisc injuste, brutal et qui a la force pour lui.

Il ne faut prendre la maxime : « Redde Cæsari… » que dans l’esprit où elle a été dite, c’est-à-dire en équité. Où l’impôt est injuste, et l’impôt sur le Revenu l’est, surtout s’il joint à l’odieux de l’inquisition et de l’arbitraire, celui de la progressivité, le contribuable est fondé à recourir à tous les moyens de ruse et de dissimulation pour s’y soustraire.

C’est cependant bien en matière d’impôt que Jésus-Christ a dit au publicain qui cherchait à le mettre dans l’embarras : Redde Cæsari

Le fait de se soustraire à l’impôt existe sous toutes les législations fiscales. Quant au droit de le faire c’est une question résolue en sens divers ; car on peut toujours prétendre que l’impôt n’est pas juste, puisqu’on ne l’a pas consenti soi-même et qu’il est imposé comme son nom l’indique. J’ai consulté à ce sujet des avocats, des canonistes, des fonctionnaires, des curés, des magistrats. Quelques-uns, les moins nombreux, en font une affaire de conscience ; les autres une affaire de chance et disent : Vous pouvez choisir, si vous n’êtes pas pris, c’est autant de gagné, si vous êtes pris, c’est autant de perdu. Si on veut mon opinion qui est fondée sur mon expérience, je conseille au citoyen de faire sa déclaration sincère ; il y gagnera toujours en repos et souvent même en argent. Car s’il est pris il payera, d’après mon système 10 fois plus, et pour éviter d’être pris, il va être obligé pendant 10 ans, 30 ans, comme cela se rencontre déjà trop souvent aujourd’hui, de mentir dans une foule d’actes, provoqués par tous les évènements de la vie, d’y insérer les contradictions qui amènent souvent des procès bien plus coûteux que l’impôt lui-même. Le désagrément de payer n’est rien à côté de ceux produits par cette fraude plus ou moins innocente. Je ne conseille donc à personne, pas même à M. de Resnes, d’employer ce moyen, malgré son vif désir de faire pièce au fisc qu’il déteste. Comme la brouette de la chanson je lui dis :

Tu seras pris, tu seras pris.

J’ai indiqué ensuite dans la brochure les impôts s’élevant au total à 817 millions, qu’il est le plus utile de transformer en impôts sur le revenu, parce qu’ils frappent surtout la classe ouvrière et les petits propriétaires. L’idée d’exempter de tout impôt cette fraction de revenus qui paraît indispensable à l’existence, et que j’évaluais un peu au hasard à 400 francs, paraît absolument injustifiable à M. de Resnes.

Le danger et l’utopie de ce projet, c’est de vouloir exempter de toute contribution près de la moitié de la population. C’est encourager la paresse, la débauche et le mauvais gouvernement du pays, car la masse continuant à être, par le suffrage universel, maîtresse des destinées du pays, nommera évidemment un gouvernement en dépit du sens commun. Ce sera, non le gouvernement national, mais le gouvernement contre la nation. La grande, l’inexplicable, l’injustifiable iniquité de ce projet, est la progression en faveur de laquelle il n’est donné aucun argument raisonnable. C’est du brigandage tout simplement, notamment au sujet de la confiscation pure et simple de toute fortune au-dessus de quarante millions. Peut-être cependant vaut-il mieux considérer cela comme une simple plaisanterie.

Il semble cependant qu’il est absolument juste de ne rien demander pour la communauté à celui qui n’a pas même de quoi pourvoir à sa nourriture, son habillement, son logement. Cette somme de 400 francs est même jugée si peu suffisante que tous les projets de réforme jusqu’à ce jour ont élevé les exemptions jusqu’à 700, 1,000 et même 1,200, selon les conditions locales où se trouve le contribuable. Un autre passage paraît encore à M. de Resnes plus inacceptable ; j’ai dit qu’à partir de 40 millions de rentes (et non pas de capital, comme le suppose mon critique), l’État pourrait demander, à ce milliardaire, à titre d’impôt ce qui dépasserait ce chiffre colossal de revenus. Je continue à prétendre que ce ne serait que justice, que ce n’est point le but du droit de propriété privée, d’arriver à faire attribuer à un seul ce qui est le produit du travail de tous, et cela par l’effet de l’usure et de la spéculation, car il est impossible d’imaginer un travail quelconque qui puisse légitimer une pareille rémunération.

Nous verrons plus loin comment les grands législateurs ont traité la question de l’intérêt, c’est-à-dire de l’usure, comment Lamennais a expliqué avec clarté que le droit de propriété qui serait compris ainsi, serait au contraire la négation même du droit de propriété. Il est impossible d’admettre l’usure comme un moyen légitime de s’enrichir. Si on n’arrive pas à limiter l’appropriation de la richesse reposant sur ce moyen, il arrivera fatalement par un effet mathématique que la richesse générale sera concentrée dans quelques mains seulement. C’est même ce danger qui donne un certain crédit au système collectiviste, qui trouve plus naturel de remettre la propriété entre les mains de l’État, c’est-à-dire de tous plutôt que de la laisser à la disposition d’un seul ou de quelques-uns. J’ai suffisamment expliqué que le meilleur moyen d’éviter ces deux dangers est de prendre les mesures fiscales nécessaires pour empêcher les grandes accumulations individuelles de richesse. Autrement l’aristocratie financière qui se forme et qui domine de plus en plus la politique acculera tôt ou tard la nation à une révolution sociale qui renverserait l’État économique comme la révolution politique a bouleversé l’État féodal au XVIIIe siècle.

Puis M. de Resnes propose une restauration monarchique pour résoudre toutes les questions économiques et financières, et pour donner en France, dans la mesure humainement possible, à chacun selon ses besoins et ses droits. Malheureusement l’ancienne monarchie, surtout dans les deux derniers siècles, a laissé dans la masse de la nation un souvenir encore si présent des injustices et des abus qui s’étaient introduits dans le gouvernement, qu’un retour à cet ancien état de choses est absolument improbable, malgré les défauts actuellement encore signalés dans la situation politique de la France. Tant que les rois ont été les défenseurs et les tuteurs du peuple contre les prétentions inévitables des aristocraties militaires ou financières, ils ont joué leur rôle naturel et ont laissé dans le peuple un souvenir reconnaissant. Lorsqu’ils ont cru devoir s’appuyer au contraire sur ces aristocraties, il est survenu ce phénomène historique, observé dans tous les temps, que les peuples se sont dit : puis que le roi ne nous défend plus, tâchons de nous défendre nous-mêmes. C’est alors que se sont formées ces autres organisations politiques sous le nom de républiques, avec les nombreuses variétés qu’elles comportent, et qui n’arriveront pas non plus à satisfaire facilement les intérêts si variés et souvent si opposés des différentes classes sociales.

Mais restons sur le terrain purement économique. Plus loin M. de Resnes expose le danger de laisser un droit politique entre les mains de ceux qui, suivant lui, ne payeraient plus d’impôt. Je réponds que ma proposition d’impôt sur le revenu ne porte que 817 millions, et que tous les autres impôts, montant à près de 3 milliards, pèseront encore indistinctement sur tous. Du reste, la progression n’atteindra jamais que l’excès dangereux de la richesse ; elle aura pour effet non de niveler les fortunes comme on l’a prétendu, mais de soulager l’extrême misère et de multiplier les petites fortunes, qui sont autour des grandes comme les forts détachés sont autour d’une citadelle.

Au sujet des chapitres relatifs à l’impôt progressif, correctif de l’usure moderne admise en principe, M. de Resnes reproduit quelques passages de ma brochure :

« Moïse, législateur prévoyant et connaissant bien l’esprit de son peuple, lui a imposé ce fameux jubilé hébraïque dont rien aujourd’hui ne nous donne l’idée. Il consistait à annuler tous les cinquante ans toutes les dettes et à faire rentrer dans leurs biens les familles expropriées.

« Il faut considérer que l’ancienne législation juive n’admettait pas le prêt à intérêts entre juifs et que nos législations européennes jusqu’au dix-huitième siècle ne l’admettaient pas non plus. Ces sociétés étaient fondées sur le principe très conservateur et très favorable au travail du prêt sans intérêts.

« Notre société moderne, ayant admis en principe le prêt à intérêts, principe à mon avis désorganisateur et spoliateur du travail, en ajoutant au capital une puissance qu’il n’a pas par lui-même, il est nécessaire de donner à cette société comme correctif et comme contrepoids le principe de la progression de l’impôt. »

Et il fait suivre ces passages de ces observations :

Ainsi s’exprime M. Dufay en un langage à la fois très noble et très chrétien. Pourquoi faut-il que d’idées aussi justes il tire une conclusion aussi peu logique ?

On apprend tous les jours dans la société des hommes instruits, j’ignorais cette particularité du jubilé hébraïque. Il y a là une idée excellente et qui prouve à la fois deux choses : à savoir que Moïse était bien le prédécesseur de Jésus-Christ et que ses concitoyens étaient bien les ancêtres de Schilock. On ne peut toutefois s’empêcher de remarquer que l’application de ce jubilé apporterait, dans notre société moderne, un certain trouble au crédit, à l’industrie, au commerce, au système des hypothèques.

Elle est bien remarquable aussi cette défense de la législation juive de se prêter à intérêts entre juifs. Le prêt à intérêts, au plus gros intérêt possible, à usure, cela est bon à pratiquer envers des Goym.

Le sujet du prêt à intérêts touche à de très hautes questions théologiques et morales impossibles à discuter ici. Mais le produit des capitaux n’est pas seulement du prêt à intérêt. On ne peut, en effet, admettre qu’un coupon d’action, par exemple, soit uniquement l’intérêt d’un prêt. Si l’on considère la chose au point de vue moral, il est la légitime rémunération d’un capital destiné à produire des choses utiles, à faire vivre des milliers d’hommes, capital qui, après tout, risque d’être perdu et ne peut se risquer gratuitement. Je ne sais sur quoi s’appuie M. Dufay pour prétendre que la proportionnalité entre le capital et le travail est détruite au détriment de celui-ci. À mon humble avis, s’il n’y a plus de proportionnalité entre le capital et le travail, c’est au contraire au profit de celui-ci que la proportion est en train de changer. Le capital est opprimé par le travail ; le socialisme, puis le collectivisme le menacent ; les grèves dégénérées en véritables émeutes et allant jusqu’au meurtre des détenteurs du capital lui font une situation précaire et il n’est pas besoin d’impôt progressif pour le supprimer ou tout au moins le forcer à se cacher ; ce qui aura pour résultat évident de faire mourir de faim des citoyens qui vivent de leur travail.

« Une législation, dit M. Dufay, ne doit pas avoir pour but de faire quelques millionnaires, mais d’amener à l’aisance, à la culture morale et intellectuelle, le plus grand nombre possible de citoyens ». Nul ne contredira à ces généreuses paroles. Le but d’une législation doit être d’établir un aussi juste équilibre que le permet l’imperfection de la condition humaine, entre les divers éléments d’une société. Mais la législation fiscale que l’on nous propose sera un régime d’oppression d’inquisition, de vexations de la part de la majorité du pays, contre les citoyens qui sont, après tout, l’élite intellectuelle et souvent l’élite morale de ses enfants. »

Je crois qu’ici il y a une distinction à faire. Si la grande fortune était une marque certaine de l’état intellectuel et moral des individus, il n’y aurait plus qu’à reconnaître sans hésitation que la race juive est la première aristocratie du monde, puisque, depuis un siècle, elle a réuni dans ses mains la plus grande somme possible de la richesse générale. Mais nous allons voir les explications données à ce sujet par un écrivain tout moderne, qui a peut-être le mieux décrit les effets économiques produits par le jeu, même le plus régulier et le plus légal, du prêt à intérêt. Évidemment il faut un certain capital pour former une bonne classe moyenne de citoyens ; or, nous constatons tous les jours que cette classe tend à disparaître, si l’impôt, ou tout autre moyen que M. de Resnes voudrait bien indiquer, n’arrête pas la concentration en quelques mains de la richesse produite par le travail commun. M. Lapeyre, dans son ouvrage : Les Remèdes amers, paru à la librairie Lethielleux, décrit ainsi le résultat de ses observations, en l’appliquant à la personnalité la plus en vue : « L’hypothèse d’un homme gagnant en dormant des sommes mondiales rien que par le jeu naturel de l’intérêt, n’était, il y a quelques années, qu’un simple calcul exact, mais théorique. Aujourd’hui nous en voyons sous nos yeux la réalisation. Un homme s’est rencontré, comme dirait Bossuet, unissant dans une rare mesure l’intelligence des affaires à l’âpreté du gain, sachant économiser l’argent et le faire valoir, ne se trouvant jamais assez riche ni assez puissant ; cet homme, c’est Rothschild. Notre génération a connu le fils de celui qui a fondé la fortune de la famille : les petits-fils ont aujourd’hui trois milliards[6]. Ils connaissent l’art de faire rapporter à l’argent un intérêt de quinze à vingt pour cent. Mais admettons que satisfaits de leur situation actuelle, ils se contentent du cinq pour cent légal qui leur permettrait de laisser les affaires aller toutes seules et de passer leur temps à ne rien faire. L’intérêt de 3 milliards, c’est 150 millions. Soyons généreux. Laissons à Rothschild 50 millions pour se loger, se nourrir et s’amuser un peu. Reste 100 millions dont nous ne trouvons pas l’emploi. Mettons-les dans un pot. Chaque année ce pot recevra 100 millions. Chaque dix ans, ce pot recevra un nouveau milliard… et sans attendre un nombre d’années bien considérable, on peut supputer la date fort rapprochée où tout le numéraire du globe sera renfermé dans ce pot. Rothschild seul pourra acheter avec de la monnaie, le reste des humains ne pourra échanger les objets qu’en nature, ce qui sera à peu près la mort de l’industrie et du commerce. Et je ne parle que des conséquences matérielles que tout le monde peut prévoir à bref délai. Je passe sous silence, pour ne pas allonger ce chapitre, les conséquences morales, la corruption effroyable que le possesseur de cette immense richesse pourrait semer autour de lui, etc.

Je n’ai envisagé que l’absorption du métal monétaire. Mais il y a un danger bien plus considérable, c’est l’accaparement des propriétés immobilières. Rothschild est déjà propriétaire d’un ensemble d’immeubles dont l’étendue est égale à deux départements. Là où, pour les besoins de sa chasse ou pour d’autres motifs, il se trouve embarrassé par le voisinage des populations, il achète toutes les maisons et en chasse les habitants. Ceux-ci fuyant cette inondation d’un nouveau genre, la fortune des Rothschild, trouvent à se caser ailleurs comme ils peuvent, souvent mal. Mais l’accaparement de la fortune du globe par les Rothschild, ne pouvant plus être avec notre système qu’une question de temps, on se demande ce qui arriverait s’il prenait fantaisie au célèbre milliardaire de s’emparer peu à peu de tout le territoire français et de le convertir en un vaste terrain de chasse, après en avoir chassé tous les habitants. Qu’on ne crie pas à l’exagération ou à l’invraisemblance[7]. Je demande aux contradicteurs comment ils feraient pour s’y opposer. Ils seront obligés de reconnaître qu’il leur serait absolument impossible de l’empêcher, à moins de modifier nos lois sur l’acquisition de la propriété, ce qui est justement ce que nous prétendons. »

Je n’ai pas vérifié, et pour cause, si les calculs de M. Lapeyre sont exacts. Il suffit de savoir qu’ils peuvent l’être, puisque les simples données de l’arithmétique, prouvent que le fait peut se produire. J’ai proposé à plusieurs la solution du problème et leur ai demandé par quel moyen, par quelle loi ils pourraient empêcher l’absorption de la fortune de tout un peuple, par un seul individu. Les uns répondent : il faut faire une loi spéciale pour ces cas exceptionnels ; d’autres disent il faut chasser ces spéculateurs, ce qui est possible, puisqu’on a bien chassé les rois qui représentent, disent-ils, une autre sorte de puissance dangereuse. Enfin d’autres admettent bien la progression d’impôt en l’appliquant seulement aux fortunes acquises, non par un travail utile, mais par le jeu, l’agiotage, la spéculation, l’usure. À cela il n’y a qu’une réponse, c’est que cette distinction est impossible et que le seul moyen pratique est d’atteindre la richesse, quelle que soit son origine, quel que soit son possesseur. Et en réalité, la fortune acquise par des moyens légitimes, honnêtes, et vraiment utiles à tous, ne constitue jamais une somme exagérée. Que chacun regarde autour de soi. Après toute une vie de travail, d’ordre, de sage économie, jamais un agriculteur, même un industriel, un homme exerçant une profession libérale, n’ont acquis une de ces fortunes colossales, que donne la spéculation notamment sur les valeurs mobilières, ou que donnent ces associations modernes, connues sous le nom de trusts. La progression n’atteindra donc jamais d’une manière excessive la fortune honnête. Au surplus, tout homme qui se dit chrétien, ou simplement philanthrope, altruiste comme on dit aujourd’hui, comprend que la fortune mise par le hasard entre ses mains doit-être utile à tous, puisqu’elle est à coup sûr, la résultante du travail de tous ; et le moyen le plus simple, le plus juste, de se conformer à ce sentiment, c’est de contribuer aux charges générales de la communauté, dans une proportion plus grande que ne peuvent le faire les autres citoyens, moins biens partagés. Et si le riche n’a pas ce sentiment, il est bon de le rappeler, par l’impôt obligatoire à cette idée de justice qu’il ne trouve pas en lui-même. On parle des difficultés d’exécution, nous avons vu et nous verrons encore qu’elles ne sont pas aussi considérables qu’on le prétend.

Quant au prêt à intérêt, depuis Moïse jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire depuis plus de 3.500 ans, il n’a cessé d’attirer l’attention des législateurs, des prophètes, des jurisconsultes, des Pères de l’Église, des papes, des conciles, de Bossuet, des assemblées du clergé, de presque tous nos rois de France. Sauf de très rares exceptions, tous admettaient l’interdiction absolue du prêt à intérêt. Moïse ne le permettait aux Juifs que vis à vis de l’étranger, puisque l’étranger c’était l’ennemi, « adversus hostem aeterna auctoritas », disait aussi la loi romaine. Si le lecteur désire être amplement renseigné à ce sujet, il peut consulter l’ouvrage intitulé les Conférences sur l’usure et sur la restitution, où l’on concilie la discipline de l’Église avec la jurisprudence du royaume de France, imprimé par ordre du cardinal de Noailles, archevêque de Paris, chez la veuve Estienne et fils, rue Saint-Jacques, à la Vertu, 1748 (4 volumes).

Lorsqu’on a pris connaissance de tous ces documents, on demeure persuadé que l’admission du prêt à intérêt dans notre législation moderne, est l’une des causes les plus certaines et les plus actives des perturbations de notre monde économique. Je crois jusqu’à meilleur avis, que l’impôt progressif sur le revenu, et même sur le capital, est le meilleur et peut-être le seul remède qui puisse arrêter ou atténuer le mal dont nous souffrons.

Si une discipline très nette, dit M. Claudio Jannet, dans son ouvrage : Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle (Paris, Plon 1892), n’avait pas empêché l’usure de se développer dans l’intérieur de la société chrétienne et l’avait laissée pénétrer dans les rapports ruraux par exemple, tous les fruits de l’émancipation des serfs eussent été perdus ; les grands propriétaires auraient détruit toute indépendance dans les populations vivant autour d’eux.

Il est certain qu’encore aujourd’hui, le capital mobilier, tel qu’il est compris et employé n’est plus seulement une valeur d’échange, comme on le disait. mais il est devenu la richesse même, et, considéré à ce point de vue, il n’est plus le mutuum dont parle St-Luc, c’est-à-dire le moyen de venir au secours du voisin qui en a un besoin momentané ; il est un moyen, entre les mains de celui qui le prête, de vivre sur le travail de celui qui l’emprunte. C’est donc le changement de destination de la richesse mobilière, et surtout son extrême développement entre les mains de quelques-uns qui a modifié complètement le monde économique. C’est surtout dans les grandes entreprises industrielles, dans les grands emprunts nationaux, que l’on peut constater les effets prodigieux des prêts à intérêt ; des classes sociales considérables, même des nations entières en éprouvent les funestes effets, quelquefois pendant des siècles, jusqu’à l’époque où quelque grande commotion, comme nous l’avons vu dans notre histoire, et comme on l’a vu à peu près chez tous les peuples, vient rétablir l’équilibre en détruisant et abolissant en un seul jour les titres mêmes de créances qui paraissaient les plus sûrs.

Évidemment, ce ne sont pas quelques corrections ou amendements individuels qui peuvent modifier la situation. Nous vivons dans cette atmosphère d’usure universelle ; nous en vivons ou nous en souffrons fatalement. Une loi même viendrait tout à coup à abolir tous nos contrats d’usure, que ce serait une perturbation encore plus grande que le mal ; ce n’est point par une sorte de coup d’État économique qu’on peut modifier le malaise signalé par tous les écrivains attentifs. Je vois, dans une répartition plus juste de l’impôt, sinon le remède, au moins une amélioration de l’état fâcheux du pays. Du reste, les discussions qui ont lieu en ce moment au parlement prouvent bien que, même les adversaires de l’impôt plus ou moins progressif sur le revenu, reconnaissent qu’il répond à une meilleure conception de la justice. Ce sont les difficultés d’exécution qui les font reculer. Eh bien, je ne crois pas que cet impôt, appliqué avec impartialité et justice, puisse offrir des difficultés aussi grandes que la plupart de nos impôts actuels. Depuis un siècle on a touché et remanié nos lois d’enregistrement, celles sur les impôts indirects, et, tout récemment, notre fameuse loi sur les bouilleurs de crû ; est-on arrivé à une application facile et claire de cette législation si souvent modifiée ? Encore aujourd’hui, un mot dans un contrat peut être interprété pour donner lieu à un droit de cinq francs, par exemple, ou, peut-être de cent mille francs.

Plus loin, M. de Resnes, au sujet de mon observation que les très grandes fortunes sont un danger pour l’État, répond que ce sont de toutes autres lois que les lois sur l’impôt, qui doivent parer aux dangers intérieurs.

Une bonne politique, dit-il, la politique royale de France, appuyée sur de bonnes finances, une bonne flotte et une bonne armée, comme du temps où l’on disait : Gesta Dei per Francos, est le meilleur remède à ces dangers ; et que la conclusion nécessaire, c’est Delenda respublica ; on reprendrait ainsi le mouvement ébauché et arrêté en 1789, et on donnerait en France, dans la mesure humainement possible, à chacun selon ses besoins et ses droits.

À quoi on peut répondre que si la royauté avait joué ce rôle, elle serait, sans doute, encore debout ; elle a fini par les abus et par la corruption et notamment par la plus grande injustice en cette matière qui nous occupe. Je ne doute pas que le régime actuel finirait de même s’il suivait la même voie. Notre féodalité financière exploitant le travail plutôt qu’elle ne le dirige et ne vient à son aide, s’est engagée dans une voie dangereuse, que sa forme républicaine ne peut pas masquer indéfiniment. Pour faciliter la formation de la petite propriété, maintenir au moins celle qui existe encore, la réforme fiscale est présentée comme l’un des moyens ; qu’on ajoute à celui-là ceux que l’expérience peut conseiller, et l’on verra bientôt une aisance relative, une possibilité de vivre sans le souci cuisant et décourageant du lendemain, succéder à la misère qui démoralise.



Sous le chapitre 9, exposant la statistique des successions déclarées en 1900, M. de Resnes fait remarquer qu’il y a, en France, un très petit nombre de gens riches et il ajoute :

Tandis que j’en tire cette conclusion, qu’il est impossible et injuste de leur faire supporter presque uniquement le poids de l’impôt, M. Dufay, au contraire, réclame que par un système fiscal tyrannique et injuste, on les réduise à la médiocrité, sinon à la pauvreté générale. Comment qualifier un tel système, sinon de brigandage légal et organisé ? Une chose en tout cas est bien évidente, c’est que les très rares grosses fortunes, sont essentiellement mobilières, provenant de la spéculation et de l’accaparement financier ou d’un système analogue d’accaparement industriel ou commercial. Qu’est-ce que cela prouve en faveur de l’impôt progressif sur le revente ? Rien du tout. Cela prouve seulement que le système juif, lequel n’a rien à voir avec l’assiette actuelle de l’impôt, draine au profit de quelques-uns, les capitaux d’un pays. J’ai dit plus haut le moyen de parer à ce danger. De bonnes lois chrétiennes, de bonnes mœurs, un bon gouvernement, l’expulsion des Juifs, la suppression du suffrage universel et du parlementarisme, un judicieux emploi de la potence et des galères pareraient à ce danger. Donc encore une fois, delenda est respublica.

Mais, même en admettant la concentration de la richesse en un nombre trop restreint de mains, on ne voit pas pourquoi raisonnablement, équitablement et je dirai, salutairement, ces seuls riches payeraient l’impôt, qui fait rouler la machine du travail de laquelle tout le monde profite, surtout les petits.

Ici, nous ne sommes pas tout à fait d’accord. Après une longue expérience, je crois que c’est le produit du travail des petits qui fait rouler la machine des riches qui ne font rien. Us seraient fort embarrassés si les petits cessaient tout à coup de tirer de la terre des fermages, ou des prêts d’argent des intérêts qui sont certainement les seuls éléments de la richesse. Je n’insiste pas sur ce point pour conseiller aux travail leurs de révolutionner la situation préparée par l’état économique précédent, mais pour conseiller aux riches d’accepter les modifications fiscales nécessaires pour rendre le travail plus profitable à celui qui le fait. Et c’est précisément parce que les grosses fortunes sont plutôt rares qu’il est plus nécessaire de lutter contre leur influence qui donne à quelques-uns seulement une puissance financière dangereuse. Que ce soit actuellement le système juif, comme le dit M. de Resnes, qui draine au profit de quelques-uns les capitaux du pays, cela n’est pas douteux ; seulement la potence et les galères qu’il conseille sont peut-être difficiles et dangereuses à appliquer ; et elles finiraient probablement par atteindre ceux qui les proposent. Il ne faut rien exagérer ; je n’ai jamais dit que les seuls riches doivent payer, et personne ne l’a dit ; un système raisonnable basé sur la progression de l’impôt ne détruira jamais les grandes fortunes ; il leur donnera une limite salutaire, en permettant à un plus grand nombre de travailleurs d’arriver à l’aisance, et supprimera le danger que fait courir au pays tout entier l’accumulation de la richesse en quelques mains ; il ne s’agit pas d’arriver à une égalité brutale et chimérique de toutes les fortunes, mais de lutter, dans la mesure du possible, contre l’extrême inégalité que comporte, du reste, la nature. Si l’égalité devant la loi est un fait qui parait acquis, l’égalité respective d’homme à homme n’existera jamais, mais il est du devoir des plus forts et des plus intelligents de ne pas abuser de leur supériorité vis-à-vis des moins bien partagés.

S’il y a de mauvais riches, dit M. de Resnes, que prouve cela en faveur de l’impôt sur le revenu ? Ce sont là des arguments de sentiment et qui ne résistent pas à l’examen.

Je prétends, au contraire, que tout cela est en faveur de l’impôt sur le revenu. Il ne faut pas que les bons riches soient seuls à payer, et il y en a de bons, puisque M. de Resnes en trouve de mauvais ; l’impôt sur le revenu aura pour effet de les rendre tous bons, qu’ils le veuillent ou non. Alors, si Jésus-Christ revenait sur la terre, il n’aurait plus à les confondre par ses paraboles et à leur dire que la porte du Ciel est trop étroite pour eux. Il a eu beau leur crier dans le temps : væ divitibus. Rien ne les a corrigés[8]. Aujourd’hui, il s’agit d’être pratique ; une bonne législation fiscale produira des effets plus sûrs que tous ces conseils dont on rit, et qui n’apportent aucun frein à ces natures insatiables que le christianisme n’a pas pu corriger, et dont un historien latin peignait ainsi le caractère : « Quo plura habent ea ampliora cupientes »

M. de Resnes insiste ensuite sur les difficultés d’établir l’impôt sur le revenu.

Il ne faut pas croire que le contribuable malin et dissimulé ne saura pas trouver dans tout le réseau du fisc, une maille rompue par où s’échapper. On dissimulera les valeurs au porteur. On multipliera les fausses déclarations de successions, on évitera autant que possible de faire des actes authentiques ; on exportera les capitaux et, avec ce joli système, on aboutira au résultat de tarir, en grande partie, les sources de l’impôt.

Comment fera-t-on dans l’établissement du revenu d’un citoyen, pour ne jamais donner prise à l’injustice ? Et pour discerner la vérité du mensonge ? Supposons même un contribuable ayant recueilli dans une succession des valeurs mobilières qu’un motif quelconque l’a poussé à déclarer. Il les vend, ce qu’il peut prouver par le bordereau de l’agent de change. Il peut alors ou les réemployer à l’étranger, à l’insu du fisc, ou en dilapider la valeur. Que fera-t-on alors ?

Le fisc se laissera-t-il léser dans le premier cas ou, dans le second, commettra-t-il l’abominable injustice, de faire payer ce contribuable pour le revenu de valeurs gaspillées, perdues, d’une manière sotte ou coupable, je le veux bien, mais enfin, qu’il n’a plus ?

La question est insoluble.

Un autre petit problème se présente.

Il y a des gens fort riches, peu, mais il y en a, même en dehors de ceux qui spéculent. Parmi ces richards, il en est qui thésaurisent. Comment atteindrez-vous le revenu provenant de leurs économies ? Avec juste raison, ils s’empresseront, en les plaçant à l’étranger, par l’intermédiaire des agents de change étrangers, de les soustraire, faisant ainsi une opération qui ne laissera aucune trace en France, de les soustraire, dis-je, à la rapacité du fisc. Or, ce sont surtout les gens très riches qu’on veut atteindre… Nouvelle question insoluble…

Ces objections ne portent pas ; les Français ont déjà vingt milliards placés à l’étranger ; si ces placements étaient sûrs, ils ne feraient, au contraire, qu’enrichir le pays, auquel ils apportent, chaque année, plus de 800 millions tirés du dehors, et qui corrigent, dans une certaine mesure, la dépression commerciale et industrielle que nous éprouvons ; c’était déjà l’idée de Moïse, qui s’y entendait ; ne vous prêtez pas entre vous avec intérêt, disait-il aux Juifs, mais prêtez aux étrangers avec la plus forte usure possible ; cela vous enrichira. Cela ne me conduit pas à conseiller aux Français de traiter en usuriers les nations qui ont à faire avec nous, mais je prétends que l’effet économique, à un point de vue général, est plus utile que des prêts à intérêt faits uniquement en France. Je vois ce fantôme des prêts à l’étranger présenté partout comme une menace au crédit du pays ; je ne partage pas cette idée. Quant à l’impôt à payer sur ces placements faits à l’étranger, il est de toute justice. Les lois actuelles atteignent déjà cette sorte de richesse qui devra, naturellement, subir le même sort que les valeurs nationales. On verra plus loin qu’il n’y aura, à ce sujet, pas plus d’inquisition à faire que pour les valeurs placées en France. Je suis étonné de voir à quel point on s’exagère les conséquences et les difficultés de la réforme en question, elles sont généralement présentées avec une exagération qui prouve plutôt le désir de ne pas payer, que la connaissance de la matière.


M. de Resnes se préoccupe de la position de l’homme qui, ayant possédé ou recueilli une fortune l’a perdue ou dissipée, il croit que le fisc va continuer à lui demander un impôt sur des valeurs disparues. Ce phénomène se produit actuellement et même souvent, comme on l’a vu pour des vignes détruites par le phyloxera. Avec l’impôt sur le revenu, ce sera impossible, puisque la déclaration, une fois faite par le contribuable, le fisc ne peut rien lui réclamer de plus que preuve en main. Il n’y a pas une seule objection à faire au système de l’impôt sur le revenu que l’on ne puisse adresser, à plus forte raison, à nos impôts actuels, fondés le plus souvent sur des erreurs, des hypothèses, des apparences, et même sur des mots à double sens (comme l’enregistrement). Nos impôts indirects, notamment, frappant le pauvre dans la même proportion que le riche, forment le plus bel ensemble d’absurdités économiques que l’on puisse imaginer. En France le pétrole coûte 0.50 centimes le litre ; en Belgique, 0.10 centimes ; les allumettes 10 centimes la boîte en France ; en Belgique dix boîtes pour 10 centimes ; à Paris, le charbon 50 francs les mille kilogs ; à Bruxelles 20 francs ; le café 3 francs la livre à Paris ; à Bruxelles 1 franc 50. Le timbre de quittance, 10 centimes en France, en Belgique, pas de timbre.

Partout, sur les étoffes en particulier, et sur ce qui contribue à soulager la misère de l’ouvrier, la proportion est encore plus considérable. En Suisse, tous les objets de consommation sont au prix de revient ; la vie y est à bon marché, la population augmente rapidement. Voilà des faits dont la connaissance doit être répandue ; cela vaudra mieux que des discussions à perte de vue sur de prétendues difficultés que l’on attribue à l’impôt sur le revenu. L’exemption d’impôt, sur le nécessaire surtout, doit être introduite dans la législation. Notre système actuel a fait assez de mal, a produit une situation assez dangereuse pour qu’il soit grand temps d’aviser.



Or, M. de Resnes, au contraire, croit que les conditions actuelles ne sont pas favorables à une réforme :

« Aujourd’hui, fort heureusement, dit M. Dufay, la crise économique et sociale que nous traversons n a pas l’imprévu et l’intensité de celle du XVIIIe siècle. Nous avons l’expérience chez nous et chez nos voisins, une richesse générale et supérieure, une sorte de sagesse acquise qui nous permettent d’essayer des réformes utiles sans passer par des mesures violentes et révolutionnaires. » M. de Resnes répond :

« Il n’y a pas dans ces phrases un mot qui ne soit le contraire de la vérité. La crise que nous traversons n’a pas l’imprévu de celle du XVIIIe siècle ; mais elle a sur celle-ci une grande supériorité d’intensité. Ce qu’on a vu à la fin du XVIIIe siècle n’est que de la Saint-Jean à côté du bouleversement qui nous menace. Au XVIIIe siècle, le Tiers-État a fait une Révolution pour prendre la place des classes privilégiées. Il a, pour ce résultat, exploité la misère du peuple ; misère qu’aurait guérie parfaitement le gouvernement paternel du roi Louis XVI et le jeu naturel du progrès. Il est résulté de là, comme je l’ai dit plus haut, que la seule distinction sociale c’est la richesse. Actuellement la grande richesse et la majeure partie de la moyenne sont entre les mains du Tiers. Mais, comme pour arriver au résultat souhaité, le tiers s’est toujours assuré le concours du peuple, cette éternelle dupe, en le corrompant et en effaçant de son âme les notions de religion et de justice, il se trouve maintenant que, corrompu à point, le corrompu veut faire au corrupteur ce que celui-ci a fait aux autres. Or, le corrompu est le nombre, et il se prépare à dévorer le corrupteur. Malheureusement, les descendants des premières victimes de cette belle opération, et la Patrie elle-même, sont en jeu dans la partie, sans cela ce serait un moment d’exquise jouissance pour moi, que d’entendre craquer les os des bons bourgeois du Tiers entre les puissantes mandibules de la bête qu’ils ont déchaînée. »

Heureusement, il n’existe pas en France beaucoup de personnes attendant avec impatience le moment d’exquise jouissance qu’éprouverait M. de Resnes à entendre craquer les os des bons bourgeois du Tiers dévorés par la bête populaire. Je crois même que ce phénomène ne peut pas se produire ; je ne partage point cette démophobie qui lui fait voir les choses vraiment trop en noir ; je préfère lui avouer une jouissance plus délicate, celle de voir autour de moi moins de misère, plus d’aisance, plus de plaisir de vivre, dût cette jouissance là me coûter quelques impôts de plus et augmenter aussi ceux de M. de Resnes, malgré toute la sympathie que j’ai pour sa personne. Je suis même certain qu’il éprouverait le même sentiment s’il avait bien réfléchi que tout ce qui constitue la vie si facile du riche, du rentier, du capitaliste, ne provient pas d’un Dieu qui lui fait ces loisirs, mais du travail de la société tout entière ; enfin, qu’il est juste de rendre à la communauté, sous forme d’impôts, une partie plus importante du produit général, à mesure que s’élève la portion du produit dont on jouit, sans l’avoir acquise par un travail personnel.

Comme M. de Resnes, j’ai toujours déploré les actes de violence et de sauvagerie de la Révolution ; sans les excuser, on peut les expliquer. Ils auraient été sans doute évités si les abus avaient été supprimés plus tôt. L’accumulation des injustices avait réuni une telle somme de matières incendiaires, que l’explosion s’en est suivie. Les reproches faits ici à la bourgeoisie par M. de Resnes sont en partie fondés ; nul doute que les abus actuels ne puissent amener, à leur tour, une nouvelle révolution si, au lieu de les corriger avec intelligence et prévoyance, on les laisse encore s’aggraver.



S’il y a jamais eu, dit M. de Resnes, une justice dans les événements humains, on la verra luire ce jour-là. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la crise sera horrible, et les rêveurs, genre Dufay, font tout pour la préparer. Loin, comme ils le croient, en leur esprit nuageux, de lui préparer des soupapes, ils fournissent des arguments à ceux dont le but est de la faire éclater. Jamais la justice n’a empêché l’envie, la haine, les mauvaises passions. Il faut vivre dans les nuées pour croire le contraire. La Révolution est en cours depuis 1789, elle continue sa marche en avant, rien ne l’arrêtera, pas même les os qu’on lui jettera à ronger et qui ne sont pour elle que des apéritifs.

Je ne suis pas pour défendre nos lois fiscales ou autres. Pour la plupart elles valent ce que valaient ceux qui les ont faites, c’est-à-dire moins que rien ; mais où diable M. Dufay a-t-il pris, comme il le dit, qu’elles empêchent le paysan d’accéder à la propriété ? On croit rêver en lisant ces choses. Comment, partout on se plaint de la division de la propriété : on réclame des lois qui en empêchent l’émiettement, entre autres le homestead. Dans tous les villages, la propriété se morcelé ; les paysans, presque partout, quand ils ne sont pas fainéants et ivrognes, ou habitants d’un pays trop pauvre pour les faire vivre, achètent des terres. Le nombre des petits propriétaires est infini et l’on ose nous dire que les lois s’opposent à la multiplication des propriétaires ! C’est purement insensé.

Quant à la maxime socialiste : « Il faut que la terre soit à celui qui la cultive », elle est connue, elle est même usée à force d’avoir traîné dans les réunions publiques et d’avoir été réfutée. Je m’étonne seulement de la trouver sous la plume d’un homme d’affaires, d’un homme d’ordre, qui ne cherche pas, que je sache, à se procurer, en flattant les socialistes, un siège à notre Charenton national du Pont de la Concorde.

Cette page est l’une des plus curieuses de la dissertation de M. de Resnes. Oui, certainement, l’impôt que l’enquête Méline a révélé comme atteignant le quart du produit agricole, non seulement empêche le travailleur d’arriver a la propriété ; il fait même, tous les jours, disparaître le petit propriétaire. Dévorée par l’impôt, par le prix des machines, les frais de procédure, l’intérêt de la dette, le fermage, la petite propriété disparaît chaque année et laisse partout en friches des terres autrefois cultivées. Quel rôle joue ici la question du morcellement. La statistique est là : les 7, 466, 000 individus possédant de 1 à 2, 000 fr. sont-ils de véritables propriétaires ? Et même les 3, 400, 000 possédants de 2 à 10, 000 fr. (en moyenne pas même 5, 000), peuvent-ils compter comme propriétaires vivant de la culture, lorsque ces 11, 000, 000 d’individus, formant plus des neuf dixièmes des travailleurs, possèdent ensemble beaucoup moins que les 10 ou 12, 000 millionnaires qui occupent le dessus de l’échelle. Il n’y a pas à discuter avec ces chiffres. Que prouve le morcellement, c’est-à-dire la division du sol en parcelles ? chacun sait que tel domaine valant cent mille francs renferme souvent de cinquante à cent parcelles.

Que reproche-t-il ici aux paysans d’être fainéants et ivrognes ? Toute proportion gardée, il y en a probablement moins que dans les autres classes de la société. J’ai vérifié que, sur cinquante-sept familles de fermiers, après deux ou trois générations, un demi-siècle et même un siècle de rude travail, quatre familles seulement sont arrivées à posséder un petit domaine, et que leur sort ne vaut guère mieux, le fisc s’acharnant, sous toutes les formes, à leur enlever chaque année 20 ou 25 % de leur produit, et menaçant même, toujours avec nos fameuses lois de procédure, de leur enlever leur petit capital, sous prétexte de les protéger. Je l’affirme plus que jamais : nos lois fiscales s’opposent de plus en plus à la multiplication des propriétaires ; il n’y a qu’une autre multiplication qu’elles favorisent : c’est celle des miséreux, des ouvriers agricoles et industriels, auxquels elles rendent impossible l’amélioration de leur sort. Oui, certainement, il est à désirer qu’une réforme profonde de nos lois fiscales et civiles permette aux travailleurs d’arriver à la propriété de la terre plus facilement qu’aujourd’hui ; quand, au poids du fermage, à l’intérêt de la dette, viennent encore s’ajouter des impôts énormes, comment veut-on que la population des campagnes ne continue pas à disparaître ? Le nombre des petits propriétaires est infini, dit M. de Resnes ; où les a-t-il vus ? Est-ce parmi ces sept millions d’individus que la statistique nous révèle comme possédant de 1 à 2,000 fr., et encore, dans cette fameuse possession, faut-il comprendre quelques objets mobiliers indispensables. Ce qui est insensé en cette matière, c’est de ne pas vouloir se rendre à l’évidence. Mais notre société, pétrie d’orgueil et d’égoïsme, qu’elle se compose de l’ancienne société ou du tiers-état, ce qui est indifférent, au point de vue économique, recevra encore sa leçon ; c’est probable, si elle ne sait pas se corriger à temps. Sur cette question, je suis d’accord avec M. de Resnes.

Il peut se rassurer sur ma prétendue aspiration, en flattant les socialistes, à un siège au Charenton national du pont de la Concorde ; aussitôt que le printemps a fondu les neiges de la montagne, j’aspire à quitter la vallée et à monter au sommet du Jura ; je trouve là un spectacle supérieur à tout ce que peuvent rêver les ambitieux ; les gambades des écureuils dans les sapins sont plus gracieuses que les gestes les plus désarticulés de nos orateurs, et le chant des oiseaux plus musical que leurs plus beaux discours, et je suis sûr que M. de Resnes partage tout à fait mon opinion à ce sujet. Sur cette montagne, je respire un air vivifiant ; j’assiste à l’application des lois de cette ancienne république, que M. de Resnes a le tort de dédaigner : ses institutions civiles, administratives, judiciaires, fiscales, peut-être même militaires, sont sans doute en avance d’un siècle sur les nôtres. Ce serait profiter que de savoir les imiter.

Un solliciteur bien importun ! je n’ai jamais rien demandé à l’un des sept gouvernements et des cinquante-deux ministères sous lesquels j’ai vécu ; aujourd’hui, je demande pour la première fois quelque chose à l’État : une loi équitable qui fasse payer un peu plus d’impôts à l’opulence oisive et qui dégrève d’autant ceux qui, malgré leur travail pénible, ne jouissent pas même de l’aisance.

Non, non, en cette matière, il n’y a pas d’éloquence supérieure à celle des chiffres. Un paysan ayant femme et quatre enfants possède une maison, huit hectares de terre, grevés de six mille francs. Il paie en impôt foncier, portes et fenêtres, personnelle et mobilière 187 fr.

sans compter les impôts indirects, au moins. 60 »  »

Soit

L’intérêt de sa dette s’élève à 247 fr.

240 »  »

Ensemble 487 fr.

Or, les huit hectares produisent, déduction faite des frais de culture, un maximum de 140 fr. par hectare, soit
1.120 fr.
Si, de cette somme, on retranche les 487 fr. ci-dessus
487 »
il reste net, pour six personnes
633 fr.

Or, dans le pays où l’on admet l’impôt sur le revenu, avec exemption à la base pour les charges de famille et déduction du capital de la dette, le propriétaire, dans une situation semblable, ne paierait pas les 247 fr. d’impôt qu’il paie en France, ce qui porterait son revenu net à 880 fr.

Ces 247 fr. de différence représentent, en trente ans, 7,410 fr., et, avec cette somme, ce petit cultivateur aurait complètement amorti sa dette, aurait même réalisé un petit bénéfice ; tandis qu’avec notre loi française il aurait aggravé sa situation, bien heureux encore si, pendant ses longues années de travail, le découragement ou quelque désastre agricole ne l’avaient pas réduit à vendre ses champs qui ne le font plus vivre et à disperser sa famille, perdue pour l’agriculture, comme nous le constatons trop souvent.



Sous le chapitre XX, j’ai indiqué comment l’État anglais vient de procéder pour faire cesser la guerre ouverte en Irlande depuis des siècles entre les tenanciers cultivateurs et les landlords anglais, propriétaires du sol par droit de naissance aujourd’hui, et primitivement par droit de conquête. Par le jeu d’un amortissement, les tenanciers deviendront propriétaires du sol, ce qui fera cesser un état de choses de venu intolérable et nuisible même aux deux parties en opposition. J’ai eu l’idée, mauvaise d’après M. de Resnes, d’indiquer que l’on pourrait, en France, (où, du reste, la plupart des grandes propriétés ont une origine analogue à celle des domaines irlandais, c’est-à-dire la conquête), recourir à un procédé de même nature pour faire passer, en partie du moins, le sol cultivé entre les mains de ceux qui le cultivent ; ce sont eux, du reste, qui, par leur travail, lui donnent la valeur qu’il a aujourd’hui. Il ne s’agit point là d’expropriation, comme le dit M. de Resnes ; j’avais en vue un intérêt général supérieur ; celui d’attacher à la terre une population qui, trouvant aujourd’hui, dans l’exagération de l’impôt, dans les intérêts d’une dette énorme, dans les fermages souvent trop élevés, une cause de ruine et de dépression, déserte les champs avec un empressement qui va en s’accentuant. J’avais trouvé la même pensée dans une notice très intéressante de M. Milcent, grand propriétaire aussi, ancien membre du Conseil d’État et membre du Conseil de la Société des Agriculteurs de France. Il voit aussi le danger de la situation et, dans sa notice, lue à une des séances de cette Société, il expose ce qui pourrait se faire pour y parer. Beaucoup de domaines plus ou moins importants se vendent chaque année, moyennant des prix souvent inférieurs aux prix anciens, précisément parce qu’il n’y a plus, dans la plupart des villages, de fermiers ou de petits propriétaires en mesure d’acheter des terres. M. Milcent se demande donc s’il ne serait pas possible de faire acquérir ces grandes propriétés soit par des communes, soit par des associations syndicales (j’ajoute même peut-être par l’État, comme cela se passe en Suisse et dans d’autres pays), pour les remettre ensuite, par fractions, à des familles de cultivateurs qui se libéreraient par amortissement, procédé semblable à celui pratiqué par le Crédit foncier. Ce serait un moyen plus profitable, en tous cas, que de chercher à placer ces mêmes familles dans des colonies lointaines, où elles ont généralement peu de goût à courir ces aventures. Certains avantages assurés à ces colonies à l’intérieur, bien plus favorables au pays que nos tentatives coloniales souvent aux antipodes, retiendraient au moins en France une population agricole déjà trop clairsemée[9].

M. de Resnes ne voit pas la chose de cette manière ; voici les réflexions que cette mesure lui suggère :

Je crois, étant donné l’état de la France, que si l’on proposait aux rares grands propriétaires fonciers de France, l’application d’une pareille mesure, ils seraient enchantés de l’accepter et de rompre la solide attache qui les lie à ce misérable pays.

Amour sacré de la patrie !

Il n’en est pas moins vrai qu’elle n’aurait aucune raison d’être et que cette comparaison de nos fermiers, métayers, paysans, avec leurs similaires d’Irlande, est aussi odieuse, que le désir de dépouiller par le jeu des lois fiscales, les légitimes propriétaires français, pour partager le butin ainsi mal acquis entre les tenanciers.

« Ceux-ci, dit M. Dufay, paient aux propriétaires-rentiers, plus de neuf cent millions de fermages chaque année. Le capital de cette rente énorme, qui épuise notre sol, serait amorti en moins d’un siècle avec de bonnes lois civiles, fiscales, financières ».

Voilà une véritable énormité. Quiconque a le malheur d’être propriétaire rural, sait à quel taux on loue actuellement les terres. Les fermiers les paient ce qu’ils veulent. Ce n’est pas le fermage qui les écrase, ni les exigences du propriétaire qui les poussent à épuiser le sol. Combien de fois, causant avec mes braves fermiers, les ai-je entendus regretter le temps où ils louaient leurs terres plus du double du taux actuel ! Un ancien notaire devrait savoir ces choses. S’il pense réellement ce qu’il dit là, l’auteur de la brochure que j’analyse fait tort à ses connaissances. S’il ne le pense pas, comment qualifier ce procédé ?

Je vais dire ce que je crois être exact, sans me préoccuper d’être agréable ou non.

M. de Resnes semble ne pas admettre que le temps, qui transforme tout, modifie le droit de propriété ; ce droit est toujours le même dans son principe, mais il est essentiellement changeant dans ses applications. Tel que nous le comprenons aujourd’hui, ressemble-t-il au droit féodal, ou au droit plus ancien connu sous le nom de bénéfice, non transmissible et plutôt viager ? Chez les Romains, le jus italicum, sous l’empire, ne ressemblait guère au ferox jus quiritium des Romains primitifs, etc. Parce que le droit de propriété du sol, tel que nous le pratiquons aujourd’hui, se traduit par un prélèvement de produit ou de fermage sur des terres que le rentier ne connaît même pas, est-ce une raison pour qu’il en soit éternellement ainsi ? Les braves fermiers, qui paient de si bon cœur à M. de Resnes, regrettent le temps où ils payaient le double et où, sans doute, ils tiraient du sol un produit double aussi. Est-il bien sûr que cela même ne changera pas encore, par l’effet, peut-être, d’une nouvelle législation douanière, de nouvelles inventions, d’une dette nationale encore plus élevée, d’une guerre ou de tout autre événement, lesquels amèneraient fatalement un abandon encore plus grand des campagnes, si on ne fait pas à la population rurale une situation meilleure ? Je ne crois pas faire tort à mes faibles connaissances en signalant ce qui se passe, et en prévoyant ce qui se passera sans doute, en exprimant très sérieusement que des modifications apportées sagement dans notre régime fiscal, dans nos lois civiles, dans nos lois de procédure, atténueraient la crise certaine que nous traversons, et qui est plus forte que la volonté individuelle de quelques-uns.

Moi aussi, je connais la population fermière ; j’ai été en contact avec elle pendant un demi-siècle, j’ai entendu ses plaintes, j’ai assisté à ses discussions parfois un peu aigres avec des propriétaires-rentiers qui ne voulaient rien entendre aux observations de leurs fermiers sur les difficultés plus grandes qu’ils rencontrent aujourd’hui, provenant des impôts augmentés, d’une main d’œuvre plus chère, d’une baisse des produits, etc. : « C’est pénible tout de même, disait un jour devant moi un fermier qui venait de payer un terme, de voir cet argent si difficile à gagner ne servir qu’à l’entretien de valets et de chevaux inutiles. » Je ne sais si, en Flandre, les fermiers sont d’une autre composition qu’en Franche-Comté, mais peut-être, dans ce pays, les propriétaires ont-ils mieux compris qu’il fallait diminuer de moitié les fermages, en attendant, peut-être, de nouvelles diminutions pour retenir à la terre des travailleurs indispensables. Et j’ajoute que, si l’on veut maintenir jusqu’à un certain point la valeur des grandes propriétés, le plus sûr est encore de créer autour d’elles, par une législation plus favorable, de petites propriétés, car ce sont celles-ci, quand on y réfléchit, qui font le prix des grandes.

Ce sont là des choses que je dois savoir et que je sais ; et je les dis parce que je les sais ; je prévois les conséquences de ce qui est, et je propose les mesures qui sont de nature à les empêcher.

M. le vicomte d’Avenel, dans son ouvrage si documenté : La fortune privée à travers sept siècles, a touché aussi à ces questions. Il a montré que, à toute époque, c’est le travail de plus en plus libre et de mieux en mieux récompensé qui a augmenté la fortune générale. « La densité de la population rurale était grande, dit-il, au milieu du XIVe siècle, avant la peste de 1348 ; mais cet accroissement peut, et je dirai même doit être attribué, en grande partie, à la disparition du servage. Il y eut, entre la fin du règne de saint Louis et le commencement de la guerre de Cent ans (1270-1350), quatre-vingts ans de prospérité matérielle indéniable. On a mille preuves de l’activité avec laquelle le mainmortable, devenu libre et censitaire, peupla et se reproduisit ; ce fut un lapin dans une garenne. Chacun sait que quatre-vingts ans suffisent amplement à doubler le chiffre d’une population ; nous en avons des exemples en notre siècle ; et les découvertes modernes n’ayant à cet égard rien innové, les procédés de multiplication étant demeurés les mêmes, rien n’empêche que ce qui s’est produit en 1800 ne se soit produit en 1250 ».

Aux treizième et quatorzième siècles, on pouvait, comme le fait M. d’Avenel, comparer les paysans à des lapins dont le nombre profitait aux seigneurs ; c’était une sorte de cheptel attaché à la terre avec les animaux de culture et dont l’accroissement profitait aux propriétaires. Ils formaient un accessoire du domaine seigneurial ; on les vendait ou on les achetait comme le troupeau attaché à l’exploitation rurale. Aujourd’hui, la situation a bien changé, heureusement pour tous ; cependant on peut affirmer mutatis mutandis, qu’une amélioration notable du sort des cultivateurs produirait encore des résultats appréciables sur le nombre de la population rurale ; plus d’impôt du tout sur la petite culture, moins d’impôt sur la moyenne, des fermages diminués, une loi de procédure protégeant le petit faire-valoir au lieu de l’anéantir ; il n’en faudrait pas davantage pour retenir et augmenter le nombre des habitants des campagnes. Ces mesures auraient pour corollaire une certaine progression d’impôt sur les très grandes fortunes, sans être une expropriation, comme le dit avec exagération M. de Resnes. Et si le revenu des propriétaires-rentiers était diminué momentanément, cette diminution serait compensée, dans un avenir prochain, par la plus-value des terres et un rendement supérieur, conséquences d’un travail plus abondant et d’une population plus dense. Malheureusement, la plupart des hommes se laissent plus impressionner par l’intérêt actuel, souvent mal compris, que par la perspective d’un avenir meilleur. On a dit que gouverner c’est prévoir. C’est donc aux législateurs pré voyants à faire des lois en vue de l’avenir, puisque le particulier ne connaît que le présent.



De ce que l’Income-Tax, en Angleterre, donne lieu à des déclarations et évaluations inférieures à la réalité, M. de Resnes conclut, sans doute, qu’il en serait de même de l’impôt sur le revenu en France. Sous tous les régimes fiscaux, on a constaté la disposition de certains contribuables à échapper à l’impôt. Ce serait déjà autant d’obtenu, que d’avoir les 60 % que l’impôt sur le revenu devrait produire. Il ne sera pas difficile d’arriver même à un produit égal à la totalité de l’impôt par l’application de fortes amendes et en étendant la prescription à la durée de trente ans, comme il sera établi plus loin.



M. de Resnes trouve que je plaide à côté de la question quand je signale les frais judiciaires absorbant souvent non seulement le revenu entier, mais la fortune totale des petits propriétaires. Je crois être au contraire en plein dans la question ; si le fisc se croit obligé de prendre le capital entier des petits contribuables contraints de passer par le maquis de la procédure, c’est qu’il n’a pas osé, jusqu’à maintenant, frapper les gros revenus. Si ces derniers payaient dans une proportion un peu plus grande, il ne serait pas nécessaire d’atteindre le capital du pauvre, sous prétexte de le protéger, ce qui est joindre l’hypocrisie à l’injustice.



« M. de Resnes convient que, si on établit l’impôt progressif sur le revenu, aucune espèce de revenu n’y doit échapper. Mais, précisément ce qu’il veut, c’est qu’il n’y ait pas du tout d’impôt progressif sur le revenu. »

Voici une proposition qui va lui paraître paradoxale : c’est que presque tous nos impôts actuels dits proportionnels sont, au contraire progressifs, et que l’impôt progressif serait le seul vraiment proportionnel. C’est ce que je vais essayer de démontrer.

Pierre et Paul possèdent chacun un domaine produisant mille francs de revenu, et paient pour ce domaine, un impôt d’un dixième, soit cent francs, par exemple. Paul n’a pas d’autre revenu ; son impôt égale donc le dixième de son revenu. Pierre, au contraire, outre son petit domaine, possède un revenu de mille francs en rentes sur l’État ; une petite fonction d’employé lui rapporte encore mille francs ; il a donc, en réalité, trois mille francs de revenu, et il ne paie toujours que cent francs d’impôt, soit 3.33 % de son revenu, par cette seule raison qu’il est plus riche que Paul.

Il saute aux yeux, et il n’est pas nécessaire de démontrer que cet impôt dit proportionnel, n’est pas le moins du monde proportionnel pour ces deux personnages, l’un payant 10 %, l’autre 3.33 %.

Poursuivons le raisonnement : au lieu de 3.000 fr. de revenu total, Pierre en a 30.000, 300.000, 3 millions. Si ce revenu est en rentes sur l’État, il ne paiera pas un centime d’impôt, est-ce juste ? Et si ce revenu provient de toute autre nature de fortune, je dis encore qu’en portant le taux arithmétique de son impôt à 10, à 12, à 15, à 20% à mesure que s’élève le chiffre total de son revenu, on ne fait qu’établir une proportion plus juste entre son impôt et ses facultés, l’impôt est bien progressif par rapport au chiffre, mais il est, au contraire proportionnel, par rapport aux facultés. En un mot, un prélèvement de 15.000 francs d’impôt sur un revenu de cent mille est, en réalité, plus proportionnel aux facultés du contribuable qui possède ce gros revenu, qu’un prélèvement de cent francs sur le revenu de mille francs, seule ressource du petit contribuable. Ces mots proportion, progression, n’ont pas la même valeur arithmétique ni le même sens grammatical suivant qu’on les emploie au point de vue du chiffre abstrait, mathématique, du revenu, ou au point de vue des facultés concrètes, personnelles, du contribuable. Un prélèvement de 15.000 sur 100.000, ou de 200.000 sur un million de revenu ne produit pas, sur l’individu qui les possède, un amoindrissement de faculté aussi grand qu’un impôt de cent francs sur les mille francs formant le seul revenu du petit contribuable.

On peut donc dire, sans faire un jeu de mots ni un jeu de chiffres, que l’impôt progressif en chiffres est le seul vraiment proportionnel aux facultés du contribuable, si on envisage, comme le faisaient les Athéniens, approuvés par Montesquieu, la situation de la personne ; et que l’impôt proportionnel en chiffres est progressif en sens inverse des facultés du contribuable ; autrement dit, que le taux de cet impôt diminue à mesure que la richesse du citoyen augmente.



Ensuite, M. de Resnes critique l’impôt sur le capital qui, suivant moi, doit s’appliquer à toute espèce de richesse, aussi bien à la richesse de luxe, tels que châteaux, parcs, collections artistiques, etc., qu’aux richesses produisant des revenus en argent. Et il ajoute :

Emporté par la logique de son faux point de vue, M. Dufay trouve injuste que ce mode de richesse ne soit pas frappé d’impôts. « Et cela, dit-il, pour une raison bien simple, c’est que ce mode de propriété représente un capital énorme qui est ou qui a été prélevé sur la masse de la richesse générale et profite en réalité à celui qui le possède et à aucun autre. Il lui donne un vrai revenu, non pas à la vérité en argent, mais en luxe, en bien-être, en satisfactions morales et matérielles ».

De telles considérations échappent presque à la discussion tant elles sont peu fondées et même iniques. Sans même examiner la question de savoir si ce capital énorme a été prélevé sur la masse de la richesse générale et n’a pas au contraire beaucoup versé à cette masse, on peut dire que le raisonnement de M. Dufay se résume en ceci : Le riche est un coupable dont il faut faire un paria. Ses goûts les plus légitimes, les plus élevés, les plus intelligents, sont des crimes. Les monuments, les tableaux, les bibliothèques, les objets d’art rares et curieux dont il repaît ses yeux et son intelligence sont les preuves permanentes de sa culpabilité. Frappons-les. Ainsi l’ordonne Caliban. Caliban n’examine pas ce que rapporte à la masse ce capital entassé sans intérêts pour son propriétaire, ni combien cet argent mobilisé à capital perdu a fait vivre de malheureux et contribué au bien général. Non, la jouissance artistique, même partagée avec ses frères, est un crime. Est-ce que le populaire est artiste ? Non, n’est-ce pas (et encore souvent l’est-il), son plaisir c’est la boisson, la pipe, etc., : son château, le cabaret. Le reste l’offusque. Supprimons-le, ou faisons-le chèrement payer au riche qui en jouit. Discute-t-on cela ? Non.

Cette tirade est assez originale. Ce serait donc entendu : lorsque l’on est assez riche pour s’offrir un ou plusieurs châteaux, des collections de tableaux, de statues, de livres rares, le tout représentant des millions, on ne doit aucun impôt pour cette forme de richesse. L’impôt, c’est bon pour le peuple, dont le luxe se traduit par une pipe, et la distraction par le cabaret, au lieu du londrès et d’une loge à l’Opéra, et des riches collections énumérées plus haut.

Discute-t-on cela ? Non. Non, si l’on ne sent pas soi-même la justice de cet impôt sur la richesse, et l’injustice de l’impôt sur le nécessaire et le travail ; lorsqu’on ne veut pas savoir que le travail est la loi commune à tous les hommes, d’après l’opinion de tous les penseurs, d’après l’enseignement de Jésus-Christ, d’après les Pères de l’Église, d’après les conciles et le Droit canonique qui proscrivaient précisément le prêt à intérêt, c’est-à-dire l’usure, laquelle permet ainsi à quelques-uns de vivre par le travail des autres.

Cela ne veut pas dire, comme le prétend M. de Resnes, que je traite le riche comme un coupable. Si l’impôt est appelé à diminuer un peu ses revenus, ou son revenu, et si cet impôt l’oblige quelquefois à ne plus vivre en paresseux, en roi fainéant, en rentier inutile, il emploiera peut-être quelques heures perdues à remplir, par le travail, sa part de la tâche commune imposée à tous les hommes. On dirait même que cette façon de comprendre la richesse est plus particulière à la France qu’aux autres pays. Je trouve encore dans mes papiers de famille différents titres, et plusieurs ouvrages de cet abbé Coyer, qui, au XVIIIe siècle a publié un ouvrage, assez connu alors, intitulé La Noblesse commerçante. Il expose les causes de la grandeur et de l’importance de la noblesse anglaise, qui ne dédaignait pas, d’occuper son activité dans les grandes entreprises industrielles et commerciales, au lieu de s’abaisser, comme le faisaient alors nos seigneurs français, au rôle de courtisans. Cette noblesse anglaise, au lieu de rejeter la charge d’impôt sur le peuple, en payait une large part, et contribuait encore par son activité à enrichir le pays et à fonder ces colonies encore si florissantes. La noblesse actuelle, en France, dédaigne bien encore le travail, mais, dit-on, elle n’en dédaigne pas les produits ; elle s’allie volontiers aux héritières des riches commerçants d’Amérique ou même de France, de catholiques et même de banquiers juifs… Discute-t-on cela ? Non, ce sont des faits.

M. de Resnes a parfaitement raison, du reste, de reprocher au tiers-état actuel de s’être, par la Révolution, substitué en partie à la noblesse, sans aucune amélioration du sort du peuple. Nous sommes d’accord sur ce point. Et c’est pour cela que je demande aujourd’hui un système fiscal qui épargne le travail et la petite propriété, en s’adressant davantage à la richesse, et surtout à la grande richesse, en quelque main qu’elle se trouve. En examinant de près la question de l’économie sociale, on est vite convaincu que les facultés contributives de chacun progressent avec le chiffre des revenus, aujourd’hui surtout, que l’inégalité des situations est devenue plus grande que jamais. L’idée que l’impôt proportionnel en chiffres est juste, doit son origine à la plus haute antiquité. On s’y est habitué par tradition. Lorsque les douze tribus juives se sont partagé la Palestine, la tribu de Lévi, consacrée au culte religieux, n’eut pas de terre à cultiver. La loi lui attribua pour sa part un dixième du produit des terres des autres tribus. Le partage s’en était fait en portions égales, le Jubilé hébraïque entretenait cette égalité pendant des siècles. On trouvait tout simple de faire supporter cette dîme en proportion mathématique, qui répondait ainsi aux facultés de chacun. Mais, tout se corrompt avec le temps ; l’usure, malgré la loi protectrice qui l’interdisait, finit par établir déjà chez le peuple juif les différences que nous voyons encore aujourd’hui.

La cause qui avait fait admettre la dîme proportionnelle n’existe donc plus. Il est devenu naturel et juste en matière d’impôt, de considérer les facultés de chacun, plutôt qu’une proportion mathématique, toujours la même pour tous[10]. Évidemment, il ne s’agit pas ici d’établir une sorte d’égalité des fortunes. Il s’agit seulement, si l’on veut éviter à l’avenir de nouvelles secousses, de nouvelles révolutions, de prendre les mesures nécessaires pour assurer à la classe nombreuse des travailleurs, la possibilité d’acquérir, pendant la période active de la vie, la portion de capital nécessaire à son indépendance. Cette préoccupation se manifeste dans tous les essais de lois nouvelles, non seulement sur les impôts, mais sur les retraites ouvrières ou les réformes de procédure et autres.

Avant d’aller plus loin, maintenant que nous connaissons en partie la critique du programme genre Dufay, résumons en quelques mots le programme genre de Resnes. On dit que l’on prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre. Avec sa franchise naturelle, M. de Resnes applique le proverbe à sa façon, en proposant les réformes suivantes : Au peuple, qui se trouve actuellement armé du bulletin de vote, circonstance dont M. de Resnes ne tient pas compte, des coups à tour de bras et des impôts à merci ;

À la bourgeoisie, qui s’est traîtreusement substituée à l’ancienne noblesse, en quoi elle a eu tort, je suis du même avis, de ne pas faire profiter le peuple des conséquences de l’évolution — la perspective d’entendre craquer ses os sous la puissante mâchoire de la bête populaire ;

Aux juifs, aujourd’hui armés de billets de banque suffisants, autre bulletin très puissant aussi, trop puissant même, la corde ou l’expulsion en masse, pour leur faire chanter une édition moderne du psaume : « In exitu Israël de Egypto » ou « Super flumina Babylonis » ;

Enfin, aux royalistes un roi, rien que pour eux, la religion et le bon Dieu, aussi rien que pour eux.

Si M. de Resnes ne réussit pas à gagner à sa cause tous les cœurs et tous les esprits, il faut croire que les Français ne comprennent plus rien à rien.

À ce sujet, un souvenir : Il y avait une fois un roi et une reine qui n’avaient jamais navigué sur un vaisseau de l’État. Ils ne s’en trouvaient pas plus mal. D’un pays en détresse, après une guerre terrible, arrive une députation de royalistes qui leur tiennent à peu près ce langage : « Venez donc vite, tout le monde est pour vous ; la place est vacante, le trône est tout prêt, il n’y a plus qu’à s’asseoir dessus et à nous laisser faire ; nous nous chargeons de l’installation. Ce roi connaissait l’histoire : de grands malheurs étaient arrivés à sa famille ; plus avisé que d’autres, il demande à réfléchir. Il s’informe, il hésite, on le presse. Il lui semble bien permis de proposer son programme, comportant liberté communale, liberté provinciale, une certaine égalité entre les citoyens, une magistrature indépendante, un assez grand nombre de fonctions électives, un système d’impôt favorable aux travailleurs, le pays consulté par une sorte de referendum, tous les citoyens appelés aux fonctions suivant leur mérite, sans tenir compte de leur origine, enfin un roi se donnant comme le père du peuple, comme son homme de peine. Quelle étrange idée ! pensait le syndicat de ces restaurateurs du trône ; on finit par ne plus s’entendre ; d’un autre côté, le peuple ne pouvait pas être consulté, puisqu’il s’agissait d’une surprise politique. Après discussion, après allées et venues, cette poignée de braves n’était plus qu’une pincée, et, comme dit la chanson : ils étaient quatre qui voulaient le roi, et il y en avait trois qui n’en voulaient plus.

Un initié raconta ce mot qui m’est revenu : « je m’entendrais encore assez bien avec les républicains, mais avec mes ultra, pas moyen. »

« Que ne me délivre-t-on de mes amis, » disait un jour un politique, « quant à mes ennemis, je m’en charge. »

Au fait, le programme de ce roi manqué, assurait sur bien des points autant de liberté, voire davantage que le programme de certains républicains, tournés au jacobinisme.

Reprenons maintenant la dissertation de M. de Resnes ; revenons à nos moutons… tondus par l’impôt.

J’ai fait remarquer ce qu’il y a d’injuste et de vraiment absurde dans la répartition des patentes, dont 358,000 donnent 1,074,000 francs, somme évidemment inférieure au traitement des employés qui la reçoivent. Et M. de Resnes de dire :

Voilà encore un plaidoyer à côté. Qui empêche de réformer ce fâcheux état de choses sans impôt sur le Revenu ? Le manque d’argent ?… Qu’on en vole et qu’on en gaspille moins !

Qu’on dépense moins, je suis d’accord, c’est ce qui arrivera certainement quand la richesse payera davantage. Sur les revenus ou sur le capital, peu importe, la richesse payera fatalement ce que la misère ne payera plus.



Au sujet des titres au porteur qui pourraient, par leur nature, échapper facilement à l’impôt, j’ai expliqué qu’une loi obligera tous les porteurs de ces titres à les rendre nominatifs, ce qui n’amènerait pas une perturbation, puisque les cinq sixièmes de ces valeurs sont déjà des titres nominatifs. Voici l’objection de M. de Resnes.

La suppression d’un type de placement aussi commode que le titre au porteur redoublerait la prudence des capitaux. D’autant plus qu’actuellement, le capital traqué de toutes parts a plutôt besoin d’encouragement que de menaces.

La suppression du titre au porteur augmentera ses défiances. Au lieu de mesurer sa participation aux affaires, il leur fera défaut complètement. Est-ce là ce que l’on veut ?

Qu’on équilibre les impôts entre le capital mobilier et le capital immobilier, rien de plus désirable, mais supprimer le titre au porteur pour mieux atteindre le capital, c’est atteindre le commerce, l’industrie, les affaires en général. C’est une mesure tyrannique émanant du plus pur esprit jacobin et non l’acte d’un gouvernement sérieux.

Si l’on poussait à sa limite logique le raisonnement de M. Dufay sur les pénalités à appliquer au capital essayant d’échapper à sa tyrannie, nous ne voyons plus que la totale confiscation, qu’il admet déjà en partie. Et pourquoi pas la guillotine ?

Ou tout cela n’est pas sérieux, ou c’est l’indice d’un état d’esprit très grave et, en constatant une pareille perturbation mentale chez un ancien notaire, riche, animé de bonnes intentions et homme de bien, on ne s’étonne plus de l’anarchie épouvantable, morale et déjà matérielle en partie, où se débat notre malheureux pays.

Je suis d’autant plus touché de l’intérêt que M. de Resnes veut bien porter à mon état mental, que nous ne sommes pas du même avis sur bien des points, comme on l’a vu. Fidèle à son parti-pris d’exagération, il voit du jacobinisme dans une mesure de justice, ayant pour but une meilleure distribution des impôts, et pour résultat la suppression d’une des causes les plus fréquentes des perturbations révolutionnaires. Il faut des capitaux, c’est-à-dire des réserves d’énergie économique, pour provoquer les grandes entreprises ; qui le nie ? Je dis seulement qu’au point où nous en sommes arrivés, le capital n’utilise que peu et n’aide pas le travail suivant le rôle qu’il devrait jouer, et encore qu’il l’exploite ; il a perdu le sens de sa destination logique, providentielle.

Ce n’est pas ici le lieu de développer la genèse et le rôle historique qu’a joué dans le monde le précepte si utile du prêt sans intérêt. Tous les grands législateurs des temps anciens et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ont eu à ce sujet plus de prévoyance que nos législations modernes. L’usure, comme tous les vices et toutes les choses défendues par les lois, a existé de tous temps ; mais, étant proscrite par la loi, elle se cachait, était réprimée sévèrement et ne produisait pas les résultats énormes que nous constatons aujourd’hui. En tout cas, elle n’était tolérée, comme le prescrivait Moïse, que vis à-vis l’étranger, c’est-à-dire l’ennemi, et encore ad duritiam cordis, pour empêcher, sans doute, un plus grand inconvénient, si elle s’était exercée entre nationaux. Il faudrait un volume pour raconter toutes les lois répressives de l’usure à travers toutes les législations juive, grecque, romaine, gallo-franque et française, jusqu’à nos jours. Les écrivains qui se sont occupés de cette question à notre époque, ont reconnu que la suppression radicale de l’usure est impossible, tant le mécanisme économique de la société moderne est fondé sur cette idée fausse, que l’argent doit produire un revenu ; assimiler l’argent à une terre ou une maison, c’est confondre le capital qui se conserve en nature et celui qui se détruit par son usage même.

Ne prolongeons pas davantage cette digression ; tirons en seulement cette conséquence que si notre société ne veut pas périr sous le poids de l’usure, elle doit trouver le mode législatif qui puisse atténuer l’effet de ce poison. L’impôt est là, devant nous, qui aggrave actuellement la situation en ajoutant une charge nouvelle au travail. Le moyen le plus simple, le plus naturel, le plus logique à édifier ce résultat, c’est de faire supporter l’impôt, surtout par la richesse, je dirai presque surtout par la richesse mobilière, ce qui est en réalité renverser le système actuel qui fait supporter le 25 % de l’impôt par la terre et à peine le 4 % par les capitaux mobiliers. Les capitaux passeront à l’étranger, dit M. de Resnes ; or, voici l’appréciation tout actuelle de M. Germain, directeur du Crédit lyonnais. En janvier 1904 les dépôts dans les banques étaient de 2 milliards 600 millions, en augmentation de plus d’un milliard en 8 mois. De pareilles accumulations de capitaux improductifs, et improductifs parce qu’ils sont accumulés en quelques mains, prouvent la nécessité de les employer à l’étranger, ce qui a lieu, en effet, en Amérique, en Angleterre, en Russie et en Allemagne. Et ce phénomène se produit évidemment par suite du prélèvement anormal que le capital français opère sur le travail. En sorte qu’à côté de ces colossales accumulations de richesses mobilières, se développe de plus en plus en France dans le monde du travail agricole et industriel, une privation plus dangereuse et plus injuste des ressources que le travail devait lui produire.

Voilà pourquoi il est nécessaire d’atteindre par l’impôt et au moyen de lois qui ne sont que justes, la richesse mobilière sous toutes ses formes.



Au sujet des valeurs mobilières, la brochure soumet à l’examen du lecteur divers moyens de les atteindre par l’impôt, même à l’étranger. M. de Resnes voit là une sorte d’internationalisme dangereux, une perte de l’autonomie nationale, tandis que, suivant moi, c’est une marque de conservation de cette autonomie, en même temps que de bons rapports avec les états voisins. On est déjà lié par une foule de traités de même nature, toujours avec la même exagération. M. de Resnes écrit :

Les autres peuples gardent avec soin, même avec des idées socialistes avancées, leur autonomie. Il y a bien les Suisses, chez qui certaines banques protestantes ou franc-maçonnes ont déjà inauguré officieusement le système ci-dessus préconisé en renseignant leurs copains de France sur les dépôts effectués par des Français à leurs guichets de Judas. Mais c’est une exception ; chez les autres peuples, nos exploiteurs ne trouveront pas un pareil concours. Les peuples s’arrangeront, au contraire, pour ouvrir toutes grandes leurs portes aux capitaux français. Ils s’enrichiront aux dépens de cette France stupide et la laisseront avec plaisir consommer sa ruine.

La France perd-elle son autonomie parce qu’elle a des traités avec tous les autres peuples, réglant leurs intérêts commerciaux, littéraires, artistiques, maritimes, les transports, les douanes, etc. ? Ce qui au contraire aurait un caractère plutôt international et serait un danger pour l’idée d’autonomie, ce serait de laisser les capitaux français réfugiés à l’étranger, payer des impôts à l’étranger plutôt qu’en France.

Quant à ces capitaux placés à l’étranger, j’ai exposé plus haut ce qu’il faut en penser ; la question d’impôts réglée sur ce point, ils ne feront qu’enrichir la France, par l’intérêt qu’ils rapportent à des Français, intérêt prélevé naturellement sur le travail étranger au lieu de l’être sur le travail français. C’était l’idée très patriotique de Moïse, lorsqu’il permettait aux Hébreux de prêter à intérêt, c’est-à-dire à usure aux étrangers, et proscrivait ce genre de prêt entre Juifs. »



Sur le travail agricole et les autres travaux j’ai développé cette idée que leur produit étant, en général, très faible, il est nécessaire de les exonérer de l’impôt dans une large mesure. M. de Resnes ne l’entend pas ainsi et, suivant son habitude de tout exagérer, il écrit à ce sujet :

Ce chapitre a pour but, dans l’esprit de l’auteur, de prouver, ce que nous savons déjà qu’il y a peu de riches, beaucoup de pauvres et, en outre, que ceux-là s’enrichissant du travail de ceux-ci, il importe au plus tôt de ramener tout le monde à une égale pauvreté par une intelligente application de l’impôt progressif sur le Revenu. Prenez un peu de statistique, un peu de socialisme, un peu de sentimentalité, brassez le tout et vous obtiendrez, autant que vous en voudrez, les plus touchantes considérations sur l’inégale répartition des richesses. C’est bien usé. La conclusion logique de pareilles considérations, c’est la péréquation obligatoire des richesses. Il restera ensuite à procéder obligatoirement à la péréquation des intelligences, des qualités morales et des forces physiques, car, même dans une société où tous les biens seraient à un moment donné devenus égaux, il resterait à parer à l’injustice criante de voir les hommes forts, intelligents, sobres et travailleurs, accaparer par la force des choses les biens des faibles, des ivrognes, des idiots et des débauchés.

Aussi, un petit partage annuel me semble tout indiqué. Je ne doute pas que l’esprit inventif des partisans de l’impôt progressif sur le Revenu ne trouve bientôt la chose nécessaire et les moyens pratiques d’y parvenir.

Oui, certes, il y aura toujours des pauvres et toujours des riches, ce qui est la conséquence de l’inégalité que la nature a mise entre les hommes, de même qu’il y aura toujours des malades et des gens bien portants. Ce n’est pas une raison pour ajouter à cette cause, déjà assez fâcheuse, une cause voulue et aggravée par l’homme. Nous avons signalé le rôle déplorable de l’usure dans le monde économique. Elle est un mal condamné par tous les grands législateurs. C’est, en partie, pour lutter contre les effets de ce mal, toléré par la législation actuelle ad duritiam cordis, qu’une autre méthode fiscale est nécessaire, comme les remèdes de la pharmacopée sont destinés à lutter contre les maladies. Ce sera quelque chose que d’arriver à avoir un moins grand nombre de pauvres, et des pauvres moins pauvres, si je puis m’exprimer ainsi ; par une conséquence logique, il y aura moins de colossales fortunes, mais un plus grand nombre de fortunes moins considérables ; celui qui n’a rien aujourd’hui finira par avoir quelque chose, celui qui a un million n’aura peut-être que neuf cent mille francs ; tel autre, au lieu d’accumuler dix millions, n’en pourra réunir que neuf ; où sera le mal ? C’est sans doute pour arriver à un résultat de cette sorte, que certaines lois protectrices ont été formulées par Moïse, Solon, Jésus-Christ, les Pères de l’Église, St-Thomas, Montesquieu, les philosophes et autres qui n’étaient pas des sots. Diminuer les grandes misères et les grandes richesses, ce n’est pas bouleverser la Société, mais la mettre sur un meilleur pied et sur un terrain plus solide.



J’ai cru bien faire en comparant notre méthode française et la méthode adoptée en Suisse pour la préparation des lois d’impôt. Nouvelle occasion à M. de Resnes d’embrasser le champ bien plus vaste de la politique, de la religion et de l’influence juive.

En France, la haine des classes qu’avivera encore l’impôt sur le Revenu, préside et présidera toujours à la confection de toutes les lois. Cela est évident. C’est pour cela qu’il faut éviter de lui donner prise et l’impôt sur le Revenu sera pour elle une carrière vaste, libre et propice à ses ébats. En France, c’est la canaille qui gouverne. Étant donné qu’un minimum de revenus est exempté d’impôts, après avoir commencé, pour amorcer le contribuable et l’empêcher de crier, par appliquer d’une façon tolérable l’impôt sur le Revenu, on se mettra bientôt, la pression populaire aidant, à en augmenter considérablement la charge ; en même temps on augmentera également le minimum exempté d’impôt et on viendra à faire supporter l’impôt tout entier par un nombre très restreint de contribuables. Est-ce juste, est-ce là ce que demandent les quelques honnêtes gens, partisans de cette funeste utopie ?

M. Dufay blâme avec raison le projet de s’arrêter quant à la graduation à trois millions de revenus. Évidemment, étant admis l’impôt sur le Revenu, il est injuste et odieux de s’arrêter à la graduation de trois millions. Il faut que rien n’arrête l’impôt. Là est l’application juste d’un impôt injuste. Mais il ne faut pas oublier que presque seuls en France, les juifs possèdent plus de trois millions de revenus. Or, depuis Léon Say, qui était leur homme-lige, jusqu’à Bouvier tous les ministres des finances ont été les esclaves des juifs. J’irai même plus loin et j’oserai dire que, en cas de restauration de la monarchie, si l’on ne procède pas à l’expulsion de ces êtres malfaisants, il en sera ainsi, car le système financier et économique actuel de la France, et je dirai même de l’Europe, est tellement entre leurs mains que, même sans être personnellement à leur dévotion, un ministre des finances leur est toujours en quelque sorte subordonné. Du reste il est bien inutile de songer à faire en France quelque chose de propre et d’utile avant de se débarrasser de la République, des Francs-Maçons et des Juifs.

La haine des classes tient surtout aux injustices dont souffrent les classes inférieures L’histoire le prouve suffisamment : les révolutions ne sont jamais provoquées que par les accumulations d’injustices sociales, juridiques, économiques. Supprimons ces causes, et nous écarterons cette haine des classes à laquelle M. de Resnes fait allusion.

Que les francs-maçons pratiquent leur religion s’ils en ont une, que les juifs se conforment à la leur, c’est leur affaire ; j’ai assez de la question épineuse des impôts, sans m’engager dans les querelles étrangères à cette question. Que nous soyons en république, en empire ou en royauté comme cela nous est arrivé périodiquement depuis plus d’un siècle, la science économique est toujours là, avec ses exigences, ses principes, ses lois, ses nécessités propres ; c’est celle-là qui nous occupe. À moins d’avoir le parti pris de critiquer pour le plaisir de critiquer, je ne comprends pas ce chapitre de M. de Resnes ; il voudrait faire disparaître l’influence des francs-maçons et des juifs, moi aussi : une société plus ou moins secrète formant un État dans l’État est anormale au sein d’une République, fondée sur la liberté et l’égalité. Quant aux juifs, comme ils représentent la classe la plus habile à former des collections de millions, c’est précisément contre eux que l’impôt progressif sera dirigé dans sa plus haute expression. L’impôt très progressif à haute dose à partir des millions de revenus, aurait pour effet de faire cesser l’empire des possesseurs de l’or. La règle doit s’appliquer à tous sans exception ; les juifs n’auront plus à crier qu’on les persécute, puisque tous seront soumis à la même loi. M. de Resnes voudrait aussi se débarrasser de la République. À moins qu’elle ne se détruise elle-même par ses excès, je n’en vois pas l’utilité ; l’amender vaudrait mieux, si nous sommes sages. Par qui la remplacer ? Sur quatre monarchistes, il y en a quatre qui ne veulent pas des trois autres : branche aînée, branche cadette chez les descendants du Béarnais ; branche à droite, branche à gauche chez les collatéraux du grand empereur ; faudra-t-il tirer au sort ? Mais nous avons assez à faire pour nous entendre, si possible, sur l’impôt ; la verve de M. de Resnes nous a fait quitter un instant notre sujet, revenons-y.





Les titres au porteur sont un obstacle à l’impôt sur le revenu. J’ai indiqué les moyens d’empêcher la dissimulation de ces valeurs ; ils ne sont pas plus rigoureux que ceux existant actuellement, assurément moins tracassiers et moins impopulaires que notre déplorable loi sur les bouilleurs de crû. M. de Resnes se livre alors à une nouvelle charge à fond sur mon prétendu délire jacobin. Suivant lui, empêcher les gens de frauder le fisc à leur aise, c’est inadmissible.

Il est évident qu’après toutes ces belles mesures, si le revenu y coupe, comme on dit vulgairement, c’est qu’il aura de la chance. Mais, je ne puis m’empêcher de signaler chez quelqu’un capable de préconiser de telles mesures, les premiers symptômes de cette terrible maladie que j’appellerai le délire jacobin.

Un homme qui en est atteint ne voit plus qu’un côté des choses. Tout entier à sa manie, il ne tient compte que d’elle. En dehors d’elle, il n’y a plus rien. La liberté des autres, leur intérêt, leur volonté, tout doit céder devant sa tyrannie.

M. Dufay veut l’impôt sur le Revenu. Personne n’en veut. « Ah ! vous n’en voulez pas ! Eh bien vous allez voir.

« Crac ! plus de titres au porteur, rien que du nominatif bien et dûment inscrit.

« — Mais cela nous déplaît et nous préférons les titres au porteur comme plus commodes et plus avantageux.

« — Et que m’importe votre volonté ? que deviendrions-nous, grand Dieu, si l’on tenait compte de la volonté de tout le monde ? »

Il paraît inutile de faire ressortir l’exagération de ces objections. En ce qui concerne l’atteinte que porteraient au commerce, à l’industrie et aux affaires en général, les lois qui obligeraient de mettre au nominatif les titres actuellement encore au porteur, ou toute autre mesure équivalente, il n’y a qu’une réponse à faire : c’est que les titres en question n’ont rien de commun avec le commerce, l’industrie et les affaires, si ce n’est, peut-être, aux affaires d’agiotage, aux jeux de bourse, qui ne sont pas précisément à protéger. Les billets de banque, la monnaie d’or et d’argent, les billets à ordre sont là pour répondre aux besoins du commerce.





Plus loin, j’ai expliqué l’utilité de l’impôt progressif destiné à empêcher l’accaparement de la richesse et surtout de la richesse mobilière par le jeu de l’intérêt et de la spéculation. Les latifundia ont perdu l’Italie.

À ce mot, M. de Resnes me donne une leçon de grammaire. Il pense que ce terme ne doit pas s’appliquer à la richesse mobilière. Je l’ai employé, en effet, parce que je n’en ai pas trouvé d’autre dans la langue courante. Le latin l’appliquait à la grande fortune immobilière : la similitude des effets produits m’autorisait peut-être à l’appliquer aussi à la grande richesse mobilière. Nous disons, en effet, tous les jours : placer ses fonds, avoir des fonds disponibles. Je demande pardon à M. de Resnes de l’avoir offusqué, même dans une simple question de fond, comme si les questions de fond (c’est le cas de le dire) n’étaient pas suffisantes. Puis il ajoute qu’il est « facile à empêcher ces grandes accumulations de richesse par l’expulsion en masse des juifs et des mesures prises contre les métèques, et, ainsi, de parer au danger qu’il y a à laisser les forces financières et politiques entre les mains d’étrangers à la nation. Mais, pour arriver à ces résultats, la première chose à faire c’est l’expulsion de la République. Ce n’est que sur le tombeau de la Gueuse qu’on pourra rebâtir.

« Quant à des latifundia, immobiliers, et nous rentrons ici dans le vrai sens du mot, je voudrais bien savoir où l’on en trouverait en France. Je ne vois, dans les nombreuses et sérieuses revues tant agricoles qu’économiques publiées de nos jours, que lamentations sur le « morcellement de la propriété. Il ne m’est pas encore arrivé de lire un seul article contre les latifundia, preuve qu’ils n’existent point. La grande propriété est nécessaire. Seule elle garantit les progrès de l’agriculture, le perfectionnement des machines, la mise à l’épreuve des inventions nouvelles, l’étude et l’application des bons procédés de culture et, chose plus importante encore, la création, l’entretien, la permanence des bonnes races d’animaux.

« On pourrait encore démontrer, par bien des exemples, l’influence heureuse de la grande propriété aristocratique et permanente dans la même famille, sur la prospérité d’un peuple. Mais cela nous entraînerait trop loin. »

Je répète que le morcellement de la propriété n’a rien de commun avec sa répartition : la grande propriété, les grands domaines renferment souvent des centaines de parcelles, c’est ce qui donne l’illusion d’un nombre considérable de petits propriétaires, j’entends de ceux pouvant vivre du travail agricole. En ce qui concerne la Franche-Comté, voici un tableau qui nous renseignera.


Répartition de la propriété du sol en Franche-Comté


La plupart des économistes célèbrent comme une marque d’aisance générale le grand nombre des petites propriétés en France. La statistique de 1887 pour les trois départements de la Franche-Comté va nous donner une idée assez exacte, en cette matière, à peu près dans toute la France. Il est facile de se rendre compte de l’état d’anémie où se trouve la petite propriété, réduite depuis quarante ans surtout à prendre non plus sur ses revenus, mais sur son propre capital, c’est-à-dire à se dévorer elle-même, pour faire face aux charges publiques et à ses propres charges, sous forme d’impôts, de fermage, d’intérêts de ses dettes, des frais d’entretien des bâtiments et des terres.

Département de la Haute-Saône

Sur 287,699 habitants et une superficie de 514.330 hectares, nous trouvons :

Au-dessus de 1 hectare 52.734 possèdent 38.070 hectares

De1à5—20.696—112.351—

—510—5-°34—81.658—

—1030—2.526—89.703—

—3050— 270 — 23.601 —

—50100— 220 — 36.743 —

—100200 — 138 — 47.945 —

— 200 et au-dessus 98 — 84.259 —

Total 81.716 — 5’4-53° —

Département du Jura

Sur 276,948 habitants, 89,676 possédant 4Ô5,684hectares

ainsi répartis : Au-dessous de 1 hectare 56.039 possédant 33.963 hcclires De1à5-23-504—97-ogi— —510—5.841—63-043— —1030—2-559—75-336— —3050— 325 — 23.643 — —50100— 263 — 35.049 — —100200 — 172 — 44.226 — — 200 et au-dessus 133 — 93-133 — Total 89.676 — 465-484 —

—353- Département du Doubs Sur 295.663 habitants, 70.521 possèdent 505. 592 hec tares ainsi répartis : Au drs’ons de 1 hectare 42.924 possèdent 25.297 faeclares De1à5-18.832— 83-043— —310—-4.733—62.574— —1030—3..05 !—92.512— —3050— 359 — 32.325 — —50100— 287 — 37.904 — —100200 — 164 — 44.222 — — 200 et au-dessus 181 — 127.655 — Total 70,. 521 — 505-592 — En résumé, dans la Haute-Saône, 7.830 propriétai res possèdent 363.909 hectares réduits à 286.686, dé falcation faite de 77.223 hectares appartenant à l’Etat et aux communes, ce qui est le double de ce que pos sèdent les 73.430 petits propriétaires possédant 2 hec tares en moyenne. Dans le Jura, 4.292 propriétaires possèdent 161.976 hectares, déduction faite des 109.401 hecta res appartenant à l’Etat et aux communes ; les 85.384 petits propriétaires n’ont que 194.099 hectares. Dans le Doubs, 4.032 propriétaires possèdent 231.965 hectares, déduction faite des biens de l’Etat et des communes, pendant que 66.489 petits proprié taires ne possèdent que 170.914 hectares. En sorte que le sol de la Franche-Comté appar tient pour plus de moitié à 16.610 propriétaires sur 860.310 habitants, les autres, ou ne possèdent pas un pouce de terre ou en possèdent trop peu pour y trouver, à titre de cultivateurs, un revenu suffisant à la vie d’une famille.

Encore faut-il remarquer que parmi ces 16. 000 propriétaires, plus de la moitié font cultiver leurs terres par des fermiers, ne demandant pas mieux que de trouver une profession plus indépendante et moins pénible.

Dans une brochure de soixante pages, pleine d’aperçus et de documents puisés à bonne source, M. Perrot, curé-doyen de Mandeurre (Doubs), sous le titre : « Mon Village », vient de traiter, au point de vue à la fois social et économique, le même sujet ; j’en reproduis ici quelques chapitres, ajoutant de nouveaux détails à ceux que j’ai donnés.

Le paysan écorché





Avons-nous épuisé le chapitre des causes de la faillite rurale ? Pas encore. Il reste à indiquer la cause financière.

Beaucoup s’en vont « parce que, disent-ils, la terre ne les nourrit plus, parce qu’ils ne gagnent plus leur vie. » Faisons la part d’une certaine exagération dans cet aveu de la ruine agricole. Reconnaissons même que le rural s’est créé des sources de dépenses nouvelles, en contractant des habitudes de luxe et de confort inconnues autrefois.

Mais cette considération admise, il n’en reste pas moins vrai que l’agriculture subit, depuis quelques années, une crise absolument ruineuse.

Les pouvoirs publics n’ont légiféré qu’en faveur du monde ouvrier, et les ressources financières de la nation ne sont allées qu’à l’armée et à l’enseignement.

Quant aux paysans, ils sont demeurés comme toujours taillables et corvéables à merci. Les criantes injustices dont ils souffrent sautent à la vue du plus irréfléchi. Qu’on me permette un exemple familier qui rendra plus sensible la vérité à cet égard.

Un vieillard avait deux fils, Pierre et Paul. Sentant sa fin prochaine il les fit venir et leur dit : « Dans le cours de ma longue carrière, à force d’ordre et de travail, j’ai pu économiser la somme de 60,000 francs. Elle est en dépôt chez M. Jean, notaire, qui la tient à ma disposition. Allez le prier de me l’apporter, car je veux, dès aujourd’hui, vous en faire le partage et l’abandon. »

Ainsi fut dit et fut fait.

Pierre résolut d’employer son lot à l’achat d’obligations de chemins de fer, placement de toute sécurité, garanti par l’État. En conséquence, il donna ordre à un agent de change, à la Bourse de Paris, de lui acheter soixante-cinq obligations au cours du jour :

Frais de courtage à 2 pour 1.000
56 f. 90
Timbre
1 80
Acquit
0 10



cachecachecacheTotal
58 f. 80


Quant à Paul, il fixa son choix sur un petit domaine composé de prés et de terres labourables, qu’il se proposa de cultiver lui-même et qui lui fut adjugé pour la somme de 30.000 fr.

Les frais restant à sa charge furent les suivants :

Timbre minute
5 f. »
Expédition
16 10
Enregistrement à 6.88 %
2.064 »
Transcription
25 »
honoraires du notaire 1 %
300 »



cachecachecacheTotal
2.410 f. 10

Il ressort de ce tableau que Pierre n’a rien fourni ou presque rien à l’enregistrement, et que Paul a dû lui verser plus de 2.000 francs pour un placement identique à celui de son frère.


Ce fait constitue une INIQUITÉ RÉVOLTANTE ! que nos législateurs laissent persister depuis nombre d’années, malgré les réclamations les plus légitimes des cultivateurs. Tout pour l’argent, rien pour la terre ! Et l’on verra les ouvriers palper la bonne petite retraite, pendant que le laboureur se morfondra devant une feuille d’impôts toujours plus lourds.

Voilà pour les acquisitions ; devant l’impôt annuel, mêmes inégalités.

Il a été prouvé que la propriété rurale paye 31,25 % de son revenu, la propriété urbaine 23,25 %, les valeurs mobilières (chemins de fer, etc.) 9,35 %, et enfin la rente sur l’État, seulement 4,40. La propriété rurale paye ainsi moitié plus que la propriété urbaine, quatre fois plus que les valeurs mobilières, sept fois plus que la rente d’État. Et précisément la terre est la valeur qui peut aujourd’hui le moins donner à l’impôt[11].

Il faut encore observer que les valeurs mobilières ne payent que lorsqu’elles rapportent, tandis que la terre paye toujours, même lorsque les intempéries ont détruit la récolte.

La loi du 23 août 1871 a chargé les primes d’assurances d’un impôt de 9,52 %, y compris le décime et les frais. L’impôt pèse sur les risques et non sur le capital assuré.

L’estimation des risques est-elle identique à la campagne et à la ville ? Non, et on ne peut en vouloir aux compagnies, qui ont établi l’échelle de leurs primes, selon la nature des objets garantis.

En conséquence, la récolte de ferme, la maison couverte en chaume subiront une prime plus élevée que la maison solidement construite, bien couverte de tuiles et renfermant des marchandises d’une facile préservation. C’est la justice même. Mais où l’iniquité commence, c’est quand l’État s’en vient prendre pour base de son impôt le montant même de la prime ; nous avons alors l’impôt sur le danger couru, l’impôt sur la misère.

Je donnerais à cette étude des proportions exagérées, si je prenais à tâche de signaler toutes les inégalités dont est victime le paysan dans la répartition des charges fiscales. Les pouvoirs publics ne se sont pas occupés de l’agriculture, ou s’ils se sont parfois tournés vers elle, ç’a été pour la frapper d’impôts nouveaux. Cette injustice sociale est encore un hommage rendu à la terre, toujours généreuse et jamais épuisée.



Sous le titre « Champs en friche », M. Perrot continue ainsi :

« Nous n’avons eu ni peine à établir le fait de l’émigration rurale, ni difficulté à en signaler les causes. En présence de ce grave péril, malgré toutes les démonstrations et l’évidence même, il reste des doutes consolateurs chez un grand nombre. On veut bien reconnaître que la population des villes augmente au détriment des campagnes, mais on trouve excessives les alarmes des économistes à ce sujet, et on s’endort dans le calme le plus parfait.

« Cette façon d’envisager les choses, selon moi pleine d’illusions, a pourtant une excuse. En réalité, le mal, né il y a cinquante ans, suit une marche lentement progressive, et ne portera qu’avec le temps toutes ses conséquences.

« On se tranquillise parce que la face du pays n’a pas sensiblement changé, que le pain ne manque à personne, et que les villes suffisent toujours à contenir leur vieille et leur nouvelle populations. C’est se bercer d’une fausse sécurité. Le danger, pour n’être pas immédiat, n’en est pas moins redoutable.

« Les premiers effets de la désertion des champs me semble présager, pour un avenir plus rapproché qu’on ne l’imagine, d’effroyables catastrophes. À l’heure qu’il est, le mal se traduit dans nos villages par de vastes espaces, autrefois productifs, maintenant incultes.

« Ici, un propriétaire vieilli ou infirme, incapable de faire lui-même valoir ses terres, a vu son fermier le quitter, emportant la redevance de plusieurs années. Ces retards dans le règlement des comptes, disons-le en passant, sont devenus, d’exceptionnels qu’ils étaient naguère, la règle à peu près générale.

« Notre malheureux propriétaire a fait savoir à toute la région, par la voix de la presse, en une alléchante annonce, qu’il demandait un fermier pour l’exploitation de son fonds. L’annonce répétée des mois entiers, chaque dimanche, est demeurée sans écho.

« Devant cette grève de fermiers, on a dû prendre un parti et tenter de louer par parcelles ce qu’on ne trouvait plus à céder en bloc. Or, qu’est-il arrivé ?

« Le meilleur de la ferme a trouvé preneur ; des terrains de moyenne valeur, personne n’a voulu ; et le propriétaire se voit condamné à laisser incultes des terres qui avaient jusque-là fait vivre leur homme. Et pour comble de bonheur, ces terres incultes paieront le même impôt qu’un fonds en plein rapport. Le cultivateur qui exploite lui-même son bien de famille ne se voit pas en meilleure posture. Les enfants, fascinés par tout ce que les villes promettent de succès et de jouissances, ont quitté le toit paternel. Il ne peut, seul et déjà affaibli, labourer tous ses champs et soigner toutes ses prairies.

« Les ouvriers et domestiques, quand il s’en trouve, exigent des salaires exorbitants. Il ne reste que deux solutions : louer à d’autres cultivateurs déjà sur chargés de travail, ou laisser en friches les terres qu’on ne peut cultiver soi-même. Force est bien le plus souvent de prendre ce dernier parti.

« C’est ainsi que le mal va sans cesse en s’aggravant, et que nous devons nous attendre, si la situation ne change pas, à voir, avant cinquante ans, tristement abandonnée, la moitié du sol labourable.

« Et si d’avance le socialisme parvenait à faire une application quelconque de ses théories, notamment du système de l’impôt sur le revenu, l’inévitable ruine serait plus proche encore[12], les ventes d’immeubles se multiplieraient sous le coup de la peur : les terres tomberaient à vil prix, et la crise agraire déchaînerait la plus horrible misère sur tout le pays. »

Cette conclusion ne me semble nullement exagérée. Je pose en principe que le sol demeure la grande richesse, et le labourage la grande force des nations. L’industrie et le commerce sont sans doute de puissants agents de prospérité et de grandeur. Mais à la base de la fortune publique, il faudra toujours mettre la terre cultivée, les champs, les vignes, les prairies et les bois ; ce qu’on nomme si justement et si noblement « les biens au soleil ».

Consultez l’histoire, étudiez les mœurs politiques et sociales des Hébreux, des Romains, des Carthaginois, des Grecs du Bas-Empire, des Irlandais, des Russes et même des Chinois, sans oublier notre propre pays, la France, vous constaterez partout deux faits :

Une nation qui reste, dans son ensemble, peuplée de paysans gagnant leur vie dans la culture du sol, est toujours une nation tranquille, forte, à l’abri des révolutions intérieures et de la conquête étrangère.

Une nation qui abandonne la culture de la terre ne tarde pas à se transformer en une masse prolétarienne, énervée et turbulente, à la merci de quelques habiles qui se disputent le pouvoir et la richesse.

Le peuple trompé s’insurge contre les possédants, et pendant la lutte intestine que se livrent les partis, l’étranger intervient : cette nation est finie.

Gardons-nous d’un chauvinisme naïf et d’une confiance en nous-mêmes exagérée. La France, malgré les merveilleuses ressources de sa terre, le développement de ses industries et le renom mérité de ses grands hommes, subira le sort commun, si elle ne sait pas faire à temps machine en arrière, et revenir à l’amour d’un sol qui donne largement pain et vin à ses habitants.



Après cette digression nécessaire, revenons à la critique de M. de Resnes. En ce qui concerne la grande propriété, voici nos observations :

La grande propriété, dont on vante peut-être trop les bienfaits, fait une concurrence ruineuse à la petite et à la moyenne propriété rurale, en produisant et en cultivant, au point de vue industriel et commercial et en vue d’un plus grand bénéfice à réaliser, avec moins de frais et à meilleur marché que ne peut le faire la famille agricole. Celle-ci n’a pas assez de richesse mobilière pour se procurer les instruments perfectionnés, ni une assez grande superficie de terre pour produire au même prix de revient. Il se passe actuellement, dans cette branche de l’activité, un phénomène analogue à celui qui a détruit la petite industrie, le petit commerce, par la concurrence des grandes installations capitalistes. La grande propriété aristocratique, parlons-en, en effet ; nous voyons ce qu’elle produit de nos jours en Russie, ce qu’elle a produit et ce qu’elle produit encore en France et même en Angleterre, où l’agriculture est si bien ruinée après un siècle de prospérité, que M. Chamberlain ne voit rien de mieux aujourd’hui pour faire vivre quarante millions d’Anglais, que d’exploiter et de piller les nations étrangères et de supprimer le libre échange.

« La permanence des bonnes races d’animaux, voilà le but à atteindre, dit M. de Resnes. » Evidemment c’est un résultat utile. Mais il faudrait songer aussi à la permanence des bonnes races d’hommes. Or je ne crois pas qu’il y en ait de meilleures que parmi les ruraux ; il s’agit de les garder précieusement au lieu de leur faire déserter les champs par des impôts excessifs, des fermages hors de proportion avec les produits ; il faut qu’ils puissent vivre à l’aise, qu’ils se trouvent heureux sur cette terre qu’ils travaillent depuis si longtemps au lieu de les épuiser par des charges qui ne servent qu’à entretenir un luxe qui les ruine, condamné par toutes les religions et toutes les philosophies.

Le Prince de Bismarck exprimait parfois sa pensée par quelques phrases concises et brutales. Lors de la discussion des lois d’impôt, il dit : « Il est juste de faire payer sur un taux plus élevé ceux qui n’ont pas d’autres soucis que de détacher des coupons de leurs titres ou de signer les quittances de fermages « de leurs terres. » Une autre fois, au sujet de la dépopulation des campagnes par l’attraction qu’exerce la ville, il allait jusqu’à dire que « ce serait rendre un grand service à l’agriculture que de brûler toutes les villes qui ont plus de vingt mille habitants. » C’est bon à dire, mais tâchons de faire mieux. »



Enfin, j’ai prétendu que la rente sur l’État doit être soumise à l’impôt comme toutes les autres valeurs, sur quoi M. de Resnes fait cette observation :

« N’y a-t-il pas quelque chose d’injuste et même d’odieux de la part de l’État dans l’acte de frapper d’un impôt à son profit l’intérêt qu’il sert à son créancier ? »

Dans son ouvrage célèbre, la Dîme royale, Vauban l’a suffisamment démontré, il y a deux cents ans. L’assimilation de l’État à un débiteur et d’un porteur de rente à un créancier est une erreur. L’État paie l’intérêt ou l’arrérage de sa rente à qui ? Au porteur du titre et celui-ci paie son impôt à l’État, non pas comme un créancier que le débiteur lèserait de son droit, mais comme débiteur à son tour, d’une contribution aux charges générales dont il profite comme tout autre citoyen ! En droit et en fait, après examen sérieux de la question, la dispense d’impôt sur le revenu de la rente n’est pas soutenable. L’échange de service, la soulte qui résulte de cet échange sont les mêmes pour toute espèce de valeur. Il n’y a donc aucune bonne raison de traiter le revenu produit par la rente autrement que tous les autres revenus. Il entrera dans le compte du revenu total du contribuable quoique produit par la rente sur l’État.

Il y a longtemps que notre erreur d’appréciation à ce sujet est abandonnée par tous les autres pays.



La conclusion de la brochure de M. de Resnes est bien telle qu’elle doit être après une pareille dissertation. Naturellement, il ne ménage ni les idées ni l’auteur, et termine ainsi :

Il m’a paru intéressant d’analyser cette brochure. D’abord, parce qu’elle présente en raccourci presque tous les arguments d’ordre sentimental ou économique que mettent en avant les partisans de l’impôt progressif sur le Revenu, puis, parce qu’elle offre un exemple frappant de la déformation intellectuelle que peut produire dans un homme, à tous égards très estimable, le manque du sentiment du réel. Combien de nos contemporains, je dis des meilleurs, de ceux qui pensent à ces choses, sont atteints de cette infirmité !

Malheur à celui qui vit dans les nuées et les abstractions du rêve socialo-humanitaire ! il se rendra le complice et parfois l’initiateur des pires projets. Une conception, non seulement réelle, mais réaliste, mais positiviste des choses humaines, peut seule en politique, en économie politique, maintenir la santé du jugement.

Il me souvient d’un tableau vu à l’un des derniers Salons. Était-il bon ? je l’ignore, mais il s’appelait La Course à l’Abîme. Sur une pente assez inclinée et que l’on devinait glissante, la bouche ouverte, la face convulsée, les bras tendus, les jarrets et tous les muscles du corps contractés par l’effort, comme de gens qui craignent de ne pas arriver assez vite, une multitude d’hommes et de femmes se ruaient vers l’abîme qu’on sentait béant devant eux. C’est ce que fait réellement de nos jours l’humanité. Et ses meilleurs, ses plus infaillibles guides dans cette ruée suprême, ce sont, non pas les tribuns du peuple, les énergumènes et les entraîneurs des masses, mais les honnêtes utopistes qui énervent par leurs billevesées, les forces vives de la résistance.

Et moi qui avais toujours cru, et qui crois encore que l’abîme où se rue notre société est creusé, non pas par les plaintes et les revendications des victimes d’un état social défectueux, mais par la résistance aveugle de ceux qui répondent : « pas un centime de nos revenus, pas un pouce de notre territoire ». Cela peut être théâtral ; mais on a vu, dans un autre ordre de faits, ce que ces crânes résistances peuvent entraîner de malheurs. Il n’y a rien d’absolu dans la vie de l’humanité ; c’est par une série de concessions et de transactions que peuvent se produire sans violence les changements qui sont une loi de son existence même, et une nécessité de son évolution économique.

Il plaît à M. de Resnes de trouver que sont atteints d’infirmité ceux qui constatent cette évolution. On peut lui répondre que ceux-là sont bien plus imprudents qui rêvent d’opposer une résistance impossible à des lois constatées par l’histoire. On a vu, à la fin du dix-huitième siècle, et on verrait sans doute encore, la violence et la passion s’emparer du mouvement de réformes nécessaires, quand il serait si facile de le maintenir dans une juste mesure. Qu’a-t-on gagné à plaider ces grands procès politiques et économiques sur les places publiques et sur les champs de bataille, au lieu de les régler par une sorte de tribunal arbitral ? Le procès perdu, n’a-t-il pas fallu en venir à adjuger les conclusions du demandeur ? On aurait fait l’économie des vies humaines sacrifiées et des milliards perdus. M. de Resnes croit qu’il est préférable d’opposer une résistance intransigeante, sauf à courir le risque de se faire renverser. Je crois bien que le succès ne répondra pas à son espérance. Une plus juste répartition des biens et des charges, du capital et du travail, éviterait, sans secousse violente, la révolution qui se prépare, au milieu de laquelle se débat déjà notre société.

  1. L’expérience permettra peut-être, après un certain temps, de réduire la durée de la prescription à 10 ans, ou 15 ans, et de réduire l’amende à cinq fois le droit non payé. Cela dépendra du résultat obtenu. Il en a été ainsi de plusieurs de nos amendes actuelles ; le public finit par se soumettre à la loi, sous la contrainte violente du début
  2. Que dire encore de ces amendes excessives prononcées pour délit de contrebande, d’après la loi de 1816 et autres, et des rixes souvent sanglantes engagées pour quelques ballots de tabac ? Et l’on s’arrêterait en cette question des amendes, devant les fraudes et les dissimulations que commettraient des citoyens riches, parce qu’ils seraient millionnaires, c’est-à-dire moralement plus coupables ?
  3. Dans ses Problèmes politiques, M. Faguet fait cette remarque : « Les Américains ont adopté la forme républicaine, parce qu’elle convenait à un peuple composé de races diverses dont aucune n’aurait voulu que ce fut une autre qui fournit le roi. Les Français ont adopté la forme républicaine, non point à cause des différences de races, mais à cause de la multiplicité des partis, et parce qu’un peuple qui compte en lui quatre partis et trois dynasties est comme acculé à la forme républicaine » La République a donc été, pour les Américains comme pour les Français, une nécessité historique.
  4. Exemple : Pierre achète à la Bourse cent obligations Paris-Lyon au cours de 460. Il paie 46.000 francs. La Compagnie, payant un impôt à l’État, retient chaque année un franc par coupon de 15 francs, en sorte que Pierre reçoit seulement 1400 francs au lieu de 1500 francs pour cent titres, par an. À première vue, il semble qu’il paie cent francs d’impôt ; la vérité est qu’il ne le supporte pas, parce que le cours de la valeur au moment de l’achat était déterminé par le revenu de 1400 et non celui de 1500. Ces 1400 de revenu sont donc nets d’impôts entre les mains de Pierre, et c’est précisément sur ce chiffre que l’impôt sur le revenu personnel devra s’établir.
    Si les cent obligations, au lieu de 1400 francs, avaient produit 1500 francs, Pierre les aurait achetées 49.000 francs au lieu de 46.000. Il a donc conservé en sa possession ces trois mille francs de différence. Il ne supporte donc aucun impôt sur les 4.600 et sur les 14000. Cela démontre que l’impôt sur la chose n’atteint pas la personne lorsque cette chose donne un produit sans travail de la part de son possesseur.
  5. Il convient de remarquer qu’en remplaçant 800 millions de nos impôts actuels en impôt sur le revenu, les 3 milliards environ qui seront encore payés par tous, intéresseront suffisamment tous les citoyens à modérer les dépenses.
  6. Des personnes bien informées assurent même que leur fortune est actuellement fort supérieure à ce chiffre. La succession d’Alphonse de Rothschild comprendrait environ dix milliards, la 20e partie de la richesse française tout entière.
  7. C’est déjà un fait accompli dans certaines régions des environs de Paris.
  8. Jesus autem dixit discipulis suis : amen dico vobis, quia dives difficile intrabit in regnum cœlorum. (Cap. XIX V. 23, secundum Matthæum).
    Et iterum dico vobis : facilius est camelum perforamen acus transire, quam divitem intrare in regnum cœlorum. (V. 24).
    Même pensée dans le Talmud antérieur à J.-C. et dans le Coran sept siècles plus tard.
  9. M. Milcent, qui a fait une étude sérieuse des causes de la désertion des campagnes, propose encore d’autres remèdes : il faudrait modifier les lois successorales qui obligent à faire, dans les partages, des lots égaux en meubles et immeubles et interdisent l’indivision ; il faudrait créer le bien de famille indivisible et insaisissable, comme en Amérique ; il faudrait supprimer le principal de l’impôt foncier qui est payé deux fois, grâce aux centimes additionnels, dont les rentiers sont exempts ; il faudrait une réforme générale pour remettre en honneur la propriété du sol cultivé par les propriétaires. La difficulté pour l’impôt progressif, dit-il, est toute pratique et non théorique. Comment faire, ajoute-t-il, pour une progression équitable de l’impôt par le suffrage universel.
    Nous verrons plus loin que le suffrage, tout universel qu’il est, reste parfaitement intéressé à modérer les dépenses, attendu que prés de trois milliards d’impôts restent en dehors de toute progression.
  10. Une paysanne, dix ans avant la Révolution, a fait à sa façon une critique de l’impôt proportionnel. Un couvent faisait lever la dîme sur ses récoltes ; puisque vous prenez le 10e de tout ce que j’ai, dit-elle au décimateur, prenez aussi l’un de mes dix enfants. (Saugay, — La Révolution dans le département du Doubs). La même réponse ne pourrait-elle pas être faite à notre fisc décimateur, laïc, moderne ? La mère de dix enfants pourrait même lui offrir deux de ses enfants, puisqu’il prélève deux dîmes et même plus.
  11. Dans son dernier ouvrage, Le Retour à la Terre, (Hachette 1905), M. Méline, page 135, fait remarquer qu’en tenant compte de toutes les charges pesant sur la culture, elle paie 36 % de son revenu, ce qui lui parait encore au-dessous de la vérité. En effet, M. Klotz arrive au chiffre de 41 %. — La fortune territoriale de la France a baissé de 10 %, pendant que la fortune mobilière a augmenté du double.
  12. Sur cette matière de l’impôt sur le revenu, M. l’abbé Perrot est insuffisamment renseigné ; il ne tient pas compte de cette circonstance essentielle que l’exemption à la base, d’un côté, la progression sur les hauts revenus, d’un autre côté, enfin l’égalité dans l’impôt entre les revenus mobiliers et immobiliers ont principalement pour but de dégrever la terre entre les mains de celui qui la cultive. À la lecture de ma brochure, il s’est écrié : « Grâce à la lampe très puissante que vous me mettez en mains, je vais pouvoir m’enfoncer utilement dans le labyrinthe des lois sur l’impôt ».