L’Impôt Progressif en France/67

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D’un économiste





Ce notaire est un rêveur qui ne voit pas au-delà du jour présent et qui ignore les hommes. La loi n’est pas un fétiche. Les députes savent comment elles se font et par conséquent comment elles se défont. Si l’on devait s’entendre à une proportion une fois déterminée pour la fixation de l’impôt sur le revenu, on pourrait prendre en considération l’idée ; mais, après avoir voté demain telle ou telle contribution progressive, on la modifiera après-demain, suivant les besoins du Trésor ou la passion politique.

Voter une loi semblable, c’est faire entrer dans notre code le principe le plus funeste qu’on ait rêvé depuis longtemps : celui de la confiscation légale ; il tuera la propriété, la famille et la société.

L’auteur est un de ces hommes funestes qu’il faudrait pouvoir enfermer, je ne rendrai pas compte de son ouvrage, parce qu’il y a des poisons qu’il faut cacher.

L’auteur de cette note me traite de rêveur qui ne voit pas au-delà du jour présent et qui ignore les hommes. Il doit appartenir à la classe des millionnaires récalcitrants, ne voyant rien au-delà de la société riche qui les entoure, ignorant ce qui se passe dans le monde du travail créant cette richesse dont ils vivent. Ils ne connaissent pas plus le peuple français que le tsar tout-puissant, dit-on, ne connaît le peuple russe. Et, grâce à cette ignorance commune aux puissants de la politique comme aux puissants de la fortune, il arrivera aux uns et aux autres ce que comporte la logique des choses. L’entourage, l’ambiance, le milieu, les habitudes, les traditions créent autour d’eux une sorte d’atmosphère particulière donnant lieu à un phénomène spécial de mirage cachant la réalité et faisant prendre pour réel ce qui n’est qu’une vapeur trompeuse.

Vous avez beau dire à ces gens dont la myopie les empêche de voir plus loin que ce qui les entoure immédiatement :

I. Nous avons des lois qui demandent à de pauvres diables, non pas 20% et même 100 % de leur revenu, mais 100 % de leur capital lui-même, pour peu qu’ils aient recours à ces lois hypocrites faites, dit-on, pour les protéger.

Vingt mille petits propriétaires meurent laissant chacun 500 francs, ce qui fait au total un million ; le fisc et la procédure viennent vite au secours des héritiers et, pour les protéger, leur mange le million ; l’auteur de la note trouve cela tout naturel. Impavidum ferient ruinæ, dit Horace. L’habitude est une seconde nature, dit Pascal — Fraternité, solidarité, mutualité, altruisme, disent nos économistes — On corrigera cela quand on aura le temps et l’argent nécessaires, disent nos politiciens.

À l’autre bout de l’échelle, au-dessus, disparaît peut-être un flibustier, quelque pirate d’affaires laissant un million. Entendez-vous le vacarme, le tocsin que sonnerait toute la presse politique et financière, si le fisc et la procédure, toujours sous le prétexte de secourir les héritiers, leur mangeaient le million. Quel scandale ! quant au million des 200.000 pauvres, il a disparu vaporisé par la procédure et le fisc et on trouve cela naturel ; aussi, pourquoi sont-ils pauvres ?

II. Nous avons 5 ou 6 millions de Français ne gagnant, par leur travail de tous les jours, que l’absolu nécessaire pour assurer leur vie matérielle et qui, cependant, sont obligés de fournir une part importante des 3 milliards 600 millions de nos dépenses publiques.

Depuis quelques années, après bien des hésitations, le législateur s’est décidé à admettre le principe de la déduction des dettes pour la fixation du droit de mutation après décès. Pourquoi ne pas appliquer ce même principe parfaitement juste à l’impôt sur le revenu, actuellement à l’impôt foncier, encore plus lourd au contribuable, puisqu’il se renouvelle chaque année ? Les dettes hypothécaires et autres qui grèvent l’agriculture dépassent, assure-t-on, 15 milliards, ce qui représente 600 millions au moins d’intérêt à prélever sur les produits agricoles. Avec notre système actuel, il n’est tenu aucun compte de cette situation, en sorte que le propriétaire petit, moyen ou grand, continue à payer chaque année des impôts très lourds sur des revenus qui n’existent plus pour lui, puisque l’intérêt les absorbe en partie et quelquefois en totalité. Voilà encore une des causes très agissantes qui expulse des champs, chaque année, des milliers de cultivateurs. Nos journaux sont remplis, tous les jours, d’insertions annonçant la vente d’immeubles appartenant à des familles agricoles, conduites ainsi à une sorte de faillite à peu près inévitable. Tant pis pour les faibles, disent nos féodaux financiers, qui ne se soucient pas autrement de voir le travail découragé par l’application de lois fabriquées par la puissance capitaliste. Elle ne s’inquiète guère plus de ces tristes résultats que l’aimable société du XVIIIe siècle, ce qui provoquait cette réclamation de Voltaire il y a cent cinquante ans : « L’essentiel, après tout, c’est d’avoir toujours de jolies danseuses à l’Opéra ».

III. Tout cet ensemble d’institutions illogiques jette chaque année des malheureux par centaines de mille sur les grandes routes, déracinés, errants, ne sachant plus où loger, où travailler, où se nourrir ; on les précipite vers des ateliers, des usines, des indus tries regorgeant déjà de travailleurs inutiles, malheureux, démoralisés, ne croyant plus à rien, ni au droit ni à la justice, incapables de comprendre les principes d’une société véritablement saine, et finissant par regarder le crime lui-même comme une revanche légitime contre cette société où il n’y a plus place pour occuper leur activité d’une manière suffisante.

IV. Au-dessus de ces masses de prolétaires dévoyés, quelques milliers d’individus, par une sorte d’effet automatique de l’agiotage, de la spéculation et de l’usure, attirent à eux une part considérable du produit du travail général. Ceux-ci, par l’argent, finissent par être maîtres du fonctionnement de toutes les grandes institutions d’État, administration, finances, magistrature, presse, force armée, etc. Les richesses accumulées sont telles, que leurs possesseurs peuvent, à leur gré, acheter en un jour tout le blé d’une vaste région, tout le sucre d’un pays entier, la récolte de tout le café sur toute la terre ; le cuivre, l’argent, l’or, la plupart des métaux sont à leur disposition ; ils peuvent fausser le prix de toutes les choses nécessaires, le fixer à leur profit au détriment de la multitude des consommateurs. Et cela, c’est le droit de propriété dans son plus légitime emploi aux yeux de nos milliardaires qui peuvent ainsi, impunément, prélever sur le travail telle énorme portion qui leur convient. Étonnez-vous, après cela, que des esprits irrités viennent soutenir en théorie que la propriété, ainsi entendue, c’est le vol et l’assassinat.

Je l’ai remarqué souvent : c’est perdre son temps, que d’exposer ce tableau, qui demanderait cent pages pour être complet, aux yeux des représentants de notre féodalité financière. Une myopie incurable les empêche de voir au delà de ce qui les touche immédiatement. Le spectacle journalier de l’immense richesse qui les entoure, et où il est certes fort agréable de vivre sans souci, les condamne à croire que tout cela représente le vrai droit, la vraie justice. L’idée de payer un peu plus d’impôts, à mesure que la richesse progresse, leur fait imaginer des projets odieux d’expropriation universelle ; diminuer un peu ces excès de la richesse entre les mains de quelques-uns ; faciliter aux travailleurs l’accès à la propriété, cela devient de suite, pour leur frayeur, une confiscation légale ; suivant eux, c’est tuer la propriété, la famille et la société que de créer, par une législation plus sage, un plus grand nombre de petits propriétaires et de familles. C’est dans cet esprit que l’on prépare, pour un avenir peut-être peu éloigné, une situation économique assez semblable à celle qui a produit l’énorme bouleversement inattendu qui est venu sur prendre la vieille société à la fin du XVIIIe siècle.

Il y eut aussi, à cette époque, des critiques traitant de poisons qu’il faut cacher, des remèdes proposés aux inconvénients et aux vices de la société que l’on prenait probablement comme aujourd’hui, pour l’expression même de la justice et de l’intérêt général.

L’auteur de la note peut se vanter de connaître les hommes. Il s’imagine qu’un homme né avide, insatiable, usurier (il y en a de tels dans toutes les races), va s’arrêter de lui-même, dans sa fureur de posséder toujours davantage, sur un simple conseil moral, sans qu’une bonne loi vienne mettre une limite à son appétit. Qu’il regarde donc autour de lui. Le droit de propriété légitime puisant à la source pure du travail, et que l’on appelle jus usendi et fruendi n’est-il pas détruit par le jus abutendi sans limite ? L’excès du droit n’est-il pas la négation du droit lui-même, comme l’ont si bien reconnu toutes les grandes, les prévoyantes législations !

L’économiste a cru faire une objection très grave au principe de la contribution progressive en disant qu’on la modifiera suivant les besoins du trésor ou la passion politique. Mais rien n’est plus naturel que de modifier les impôts et le taux des impôts suivant les besoins du trésor. C’est ce qui s’est fait dans tous les temps et chez tous les peuples. Après notre funeste guerre de 1870, on a fait plus que de les modifier, on en a créé une vingtaine de nouveaux. Quant à la passion politique, il paraît assez singulier qu’elle puisse jouer un rôle dans cette matière : chacun sait bien que dans tous nos partis politiques et leurs nombreuses subdivisions, il y a des riches, des moyens et des pauvres.