L’Impôt Progressif en France/75

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Librairie Guillaumin & Cie (p. 439-444).

Critique de M. Rouxel.





Le Journal des économistes, a bien voulu rendre compte de ma modeste brochure dans son bulletin du 15 mai 1905.

Loin de désapprouver la critique de nos impôts actuels il estime que j’aurais pu la pousser plus loin ; les réserves portent sur la partie théorique.

Je ne dirai pas, ajoute M. Rouxel, l’auteur bienveillant de cet article, que l’impôt sur le revenu, même progressif, soit plus mauvais que les autres. Les moins mauvais sont ceux qui existent depuis longtemps et qui ont achevé toutes leurs incidences et répercussions. En tout cas, pour améliorer ceux-ci, le moment propice n’est pas une période de déficit, mais d’excédent. Or, je crains bien que l’ère des excédents n’arrive jamais, étant admis les principes de M. Dufay sur le rôle de l’État et de l’impôt : maintenir l’égalité entre les hommes.

Ici, une explication est nécessaire. En ce qui concerne les incidences et répercussions de nos impôts actuels, elles ne sont que trop achevées ; elles démontrent, par le résultat le mieux établi, que, depuis plus d’un siècle, le travail, seul facteur légitime de la richesse, n’a guère profité à la classe qui le produit. C’est bien là l’une des causes les plus actives qui tourmentent notre société contemporaine et donnent aux théories extrêmes un crédit dangereux parmi les masses laborieuses. Elles finissent par s’apercevoir que si elles ne travaillent pas tout à fait « pour le roi de Prusse » comme l’on dit, leur travail profite certainement à tout autre qu’à elles-mêmes. Ce résultat n’est certes pas encourageant, il finit par devenir irritant.

Lorsque je dis que l’impôt progressif dans une sage mesure, pourrait maintenir une certaine égalité réelle, qu’il corrigerait et atténuerait les effets de l’extrême inégalité naturelle, je crois que ce résultat serait favorable à toutes les classes sociales, qu’il apporterait un palliatif aux luttes politiques et aux guerres économiques qui font souffrir notre société actuelle. Les inégalités sociales sont certaines ; elles ne peuvent pas être supprimées plus que les inégalités naturelles ; mais elles peuvent-être, les unes et les autres, atténuées par une législation plus humaine en matière d’impôts. Y a-t-il quelque chose de plus injuste, par exemple, que de faire prélever par l’impôt plus du quart du revenu du pauvre cultivateur (c’est la proportion démontrée par les enquêtes), et seulement le vingtième ou, même le vingt-cinquième du revenu de l’opulent possesseur de rente. Renverser la proportion serait même plus juste, et, sans rétablir l’égalité de fortune entre ces deux contribuables, cela diminuerait tout au moins leur extrême inégalité de situation. Pourquoi cette choquante inégalité en faveur du rentier qui ne produit rien, en tant que rentier, et au préjudice du travailleur, de celui qui produit la richesse. Si nous trouvons cela naturel, c’est sans doute par l’effet d’une lointaine tradition, d’une mentalité héréditaire remontant peut-être à la fiscalité romaine, en passant par la longue période du moyen âge, avec la taille arbitraire et la corvée à merci pour tout principe. Vingt siècles et plus ont façonné nos esprits à cette étrange conception et nous éprouvons aujourd’hui la même difficulté à nous en débarrasser que nos anciens, au sujet d’autres erreurs ou autres ignorances. Nous rions aujourd’hui de la nature qui avait horreur du vide jusqu’à trente-deux pieds, du ciel tournant autour de la terre, de l’histoire et de la géographie à la mode d’Hérodote. C’était de la science, cependant. Sommes-nous bien sûrs que nos descendants ne seront pas surpris de notre système fiscal, de notre prétendue science économique, lorsqu’une plus généreuse conception, et surtout une plus généreuse application des principes de justice auront modifié nos institutions ?

À titre d’exemple des modifications que le temps et le progrès amènent, je peux citer ce passage de l’Histoire de la Civilisation française, par M. Rambaud : « Le colon, attaché à la glèbe, trouve dans cette servitude même une garantie ; si la terre est vendue à un autre maître, il n’en est point séparé, pas plus qu’on ne peut le séparer de sa femme et de ses enfants. On n’a pas de ces scrupules pour l’esclave : on vend l’homme sans la terre, le mari sans la femme, le père sans les enfants. Le colon et l’esclave sont tous deux une propriété : mais l’esclave est un bien meuble, le colon est un bien immeuble. »

Le colon gallo-romain est remplacé aujourd’hui par le cultivateur propriétaire et le cultivateur fermier ou métayer. Ce n’est plus la loi qui les attache à la terre comme accessoire inséparable ; c’est la seule nécessité de vivre ; c’est déjà un progrès. Un autre progrès à réaliser sera de les traiter par la loi fiscale au moins sur le pied d’égalité avec les autres contribuables, et de ne pas leur demander une plus grande part de leurs revenus péniblement acquis, plus grande que celle exigée du rentier.

M. Dufay ne voit pas, ajoute M. Rouxel, que ce sont les lois, l’État, les impôts, qui sont les sources de l’excès des inégalités sociales.

Au contraire je ne le vois que trop. Ce sont bien les lois, l’État, les impôts tels qu’ils existent et fonctionnent aujourd’hui, qui ajoutent aux inégalités sociales, les aggravent, les rendent insupportables pour un trop grand nombre, et c’est pour cela même que je réclame, comme beaucoup d’autres, la correction de ces lois et de ces impôts.

Pour y remédier, dit M. Rouxel, il ne s’agit pas de faire d’autres lois, de confier à l’Etat d’autres attributions, de changer les charges publiques d’épaule ; il n’y a tout simplement qu’à supprimer les causes de ces inégalités extrêmes, qui ne sont pas naturelles, mais légales et statales.

Je crois, au contraire, que, pour corriger des lois, il faut d’autres lois ; qu’il faut changer les charges publiques d’épaule, suivant l’énergique expression du critique. Et cela revient à dire qu’il est nécessaire de demander à la richesse acquise, aux revenus considérables déjà réalisés, une participation aux charges publiques plus grande qu’au travail, si l’on veut que celui-ci conduise, à son tour, ce qui est naturel et juste, à cette possession d’une part de la richesse qu’il produit lui-même. Cela n’a rien d’impossible, de subit, de révolutionnaire, ne renverse aucune des situations actuelles ; cela, avec le temps, facteur indispensable des réformes vraiment utiles et durables, corrigera les vices/ les injustices, résoudra les difficultés du temps présent plus sûrement que les brusques changements proposés par les partisans décidés de la suppression de la propriété individuelle.

Le système de M. Dufay, ajoute M. Rouxel, comme tous les systèmes d’impôts progressifs et dégressifs, présente un grave inconvénient. Près de 11 millions de personnes sont exonérées. Ce nombre comprend bien 3 millions d’électeurs qui commanderont les dépenses publiques et qui n’y contribueront pas. Que l’impôt porte sur le revenu ou sur le capital et qu’il soit progressif dans une aristocratie, c’est ce qui peut être admis, mais dans une démocratie, où ce régime conduirait-il ?

Où ce régime conduirait ? Tout simplement à la pacification sociale. Ne disons pas qu’il créerait trois millions d’électeurs qui commanderaient les dépenses publiques sans y contribuer. Le remplacement des 800 millions d’impôts que je propose, laissera encore près de 3 milliards d’autres impôts à payer par tout le monde, et c’est bien là, comme je l’ai déjà dit, une charge encore suffisante pour engager tout le monde plutôt dans la voie des économies possibles, et de restreindre les dépenses au plus nécessaire.

Serait-il donc au-dessus de nos forces et de nos sentiments, que de consentir un sacrifice, léger, après tout, afin de soulager le sort de la classe bien plus nombreuse qui crée nos richesses ? N’est-ce pas au peuple que pensait le doux poète latin, en inscrivant ce vers :


Deus nobis hæc otia fecit.


Le Dieu qui créait ces loisirs aux familles patriciennes et aristocratiques de Rome, c’était le travail de tout un peuple d’esclaves et de citoyens pauvres. Qui nous donne aujourd’hui des loisirs ? Ce ne sont plus des esclaves sans doute, mais une multitude de travailleurs qui aspirent à avoir aussi quelques loisirs, puisque c’est eux qui en procurent aux autres. Mettons plus de justice dans nos lois ; tout le monde s’en trouvera bien. Les possesseurs seront plus tranquilles sur le sort de leur richesse ; les travailleurs plus heureux pourront aspirer à devenir possesseurs aussi d’une partie de cette richesse qu’ils créent.