L’Impôt Progressif en France/81

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Librairie Guillaumin & Cie (p. 482-485).

Réflexions à propos d’un sermon de Bossuet.





Un ruisseau descend de la montagne. Ses eaux fécondes arrosent la plaine ; distribuées avec mesure, elles fertilisent les prés, les champs, les jardins ; elles profitent à tous. Survient un homme plus fort qui les retient pour lui seul par une digue énorme qui en arrête le cours ; un étang, presque un lac, puis un marais stagnant se forme, stérilisant la terre, emprisonnant l’air alentour.

Et cependant, les terres qu’il arrosait, plus bas deviennent stériles, privées d’eau, brûlées par le soleil. Les laboureurs se plaignent, s’irritent contre l’homme qui détruit ainsi, par l’abus de son droit, le fruit de leur travail. Et ils se réunissent disant entre eux : par quel moyen allons-nous faire cesser cette injustice ? Et plusieurs veulent faire d’un seul coup sauter cette digue qui les prive de l’eau nécessaire ; et les anciens prévoyant que cela provoquerait une inondation subite, détruisant les maisons, les terres et les hommes, disent plus sagement : réclamons seulement une ouverture dans la digue, assez large pour faire échapper la même quantité d’eau qui arrosait nos terres auparavant. Ainsi fut fait, et chacun s’applaudit du conseil des sages, et l’usurpateur lui-même finit par reconnaître que ses terres, avec leur seule part légitime de l’eau lui sont plus profitables qu’avec cette quantité trop grande transformée en marais dangereux.

Appliquons cette figure au monde économique, et nous avons le tableau vrai de ce qui s’y passe :

Le ruisseau qui féconde la terre, c’est le travail de tous fournissant à chacun le nécessaire. Survient l’homme fort, s’emparant du produit pour augmenter sa part de richesse. Rétablissons l’attribution de ces produits ; laissons-les à ceux qui les font naître, et chacun aura la portion de biens et de liberté que comportent sa nature et son travail. C’est ce que j’ai cru utile de dire en attirant l’attention sur le défaut du mécanisme social et de la législation fiscale au milieu desquels se meut notre société moderne.

On agite la question du concordat religieux passé entre Bonaparte et Pie VII. On cherche le moyen d’établir sur des bases plus solides les relations du monde religieux et du monde laïque ; on résoudra sans doute cette grave question. Le même législateur a contribué à la rédaction d’un autre concordat entre le travail et le capital ; c’est notre code civil, préparé par la Révolution et le droit coutumier des siècles passés. Ce pont jeté entre la société qui finissait et celle qui commençait ne paraît plus avoir la solidité nécessaire ; ses piles cèdent sous le poids du temps, des choses et des hommes.

On a cru bien faire d’introduire dans ce monument législatif un élément nouveau, l’usure, élément de discorde, dont on n’avait pas prévu toutes les conséquences entre ces deux frères, le capital et le travail, dont on a fait deux adversaires. Au lieu de s’aider mutuellement, ils se traitent en ennemis, l’un cher chant à exploiter l’autre. C’est à cette situation que le remède est à trouver : réconcilier le travail et le capital par un concordat qui rétablira la paix entre eux en supprimant l’usure ou, tout au moins, en en atténuant les effets.

Voilà ce que le passé lègue à la génération nouvelle. Je ne crois pas m’être trompé en apportant ma modeste pierre aux matériaux nécessaires à la réfection du monument législatif où doit vivre et se développer avec une plus grande somme de justice, la société à venir. Cette préoccupation de la lutte entre la richesse et le travail n’est-elle pas admirablement rendue dans ce passage d’un sermon de Bossuet prononcé le 9 février 1659 au séminaire des Filles de la Providence : « Les pauvres ont leur fardeau, et les riches aussi ont le leur. Les pauvres ont leur fardeau, qui ne le sait ? Quand nous les voyons suer et gémir, pouvons-nous ne pas reconnaître que tant de misères pressantes sont un fardeau très pesant dont les épaules sont accablées ? Mais encore que les riches marchent à leur aise et semblent n’avoir rien qui leur pèse, sachez qu’ils ont aussi leur fardeau. Et quel est ce fardeau des riches ? Chrétiens, le pouvez-vous croire ? ce sont leurs propres richesses. Quel est le fardeau des pauvres ? C’est le besoin. Quel est le fardeau des riches ? C’est l’abondance… Le fardeau des pauvres c’est de n’avoir pas ce qu’il faut, et le fardeau des riches c’est d’avoir plus qu’il ne faut. Onus paupertatis non habere, divitiarum onus plus quam opus est, habere. »

Et l’orateur termine ainsi : « Les riches reconnaîtront un jour que les richesses sont un grand poids et ils se repentiront alors de ne pas s’en être déchargés. »

Ce n’est plus la religion qui vient aujourd’hui de mander aux riches de partager le fardeau de leur abondance avec le fardeau du besoin des pauvres. C’est à leur raison, c’est à leur propre intérêt que la justice s’adresse : « Prenez au moins à votre compte cette part de l’impôt qu’une loi trop rigoureuse fait supporter aujourd’hui par le nécessaire du pauvre ; prenez-la sur votre superflu pour lui laisser l’indispensable ; souvenez-vous que sans son travail votre capital terre serait aussi stérile que la pierre et que votre capital or ne vaudrait pas même du plomb. »