L’Impôt Progressif en France/88

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Librairie Guillaumin & Cie (p. 503-506).

Urgence de la réforme fiscale





Depuis un tiers de siècle surtout, la féodalité financière fait peser sur notre pays le plus lourd despotisme qui fut jamais. À la suite des invasions armées est survenue une autre invasion que j’appellerai, faute d’autre mot, l’invasion des agioteurs et des usuriers. Nos masses populaires, surprises et désorganisées par les récentes défaites, par les divisions sociales, par les révolutions politiques antérieures, ont subi sans trop le comprendre, ces envahisseurs d’un nouveau genre qui se sont précipités sur notre pays vaincu, comme sur une proie sans défense, sur une sorte de chose, de res nullius facile à exploiter.

Quelques milliers, quelques centaines peut-être seulement d’individus, dépourvus de tout autre sentiment que celui du plus insatiable égoïsme, mais pourvus d’une somme énorme de richesse, qui est l’arme par excellence dans la lutte économique, se sont emparés de toutes les fonctions vitales de la société et mis le pays en coupes réglées. Si bien qu’aujourd’hui, ce pays trompé, aveuglé, ne sait même plus se servir de son droit politique, pour résister à la tyrannie en quelque sorte cachée, mais énervante et honteuse de la Haute finance. Si quelques voix indépendantes font appel à l’attention distraite de la vraie question et proposent une réforme nécessaire pour mettre un frein à la tyrannie, ces féodaux sont assez habiles et assez puissants pour détourner l’attention sur d’autres questions sans importance et sans opportunité. Quant à la réforme vraiment utile, qui menacerait la puissance financière, en lui imposant un frein nécessaire, ils savent avec habileté, la faire passer pour dangereuse et la défigurer par des détails qui lui donnent l’apparence d’être inapplicable à notre pays, malgré l’exemple des nombreux États, où cette réforme a été introduite, et où elle fonctionne dans l’intérêt général.

Si l’on fait appel à cette classe moyenne, menacée dans son existence sociale et économique ; si l’on cherche à lui faire comprendre qu’elle n’a rien à craindre et tout à gagner, à limiter l’accaparement indéfini de la richesse par quelques-uns, au moyen de l’agiotage, de la spéculation et de l’usure, des gens qui se disent savants, proclament qu’on porte atteinte au principe sacré de la propriété.

Eh bien, nous prétendons que c’est dans les coffres-forts de nos féodaux modernes que sont accumulées les munitions de la guerre sociale, avec lesquels ils prétendent continuer l’exploitation du pays ; que c’est de cette forteresse qu’il faut faire le siège, et que c’est à elle qu’il faut donner l’assaut. Il n’y a pas d’autre moyen de la réduire et de faire rentrer ces richesses mal acquises dans la circulation générale, qu’en l’atteignant par la progression de l’impôt. Des esprits hardis ont proposé d’autres moyens, celui par exemple d’une critique générale sur l’origine de chaque fortune. Mais comment appliquer un semblable système ? Il faudrait commencer par se mettre d’accord sur la question de savoir où est la limite entre la fortune bien acquise et la fortune mal acquise. L’idée qu’on avait autrefois de la propriété a été si bien troublée dans la plupart des esprits, que l’on entend aujourd’hui soutenir les thèses les plus opposées à ce sujet ; ces vastes associations connues sous le nom de trusts, les accaparements par les associations capitalistes, des choses les plus nécessaires, ont trouvé des défenseurs parmi les économistes les plus célèbres, et ont fini par sembler aussi naturelles que nos petites associations journalières entre ouvriers et petits patrons. Il paraît donc plus naturel d’en revenir à l’application de la progression, sans s’occuper de l’origine des fortunes, comme on l’a fait dans la plupart des États d’Europe.

C’est dans la classe moyenne que réside la force d’un pays. Aujourd’hui elle est épuisée par nos lois fiscales aussi absurdes qu’injustes. Changeons le système, rendons à cette classe le nombre, la force et la vie, en y faisant parvenir facilement la foule innombrable des travailleurs et des prolétaires ; au moyen de l’exemption d’impôt jusqu’à un certain chiffre de revenus, au moyen aussi de la progression de l’impôt, assez justement calculé, pour entraver les immenses accumulations de richesse qui sont fatalement la ruine économique et politique d’un peuple.

On parle de désarmement ; commençons par le désarmement de la ploutocratie, l’autre viendra de lui-même, s’il est dans la nature des choses que les hommes puissent vivre en paix ; car c’est elle qui tire profit de la guerre, tandis que c’est la classe laborieuse qui en fait les frais, en existences sacrifiées et en dépenses inutiles[1].

Le programme économique bien compris devrait se traduire par l’application de ces deux choses si simples ; exemption à la base, progression ensuite assez accentuée pour atteindre plus largement les revenus énormes et les faire rentrer dans la collectivité qui seule les a produits par son travail.

Cette réforme paraît bien simple, elle est pratiquée avec succès dans la plupart des États civilisés. Par une fatalité incompréhensible, la routine, plus puissante que la raison et le bon sens, en ont jusqu’à maintenant empêche l’application en France ; espérons cependant qu’un jour la raison finira par avoir raison de la routine et des préjugés.

  1. Je trouve la même pensée dans ces deux vers d’un poème de M. Thuriet, sur les barons de la finance ;
    Plus puissants aujourd’hui qu’en aucun temps sur terre,
    Pour mieux vendre la paix, ils achètent la guerre.