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L’Impôt Progressif en France/91

La bibliothèque libre.
Librairie Guillaumin & Cie (p. 524-526).

un trésor pour le travailleur lui-même, et non pas seulement pour le capitaliste qui est trop souvent le seul à en profiter aujourd’hui, ainsi que l’expérience et le raisonnement le démontrent trop bien.

Notre régime économique et fiscal ne peut pas se prolonger indéfiniment sans danger ; il a fait de quelques milliers de privilégiés la clé de voûte de l’édifice social. Il est permis de prévoir que cet édifice reposant sur des fondations peu solides, est, d’un moment à l’autre, exposé à s’effondrer par son propre poids sur ceux là mêmes qui croient en être protégés. La marée humaine, comme celle de l’Océan, se soulève quel quefois en tempête, et emporte les institutions que l’on croyait inébranlables.

Voyez-vous ce qui se passe à l’Orient de l’Europe, au soleil levant de l’Asie ? Qui aurait pensé, il y a moins de deux ans, que, sous une semblable apparence de force il y avait tant de faiblesse ; et d’un autre côté, qu’une telle puissance latente se cachait aux yeux de l’ignorance européenne ?



Deux faits divers donnent une idée de l’application humaine de nos lois fiscales :

Un homme, père de six enfants mineurs, malade, affaibli peut-être par la phtisie, dépourvu de toute ressource, incapable d’un travail suivi, est surpris vendant des allumettes. Amende de deux cents francs, ou prison s’il ne paie pas. — Le déshonneur de la prison l’effraie. — Pour payer, nouvelle contravention ; il passe en fraude de l’alcool, et se procure, ainsi, 180 francs ; son honneur va être sauf ; il va les porter au receveur. — Il manque 20 francs, plus quelques frais. Il est gravement question de le mettre en prison pour cette différence ; il y est peut-être au moment où j’écris : dans sa bonté, notre miséricordieuse administration promet à la femme et aux enfants du prisonnier quelques bons de pain incapables de les nourrir et des bons de charbon pour cuire les aliments qu’ils n’ont pas.

D’autres juges viennent de condamner à une amende de mille francs une pauvre femme surprise à offrir à sa triste clientèle 1.710 allumettes.

Évidemment la société tremblerait sur sa base si d’aussi horribles crimes demeuraient impunis.



Voilà à quelle extrémité peut conduire la misère. Un autre fait divers, tiré d’un journal anglais, nous donne l’exemple du bon emploi de la grande richesse favorisée en Amérique, comme chez nous, par les habiles précautions d’une législation qui fait porter le poids de l’impôt sur le travail, pour ménager davantage le capital, seul objet de toute la sollicitude du législateur : Voici la traduction de ce passage :

Cinquante mille francs pour un dîner de vingt-quatre couverts ! Les gens raisonnables croiront peut-être que c’est une blague, et pourtant le fait s’est passé le 30 juin au Savoy-Hôtel, à Londres. Un millionnaire américain, que les journaux se plaisent à déclarer excentrique, avait promis à ses invités, parmi lesquels se trouvaient Mme Réjane et Mlle Jeanne Granier, un dîner « extra ». Il le fut, puisqu’il revint à la somme de 50.000 francs !

Et dire qu’à Londres, le même jour, des milliers de personnes n’ont pas eu de quoi satisfaire leur faim, dire que parmi ces derniers, il en est qui sont morts, faute de nourriture !

Je crois avoir répondu à toutes les objections que l’on peut faire au système devenu nécessaire de la progression de l’impôt. Un aimable correspondant, à qui j’ai communiqué mon manuscrit, m’écrit ces mots par lesquels je veux finir cette longue dissertation :

« Au point où vous laissez la question, il ne reste à nos riches propriétaires de titres qu’à faire leur nuit du 4 août. Ce n’est qu’une affaire de bonne volonté et de sacrifice, si tant est que ce soit un sacrifice que de perdre cent sous pour en conserver mille ».

Et maintenant la parole est à nos législateurs, non pas à ceux d’aujourd’hui qui paraissent impuissants à résoudre le problème ; ils n’en ont pas le courage, mais aux législateurs de demain ou, plutôt, aux citoyens électeurs qui ne seront peut-être pas éternellement assez naïfs pour se laisser piper par des mots.