L’Impôt Progressif en France/95

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Librairie Guillaumin & Cie (p. 540-542).

UN DERNIER MOT





Qu’il me soit permis, à la fin de cette trop longue mais attachante étude, de la terminer par les mêmes réflexions que faisait, il y a plus d’un demi-siècle, le grand écrivain déjà cité, dans l’un de ces ouvrages où il a peint notre état social en paroles si éloquentes, et dont on a si peu profité :

« Nous sommes à une époque décisive, à un de ces moments solennels où se résout pour l’humanité le problème de l’avenir. Le peuple le sent, un instinct divin l’avertit que le monde, ayant accompli une période de son développement, va se transformer, et que, dans le nouvel âge qui s’ouvre, sa place, à lui, peuple, doit être toute autre que celle qui fut la sienne dans les âges précédents. Par lui doit naître une société plus parfaite, plus conforme aux éternelles notions de la justice et de la charité, complément nécessaire et consommation de la justice. Nous venons unir nos efforts aux siens, nous venons apporter à nos frères le faible tribut des lumières que nous avons pu recueillir par l’étude attentive des faits antérieurs, dans lesquels doit se manifester la loi du progrès social ou de l’évolution du genre humain. Tout ce qu’on tentera contre cette loi ou en dehors d’elle, échouera infailliblement. Rien de plus important donc que de la constater, pour ne pas se perdre dans l’aride désert des théories chimériques, pour que le travail fécond qui réalisera l’avenir désiré si ardemment ne soit pas entravé, retardé par des actions perturbatrices. »

Tel a été l’objet des études précédentes que nous avons faites et publiées particulièrement dans l’intérêt de la grande famille des travailleurs de notre société française, heureux si nous pouvons contribuer par là à l’œuvre de salut tendant à une distribution plus équitable des charges publiques, qui ont trop pesé sur la classe laborieuse, véritable source de la richesse générale.

C’était déjà le vœu du grand poète latin, quand il chantait, dans ses vers immortels, la plainte des laboureurs de son temps.

C’est dans l’intérêt du petit, de l’humble, du travailleur, que je viens d’écrire ce qui précède. Que deviendra la réforme fiscale proposée ? Jusqu’à ce jour, les lois préparées sous la dictée de la puissance financière ne donnent guère satisfaction aux besoins de la classe laborieuse. Notre société serait-elle donc condamnée à ne jamais profiter des leçons du passé ? Ce n’est pas lorsque le poids énorme d’une dette publique, comme aucune autre nation n’a eu à en supporter, qu’il convient aux possesseurs de la plus grande partie de la richesse générale, de marchander quelques fractions de leurs revenus considérables, afin de décharger d’autant la classe bien plus nombreuse de ceux qui, en réalité, produisent cette richesse.

On ne peut pas indéfiniment ajourner les réformes indispensables. Assez de discours, assez de décorations : verba et decoramenta, præterea nihil. Nos masses laborieuses demandent une nourriture plus substantielle.

Pourquoi attendre ? Les scandales qui éclatent sans cesse dans le monde des financiers, des agioteurs, des mercanti, des exploiteurs, des usuriers célèbres, des chevaliers d’industrie à la poursuite des millions et des milliards ne sont-ils pas suffisants ? Faut-il que cette marée montante submerge le pays tout entier avant que le législateur songe à mettre un frein par l’impôt à ces immorales accumulations de richesses qui ruinent le travail honnête tout en faisant souvent le désespoir et la mort de ceux qui les forment ? Faut-il rappeler ici cette page du grand moraliste qui a peint si éloquemment, il y a deux siècles, les premières manifestations de notre décadence ? « Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d’une seule volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix, uniquement occupées de leurs débiteurs, toujours inquiètes sur le rabais, ou sur le décri des monnaies, enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parens, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. »

Salins, septembre 1905.


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