L’Impôt sur le revenu à l’étranger

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L’impôt sur le revenu à l’étranger
Jules Roche

Revue des Deux Mondes tome 25, 1905


L’IMPÔT SUR LE REVENU
Á L’ÉTRANGER

Les partisans de l’impôt sur le revenu invoquent, on le sait, « l’exemple des pays étrangers, » notamment de l’Angleterre et de l’Allemagne. Que vaut cet argument, et d’abord, l’impôt sur le revenu existe-t-il en Angleterre et en Allemagne, ainsi qu’on se plaît à le répéter chaque jour ? Les faits vont répondre.


I

En Angleterre, l’impôt présenté chez nous comme étant un « impôt sur le revenu » est celui qui figure au budget sous le nom de Property and Income-tax et qu’on appelle en général simplement l’Income-tax. Il lui manque le caractère essentiel de l’impôt sur le revenu : l’unité. C’est un impôt sur les revenus, c’est-à-dire sur chaque catégorie de revenu considérée isolément, prise en soi, là où elle se trouve, sans être rapprochée d’aucune autre catégorie de revenu concernant le même contribuable, quelque part qu’elle existe, en vue de modifier le taux de l’impôt. Précisons.

Les revenus sont divisés en cinq catégories ou Cédules.

Cédule A : comprenant les revenus perçus par le propriétaire du sol : terres, maisons, dîmes, redevances, etc. ;

Cédule B : revenus perçus par l’occupant-exploitant ce même sol (si le propriétaire est en même temps l’exploitant, il paye donc deux impôts, l’un représentant sa rente, le bénéfice que lui procure le seul fait qu’il possède, l’autre représentant le bénéfice que lui procure son travail) ;

Cédule C : revenus consistant en intérêts, annuités, arrérages, provenant d’un revenu public, c’est-à-dire soit des fonds publics du Royaume-Uni, soit de ceux d’une colonie, Inde ou autre, ou d’un État étranger ;

Cédule D : revenus des affaires, des professions (from Businesses Professions, etc.), c’est-à-dire revenus du commerce, de l’industrie, des professions de toutes sortes ; intérêts et coupons de chemins de fer, mines, compagnies de gaz, carrières ; revenus provenant d’actions, d’obligations, de prêts ; intérêts et profits de toutes sortes, etc. ; enfin, revenus mobiliers autres que ceux des fonds publics et que ceux de la cédule E ;

Cédule E : revenus mobiliers consistant en salaires, traitemens, pensions, de tous genres, payés par l’État, les corporations publiques, etc., excepté les arrérages de la rente imposés à la cédule C.

Si l’income-tax était un impôt sur le revenu, comment les choses se passeraient-elles ?

Le fisc considérerait chaque contribuable personnellement, dresserait la liste complète de toutes ses taxes, de quelque cédule que ce fût, dans quelque localité que ce fût, et totaliserait toutes ces taxes dont l’ensemble formerait le revenu d’après lequel ledit contribuable serait imposé. En un mot, le fisc établirait le bilan complet de chaque contribuable.

C’est ainsi que fonctionne l’impôt sur le revenu partout où il existe ; c’est ainsi qu’il devrait fonctionner chez nous, d’après tous les projets actuellement déposés, ou qui aient été jamais déposés. L’impôt sur le revenu est en effet par essence un impôt visant la personne, l’individu, d’après l’ensemble de toutes ses ressources, quelles qu’elles soient, de quelque part qu’elles proviennent.

Or, l’income-tax se perçoit tout différemment. Par exemple, un propriétaire possédant dix maisons, dans dix villes différentes, est imposé isolément, localement, pour chacune de ses maisons, sans qu’on dresse nulle part la liste de ses maisons et le total de leurs produits. Ce sont les maisons elles-mêmes qui sont visées par l’impôt et non la personne qui les possède. Un négociant de Londres, imposé dans cette ville à la cédule D (revenus des professions, du commerce, etc.), pour un revenu de 50 000 francs, possède à Liverpool une maison qu’il cède en location moyennant une somme de 30 000 francs par an, et il exploite lui-même comme fermier dans le comté de Monmouth un domaine qui rapporte un revenu de 20 000 francs : sera-t-il imposé à Londres comme jouissant d’un revenu total de 100 000 francs ? Pas du tout ! mais dans trois localités différentes, et sous trois formes distinctes, sans que le fisc établisse ni recherche aucun rapport entre ses divers revenus. Il paiera : à Londres, sous la cédule D, d’après son revenu commercial de 50 000 francs ; — à Liverpool, sous la cédule A, d’après son revenu de 30 000 francs, comme propriétaire immobilier ; — à Monmouth, sous la cédule B, d’après son revenu de 20 000 francs comme occupant d’une propriété immobilière. Nulle part, il ne figurera et ne sera taxé comme titulaire d’un revenu total de 100 000 francs, — ce qui se produirait nécessairement, au contraire, dans le système de l’impôt sur le revenu. L’income-tax, impôt sur les revenus, est donc tout à fait différente, essentiellement différente de quelque système que ce soit d’impôt sur le revenu, et jamais pluriel ne différa tant d’un singulier.

Dans son Exposé du budget de 1895, le chancelier de l’Echiquier, sir William Harcourt, s’exprimait ainsi — le 16 avril 1894 — pour expliquer comment il est matériellement possible que le système fonctionne, malgré ses vices :

«… Dans la plupart des cas, au moins pour les trois quarts, la perception se fait automatiquement ; les facultés de chaque contribuable ne sont jamais soumises à aucune inquisition ; on ne demande à voir ni le journal, ni le livre de caisse. La plupart du temps la taxe est distraite du revenu avant qu’il parvienne à l’intéressé et bien des gens restent dans une heureuse ignorance de l’income-tax qu’ils payent… Lors même qu’il s’agit de commerce et de professions, et qu’on exige la déclaration des bénéfices, on ne va pas rechercher le revenu qui provient d’autres sources. Les études que j’ai faites et l’avis des personnes compétentes m’ont convaincu que les inquisitions irritantes et les pénalités qui font nécessairement partie du système dont la base est la détermination du revenu total rendraient la perception de l’income-tax si odieuse que, selon toutes probabilités, l’impôt ne pourrait être maintenu. »

Ce n’est pas tout. Bien d’autres différences profondes séparent l’income-tax de nos projets d’impôt sur le revenu, En Angleterre, les principaux agens de l’établissement de l’income-tax sont les commissaires locaux ou répartiteurs et les commissaires généraux ; or, ces commissaires sont tous des contribuables et même d’assez gros contribuables ; pour être répartiteur ou commissaire local (commissioner), il faut en effet jouir au moins d’un revenu immobilier de 2 500 francs, comme propriétaire ou fermier, et pour les commissaires généraux, désignés par les commissaires locaux, le revenu, de même nature, doit s’élever au moins à 5 000 francs. Le ressort de l’impôt est ainsi placé en définitive dans les mains des contribuables qui le supportent eux-mêmes, car bien que les revenus de 4 000 francs et au-dessous soient exemptés, on peut dire que quiconque en Angleterre possède 2 500 francs de revenu immobilier possède en réalité d’autres revenus le rendant tributaire de l’income-tax. Du reste les commissaires généraux possèdent au moins un revenu immobilier taxé de 5 000 francs, et ils jugent en appel les réclamations des contribuables. L’impôt est donc bien, en résumé, déterminé par ceux qui le payent.

Chez nous, l’impôt sur le revenu serait livré comme arme de guerre, comme instrument d’oppression aux agens de l’administration recommandés, désignés par les comités politiques qui régnent dans chaque village. Au lieu d’être remis aux mains des contribuables eux-mêmes, il serait systématiquement confié aux « non-contribuables, » contre les contribuables, qui deviendraient la proie de nouveaux privilégiés, les privilégiés d’en bas, plus durs et plus violens encore que les anciens privilégiés d’en haut.


En Angleterre, le taux de l’income-tax est fixé par la Chambre des communes et par la Chambre des lords. Les lords sont tous grands propriétaires, gros contribuables ; ce n’est pas eux qui emploieront jamais l’impôt comme instrument de spoliation, de destruction de la propriété ou du capital. Les députés sont élus par un suffrage très large, mais tout électeur, en définitive, est contribuable.

Depuis la réforme de 1885, qui, disait le Times du 18 novembre, « a fait toucher aux Anglais le point extrême qu’il est difficile de dépasser en politique, » il suffit pour être électeur, suivant le lieu qu’on habite, ou d’occuper une maison entière d’une valeur locative de 250 francs ; ou d’habiter une maison imposée à la land-tax ; ou d’occuper depuis un an un appartement de 250 francs de loyer ; si bien qu’il y a maintenant en Angleterre (chiffres de 1902) 6 891 093 électeurs sur 41 748 000 habitans, soit 1 électeur par 6 habitans. Mais il reste environ 4 720 000 hommes qui ne sont pas électeurs (et qui le seraient avec notre régime électoral). Les Chambres qui fixent l’income-tax sont donc par leur origine, par leur constitution essentielle, l’expression de citoyens qui sont tous, plus ou moins, à divers titres, contribuables ; les non-contribuables, en tout cas, n’y figurent pas et surtout n’y figurent pas en tel nombre qu’ils y soient les maîtres et qu’ils puissent imposer par la force à la minorité payante une rançon de guerre sociale. En Angleterre, l’income-tax est donc, en résumé, librement consentie, ou prélevée par ceux qui la payent ; elle est un impôt et non un tribut.

Je n’ai pas besoin de démontrer que l’impôt sur le revenu, qui deviendrait aussitôt progressif, serait, en France, exclusivement dans les mains de ceux qui n’en supporteraient pas un centime[1].


Ce n’est pas tout encore : la composition sociale, la contexture économique pour ainsi dire de la nation anglaise est telle qu’elle peut expliquer — sinon justifier — l’income-tax ; tandis que ce genre d’impôt serait pour le corps social français une substance inassimilable. Sans être un impôt sur le revenu, ni un impôt personnel proprement dit (excepté dans la cédule D, équivalent à notre patente et dans la cédule E, sur les salaires), l’income-tax exige néanmoins un ensemble de mesures inquisitoriales qui la rendrait absolument inapplicable et insupportable si elle frappait un grand nombre de citoyens. Pour être établie dans la seule cédule A par exemple, (celle qui correspond à notre impôt foncier sur la propriété bâtie et non bâtie), l’income-tax comporte une série de formalités, de recherches qui nécessiterait des centaines de milliers de fonctionnaires dans un pays comme la France (il en est de même, au reste, pour la cédule D) ; mais la répartition de la propriété immobilière, — non bâtie, notamment, — rend l’opération facile.

Quelle est en effet cette répartition ? Elle suffit pour expliquer l’income-tax et pour faire toucher du doigt comment elle serait impossible en France.

Les Anglais possèdent un état officiel détaillé et nominatif complet de la propriété immobilière du sol dans tout le Royaume-Uni, sauf pour la métropole ; cet état, formant quatre grands volumes, et connu sous le nom de New Domesday-Book, fut publié successivement en 1874, 1875, 1876, à la suite d’une motion du comte de Derby à la Chambre des lords en 1872 ; il porte sur 28 847 904 hectares représentant la superficie recensée.

Au premier coup d’œil sur le résumé des chiffres, on peut croire que ces 28 847 904 hectares sont répartis plus ou moins également entre les 1 152 266 propriétaires inscrits dans ce livre d’or, sorte de nouvelle édition considérablement corrigée et augmentée du fameux Domesday-Book de Guillaume le Conquérant, qui ne comprenait que 54 000 propriétaires, pour l’Angleterre seule il est vrai. Ce serait déjà par rapport à la France, dont les 49 millions d’hectares sont répartis entre plus de 8 millions de propriétaires, une proportion infiniment moins élevée. Mais le total des inscrits du New Domesday-Book n’est qu’un mirage ; sur ces 1 152 266 « propriétaires, » il faut en éliminer immédiatement 852 438 possédant ensemble seulement 75 365 hectares, soit chacun une moyenne de 880 mètres carrés.

Ce sont surtout (on peut le dire, quoique l’enquête ne fournisse à cet égard aucune indication) des propriétaires de maisons, de terrains bâtis de tous genres. Ce qui rend cette interprétation évidente c’est la valeur considérable attribuée à ces terrains ; ils forment seulement le 0,26 pour 100 de la superficie totale et leur revenu — gross estimated rental — est évalué à près du tiers du revenu de la propriété de tout le Royaume-Uni : 887 millions de francs sur 3 286 millions de francs (chiffres du volume LXXX de l’enquête de 1876). Il faut faire remarquer cependant que ce revenu total ne comprend pas celui du territoire de la métropole, évalué à 608 millions de francs. En tout cas ces 852 438 propriétaires ne possédant qu’une parcelle infinitésimale du sol — l/400e environ — ne peuvent être sérieusement comptés comme les « propriétaires » du Royaume.

Il n’en reste donc que 299 328, parmi lesquels 138 346 possèdent ensemble seulement 214 789 hectares ; on peut vraiment les réunir aux précédons avec lesquels ils forment un groupe de 990784 possesseurs ne détenant guère plus de un centième du territoire. Ce ne sont point là, encore une fois, les « propriétaires » de l’Angleterre.

Il reste ainsi 161482 possesseurs de 28 556 942 hectares sur 28 847 984, c’est-à-dire, en fait, de la totalité du pays. Mais quelles différences entre ces 161 482 propriétaires ! Si on analyse ce bloc, dei catégorie en catégorie suivant la contenance des domaines (les détails de cette opération sont ici inutiles), on aboutit en définitive aux conclusions suivantes :

1° Parmi les 161 482 propriétaires, 5 774 seulement possèdent ensemble 18 millions d’hectares (sur 28 847 106), c’est-à-dire 62 pour 100 du territoire ;

2° Parmi ces derniers, 2 184, possédant chacun plus de 2 000 hectares, possèdent ensemble 15 550 408 hectares, — soit en chiffre rond 54 pour 100 du territoire, — plus de la moitié !

3° Parmi ces derniers enfin, 421 seulement possèdent ensemble 9 153 302 hectares, — soit en chiffres ronds 32 pour 100, — près du tiers ! Tel propriétaire, comme le duc de Northumberland, possède à lui seul 72 646 hectares ; le duc d’Argyli 70 000 hectares ; le duc de Buccleugh et de Queensburry 185 000 hectares ; le duc de Sutherland 483 398 hectares (plus que le département de la Loire, du Rhône, des Hautes-Pyrénées, etc.). Pour saisir toute la portée économique et sociale de ces chiffres, il faut en rapprocher immédiatement les chiffres analogues en France. Nous n’avons point sans doute de document officiel pareil au New Domesday-Book en ce qui concerne les propriétaires individuellement considérés ; mais les états publiés par nos contributions directes sur les cotes foncières de la propriété non bâtie nous permettent de constater la réalité assez exactement pour que l’on aperçoive l’abîme séparant les deux sociétés au point de vue économique.

Nos 49 millions d’hectares de contenance imposable (exactement 49 388 542) se répartissent en 13 536 730 feuilles d’imposition qu’on appelle dans le langage technique des cotes. Si chaque propriétaire était inscrit sur une seule cote pour toutes les terres qu’il peut posséder, M. de La Palisse eût dit qu’il y aurait autant de propriétaires que de cotes. Il n’en est pas ainsi. Si vous possédez dans deux communes, vous avez deux cotes ; si vous possédez dans trois communes, vous avez trois cotes ; si vous possédez à Paris vingt maisons, une dans chaque arrondissement, vous avez vingt cotes (en ne supposant qu’un percepteur par arrondissement). De là un nombre de propriétaires inférieur au nombre des cotes. De combien ? C’est le problème.

J’ai tenté jadis de le faire résoudre à l’aide de certains travaux que j’avais demandés à M. Boutin, alors directeur général des Contributions directes : sa bonne volonté fut insuffisante. On a cherché cependant des élémens de solution, en déterminant des cas particuliers et en généralisant. On a trouvé tantôt une proportion de 63 pour 100 (63 propriétaires pour 100 cotes) ; tantôt de 59,4 pour 100. La loi de 1897 sur le dégrèvement des petites cotes (jusqu’à 25 francs) a fourni un élément d’appréciation singulièrement plus important : il s’est trouvé que 3 202 175 petits propriétaires ont réclamé et que le nombre de leurs cotes s’élevait à 5 405 032 ; d’où il résulte, pour le rapport du nombre des propriétaires à celui des cotes, une proportion de 59,24 pour 100, — certainement beaucoup plus élevée quand il s’agit de ce qu’on appelle la grande propriété.

Raisonnant d’après ces données, sans les suivre aveuglément, je pense m’éloigner très peu de la réalité en établissant comme il suit le tableau de la répartition du sol entre ses propriétaires, en France :


Nombre des propriétaires Contenance totale possédée (en hectares). Proportion par rapport à la contenance totale Contenance moyenne de chaque propriété (en hectares).
595 000 5 211 456 19, 55 p. 100 0, 87
125 000 5 543 347 15, 27 — 6
780 000 19 217 902 38, 91 — 24, 6
80 000 9 398 057 19, 03 — 117
16 000 8 017 542 16, 24 — 506
807 600 49 388 304 100

Il n’y a donc pas en France de « grand propriétaire, » de landlord. Nos plus « grands propriétaires » sont de pauvres hères auprès des possesseurs du sol du Royaume-Uni. Les quatre cent vingt et un grands propriétaires anglais possèdent à eux seuls plus de territoire que les détenteurs des 17 000 cotes de cette catégorie que nos Contributions directes décorent du titre officiel de : Très Grande Propriété.

Ainsi, chez nos voisins, quelques milliers de propriétaires ; chez nous des millions, nécessairement tous contribuables si l’on veut percevoir quelque chose.

On peut donc, de l’autre côté de la Manche, astreindre aux investigations et aux formalités nécessaires pour établir l’impôt sur le revenu agricole les 5 774, même les 161 482 propriétaires qui possèdent l’Angleterre (ils s’y soumettent d’ailleurs eux-mêmes volontairement puisqu’il font eux-mêmes la loi) ; mais qu’on essaye, chez nous, d’y soumettre nos 8 000 000 de propriétaires !… Indépendamment de difficultés morales presque invincibles, il y aurait une impossibilité matérielle insurmontable.


Les mêmes différences se manifestent dans tous les autres élémens de la valeur économique examinés comparativement dans les deux pays. Par exemple, au point de vue de la répartition des inscriptions sur le Grand-Livre de la Dette publique, le nombre des inscrits, en Angleterre, peut être évalué à environ 142 758, au regard de la dette consolidée retenue pour une valeur totale de 15201 millions de francs en capital (ce sont les chiffres de la Banque d’Angleterre au 31 mars 1904). Chaque inscription représente donc une rente annuelle de 2 928 francs environ, et un capital de 106 481 francs.

Chez nous, au 31 décembre 1903, le nombre des inscriptions s’élevait à 4 455 128 au Grand Livre de la Dette consolidée, atteignant elle-même en capital 22 milliards 222 millions en chiffres ronds, et exigeant une annuité de 655 019 085 francs. Chaque inscription, chez nous, représente donc une rente annuelle de 147 francs (au lieu de 2 928 en Angleterre), et un capital de 4 988 francs (au lieu de 106 481 en Angleterre). En supposant que le nombre des porteurs fût égal à celui des inscriptions (il est moindre), un porteur de rente sur l’Etat en Angleterre représenterait donc une valeur en capital vingt à vingt et une fois supérieure à celle qui est représentée par un porteur de rente française. L’écart est énorme.

Veut-on considérer la cédule D qui porte sur les revenus du commerce, de l’industrie, des professions diverses ? La même conclusion s’en dégage. D’après le dernier rapport des commissaires du revenu intérieur (au 31 mars 1904), l’ensemble des revenus de cette catégorie s’élève à 12 milliards 291 millions de francs : comment sont-ils répartis ? Combien de personnes se partagent-elles ces 12 milliards et demi ? En d’autres termes combien de contribuables sont-ils frappés de l’income-tax qui doit peser sur tous ces revenus ?

La réponse précise est impossible. Le rapport ne le dit pas. Il fournit cependant certaines indications permettant de dégager une réponse approximative suffisante pour avoir une idée de la réalité. Il constate en effet que les revenus du commerce, de l’industrie, des professions, des placemens atteignent 12 291 millions de francs et sont perçus par 550 515 personnes individuelles, raisons sociales, sociétés, compagnies publiques, etc., parmi lesquelles les « personnes » figurent au nombre de 452 872, percevant un revenu total de 3 137 millions de francs. Au taux de 1 shilling par livre, — c’est-à-dire de 5 pour 100, — l’income-tax, perçue sur le total de 12 291 millions de revenu devrait donc procurer au trésor une recette de 614 millions et demi, dont 156 millions et demi provenant du revenu des 452 872 « personnes » dénombrées à part. Mais il en est tout autrement. Les [revenus qui ne dépassent pas 4 000 francs sont exempts de tout impôt, et ceux qui, supérieurs à 4 000 francs, ne dépassent pas 17 500 francs bénéficient, par échelons successifs (de 4 000 à 10 000 francs ; — de 10 000 à 12 500 ; — de 12 500 à 15 000 ; — de 15 000 à 17 500), d’une série de remises graduées en diminuant, si bien que les revenus de 17 500 francs profitent encore d’un « abatement » de 1 750 francs, c’est-à-dire sont imposés seulement sur 15 750 francs, et que les revenus supérieurs à 17 500 francs payent seuls sur leur intégralité l’income-tax complète. Il en résulte qu’une portion considérable du revenu mobilier total est ainsi affranchie de l’income-tax. Elle n’est pas inférieure à 3 256 millions de francs, sur les 12 291 millions formant l’ensemble du revenu, le « Gross-Income ; » ce qui réduit à 9 035 millions le revenu imposé (le produit de l’impôt, pour 1902-1903, fut de 564 693 500 francs).

Ceci expliqué, revient la question : Par combien de contribuables ces 565 millions d’impôt ont-ils été payés ?

Le rapport donne d’abord la valeur des revenus bruts et le nombre brut des contribuables correspondant ; il donne ensuite la valeur des revenus exemptés et la valeur des revenus taxés ; il semble qu’il devrait donner le nombre des contribuables profitant des exemptions : il est muet sur ce point. On reste en présence du seul chiffre brut du début : 550 515 contribuables, et l’on sait seulement que ce nombre est diminué. Eh bien ! quoique le rapport de 1904 soit incomplet, nous pouvons savoir à peu près le nombre cherché ; un précédent rapport l’a donné, en 1899. L’année antérieure, en 1898, le nombre brut des contribuables était de 521 412, en présence d’un revenu total brut de 9 905 millions de francs de revenu. Après les déductions des revenus exemptés, le chiffre des revenus imposables tomba à 8 477 millions et le rapport indique le nombre des contribuables ayant bénéficié de dégrèvemens : il était de 403 270. Un tableau spécial divisant en catégories diverses, d’après leur revenu, le total des contribuables, montrait que 28 pour 100 d’entre eux payaient seulement 4 pour 100 du total de l’impôt, — et que, en revanche, les plus gros contribuables, au nombre de 33 000 environ, en payaient ensemble plus de la moitié. En définitive on pouvait dire que la portion la plus considérable du fardeau était réellement supportée, dans des proportions d’ailleurs fort inégales, par environ le quart seulement du total des contribuables inscrits.

Si nous appliquions aux données actuelles le même calcul, qui est encore sensiblement exact, nous pourrions dire que 300 000 contribuables environ ont payé la presque-totalité des 565 millions de francs de la cédule D, en 1903.

En effet le nombre brut des contribuables de la cédule D s’est élevé depuis 1898 ; il est devenu 550 515 au lieu de 521 412, soit une augmentation absolue de 29 103, et une augmentation proportionnelle de 5,58 pour 100. En calculant d’après cette proportion, le nombre des « dégrevés » serait donc augmenté d’au moins 22 000 et serait devenu plus de 425 000. Si l’on retranchait des 550 515 contribuables brut ces 425 000 atténués, il resterait donc 125 000 contribuables payant la plus grande portion des 565 millions de francs produits par la cédule D.

En France, nos 1 776 045 patentés payent ensemble à l’État un impôt s’élevant seulement à 140 millions. Ajoutons-y même le produit de la taxe de 4 pour 100 sur les valeurs mobilières s’élevant à 80 millions, c’est un total de 220 millions de francs, au lieu des 565 millions de la cédule D. La situation comparée des deux pays au point de vue des impôts sur les produits du commerce, de l’industrie, des professions diverses, des revenus mobiliers, peut donc être présentée aux yeux sous cette forme résumée dont l’éloquence est saisissante :

En Angleterre 550 000 contribuables au plus suffisent pour fournir 565 millions de francs, « — soit une moyenne de plus de 1 000 francs chacun. En réalité, c’est moins de 400 000 contribuables payant plus de 500 millions sur les 565, soit une moyenne de plus de 1 250 francs par tête ; et, parmi ces 400 000, il faut considérer qu’un tiers environ, 125 000 à 150 000, payent beaucoup plus que tous les autres contribuables ensemble.

En France, il faut s’adresser à plus de 1 800 000 contribuables pour obtenir, sur l’ensemble de leur revenu industriel, commercial et mobilier, un impôt de 220 millions, soit une moyenne de 115 francs par tête.

Si l’impôt devait prélever sur 550 000 seulement de nos patentés et de nos porteurs de titres les 565 millions payés par les contribuables anglais de la cédule D, il ne serait plus impôt, mais spoliation.

En un mot, l’impôt en Angleterre peut matériellement, (toute considération de doctrine mise à part), s’adresser à un petit nombre de contribuables, et produire.

En France il faut qu’il s’adresse à tout le monde, sous peine de stérilité. Et, si l’on veut qu’il ne soit point stérile, il faut le rendre spoliateur.

Telle est la loi économique que les faits expriment eux-mêmes avec une indiscutable évidence.


On vient de voir comment l’income-tax fonctionne et peut fonctionner dans le Royaume-Uni ; il n’en faudrait pas conclure que les contribuables s’en réjouissent : ils s’en plaignent avec une infatigable vivacité, beaucoup plus que de tous leurs autres impôts, et, si elle dure encore, c’est par la difficulté de la remplacer. L’income-tax n’est pas davantage un système établi doctrinairement, à titre de réforme ; elle est un expédient violent, en quelque sorte une mesure de salut public surgie en pleine crise fiscale déterminée par la guerre étrangère. Elle n’est pas plus une institution normale que le rationnement des subsistances dans une ville assiégée. Son origine remonte à 1798 ; le Trésor était épuisé par la guerre contre la France, il fallait à tout prix trouver des ressources ; William Pitt proposa l’income-tax, non certes comme un progrès, mais comme un moyen de détresse, et en prenant l’engagement formel de la supprimer dans le plus bref délai.

Aussi, quatre ans plus tard, en 1802, dès la paix d’Amiens, l’income-tax était abolie. Dans l’intervalle, en 1799, l’income-tax, établie par cédules, avait été transformée en impôt « global » sur le revenu, comme on dit dans l’argot parlementaire devenu à la mode, et le taux en avait été fixé à 10 pour 100. Les difficultés, les résistances avaient été telles que, même si la paix ne fût pas venue, l’impôt n’aurait pu durer. La guerre renaissant en 1803, il fallut bien revenir à l’impôt extraordinaire aboli l’année précédente, mais ce fut sous sa forme primitive, en cédules, et avec promesse de l’abandonner aussitôt après le dernier coup de canon. La promesse fut tenue ; le Bellérophon avait à peine reçu son formidable captif que l’odieux impôt était solennellement supprimé. Sur la proposition de lord Brougham, tous les livres, registres, documens qui avaient servi au fonctionnement de l’income-tax furent entassés et brûlés, — comme naguère en France les cahiers féodaux, — afin qu’il fût impossible de jamais en retrouver les traces !

Par l’ironie des choses l’income-tax, née de la guerre, devait renaître d’une œuvre de paix entre toutes ; en 1842, lorsque Robert Peel, moralement vaincu par Cobden, céda enfin aux efforts du grand libéral et se résigna à l’abrogation du régime prohibitif pour permettre le libre commerce des blés et pour dégrever considérablement les matières premières et les subsistances, il dut se procurer sur l’heure des ressources considérables, — 110 millions, — en remplacement de celles que les douanes ne donneraient plus au Trésor : il ressuscita l’income-tax, momentanément d’ailleurs. L’impôt qui avait permis à l’Angleterre de venir à bout de Napoléon lui permettait d’affranchir tout un peuple du tribut payé aux seigneurs du sol ; il était la rançon de la liberté commerciale et de l’alimentation publique à bon marché. Le nouvel ordre des choses une fois établi, l’income-tax devait disparaître ; la loi en fixait d’avance la suppression en 1845. Ces circonstances extraordinaires, ces conditions rendirent seules possible le vote de l’impôt, non sans une énergique résistance des whigs, adversaires irréconciliables de l’income-tax, et de lord John Russell, lord Palmerston, lord Brougham, lord Landsdowne, etc.

Cette fois, la traite fut protestée à l’échéance. Quand vint l’année 1845, la situation budgétaire ne permit pas l’abrogation. Sir Robert Peel demanda et obtint à grand’peine une prorogation de trois années, et depuis lors, sans cesse attaquée, décriée, honnie de toutes parts, l’income-tax n’a pu être supprimée parce qu’elle n’a pu être remplacée. On ne remplace pas aisément un impôt existant, quelque odieux qu’il soit, produisant 565 millions de francs par an, — pas plus que la ville de Paris ne peut, quelque radicaux et socialistes que soient ses conseillers municipaux, abolir son barbare et intolérable octroi, parce qu’il rapporte 110 millions.

Mais les plaintes, les récriminations, les hostilités n’en sont pas moins générales, ni moins vives. Il est certain que le premier impôt que les Anglais supprimeraient s’ils le pouvaient est l’income-tax. Un de ses plus résolus adversaires fut Gladstone, l’esprit le plus libéral, le plus hardi réformateur, le financier le plus éclairé d’Angleterre pendant la seconde moitié du dernier siècle. Sa campagne de 1874 roula presque tout entière sur la suppression de l’income-tax.

« Depuis 1860, — disait-il dans son adresse aux électeurs de Greenwich, le 26 janvier 1874, — l’income-tax a été votée annuellement, mais, quoi qu’il en soit, le vœu le plus ardent du pays est qu’elle soit définitivement abolie… Je n’hésite point à affirmer qu’un effort doit être fait pour procurer au pays cet avantage… »

A la même époque, le comte Russell écrivait :

«… Je considère l’income-tax comme une confiscation partielle de la propriété, comme un impôt auquel on ne doit recourir que dans les circonstances extraordinaires et non comme un impôt normal pour un temps de paix… »

Dans un grand meeting, la résolution suivante, proposée par M. Massey, était votée à l’unanimité :

« L’income-tax est une mesure inquisitoriale de sa nature, injuste dans son application, démoralisante pour le caractère national. »

C’est John Stuart Mill qui portait sur le système ce jugement cruel : « L’income-tax a rendu l’Angleterre menteuse. » Les partisans eux-mêmes de l’impôt avouent ses vices. « Je ne soutiens l’income-tax, disait naguère sir John Lubbock, que de la même façon qu’une corde supporte un pendu. » — « S’il est vrai, écrivait en 1890 M. Blanch, qu’un bon système de taxation consiste dans l’art de plumer une oie sans la faire crier, l’income-tax ne peut guère être citée parmi les bons impôts ! »

Sans cesse les négocians, les Chambres de commerce protestent contre le système, signalent les inconvéniens économiques, ses contre-coups nuisibles aux affaires, et les vexations qu’il entraîne. Les journaux sont remplis de réclamations particulières. Les contribuables les plus modestes sont les plus irrités, les plus vifs dans leurs plaintes, surtout ceux qui sont compris dans la cédule D et dans la cédule E.

« Chacun se plaint de l’irrégularité de la répartition et crie à l’injustice, écrivait de Londres au Siècle l’un d’eux, en 1896. L’impôt sur le revenu est une sorte de pieuvre dont les contribuables ne peuvent se débarrasser : une fois voté, rien ne peut le supprimer ni l’empêcher de s’accroître. »

Hier encore, enfin, le chancelier de l’Echiquier, M. Austen Chamberlain, exposant à la Chambre des communes, le 19 avril 1904, le budget de 1905, se sentait contraint de porter sur l’income-tax cette appréciation qui est en définitive une condamnation et qui confirme pleinement ce que je viens d’écrire :

« Le gouvernement de Sa Majesté considère que le taux de onze pence par livre est un taux trop élevé pour qu’il convienne de le maintenir d’une manière permanente en temps de paix… Je déclare que les contribuables assujettis à L’Income-tax seront les premiers à pouvoir réclamer un dégrèvement… Il est certains défauts inhérens à l’income-tax et certaines causes de difficultés réelles ou apparentes qui sont inséparables de la nature même de la taxe, mais qui s’augmentent ou s’aggravent quand le taux d’imposition est aussi élevé… » En terminant, le ministre exprime l’espoir que certaines réformes qu’il prépare pourront contribuer à diminuer « l’hostilité que l’income-tax rencontre. »


En résumé :

L’income-tax est l’impôt le plus pénible à supporter pour les Anglais, et cependant :

Il n’est pas un impôt personnel « global » sur le revenu, mais un impôt mixte, particularisé sur des revenus distincts ;

Il n’est pas progressif ;

Il n’est pas fixé, déterminé, perçu par ceux qui ne le payent pas ou par leurs représentans, mais exclusivement par ceux qui le payent.

D’autre part, et ceci est essentiel, les Anglais ne sont soumis ni à notre impôt foncier sur la propriété bâtie et sur la propriété non bâtie, représentant 200 millions ; — ni à notre impôt sur les portes et fenêtres, représentant 66 millions (on ne saurait en effet comparer à, ces impôts la land-tax représentant 18 millions et la house-duty représentant 48 millions) ; — ni à notre impôt des patentes, représentant 140 millions ; — ni à notre impôt sur le revenu des valeurs mobilières représentant 80 millions ; — ni à nos taxes assimilées représentant 50 millions ; — ni à notre contribution personnelle et mobilière représentant 100 millions.

Chez nous au contraire tous ces impôts subsisteraient, — sauf les portes et fenêtres et la contribution mobilière, — et seraient doublés par l’impôt sur le revenu « global, » inévitablement bientôt progressif, et souverainement décrété et appliqué par les privilégiés qui s’en affranchiraient.

Certes, si un exemple ne peut être invoqué à l’appui de leur système par nos prophètes de l’impôt général sur le revenu, c’est celui de l’Angleterre, — puisque rien n’est plus différent de ce qu’ils veulent faire chez nous que le système anglais, — sans compter que rien n’est plus différent de notre organisme économique, politique et social, que l’organisme anglais.

Sont-ils plus fondés à invoquer l’exemple de l’Allemagne ?


II

A prendre les mots dans leur vrai sens l’impôt sur le revenu n’existe pas en Allemagne, je veux dire si l’on considère « Allemagne » comme synonyme d’ « Empire Allemand. » Il suffit d’ouvrir le budget de l’Allemagne, celui qui est voté par les députés de l’Allemagne, par le Reichstag, pour voir que les recettes de ce budget ne contiennent aucun article ressemblant de près ou de loin à l’impôt sur le revenu.

Mais je ne cherche pas une querelle de mots. L’impôt sur le revenu n’existe pas en Allemagne, mais il existe en Prusse, en Saxe, et dans d’autres États allemands, privativement considérés. Examinons donc la Prusse, qui doit être tenue pour la patrie de l’Einkommensteuer, et voyons si l’on peut y trouver quelque motif capable de nous déterminer à adopter son système, — et si les conditions de milieu et d’application existant chez nous ont quelque rapport avec celles qui existent en Prusse.

A coup sûr l’impôt personnel et global sur le revenu, aussi complet que le rêvent en France ses plus ardens protagonistes, existe bien en Prusse, même depuis longtemps. Il y est un reste de notre ancien régime. C’est à l’exemple de notre taille personnelle et de notre capitation, détruites en 1789, qu’il fut institué pour les besoins de la guerre en 1807, par une première taxe personnelle sur les capitaux évalués d’après leurs revenus. Il grandit vite. En 1808, en 1810, en 1820, en 1851, sous le nom d’impôt des classes (Klassensteuer), puis d’Einkommensteuer, second impôt coexistant avec le premier, le système se développait sans cesse. Il atteignit enfin son apogée en 1891 et en 1893, sous le ministère de M. de Miquel, qui forgea par ses dernières lois une machine unique saisissant tout, capitaux, revenus, choses, bêtes, gens, véritable chef-d’œuvre administratif en quoi se résument, se synthétisent toutes les inventions du génie de fiscalité et d’autocratie depuis « le premier qui fut roi. »

Tout y est. Tout est prévu par la loi du 24 juin 1891, réglé, précisé, ordonné ; c’est un code, en 85 articles ; on ne peut rien souhaiter, imaginer de plus ; et pas une fissure par où rien s’échappe ! Impôt sur le revenu global, absolument global ; tous les élémens imaginables de revenu sont déterminés, rassemblés, calculés, pour chaque personne, chaque individu particulièrement appréhendé, mesuré, mensuré, pesé, fouillé, de manière que le bilan de chacun soit rigoureusement dressé chaque année dans les plus menus détails, après inventaires, réquisitions, contrôles, vérifications, perquisitions dans tous les livres, tous les comptes, toutes les caisses, tous les tiroirs, sous tous les meubles, tous les lits, presque dans les barreaux de chaise, comme dans la Lettre volée. Et progression, bien entendu ! Non point sans doute la progression inventée par Denys, et qui, au dire d’Aristote, ruinait son homme en cinq ans, mais progression marquée cependant, puisqu’elle va de 0,57 à 5 pour 100, — par vingt-six degrés.

Mais, de ce que ce système existe en Prusse, faut-il en conclure qu’il soit bon, désirable pour nous ; et surtout qu’il y soit établi dans les mêmes conditions de milieu que celles où il serait établi chez nous ? L’opinion des Prussiens n’est pas dissimulée : ils pensent de leur Einkommensteuer ce que les Anglais pensent de l’income-tax. Il suffit de lire leurs journaux.

Dans la monarchie prussienne, expliquait l’officieuse Gazette de l’Allemagne du Nord (en février 1893), le contribuable fait sa déclaration. Celle-ci est soumise à une révision au cours de laquelle, si la Commission trouve que la self-taxation a été trop basse, le fonctionnaire chargé de fixer la cote du contribuable lui adresse des questions auxquelles il faut répondre. L’un ou l’autre de ces commissaires est allé jusqu’à demander combien le contribuable dépense d’argent de poche ; combien il dépense en abonnemens de journaux ou pour des loteries ; combien il emploie pour l’éducation de ses enfans, etc., etc. Ailleurs le commissaire a voulu savoir si le contribuable avait l’intention d’augmenter au 1er avril le loyer de ses locataires. A un autre on a demandé comment il placerait l’argent qu’il allait recevoir comme produit de la vente d’une maison.

La loi ne prévoit pas la production des livres ; cependant les commissaires exigent qu’on les leur mette sous les yeux. Dans une circonscription où le Landrath (sous-préfet) n’entend rien à la comptabilité, il a exigé d’un contribuable qu’il soumette ses livres à une expertise à faire aux frais de l’imposé par un « reviseur de comptabilité. » Ailleurs encore on a fait examiner les livres d’un industriel par un concurrent !…

« Notre nouvelle législation, — disait de son côté en février 1896 la Gazette de Cologne, — ouvre malheureusement la porte toute grande à l’intrusion des autorités fiscales dans les affaires des particuliers. » Et elle ajoutait : « Quiconque déclare, en toute conscience et en parfaite sincérité, un revenu inférieur à celui de l’année précédente, est aussitôt en butte à des contestations et sommé de se justifier, comme si, pour être considéré comme un contribuable honnête et véridique, il fallait absolument déclarer, chaque année, un revenu plus élevé ! On ne saurait prendre assez au sérieux la masse de malaise et de mécontentement qui est ainsi créée dans les meilleures couches de la population et qui va en augmentant de jour en jour. Il faudrait remédier le plus tôt possible à cet état de choses. » Voilà comment les contribuables prussiens jugent le régime d’inquisition, de tracasseries et de défiance dont on les a gratifiés, il y a quelques années, et que l’on s’apprête à importer chez nous.

Il serait aisé de multiplier les citations les plus significatives ; je veux me borner à reproduire cet extrait d’une note diplomatique adressée à notre ministère des Affaires étrangères par un de ses agens les plus distingués :

« Tous les ans, chaque contribuable ayant un revenu supérieur à 3 000 marks reçoit de l’administration un formulaire qu’il est tenu de remplir et de signer, en spécifiant si ses revenus proviennent :

« 1° d’un capital ; 2° d’un bien immeuble ; 3° d’un commerce ou d’une industrie, moins les frais généraux et les salaires ; 4° d’une occupation rémunérée (traitement, salaire, honoraires, etc.).

« Du total obtenu par l’addition de ces quatre catégories le contribuable a le droit de déduire :

« 1° Les intérêts des dettes ; 2° les charges (rentes, etc.) provenant de conventions et traités ; 3° les impôts payés à l’Etat ou à la Commune ; 4° les contributions pour assurances obligatoires ; 5° les primes d’assurances sur la vie, mais seulement jusqu’à concurrence de 600 marks.

« Le formulaire, ainsi rempli et attesté, est renvoyé à la Commission qui le compare aux renseignemens qu’elle possède déjà sur la situation de fortune du contribuable. Si les chiffres concordent à peu près, elle accepte sa déclaration ; sinon, elle lui demande des éclaircissemens par l’intermédiaire d’un de ses membres, délégué à cet effet[2]. Ce membre procède alors, à l’aide d’interrogatoires, de compulsions de livres de commerce et de tous autres moyens d’investigation, à une enquête minutieuse sur la situation du contribuable. Si ce dernier refuse de présenter ses livres ou de fournir des explications susceptibles d’être contrôlées, le membre délégué fait son rapport à la Commission, qui l’inscrit d’office dans la catégorie à laquelle elle l’évalue.

« Le contribuable qui ne transmet pas dans les délais voulus (15 jours) sa déclaration à l’Administration, perd pour une année le droit de réclamer contre l’estimation de la Commission d’évaluation, et si, sur une nouvelle sommation et dans un nouveau délai de 4 semaines, il persiste à ne pas transmettre sa déclaration, sa contribution personnelle est majorée de 25 pour 100.

…………………………………….

« On voit par ce qui précède à quel point l’Administration s’inquiète de connaître les ressources exactes de chaque contribuable. Ces investigations incessantes dans les affaires les plus intimes des assujettis causent beaucoup de mécontentement, mécontentement dont un membre de la Commission d’évaluation de *** n’a pas hésité à se faire lui-même l’écho vis-à-vis du soussigné, dans un entretien qu’il vient d’avoir avec lui. M. X…, le membre en question de la Commission d’évaluation, a caractérisé sans ambages la loi comme une des plus inquisitoriales et des plus vexatoires qui existent, due à l’esprit de sectaire de…

« D’après M. X…, il y a d’ailleurs, de la part des contribuables, une tendance générale à taire une partie de la vérité, tendance qu’on peut suivre jusque dans les classes élevées de la société. Il est d’avis que la grande majorité des déclarations ne sont pas rigoureusement exactes. Les petits boutiquiers, par exemple, s’efforcent souvent de faire comprendre dans leurs frais généraux, admis à la déduction, non seulement le loyer de leur magasin et le salaire de leurs employés, mais aussi le loyer de leur habitation privée et les gages de leurs domestiques. D’autre part, M. X… a cité le cas de capitalistes qui ne font pas passer par leurs livres de comptabilité de fortes sommes déposées soit en Allemagne, soit à l’étranger. Aussi, tant qu’il n’existera pas en Prusse de droits sur les successions en ligne directe, permettant de connaître, au moins au moment de sa mort, la fortune du contribuable, les déclarations inexactes concernant les grandes et moyennes fortunes seront-elles relativement nombreuses.

« Un des effets de la loi rigoureuse du 24 juin 1891 a été le placement à l’étranger de capitaux considérables, dont les intérêts restent également hors de Prusse ou n’y rentrent que sous la dénomination de « Capitalgewachs, » augmentation de capital. Dans ce dernier cas, le capitaliste se contente de déclarer les intérêts de ces intérêts. Un autre effet de la loi a été de provoquer la sortie de Prusse d’un certain nombre de capitalistes et de rentiers, tant Allemands qu’étrangers, qui n’ont pas voulu se soumettre au paiement des différens impôts directs (impôt sur le revenu payé à l’Etat, même impôt à la ville, impôt sur le loyer, divers impôts municipaux), dont le total représente à *** environ 12 pour 100 du revenu net de chaque contribuable. Ici, la ville perçoit pour son propre compte un impôt sur le revenu équivalant à 100 pour 100 de l’impôt payé à l’Etat (autrefois 190 pour 100) ; dans certaines villes de Prusse l’impôt municipal sur le revenu est de 250 à 300 pour 100 de l’impôt dû à l’Etat. Le soussigné a lui-même reçu la visite d’étrangers voulant se soustraire à l’obligation de déclarer leur fortune entière et de payer l’impôt, et demandant quelles seraient les contributions directes qu’ils auraient à payer en France.

« Dans certains cas, dont M. X… a cité plusieurs, les commissions d’évaluation se voient cependant contraintes à faire des concessions pour prévenir la perte totale d’impôts dus par les contribuables. C’est ainsi qu’un sujet prussien se fixant en Belgique et devant, d’après la loi, payer encore pendant deux ans l’impôt sur le revenu, a menacé de changer de nationalité si l’administration ne consentait pas une forte réduction sur le montant de l’impôt payé par lui jusqu’au moment de son départ. La menace a produit son effet et la Commission a accordé la réduction demandée.

« En résumé M. X… pense que l’Allemagne (Prusse) est à peu près le seul pays où une pareille loi puisse fonctionner, même imparfaitement. Elle n’est exécutable ici que grâce à la docilité des habitans (docilité poussée jusqu’au point de transporter leurs livres de comptes chez le délégué au lieu d’attendre sa visite chez eux), à leur déférence envers l’autorité, et grâce aussi à la rigueur avec laquelle procèdent les organes de l’Administration dans la supputation des fortunes individuelles. »

Ces sentimens ne se sont point affaiblis. Les regrettables effets de l’impôt n’ont point disparu, et je doute que le tableau enchanteur qu’on vient de lire soit pour inspirer aux contribuables français le vif désir de goûter pareilles délices.

Dans quelles conditions fiscales, économiques, constitutionnelles, fonctionne d’ailleurs l’Einkommensteuer ? Sont-elles identiques à celles qu’un semblable impôt rencontrerait en France ?

Nullement. Les différences sont considérables. Par exemple, les projets actuellement discutés laissent subsister l’impôt de 4 pour 100 sur le revenu des valeurs mobilières ; rien de semblable en Prusse. Différence bien plus importante : il n’existe en Prusse ni impôt sur les successions aussi lourd que le nôtre, surtout en ligne directe, ni impôt équivalent de mutation entre vifs. Il en résulte un allégement considérable au bénéfice des contribuables, et dont l’importance est facile à mesurer.

Achetez en France une propriété : vous devrez payer immédiatement à l’enregistrement un droit de près de 7 pour 100 (exactement 6, 875 pour 100), soit 68 fr. 75 par chaque mille francs du prix d’achat ; — 687 fr. 50 pour 10000 francs ; — 6875 francs pour 100 000 francs, etc. Achetez une propriété du même prix en Prusse, — vous n’aurez que quelques droits le timbre à payer au fisc. Il suffira de payer votre vendeur. Sans doute vous devrez, une fois devenu propriétaire, payer l’Einkommensteuer sur le revenu de cette propriété (et son taux variera selon votre revenu total) ; mais vous ne serez pas exempt, en France, de l’impôt foncier correspondant. Toutes les propriétés, en définitive, sont imposées chez nous sur leur revenu, quoique l’impôt ne porte pas ce nom !

La propriété, en Prusse, est donc actuellement plus favorisée qu’en France, notablement moins imposée ; mais combien notre situation ne serait-elle pas aggravée si on venait encore superposer aux impôts existans un nouvel impôt sur le revenu ?

Il frapperait en effet la propriété française, par rapport à la propriété prussienne, d’une surtaxe immédiate représentant une cinquantaine d’années accumulées d’Einkommensteuer ! Voilà bien les « réformes » des thaumaturges parlementaires !

Ces différences suffiraient à elles seules pour montrer que l’on ne saurait tirer argument du système prussien pour le justifier en France : la comparaison des deux États au point de vue constitutionnel et politique en fait apparaître de bien plus profondes. Par notre système électoral, dont le suffrage universel pur est le grand ressort, par le mécanisme intérieur de nos projets d’impôt sur le revenu tendant à affranchir de l’impôt la majorité des électeurs, il se trouverait que l’impôt serait fixé, décrété par ceux qui ne le payeraient pas, au lieu d’être « consenti » par ceux qui le payent, suivant le principe essentiel du droit moderne.

En Prusse, les choses vont bien différemment ! Plus on y paye d’impôt sur le revenu, plus on y possède de suffrages. Le droit électoral, au lieu d’y être en raison in verso des charges fiscales, s’y trouve mesuré par elles. Plus on est contribuable, plus on est électeur. C’est l’inverse de la « réforme » socialiste, dont l’objet avoué est de détruire la propriété individuelle, le capital, et dont le résultat serait de livrer pieds et poings liés les payeurs de l’impôt à l’arbitraire des non-payeurs rendus les plus nombreux, et souverains par la loi du suffrage universel et du régime majoritaire.

Le système électoral prussien repose sur la Constitution du 31 janvier 1850, sur l’ordonnance royale du 30 mai 1859, et sur la loi du 29 juin 1893. En vertu de ces textes, les membres de la Chambre des députés, le Landtag, sont nommés au second degré. Les électeurs du second degré, ceux qui font l’élection des députés et qui sont appelés Wahlmann (hommes votans) sont eux-mêmes élus par les électeurs primaires (Urwähler) dans les conditions suivantes.

Etant donné une circonscription électorale nommant un député, on prend comme base de l’opération la liste des contribuables et le montant total de leurs impôts. Supposons une circonscription de 60 000 habitans payant en tout 720 000 marks d’impôts directs de toutes sortes, — impôt sur le revenu, impôt complémentaire, patentes, impôts locaux, impôts réels sur la propriété, sur l’industrie, impôts personnels sur les loyers, etc. On prend la liste générale des contribuables de la circonscription, — supposons qu’ils soient 12 000, — et on forme une première catégorie, en commençant par les plus imposés, jusqu’à ce que l’on soit arrivé à trouver le tiers du total des impôts payés par la circonscription, c’est-à-dire 240 000 marks : les contribuables payant ce premier tiers forment un premier groupe électoral primaire. On passe ensuite à la recherche des contribuables payant le second tiers des impôts : ils forment un second groupe électoral. Quant au troisième groupe électoral, il est formé non seulement du reste des contribuables payant le troisième tiers des impôts, mais aussi de tous les autres citoyens âgés de vingt-quatre ans révolus et non indigens, même s’ils ne sont pas assujettis à l’impôt sur le revenu payé à l’Etat ; seulement, dans ce cas, ils sont frappés d’une contribution de remplacement de 3 marks (art. 1er de la loi du 29 juin 1893).

Ces trois listes ainsi dressées forment la liste des électeurs primaires (Urwähler) et chacun de ces trois groupes nomme un même nombre Sélecteurs secondaires (Wahlmann), — quel que soit le nombre de personnes composant chaque groupe ; si bien que le pouvoir électoral, le pouvoir politique des citoyens est en raison directe de leurs charges de contribuables.

Ceci dit, regardons les faits ; ils éclaireront singulièrement la théorie ; les voici, par exemple, d’après le rapport présenté par M. George Evert, conseiller de gouvernement et membre du Bureau royal de statistique, à la suite des élections du Landtag en 1898.

La population de la Prusse était alors, d’après le recensement de 1895, de 31835123 habitans. Le nombre total des électeurs primaires fut de 6 477 253, ainsi répartis :


1re catégorie 211 277
2e 735 91
3e 5 530 035

Le nombre des électeurs du second degré — des Wahlmann — fut de 117 663, dont un tiers environ représentait les 211 277 électeurs primaires de la première catégorie, — un tiers les 735 941 primaires de la deuxième catégorie, — et un tiers les 5 530 035 primaires de la troisième catégorie.

Sous une autre forme, voici une indication qui nous donne la morale de la fable. C’est le tableau du rapport moyen par catégorie du nombre des Urwähler au nombre des Wahlmann. Il est ainsi déterminé pour l’ensemble de la Prusse :


1re catégorie : Il faut 5 Urwähler 44 pour nommer 1 Wahlmann.
2e — 18, 43 — 1 —
3e — 142, 27 — 1 —

Ainsi, en chiffres ronds, 5 contribuables de première classe valent à eux seuls, comme électeurs, le tiers de 165 contribuables, parce qu’ils valent ce tiers comme payeurs d’impôts. Naturellement si ces 5 électeurs primaires se mettent d’accord avec les 18 électeurs primaires de seconde catégorie, ces 23 auront dans l’assemblée électorale définitive 2 délégués contre 1 délégué des 142 électeurs primaires de la troisième catégorie ; si bien que jamais l’impôt ne pourra se trouver dans les mains de ceux qui ne le payent point, ni même dans les mains de ceux qui en payent la moindre part.

Les résultats de ce système vont si loin que certains cas sont bien curieux. Par exemple, certains groupemens d’électeurs primaires sont composés de deux personnes seulement ; quelques-uns même d’une seule personne, qui se trouve ainsi investie du droit de se nommer soi-même grand électeur ! Ainsi, dans la première catégorie, 2 451 circonscriptions primaires sont composées de un seul électeur, — et 1 765 sont composées seulement de deux électeurs. Dans la deuxième catégorie, 93 circonscriptions primaires sont composées seulement de un seul électeur, — et 136 ne sont composées que de deux électeurs. Le nombre total des circonscriptions primaires étant de 25 404, il en résulte que 2 244 de ces circonscriptions (2 151 + 93) se résument en 2 244 électeurs aussi puissans à eux seuls que 318 648 électeurs primaires de troisième catégorie !

Enfin voici la charge d’impôts payés en moyenne par chaque électeur primaire suivant les catégories :


1 électeur primaire de 1re catégorie paye 838 fr.
1 — 2e 205 —
1 — 3e 26 —

Un électeur primaire de 1re catégorie vaut donc en moyenne au moins 26 électeurs primaires de 3e catégorie, et paye, il est vrai, 32 fois plus d’impôts qu’un électeur de 3e catégorie.

En résumé, les 211277 Urwähler de 1re catégorie et les 735 941 de 2e (ensemble 947 218) sont absolument les maîtres de la majorité électorale en présence des 5 530 035 Urwähler de 3e catégorie.

Ces derniers, dont la grande majorité (près de 4 millions) ne paye pas d’impôt sur le revenu à l’État mais seulement la taxe remplaçante de 3 fr. 75 par tête, sont donc hors d’état de déterminer eux-mêmes l’impôt dont ils ne payent que la plus faible part ou dont ils sont affranchis. Telle est l’organisation politique à laquelle correspond en Prusse l’impôt sur le revenu. Ajoutons que la seconde Chambre, — la Chambre des Seigneurs, — sans-laquelle le Landtag ne peut légiférer, est en dehors de tout système électoral, étant composée des princes de la maison royale, de 98 membres nobles héréditaires et de 207 hauts personnages nommés à vie par le roi.

Si on examinait l’organisation de la Saxe, où l’impôt général sur le revenu fonctionne en vertu des lois des 22 décembre 1874, 2 juillet 1878, 10 mars 1894, 1er juillet 1902, on trouverait le même fait dominant : l’impôt sur le revenu ne frappant, il est vrai, que certaines classes de citoyens, mais ces mêmes citoyens investis seuls du droit de voter — de consentir — cet impôt, sans que les non-payeurs puissent les imposer à leur gré en vertu de la force du nombre, remplaçant la force des armes. De même dans les autres États de l’Allemagne, quelles que soient les variations du système fiscal, l’imposé, le payant n’est jamais à la merci du non-payant.

L’exemple de l’Allemagne ne peut donc pas plus que celui de l’Angleterre être invoqué par les défenseurs de l’impôt sur le revenu. L’un et l’autre sont aussi contraires que possible à leur système.


III

Sont-ils plus heureux avec les États-Unis ?

La grande démocratie républicaine de l’Amérique du Nord présente assurément des conditions de milieu bien plus semblables aux nôtres. Là, plus de classes, plus de distinctions sociales, plus de privilèges de naissance, plus de privilèges politiques, plus de propriété féodale aux origines séculaires ; l’égalité de tous les citoyens, comme chez nous ; la République, comme chez nous, plus que chez nous, heureusement pour les citoyens des États-Unis, car ils ont la chose où nous n’avons que le mot, — par dérision, semble-t-il. Si l’impôt général sur le revenu est établi et fonctionne bien aux Etats-Unis, on doit reconnaître que c’est Un exemple à discuter sérieusement.

Malheureusement pour les partisans du système, il n’existe pas aux États-Unis ; ou, plus exactement, il n’y existe plus. Les Américains l’ont expérimenté deux fois, et l’expérience fut si décisive qu’ils ne la recommenceront plus de sitôt ! Elle vaut d’être rapidement rappelée.

L’aventure remonte à 1862. Les États-Unis étaient déchirés par la guerre de Sécession, et le gouvernement se trouvait en présence de dépenses formidables et d’un Trésor épuisé. Le ministre des Finances ne savait où trouver les ressources nécessaires. Les passions populaires portées au paroxysme réclamaient des mesures contre les riches, tant pour alimenter le Trésor que pour égaliser les sacrifices. Les socialistes, au premier rang, signalaient l’impôt sur le revenu comme aussi nécessaire qu’efficace : le Congrès s’y résigna et vota, en juillet 4862, une loi établissant l’impôt sauveur.

Elle était conçue suivant les meilleures formules de l’art : les « pauvres » ménagés, les w riches » jugulés ; les précautions les plus ingénieuses et les plus rigoureuses prises de toutes parts pour découvrir et frapper la matière imposable. Nulle fuite possible ! Le succès était certain. L’accueil de la« réforme » par la foule fut enthousiaste, et la loi mise aussitôt en vigueur, de façon que le premier produit fût perçu le 30 juin 1863, sur le revenu de l’année 1862-1863.

Les revenus au-dessous de 3000 francs étaient exempts ; ceux de 3000 à 50 000 francs frappés d’une taxe de 3 pour 100 ; ceux de 50 000 francs et au-dessus, frappés d’une taxe de 5 pour 100. La rente n’était pas exempte, mais ménagée cependant : on savait qu’on allait avoir tant de milliards à emprunter ! Aussi les revenus des fonds nationaux n’étaient-ils frappés que de 1 1/2 pour 100.

Cependant, un tel système fiscal était si contraire à l’esprit américain, par les interventions de l’État qu’il entraîne fatalement dans les affaires privées, que la loi ne fut votée que comme une mesure extraordinaire exigée par les circonstances, ainsi que l’income-tax l’avait été en Angleterre en 1798, lorsque William Pitt l’établit avec promesse formelle de la supprimer dès la fin de la guerre avec la France : le Congrès inséra dans la loi une disposition qui l’abrogeait d’avance dès 1866.

Une nuée d’agens spéciaux furent nommés pour renforcer ceux qui existaient ; de nouveaux bureaux de perception organisés dans tous États et territoires ; on fouilla tous les livres ; on interrogea tous les témoins, on exigea de chaque contribuable les déclarations les plus minutieuses sur ses gains, ses marchandises. Le 30 juin arriva, le produit de tant d’efforts fut de 13 709 490 francs ! Stupeur du Congrès !

Sans doute, c’était la première année, on n’était pas encore bien agencé ; à coup sûr la loi était imparfaite ; on la perfectionna sans tarder. L’impôt fut porté de 3 pour 100 à 5 pour 100 sur les revenus de 3 000 francs à 25 000 francs ; — à 5 et demi pour 100 sur les revenus de 25 000 francs à 50 000 francs, — et à 10 pour 100 sur les revenus au-dessus. Une série de dispositions de détail rendirent le système plus précis, plus rigoureux, et d’année en année, notamment le 30 juin 1864, le 3 mars 1865, de nouveaux perfectionnemens furent apportés à la machine, pour la faire jouer avec plus de force, de précision, d’étendue. Il était impossible que ces efforts ne produisissent rien. La recette s’éleva, atteignit 100 millions de francs en 1864, 150 millions en 1865, 364 millions en 1866. Ce fut le point culminant.

Mais la guerre était finie ; l’échéance fixée par la loi était arrivée : on la prorogea ; le Trésor avait encore tant de besoins, il fallait combler des gouffres si profonds ! Toutefois on allégea quelque peu le fardeau ; les revenus exemptés furent portés de 3 000 francs à 5 000 francs, on abaissa l’impôt à 5 pour 100 uniformément, supprimant ainsi la progression, et on reporta à 1870 l’échéance de la loi.

Que devenait cependant l’opinion ? Elle s’était complètement transformée ; non pas les seules victimes directes du système, mais le pays tout entier, qui en souffrait par action réflexe, par choc en retour, réclamait l’abrogation de cette insupportable et ruineuse réforme. Ce fut bientôt un concert universel de plaintes, de récriminations, dans les journaux, dans les revues, dans les réunions publiques, un déluge de pétitions contre la loi, naguère si prônée, devenue odieuse à ceux mêmes qui l’avaient acclamée.

Il est curieux de consulter les rapports officiels présentés au ministre des Finances. Voici par exemple le langage de M. David Wells, commissaire spécial du revenu intérieur, un des partisans les plus notoires, les plus résolus, les plus indéfectibles de l’impôt sur le revenu, dans son rapport de janvier 1869 :

« Il devient évident qu’un système qui violait tous les principes reconnus en matière d’impôt, qui, au lieu d’être concentré, était divisé à l’infini ; qui entraînait constamment des recherches et des empiétemens de l’administration, qui, à toute heure, provoquait le recel, la fraude et le mensonge ; qui par des duplications et des majorations de bénéfices retirait bien plus de l’épargne de la nation que ne recevait le Trésor, il devient évident qu’un pareil système ne peut pas survivre, chez un peuple libre, aux nécessités momentanées qui l’avaient fait établir. »

N’oublions pas que M. Wells était, je le répète, un des prophètes de l’impôt sur le revenu !

Pourtant, les exigences du Trésor ne permettaient pas la suppression absolue. En 1870 on prorogea encore la loi, adoucie. Redoublement de plaintes, de clameurs, de résistances ; il devenait impossible de percevoir l’impôt ; il ne produisait plus les frais de perception !… Nouveau rapport de M. Wells, en 1871, qui ne se rend pas, qui veut, quand même, maintenir le système, en le modifiant, en l’établissant d’après les signes extérieurs, mais qui ne peut dissimuler les faits.

«… Toute inquiétude personnelle, toute révélation de fortune, toute obligation de serment disparaîtront ; les contribuables seront délivrés de l’espionnage perpétuel, des mille vexations qu’ils subissent, délivrés d’une inquisition officielle inutile, des provocations journalières à la dissimulation et au mensonge. »

Voilà donc quels avaient été les résultats de l’impôt sur le revenu d’après un de ses auteurs incorrigibles ! La même année, M. Pleasenton, commissaire du revenu intérieur, dit aussi dans son rapport : « L’impôt sur le revenu est odieux au peuple, étant inquisitorial par nature, et révélant le détail des affaires privées des citoyens. »

Devant un tel soulèvement de l’opinion, si général et si vif, devant de si profonds mécomptes financiers, de si désastreuses conséquences économiques, le système, quelles que fussent les thèses abstraites de ses défenseurs, ne pouvait résister plus longtemps. Il disparut après 1872, ayant donné pour ce dernier exercice une recette de 72 millions de francs. Pendant sa durée, de 1862 à 1872, en dix années, il avait produit en tout 1 835 millions de francs, alors qu’on en avait attendu, d’après les calculs paraissant les plus certains, une recette infiniment supérieure. En réalité, le système avait fait faillite. Dans un pays qui comptait alors presque 40 000 000 d’habitans, le plus grand nombre de contribuables que le fisc parvint à atteindre utilement ne dépassa jamais 276 661. Quelle n’eût pas été la révolte publique si l’application de la taxe avait été généralisée !

Ainsi échoua, par la force invincible des choses, une institution théoriquement logique mais impraticable dans une grande démocratie, quoique possible, non sans de graves inconvéniens d’ailleurs, dans un État monarchique, aristocratique, où l’impôt sur le revenu est réglé par ceux-là seuls qui le payent et correspond à des privilèges dont il est en quelque sorte une rançon.

Cependant les idées fausses ayant la vie fort dure, le système reparut sur l’eau plus de vingt ans après, les générations qui l’avaient expérimenté étant disparues en général des affaires sinon du monde des vivans. Lorsque le parti démocrate revint au pouvoir, en 1894, il trouva les finances dans une situation lamentable et se laissa entraîner à reprendre le projet d’un impôt sur le revenu. Une section du Wilson Bill le rétablit, le 27 août 1894, au taux modéré de 2 pour 100 et en exemptant les revenus au-dessous de 20 000 francs.

Ce ne fut point sans les protestations les plus vigoureuses, dans la presse et dans le Congrès. Au Sénat notamment, le 28 juin, un des membres les plus actifs de la haute assemblée, M. Hill, avait prononcé contre le projet le discours le plus énergique. Il avait montré combien et comment l’impôt présenté comme démocratique était injuste, anti-égalitaire, anti-social, inspiré par l’idée funeste de la « guerre aux riches, » représentait en définitive une « taxe sur l’énergie, » nuisant ainsi au bien public. Ou bien « tous les revenus devaient être frappés, ou bien aucun. » Il avait rappelé les inconvéniens, les dangers de l’inquisition des agens du gouvernement dans les affaires privées des citoyens, dans un pays où le pouvoir est toujours exercé par un parti en lutte contre un autre. Enfin, il avait justement signalé à son tour, après Montesquieu, l’impôt personnel comme un « genre d’impôt plus propre aux monarchies qu’aux républiques. » Les efforts de M. Hill avaient été vains au Congrès. Le siège de la majorité était fait. Mais les Etats-Unis sont une vraie république, et non pas comme la France une caricature de république : ils ont une Constitution garantissant les droits des citoyens. Lorsqu’il s’agit d’exécuter la loi, des contribuables résistèrent et traduisirent le fisc devant la Cour suprême, où ils soutinrent que la loi était illégale, comme l’avait soutenu M. Hill. Un premier arrêt, en date du 7 avril 1895, décida qu’une partie des dispositions de la loi étaient inconstitutionnelles.

Le gouvernement voulut s’obstiner et persister à poursuivre l’application de l’impôt sur le revenu. Un second procès le ramena devant la Cour suprême. Cette fois sa décision fut catégorique. Par un arrêt du 20 mai 1895, elle déclara formellement la loi entière inconstitutionnelle. Ce fut fait. La loi s’évanouit. L’esprit républicain avait définitivement vaincu l’esprit régressif et brisé l’institution fiscale des anciens âges. La grande République américaine a donc ainsi fixé le véritable principe de l’impôt dans les pays libres, tel que la Révolution française l’avait d’ailleurs proclamé en 1789. Tous les citoyens étant égaux devant la loi, l’impôt doit être égal pour tous. Pour être égal pour tous, il faut qu’il soit établi sur les choses et non sur les individus, c’est-à-dire qu’il soit réel et non personnel, ce qui exclut à la fois l’impôt sur le revenu et l’impôt progressif.


L’observation des faits dans les pays étrangers, non moins que l’histoire, non moins que la logique et la nature des choses, condamne donc absolument l’institution chez nous de l’impôt sur les revenus, et, a fortiori, de l’impôt général sur le revenu. En Angleterre, en Prusse, en Saxe, ce procédé fiscal est corrélatif soit à un état économique et social profondément aristocratique, soit à un état politique plus aristocratique encore, en contradiction irréductible avec les principes, les mœurs, les institutions d’une démocratie économique et politique essentiellement électorale et fondée sur le suffrage universel. S’il peut vivre, s’il peut fonctionner dans ces grands Etats, c’est précisément à cause de certaines conditions de milieu qu’on ne saurait ni trouver, ni établir dans une république comme la nôtre, — et s’il en fallait une preuve expérimentale et positive, les Etats-Unis, seule grande démocratie républicaine semblable à la nôtre, l’ont fournie. On ne saurait en effet établir sérieusement une comparaison entre les conditions, les exigences, les possibilités, les impossibilités d’un État de premier rang comme la France et celles de tel ou tel canton suisse, qui peut supporter, — bien ou mal, — tel ou tel système fiscal, telle ou telle institution administrative. On aurait grand tort d’ailleurs de croire que les Suisses soumis à l’impôt sur le revenu s’en félicitent, et rien ne serait plus aisé que de montrer les conséquences regrettables qu’il a entraînées dans certains cantons. Mais, encore une fois, un canton suisse de quelques milliers d’habitans ne peut être comparé à un grand État de quarante millions d’habitans. Nous avons examiné les comparaisons sérieuses. Elles sont décisives — contre le système !

L’impôt sur le revenu n’existe pas en Angleterre.

L’impôt sur le revenu existe en Prusse : soit ; mais la France politique est presque aussi loin de la Prusse aristocratique et monarchique que de la Rome de Servius Tullius. La France démocratique et républicaine est rationnellement comparable aux États-Unis : soit ; mais l’impôt sur le revenu n’a pu y vivre (il vivrait encore moins chez nous), et la plus haute autorité morale de ce grand pays, la gardienne suprême des principes et des droits, sans lesquels il n’est pas de république possible ni de citoyen libre, l’a condamné souverainement. Comment les hommes à système qui veulent rétablir chez nous la taille personnelle pourraient-ils persister à invoquer « l’exemple des pays étrangers ? »


JULES ROCHE.


  1. Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1904.
  2. « Les fonctions de membre de la Commission sont gratuites. A ***, où la Commission est composée de 24 membres élus qui se partagent la ville en autant de districts, ces fonctions sont néanmoins recherchées par les hommes d’affaires occupant une certaine situation, attendu que, malgré le serment prêté de ne pas divulguer les faits parvenus à leur connaissance, ils y puisent souvent des informations utiles sur le crédit que méritent leurs correspondans. »