L’Impôt sur les revenus
Est-il possible de se soustraire à la nécessité de l’impôt sur le revenu en recourant à d’autres impôts? Si cet impôt est inévitable, convient-il d’en exclure le revenu foncier? Faut-il faire pointer uniquement la taxe du revenu sur les profits du capital et en exempter les salaires du travail? Devra-t-on se contenter des déclarations du contribuable ou l’imposer d’office? Telles sont les questions qui se posent et sur lesquelles on se partage. Les uns repoussent absolument l’idée de l’impôt sur le revenu, et préfèrent toute autre taxe, par exemple un tarif élevé mis sur les matières premières. Les autres acceptent l’impôt sur le revenu comme un simple expédient, comme un pis-aller dont il faudra se débarrasser le plus tôt possible. D’autres enfin soutiennent qu’il ne dépend que de nous d’en faire un impôt non-seulement en état de soutenir la comparaison avec nos autres taxes, mais un impôt se recommandant par certains mérites spéciaux de justice et d’économie. Ils le croient susceptible de recevoir des perfectionnemens qui lui permettent d’occuper dans notre système fiscal une place définitive, pareille à celle qu’il occupe déjà chez d’autres grands peuples. Voilà sur la valeur de l’impôt en lui-même trois opinions bien tranchées. On ne se divise guère moins sur la nature des élémens qui doivent contribuer à la nouvelle taxe. Ainsi il y a une opinion très prononcée contre l’idée de taxer le revenu foncier; cette exemption ne serait pas seulement motivée par les circonstances présentes qui ont fait subir à la propriété foncière de particulières épreuves; on ferait de cette exclusion dans l’impôt sur le revenu une sorte de principe permanent fondé sur les charges qui affectent la propriété foncière en France. Cette idée, justifiable aujourd’hui par les crises toutes récentes qu’a traversées la richesse immobilière, paraît inacceptable à beaucoup, si on prétend l’ériger en dogme. Outre les raisons de principe et d’équité, ils allèguent l’exemple des nations étrangères, qui n’ont point coutume d’exclure ainsi de l’impôt sur le revenu une des deux grandes sources de la richesse nationale. Mêmes diversités d’appréciation sur la question de savoir si on imposera tous les élémens de la fortune mobilière, et dans quelle mesure et selon quel mode ils seront taxés. Imposera-t-on le travail? Imposera-t-on les obligations, les actions, même les rentes? Le champ qui s’ouvre aux dissentimens est vaste, on le voit. Si la question se présente avec un caractère d’urgence suprême, elle n’offre pas moins de complications; c’est en étudiant avec attention les élémens si divers qui la composent que nous pourrons la résoudre.
Tout d’abord l’impôt sur le revenu paraît à peu près inévitable, à moins qu’on ne recoure à des taxes que nous regarderions comme beaucoup plus fâcheuses, telles que serait par exemple la taxe sur les matières premières. Nous pensons que l’impôt sur le revenu, malgré des inconvéniens, pourrait légitimer la faveur avec laquelle le jugent ses partisans; mais ce serait à la condition de n’être pas tout simplement une surtaxe ajoutée à d’autres, aboutissant à faire payer l’impôt à des objets qui l’ont déjà acquitté une fois sous d’autres formes. En un mot, nous voudrions un système mieux lié et plus complet que le plan qui nous est proposé par le rapport de la commission du budget. En faveur de cette idée de simplification, qui peut être réalisée sans entraîner de profonds changemens, nous alléguerions encore l’expérience de grandes nations, lesquelles ont fait de crises semblables à la nôtre le point de départ d’aggravations nouvelles d’impôts et aussi d’améliorations véritables dans leur système fiscal. Quant au revenu foncier, en reconnaissant la valeur des motifs qui ont décidé la commission à ne point le comprendre dans le nouvel impôt en ce moment, il y a lieu de se demander si les raisons les plus fortes ne commandent pas de ne point ériger cette exclusion en principe, dans le cas où l’impôt sur le revenu devrait s’installer chez nous avec une certaine durée. La même question devra se poser à l’égard de l’exemption de la catégorie des salariés dans un système régulier d’impôt sur le revenu. C’est à donner à chacun de ces points les développemens et les preuves qu’il comporte que cette étude est consacrée.
L’impôt sur le revenu, qui reparaît aujourd’hui avec le nom d’impôt sur les revenus, qu’on a jugé sans doute plus exact sous la forme restreinte qu’il revêt, et peut-être moins effrayant que l’autre désignation, a fait son apparition chez nous à l’état de pur projet après 1848. Cependant on sait qu’il a des antécédens historiques, en France même, dans ces fameux impôts du dixième et du vingtième, établis également sous le coup d’une situation financière désastreuse et presque toujours au lendemain de guerres funestes. L’impôt du dixième prenait naissance en 1710, quand la France était menacée d’un démembrement. Il remplaçait une taxe de capitation, divisée en vingt-deux classes, établie quelques années auparavant sous l’influence des mêmes nécessités, qui n’avaient depuis lors fait que s’accroître. L’impôt du dixième, auquel le contrôleur- général Desmarets attacha son nom et que le roi consacrait par une déclaration datée de Marly, était bien une taxe sur le revenu telle qu’on la conçoit aujourd’hui même; il frappait les revenus de toute espèce, le revenu foncier comme le revenu mobilier, le revenu industriel comme celui qui découle de l’exercice des professions. Quelques circonstances caractéristiques rapprochent encore cette taxe célèbre de l’impôt moderne sur le revenu. De même que cela fui réglé pour l’income-tax, la déduction des dettes s’opérait par voie de retenue envers le créancier. La sanction pénale ne manquait pas non plus. On avait adopté le système de la déclaration, qui règne en Angleterre aujourd’hui, et non celui de la taxation d’office, qui prévaut en Allemagne; la non-déclaration entraînait la taxe double, la fausse déclaration était punie du quadruple. A une époque où les privilèges avaient la voix haute et savaient user la puissance des édits et des lois par des résistances obstinées, cet impôt, qui ne paraît pas avoir été plus mal établi que beaucoup d’autres, rencontra l’opposition de plusieurs côtés, du clergé, des pays d’état, et il fallut consentir à des abonnemens, à des transactions diverses, à des exemptions enfin, qui aboutissaient, en 1717, à le faire abolir pour les biens-fonds, en ne le laissant subsister que pour les offices et pensions. C’est à la même famille de taxes qu’appartient, avec bien des infériorités d’ailleurs, le cinquantième, imaginé par les frères Paris, et que ces financiers eurent la malheureuse idée d’établir d’abord en nature sur tous les produits. Même quand l’impôt fut payable en argent, les provinces recoururent encore à des abonnemens pour échapper à cette taxe. Le dixième reparaît de 1733 à 1737, sur le type de 1710, et on le voit encore de 1741 à 1748. Ces deux épreuves donnent les mêmes résultats que la première, plus accusés encore. En 1749, le vingtième est décrété par le contrôleur-général Machault, dans un édit dont les termes sont fort remarquables en ce qu’ils invoquent le principe de l’égalité. Mêmes difficultés pourtant, venant des privilégiés et aussi d’une assiette fort défectueuse. Cependant on n’y renonça pas d’une manière définitive. En 1763, l’impôt du vingtième est remanié. Peu à peu le principe de la répartition y prévaut sur le principe de la quotité. Loin de disparaître, cet impôt s’aggrava d’un second vingtième, et même d’un troisième. Ce dernier, établi de 1783 à 1785, nous conduit jusqu’à la révolution française. En ce moment, selon Necker, il rapportait une somme de 25 millions, somme qui pour le temps ne laisse pas d’être assez considérable. Dans ces exemples, où l’on trouve la preuve d’une assez longue durée malgré les interruptions, on ne voit rien qui implique une incompatibilité spéciale de notre race avec cette sorte d’impôts; les raisons qui devaient la rendre particulièrement désagréable aux privilégiés sautent aux yeux, — il est certain d’ailleurs qu’en aucun pays elle n’a d’abord été accueillie volontiers. Comment ne point rappeler aussi que cet impôt, loin d’être traité par l’assemblée constituante avec plus de sévérité que les autres, reçut d’elle une sorte d’hommage au moins relatif? Elle déclarait dans une adresse que « c’était encore de tous les impôts le moins odieux, parce qu’il frappait sur tous les citoyens. » Bien plus, on trouve des vœux très remarquables dans les cahiers en faveur de l’établissement d’un revenu mobilier; ces vœux émanaient à la fois de certaines parties du clergé, de la noblesse et du tiers-état. Le clergé de Laon, de Metz et de quelques autre villes demandait avec la noblesse de Limoges, du Périgord, que les possesseurs de rentes perpétuelles et viagères fussent soumis à l’impôt sur le même pied que les propriétaires fonciers. Sur beaucoup de points, le tiers-état émettait des vœux pareils dans un langage singulièrement net et accentué.
Ce n’est jamais de gaîté de cœur que les nations s’attachent aux flancs de pareilles taxes, quand elles viennent par surcroît et ne dispensent d’aucune autre. La Grande-Bretagne elle-même, quoiqu’elle trouvât dans son histoire quelques impôts analogues et dans son génie plus de cette patience qui les supporte et de cette réflexion qui aide à s’en rendre compte, ne s’est soumise à l’income-tax de M. Pitt que par patriotisme. Elle l’a vu disparaître avec satisfaction, reparaître sous le ministère de Robert Peel non sans inquiétude, et il a fallu des améliorations successives jointes à l’action du temps pour qu’elle s’y habituât. C’est ce qu’elle a fait au reste, assure-t-on, et cet impôt, peu à peu perfectionné et rendu supportable, paraît devoir s’implanter comme un rameau vivace destiné à s’accroître de la substance d’autres taxes jugées plus imparfaites. Le même genre d’impôt, appliqué temporairement chez presque tous les peuples dans les grands besoins financiers, a trouvé tout de suite un sol plus propice en Allemagne. Les résistances partielles, nées des difficultés d’une assiette satisfaisante, s’effacent dans ce pays devant le fait général d’une acceptation volontaire et d’une préférence souvent marquée. Quant à la France, le dernier essai date de la révolution, si ce mot d’essai ne dit même beaucoup trop. La contribution patriotique, levée en 1789 une fois pour toutes, ne présente pas ce caractère; en 1791, ce ne fut qu’une taxe fort imparfaitement établie, qui cherchait à atteindre, en prenant pour signe les dépenses locatives, le revenu mobilier, à l’exclusion du foncier. Le revenu foncier devait être, par la même loi, frappé sous une autre forme et dans la proportion du sixième, tandis qu’on ne voulait demander que le dix-huitième à la propriété mobilière, moins peut-être encore à cause de son infériorité à cette époque que sous l’empire de théories économiques beaucoup trop exclusives. On ne voulait d’ailleurs à aucun prix de recherches faites par l’état. On obéissait à un sentiment de respect pour la liberté, louable en lui-même et qui n’a que trop souvent manqué à l’état en France, mais qui alors aurait plutôt péché par exagération, car il ôtait à l’autorité une partie de ses droits. L’impôt établissait plusieurs classes, dix-huit au juste, parmi lesquelles figuraient les célibataires avec une surtaxe. On n’a jamais pu voir dans l’application qu’on en a faite les apparences un peu sérieuses d’une vraie taxe sur le revenu. L’impôt connu aujourd’hui sous le nom d’impôt mobilier, qui vient de là, ne répond en effet en rien à l’idée de ce genre d’impôts.
C’est au lendemain de la révolution de 1848 que reparaît l’idée d’un véritable impôt sur le revenu, au milieu d’une défaveur assez marquée et assez générale, j’ajouterai d’une défiance que légitimait le récent avènement du parti radical. Il faut bien l’avouer : dans la crainte qu’inspirait un tel impôt, crainte que redoublait l’effroi de le voir devenir progressif, il entrait aussi une ignorance à peu près complète de l’organisation de cet impôt chez les autres peuples. Il ne faut assurément aimer le socialisme nulle part, mais il faut se garder d’en voir partout. C’est un penchant auquel on cède un peu trop dans le parti conservateur. Mettre un impôt sur les voitures de maîtres parut du socialisme à beaucoup de personnes, comme si on n’en mettait pas sur une foule d’autres consommations ou jouissances. Malheureusement le parti conservateur n’était pas seul responsable de cette disposition, le socialisme s’étant installé en effet au cœur même de presque toutes les idées de réforme pour les gâter. Le projet de M. Goudchaux, ministre des finances, ne concernait, comme celui qui nous est présenté, que le revenu mobilier. La commission, composée d’esprits éclairés, mais préoccupés par le mauvais effet et les conséquences de l’impôt des 45 centimes, devait tendre encore plus que le ministre à exclure l’élément foncier. Cédant d’ailleurs à l’opinion, peu favorable ta ce mode de taxe, elle donnait au nouvel impôt une base encore plus étroite que le projet. Ce n’est pas qu’elle ne l’ait modifié heureusement sur plus d’un point, particulièrement en rejetant l’assiette par répartition et en adoptant le principe de quotité. Le projet présenté par un autre ministre des finances, M. Hippolyte Passy, au mois d’août 1849, reposait sur des bases plus larges et mieux conçues que le projet ministériel de 1848. C’était l’œuvre d’un savant économiste et d’un habile financier. On pouvait en critiquer certaines parties, mais peut-être n’était-ce pas pour celles-là surtout que le projet devait être écarté, si modéré que fût le taux fixé à 1 pour 100. Rien dans l’état des esprits ne préparait un examen impartial et une discussion calme. On s’étonne aujourd’hui, lorsqu’on se reporte aux débats qui eurent lieu alors et même aux travaux d’économistes distingués, de ce qui se mêlait d’exagération et d’appréciations erronées à des argumens plus sérieux, mais qui se bornaient à mettre en lumière les difficultés réelles et les désagrémens de ce genre de taxes. Le temps marcha cependant. Économistes et financiers continuèrent à se partager, bien qu’avec beaucoup moins de passion et de bruit, sur l’impôt du revenu, lequel, à vrai dire, comptait moins de partisans que d’adversaires. En tête des partisans se plaçaient deux économistes éminens, qui se firent comme les représentans de cette idée, nullement sectaires et fanatiques d’ailleurs, et attendant du temps avec un calme tout scientifique qu’elle se réalisât, sans se dissimuler aucun des côtés attaquables. Telle a été l’attitude prise et gardée depuis bien des années par MM. Hippolyte Passy et de Parieu. M. de Parieu, dans un livre spécial, neuf de savoir comme d’aperçus, se faisait l’historien encore plus que le panégyriste des impôts généraux sur la propriété et le revenu en Europe ; il ne nous laissait ignorer aucun des plus minutieux détails de leur organisation compliquée et savante. Aujourd’hui le même économiste reparaît dans l’arène avec une lettre adressée à l’assemblée nationale; l’urgente nécessité et la légitimité de l’impôt sur le revenu y sont soutenues avec force, avec le même fonds d’idées et d’expérience, quoique peut-être avec un accent plus vif et plus paternel. Bien que n’étant point partisan du projet de loi actuel sans amendement, il y salue « l’aurore sinon le plein jour de l’équité nouvelle. » Pourquoi faut-il que cette aurore, trop peu lumineuse selon nous, se lève dans un ciel si chargé de nuages?
En preuve du chemin qu’a déjà fait l’idée de l’impôt sur le revenu, il suffit de voir ce qui s’est passé dans ces derniers temps. L’opinion publique, d’abord effarouchée par ce mot, a senti se calmer un peu ses répugnances, et il s’est même établi un véritable courant en faveur de la nouvelle taxe. Les moins bien disposés, à force de regarder à droite et à gauche, et de voir que la limite était atteinte ou près de l’être pour la plupart des autres impôts, se sont tournés vers celui-là. On s’est dit, je parle de ceux qui s’étaient montrés froids ou hostiles, que cela était peut-être après tout moins mauvais que cela n’en avait l’air au premier abord. Nous imaginons que telle a été la disposition de la plupart des membres eux-mêmes de la majorité de la commission du budget, qui vient de proposer le nouvel impôt. Il est aisé de voir que son œuvre ne relève d’aucun parti pris d’avance, d’aucune idée préconçue, et que c’est un peu à leur corps défendant que plusieurs membres de la majorité se sont résignés à une taxe qu’ils présentent au public sous le nom moins systématique et plus adouci, ont-ils pensé, d’impôt sur les revenus ; le pluriel est réputé ici atténuer l’idée au lieu de l’exagérer, interprétation qui n’est peut-être ni grammaticalement ni économiquement bien rigoureuse. Pourquoi ne pas penser qu’il en sera de même de l’assemblée? Il faut dire des impôts ce qu’on a dit des livres : habent sua fata. Le moment d’une taxe qu’on a longtemps voulu éviter nous paraît venu, de quelque nom qu’on la baptise. La rejetât-on demain, elle reparaîtrait le jour d’après à l’horizon. La seule question que nous nous posions, quant à nous, est celle-ci : « Va-t-on purement et simplement nous doter d’un impôt de plus? N’y mêlera-t-on aucune de ces compensations et améliorations dont nous parlions, et que réclament d’excellens esprits qui ne sont ni des révolutionnaires ni des utopistes? » S’il en était ainsi, « l’aurore » annoncée n’aurait rien de bien éblouissant. Ce n’a jamais été un trait de lumière fort merveilleux que de dire aux gens : « Vous qui payez une fois déjà, payez une seconde fois encore. »
C’est une très bonne base de raisonnement que le rapport de M. Casimir Perier, tout y est clair, motivé; il dit ce qu’il ne veut pas comme ce qu’il veut : tout y est énoncé simplement dans cette excellente langue financière qui ne court ni les journaux ni même les chambres législatives. Du reste les modèles ne manquent pas dans notre histoire parlementaire. Sans parler des autres gouvernemens, la restauration nous en a laissé d’accomplis; l’habile rapporteur n’avait pas à chercher bien loin pour s’en inspirer. On n’a en quelque sorte qu’à suivre ce rapport pour marquer soit les points où l’approbation est sans mélange, soit ceux qui donnent lieu à réserves ou à dissentimens.
Que n’a-t-on pas dit, que ne dit pas, au début de son rapport, M. Casimir Perier, avec l’autorité qui lui appartient, sur l’étendue de nos pertes et sur les lacunes budgétaires que nous avons à combler ! Et pourtant en vérité on en est à se demander si nous en avons un sentiment assez complet. On dirait que la blessure n’a pas encore eu assez le temps de se faire sentir dans tout ce qu’elle a de grave et de cuisant, et que, n’ayant guère paré au mal que par le remède en apparence assez doux des emprunts, nous n’avons pas assez éprouvé la douleur du traitement plus énergique que de tels maux exigent. Combien de gens oublient que nous entrons dans la série des épreuves, loin de l’avoir épuisée, j’entends au point de vue financier! Si nous prenons les évaluations officielles de nos pertes, avouerons-nous qu’elles nous paraissent plutôt diminuées? On a dit 9 milliards, en ajoutant aux 5 milliards d’indemnité 4 milliards environ pour les frais de la guerre étrangère et de la guerre civile, et les dommages subis. Ce chiffre ne risque-t-il pas de s’élever beaucoup, si un y ajoute la perte de deux de nos plus riches provinces, la longue suspension des travaux et l’annulation de tant de forces retenues sous les drapeaux, sans parler même de cette mauvaise récolte du fourrage en 1870, qui, à elle seule, eût paru un véritable sinistre, s’il ne s’était comme noyé dans tant d’autres à la fois plus étendues et plus tragiques? L’évaluation officielle de la production annuelle de la France à 9 milliards est-elle donc aussi dépourvue de toute exagération? Pour atteindre à ce chiffre, il faudrait bien de l’activité industrielle et une grande sécurité. Pour les 600 millions qu’il nous faut trouver en surcroît chaque année, l’emprunt, un emprunt nouveau, s’il dépassait une mesure assez modeste, ne ferait qu’y ajouter le poids d’une dette nouvelle; l’ancienne ne laisse pas d’être fort lourde. Qu’on songe que le dernier emprunt, mettant à profit tant de capitaux rendus oisifs par la guerre, que cet emprunt dont le succès a étonné l’Europe par le spectacle de notre vitalité économique, n’en a pas moins été souscrit à un taux de 6 pour 100, c’est-à-dire qui dépasse de près du tiers le taux habituel du crédit français. M. Casimir Perier n’a donc pas de peine à établir que force était d’en venir, — c’est toujours là qu’on arrive, — à de nouveaux impôts. Sur les impôts qui doivent rapporter, d’après les calculs de la commission, 531 millions, l’assemblée en a voté plusieurs dont le revenu probable est évalué à 400 millions. Nous n’avons pas à nous expliquer sur ces taxes. On ne saurait guère refuser l’approbation à la plupart; il en est quelques-unes pourtant dont l’aggravation et la nature même sont fort critiquables. Quant au revenu, qui, pour un certain nombre de ces contributions, s’annonce bien jusqu’à présent, et même dépasse ce qu’on en attendait, il sera en fin de compte ce que le feront les circonstances politiques. On sait que le gouvernement, très opposé au début à toute idée d’impôt sur le revenu, demandait 170 millions à un droit de douane de 20 pour 100. La commission, refusant de le suivre sur ce terrain, abandonné en partie, mais non pas en totalité à ce que nous croyons, par M. le ministre des finances, a réalisé la même somme de différentes façons. Elle n’a pas renoncé, et nous le regrettons, à un droit de 3 pour 100 sur les importations; de ce droit, qui garde encore de trop réels inconvéniens, quoique amoindris, elle attend 50 millions, — elle en exempte d’ailleurs les céréales, les houilles et quelques denrées surtaxées récemment; enfin elle a tantôt aggravé, tantôt établi certaines taxes que nous avons constatées et discutées ici même[1] sur des jouissances ou consommations ayant plus ou moins le caractère de luxe. Réunissez à cet ensemble une augmentation du droit de transmission sur les valeurs mobilières et un nouveau dixième sur le trafic des chemins de fer, c’est encore une quarantaine de millions sur lesquels elle compte. A quoi demande-t-elle les 80 millions nécessaires pour parfaire la somme de 170 millions? A l’impôt sur les revenus, qui, selon l’espoir manifesté par le rapport, en rendra environ 100 au lieu des 80 demandés.
Tels sont, à peu de chose près, les termes dans lesquels se trouve posée la question et de nos besoins et de nos ressources actuelles par M. Casimir Perier. Le rapporteur ne s’est pas contenté d’énoncer simplement les faits, il est entré dans une discussion intéressante, quoique sobre de développemens, des divers projets présentés par plusieurs membres. Parmi ces projets il en est d’ingénieux, de spécieux même, qui seront certainement examinés ; mais le rapport s’est occupé surtout des points qui ont divisé la commission et le gouvernement. Tout ce qui regarde le droit de 20 pour 100 sur les matières premières proposé par le gouvernement y est traité d’une manière remarquable et irréfutable. Ce droit serait un pas rétrograde des plus marqués et une véritable atteinte non-seulement à la consommation, mais à l’industrie, au point où elle en est chez nous comme puissance de production et d’exportation. Nous ne serions même point fondés à y voir une application raisonnable du système protecteur, lequel a toujours eu pour maxime de procurer les matières premières à bas prix à la fabrication nationale qui les met en œuvre. Dans ce droit de 20 pour 100 M. Casimir Périer avoue une regrettable exagération et il y signale des inconvéniens de tout genre. Nous y insistons avec le rapporteur, et parce que la question n’est pas encore définitivement résolue, et parce qu’on ne saurait trop montrer ce qu’il y a de défectueux dans le moyen, peut-être unique, qui nous soit laissé d’échapper à l’impôt sur le revenu. Aurait-il même cette vertu? Tiendrait-il tout ce qu’on semble en attendre sans assez compter avec ce grand principe, que ce qui décourage la production en fin de compte nuit au trésor? On a prétendu justifier ce droit si élevé en affirmant que le prix s’en répartirait de telle façon sur le produit fabriqué, qu’il ne mettrait point un sérieux obstacle à l’essor de la production et du commerce. Ce n’est nullement l’avis de l’industrie française elle-même, qui, à peu d’exceptions près, a fait entendre de vives réclamations. Quel lourd impôt ce serait sur ses revenus, sans en avoir le nom, qu’un impôt pareil! Comment compter sur les drawbacks, si décevans tantôt pour l’industrie, tantôt pour le trésor, et même quel fond peut-on faire sur le régime des admissions temporaires, dont on a essayé après le traité de commerce et auquel il a fallu renoncer? Sur quelles bases satisfaisantes opérer la restitution du droit d’entrée applicable à des produits comme la soie, dont les surcharges de teinture peuvent augmenter le poids depuis 50 jusqu’à 300 pour 100, et dans la fabrication desquels le coton et la laine peuvent entrer en proportions impossibles à constater? Les difficultés d’évaluation, les tentations de fraude, les causes d’infériorité sur les marchés étrangers, semblent se multiplier sous nos yeux à mesure que l’on examine cet impôt. Et comment lutter contre la concurrence du dehors dans les cas où l’exportation du produit fabriqué dépasserait l’importation de la matière première? Faudra-t-il ajouter avec le rapporteur, qui pousse la démonstration jusqu’au bout, que soumettre les soies à un régime particulier ne remédierait que fort imparfaitement au mal, et que, si on met un droit tel qu’il dispense de la restitution à la sortie, ainsi qu’il a été question de le faire, on viendra échouer contre d’autres obstacles? Il ne suffirait pas d’avoir soulagé la soie, ce produit qui peut être considéré au moins relativement comme un article de luxe, et de lui assurer une espèce d’immunité, quand les tissus plus usuels et plus indispensables de coton, de laine, de lin ou de chanvre supporteront seuls l’augmentation de valeur. Ce ne serait point de la proportionnalité, ni même de l’humanité. Enfin quoi de moins populaire que l’ensemble d’une mesure qui tarirait en partie le travail de la masse à sa source même?
Il y aurait sans doute un moyen radical d’échapper à l’impôt sur les revenus et même de couper court à ces questions d’accroissement de taxes, ce serait de procéder par voie de réduction des services publics et d’économie. On y avait songé d’abord; mais ce n’est pas d’aujourd’hui que nous savons qu’il n’est possible d’attendre de ce moyen que des ressources fort inférieures à celles qu’on en avait espérées. Les deux grandes sources de dépenses, l’armée et la marine, peuvent-elles être supprimées ou réduites dans une proportion très considérable? Le pays y est-il disposé? Le gouvernement et l’assemblée croient-ils que ce soit faire acte de prévoyance? Ne se trouve-t-on pas en face d’une situation analogue relativement aux travaux publics? Le message du président de la république vient de répondre à toutes ces questions. Il économise environ 28 millions sur les travaux publics, chiffre modeste et pourtant qui sera difficilement atteint, avec le besoin où nous sommes d’étendre nos voies ferrées. Il économise 29 millions sur certains travaux de marine, comme les constructions d’essai, que l’on suspendrait. À ces sommes s’ajoute une économie de 40 millions, résultant de la suppression des dotations princières et sénatoriales, — encore ce chiffre est-il sujet à déductions, par exemple celle du traitement et des frais de logement du président de la république, de l’indemnité payée à l’assemblée nationale, et de bien des charges de la couronne aujourd’hui reportées sur l’état. Toutes ces économies seraient absorbées par le surcroit des dépenses du ministère de la guerre, augmentées, bien loin d’être diminuées, comme on s’en était flatté si vainement. Quelques réductions partielles dans les ministères, comme celles que vient d’effectuer M. le ministre de l’intérieur, ne donneront lieu qu’à des résultats insuffisans. Est-ce à dire qu’il ne faille pas les poursuivre? Non, certes; mais comment ne pas reconnaître pourtant qu’il y a un degré de brutalité sommaire auquel un gouvernement régulier se résignera difficilement à l’égard de longs services et de situations dignes d’intérêt? N’y a-t-il pas là, comme pour la classe des industriels et des commerçans quand on supprime ou qu’on réduit certains droits, des transitions et des ménagemens qu’il ne faut ni exagérer, ni méconnaître, d’autant plus que le profit parfois assez médiocre du trésor peut se trouver compensé par la gêne des familles, jusqu’à ce que les individus brusquement déclassés aient fini par reprendre une place quelconque dans les cadres du travail? Comptons modérément sur les économies, le message lui-même nous en avertit.
Arrivons donc à cette question qu’il n’est plus possible d’éviter désormais, l’impôt sur le ou sur les revenus; jugeons de l’opportunité de cette taxe, de la nature des revenus à taxer, de la manière enfin de parvenir à une évaluation toujours difficile, et qui a paru jusqu’à présent la pierre d’achoppement, du moins en France. Les raisons spéciales de ne point appliquer chez nous un tel genre d’impôt, établi temporairement chez tous les peuples et à demeure chez plusieurs, ont beau n’être pas sans force, ces raisons ne sauraient être réputées décisives, surtout si on suppose que cet impôt se renferme dans une certaine mesure, et qu’il forme de beaucoup la partie la plus faible de nos budgets, dépassât-elle même les 80 ou 100 millions qu’on espère en tirer.
Comment constituera-t-on l’impôt sur les revenus? Quelle base lui donnera-t-on? L’assemblée persistera-t-elle dans les données de la proposition de M. Goudchaux en 1848 et de la commission actuelle en excluant l’élément foncier? Cela est peu douteux, et il y a les plus sérieuses raisons de ne pas ajouter aux charges foncières, en ce moment surtout; mais nous ajouterons qu’il y a bien des erreurs répandues dans la manière de justifier cette exemption. Rien ne la justifierait dans un système un peu complet et logique de taxe sur les revenus. Certes on se ferait un scrupule de conclure à peser d’un poids quelconque sur notre propriété foncière si atteinte par les derniers événemens et surchargée de nouveaux centimes; on ne saurait prendre pourtant à la lettre ce qu’on dit habituellement d’une façon absolue sur le poids de l’impôt qu’elle doit acquitter. Il faut se rendre un compte exact de ces charges et ne pas confondre ce qui doit être distingué. S’il s’agit de la dette hypothécaire, c’est 4 ou 5 milliards sur un capital immobilier qu’on évaluait avec plus ou moins d’exactitude en 1851 après de 84 milliards, donnant lieu à un revenu net de 2 milliards 643 millions, revenu net que les uns estiment aujourd’hui à 3 milliards 300 millions, les autres a environ à milliards. Il importe de même de mesurer avec le plus d’exactitude possible les autres charges qui ont paru devoir motiver une exemption du revenu foncier, contraire à toutes les règles suivies par les autres nations dans l’établissement de l’impôt du revenu. Voici quels sont, sur la propriété immobilière, les impôts établis en prenant le budget de 1871. Pour la contribution foncière (état, départemens et communes), c’est 320 millions; pour la taxe des portes et des fenêtres, c’est 58 millions; pour l’impôt de mutation, c’est ili2 millions. Ce total de 520 millions est assurément des plus imposans, et, si l’on y joint les contributions indirectes, c’est au moins 200 millions à ajouter. Une charge qu’on peut fixer entre 700 et 800 millions est pesante, et, si on arriva par voie de comparaison à trouver que la fortune mobilière ne paie à l’impôt qu’environ 10 pour 100 de son revenu, tandis que la fortune immobilière en paierait plus de 15, on sera de plus frappé de ce qu’il y a d’inégal dans une telle répartition des charges publiques. Mais la réalité est-elle toujours d’accord avec l’apparence, et n’y a-t-il pas là au moins des distinctions de la plus grande conséquence à établir? La part afférente à l’impôt foncier proprement dit reste pour une masse de propriétés assez légère, si on déduit deux contributions dont nous aurons à dire un mot, les portes et fenêtres et les droits de mutation. En ce qui concerne les centimes additionnels, la charge est compensée presque toujours au-delà par les avantages qu’ils sont destinés à assurer à la propriété, tels que les routes et bien d’autres moyens qui facilitent les améliorations et les débouchés. Il est impossible de traiter les questions de l’impôt sur les revenus d’une manière complète et satisfaisante sans envisager ces différens aspects du revenu foncier, qu’on est trop accoutumé à confondre, et sans se demander si les questions spéciales très graves qu’elles soulèvent ne doivent pas recevoir une solution législative dans un temps plus ou moins rapproché.
Comment par exemple n’être pas frappé avec M. Casimir Perier de ce fait que la propriété foncière paie moins en principal aujourd’hui qu’en 1791? A cette époque, le revenu de cette propriété était évalué à 1 milliard 200 millions, et l’impôt foncier établi sur le pied du cinquième du revenu, ce qui faisait 24O millions. Depuis lors, on voit une série de dégrèvemens, qui ne s’arrêtent pas pendant longtemps, opérés sur une propriété dont la valeur ne cesse de s’accroître. Réduit, dès 1797, à 208 millions, l’impôt, subissant des diminutions incessantes dans des périodes très courtes, tombe à 154 millions en 1822. Aujourd’hui il est d’un tiers en moins qu’en 1791, et ne dépasse guère 172 millions sur un sol dont la valeur a plus que doublé, et dont le revenu s’élève au chiffre que nous avons indiqué. Si vous ajoutez environ 126 millions pour les centimes additionnels, charges qui sont loin d’être sans compensation, et qui, en beaucoup de cas, rapportent plus d’avantages qu’elles ne coûtent de sacrifices, vous arrivez à une somme qui reste encore assez éloignée de la proportion de 1791. Rigoureusement voici comment cette proportion peut s’établir. Le principal de l’impôt a diminué depuis lors d’environ 31 pour 100; mais le revenu ayant au moins doublé, la réduction monte à 62 pour 100. L’addition des centimes, présentant une augmentation de 22 pour 100, combinée avec le doublement du revenu, c’est en fait une diminution de 39 pour 100. D’où viennent donc les plaintes qu’on ne cesse de faire entendre au nom de la propriété foncière? Très peu justifiées chez un certain nombre de propriétaires en ce qui concerne l’impôt foncier, même y compris les centimes, elles ne le sont que trop chez bon nombre d’autres. Le mal vient de l’énorme inégalité d’une répartition qui impose certaines terres restées stationnaires dans la proportion du cinquième, tandis que, pour une quantité de départemens ou de communes (c’étaient 35 départemens en 1820), l’impôt varie du dixième au dix-septième et même au vingt-deuxième. Quel impôt a jamais offert de pareils écarts? Nous trouvons des indications bien frappantes à cet égard dans un livre sur l’impôt publié récemment par un auteur tout à fait spécial, M. Edouard Vignes. « Dans 48 départemens, y lit-on, le principal de l’impôt s’élève au-dessus de 6 pour 100 du revenu, et atteint jusqu’à 9 pour 100; dans 37 départemens. il est inférieur à 6 pour 100, et descend presque jusqu’à 3 pour 100 du revenu foncier; mais comme ces chiffres ne sont que des moyennes, non-seulement il se peut, mais il est certain que dans les départemens qui paient 9 pour 100 cette proportion se trouve dépassée dans diverses communes, de même que dans les départemens qui paient 3,74 pour 100 certaines communes sont imposées dans une moindre proportion. Il est donc permis de croire que l’impôt en principal dépasse 10 ou 12 pour 100 du revenu dans certaines communes, et que, dans d’autres, il atteint à peine la proportion de 2 pour 100. » On n’a pas besoin de commenter de pareils faits, ils parlent ou plutôt crient assez haut d’eux-mêmes. Et ils n’épuisent pas ces inégalités presque invraisemblables. Calculez tous les changemens survenus depuis les opérations du cadastre dans les communes correspondant à l’année moyenne 1827; supputez les nouvelles cultures, les chemins de fer créés, les chemins vicinaux ouverts, le développement de la fortune mobilière, qui agit si directement sur la valeur de la propriété foncière, l’extension des villages et des villes, ajoutez-y tout ce que les propriétaires y ont individuellement mis d’inégales dépenses ou d’inégale habileté, vous comprendrez que ces chiffres puissent aller se résoudre dans des inégalités encore plus grandes que celles-là. Ainsi, dans telle commune où le principal de l’impôt est en moyenne de 10 ou 12 pour 100 du revenu, il peut pour certains terrains, par suite de changemens survenus depuis le cadastre, atteindre la proportion de 20 à 24 pour 100, tandis que dans une commune où il n’est en moyenne que de 2 à 3 pour 100, il peut pour certaines terres s’être abaissé à 1 ou 1 1/2 pour 100. Tant mieux, dira-t-on, pour ceux qui jouissent de ces immunités; l’agriculture en profite. On pourrait peut-être tenir un certain compte de ce raisonnement, qui laisse beaucoup à désirer, si avec un tel impôt, établi comme impôt de répartition, les immunités n’étaient pas nécessairement rachetées par des surtaxes. Et avec combien de justesse le fondement de cette répartition, établie d’après des renseignemens de valeur très diverse, surtout par des actes de baux et de ventes, n’a-t-il pas été souvent critiqué! Le cadastre, appliqué seulement à la répartition individuelle, ne saurait y apporter un remède de quelque étendue. Ces opérations cadastrales, extrêmement utiles, quoi qu’on en ait dit, mais très coûteuses aussi (on en a la preuve dans le cadastre actuel, qui a coûté 140 millions), ne sauraient, sans être renouvelées avec une fréquence ruineuse, suivre les variations indéfinies de la valeur du sol. A consulter ces faits, encore une fois bien dignes de remarque, de même qu’à entendre les réclamations que les départemens surtaxés n’ont cessé de faire entendre depuis 1821, il faudrait déclarer l’urgence de la réforme de l’impôt foncier, trop justifiée par des manquemens, qui ne sont nulle part plus nombreux et plus exorbitans, au principe de proportionnalité, et par les surtaxes imposées à un trop grand nombre de propriétés. On y a songé à plusieurs reprises. En 1846, le gouvernement avait préparé un projet de loi qui fut approuvé par la grande majorité des conseils-généraux, et qui portait que le cadastre serait refait dans les communes cadastrées depuis plus de trente ans. Le projet fut abandonné, puis repris après la révolution de février. L’article 2 de la loi du 7 août 1850 annonçait que le gouvernement prendrait les mesures nécessaires pour procéder, dans un bref délai, à une nouvelle évaluation des revenus territoriaux. La loi du 4 janvier 1851 ouvrait un crédit destiné à payer les dépenses nécessaires pour ces évaluations. Le travail nouveau prenant pour bases les résultats du cadastre, les baux, les cotes de vente, et d’autres documens de différentes natures, a été exécuté, et, comme il n’arrive que trop souvent, enfoui dans les cartons. Des résultats si importans à connaître n’ont été communiqués ni aux conseils-généraux ni aux hommes spéciaux, législateurs ou publicistes. Que sont devenus ces papiers d’une Importance majeure? Ont-ils été consumés par l’incendie qui a dévoré le ministère des finances? Alors que l’on refasse ce travail. Que craindrait-on? Aurait-on peur de nous faire toucher du doigt des inégalités plus énormes encore que celles que nous connaissons? Une telle prudence serait puérile, inefficace, peu d’accord avec ce besoin de publicité et d’améliorations qui doit, assure-t-on, signaler l’ère où nous entrons.
Des objections s’élèvent de la part de personnes très autorisées contre l’idée même de ces remaniemens qui seuls donneraient à un impôt sur le revenu foncier une base suffisamment exacte. Alléguant que l’impôt foncier est déduit par l’acquéreur du prix de vente, et soutenant en conséquence que l’impôt cesse entièrement de peser sur la propriété, quelques-uns vont même jusqu’à faire un dogme de l’immutabilité de l’impôt foncier. Cette opinion, répandue et puissante, doit être combattue, non dans l’idée juste en elle-même de cette espèce d’allégement qui se produit habituellement par le fait des mutations, mais dans les conséquences extrêmes qu’on prétend en tirer. N’oublions pas d’ailleurs que cet allégement même suppose la modération de l’impôt; autrement il mettrait aux ventes un obstacle proportionné à la surcharge, et tendrait à immobiliser le sol entre les mêmes mains. D’autres raisons décisives s’opposent à ce qu’on accepte à la lettre la doctrine de l’impôt immuable. Si forts que soient les motifs de ne toucher que rarement et d’une main prudente à cet ordre de taxes, il est certain qu’ils ont des bornes; l’ancienneté ne saurait faire titre à ce point-là en matière d’impôt. La crainte de rendre tout dégrèvement une libéralité gratuite, le propriétaire ayant, dit-on, déjà déduit l’impôt de ses conditions d’achat, et celle de convertir toute charge nouvelle en diminution du revenu et même en spoliation d’une partie du capital, ne doivent pas conduire à la négation du principe de la proportionnalité. Il répugnerait au sentiment de la justice qu’il y eût des iniquités éternelles auxquelles on ne saurait remédier que par une iniquité plus grande encore. Les faits sont loin d’être ici en accord avec la théorie ultra-conservatrice d’une fixité éternelle. Et d’abord, si étendu que soit le champ des achats et des ventes d’immeubles, comment oublier la tendance de ce genre de propriété à rester dans les mêmes mains ou dans celles des héritiers? Pour la terre, partout si recherchée, il s’agit plus rarement d’une possession viagère, individuelle, changeante, que d’une propriété identifiée pour ainsi dire avec la famille qui se la transmet, ce qui réduit le nombre des mutations. Dans ces cas, qui sont les plus nombreux, les surtaxes ne perdent pas leur caractère onéreux, et les dégrèvemens gardent leurs avantages, sans mériter qu’on y voie, lorsqu’ils sont justifiés, un simple cadeau du législateur. Comment prétendre enfin que faire disparaître ces immunités ce serait décourager l’agriculture? Ne l’encouragerait-on pas au contraire en soulageant les surtaxés? Pour ceux qui ne paient pas ce qu’ils devraient payer, comment de bonne foi soutenir que les ramener à la taxe proportionnelle c’est leur ôter le ressort des améliorations? Quel impôt subsisterait, s’il suffisait d’établir qu’en l’abolissant on mettrait le travail et le capital plus à l’aise?
Nous ne demandons pas que dès aujourd’hui il soit procédé à ce grand travail, plusieurs fois projeté, plusieurs fois ajourné; cependant ces ajournemens doivent avoir un terme, et, au moment où l’impôt sur les revenus devient une sorte de programme de politique financière, le revenu foncier, qui forme une partie si considérable de la richesse du pays, ne peut pas rester toujours en dehors du principe de proportionnalité, auquel on s’efforce de tout ramener. Aucune raison ne paraît motiver une telle exception, et les plus puissans motifs la combattent. Il n’y a pas de plus mauvais calcul économique à tous les points de vue que de soulager les uns en surtaxant les autres, c’est-à-dire ceux-là mêmes le plus souvent que des circonstances locales, moins favorables au développement agricole, traitent le plus durement. L’heure serait venue sans plus attendre, si les souffrances de l’invasion ne commandaient de tarder un peu; nous disons les souffrances de l’invasion, et non pas, avec l’honorable rapporteur et avec le message de M. le président de la république, les souffrances du traité de commerce. La réforme douanière a été en somme un très grand bien pour l’agriculture, et ce serait pour elle un jour funeste que celui où, cédant à de fatales suggestions, elle voudrait revenir à d’anciens erremens dans lesquels il n’y a pour elle que déceptions à attendre.
Pour ne pas comprendre dès à présent la propriété foncière dans l’impôt sur les revenus, on ajoute un argument qui ne manque pas de force, si on se tient aux termes du projet, qui fixe comme minimum imposable un revenu de 1,500 francs. Telle est chez nous la division de cette propriété qu’on trouve aujourd’hui 6,686,000 cotes au-dessous de 5 fr., en moyenne de 1 fr. 90 c, et 2,015,000 cotes au-dessous de 10 fr., en moyenne de 7 fr. 34 cent. Sur 8 millions de propriétaires, il y en a 6 millions qui paient moins de 30 fr. de contribution foncière; il n’y en a pas 15,000 qui paient plus de 1,000 fr. Ainsi qu’on nous le fait remarquer, comme il s’agit ici du principal et des centimes additionnels, cela équivaut à dire qu’il n’y a pas 15,000 personnes ayant plus de 7,000 à 8,000 francs de revenu foncier. Il est aisé de voir combien l’impôt aurait peu produit avec exemption des revenus au-dessous de 1,500 fr. A cela on peut dire qu’en Angleterre, où il est bien avéré que les moyennes et petites propriétés sont fort nombreuses malgré l’étendue d’un certain nombre de domaines, on n’a pas vu là une raison d’exemption avec un minimum imposable qui n’est après tout que de 2,500 fr. Ensuite, et c’est ce qu’il y aurait à voir, ce chiffre de 1,500 fr. est-il sacramentel, et n’y aurait-il pas lieu de l’abaisser? Avec un impôt sur le revenu qui aurait un caractère autre et meilleur que d’être purement et simplement une surtaxe sur l’aisance et la fortune et qui éviterait de faire payer encore ce qui a déjà acquitté l’impôt, on n’ hésiterait pas un instant à répondre par l’affirmative:.
A la question d’une taxe qui atteindrait, comme en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis et en Suisse, le revenu foncier, se rattache celle des droits de mutation, dont les économistes et les agriculteurs, témoin la dernière enquête agricole, sont unanimes à réclamer la réduction. C’est pour une telle charge, bien plus que pour l’impôt foncier proprement dit, qu’il y a lieu de se plaindre de l’énormité. Un impôt de 6 pour 100 sur les transmissions est justement réputé écrasant, et on comprendrait difficilement l’existence d’un tel impôt, dont la plupart des autres pays sont exempts, s’il ne fallait y voir, non pas l’application d’un principe quelconque, mais comme la survivance de notre vieux droit féodal d’investiture; d’après ce droit, l’état ou le seigneur ne consentaient que moyennant une redevance à la transmission d’un fonds sur lequel ils avaient une sorte de titre supérieur de propriété. Ce dur impôt empêche positivement les ventes; il s’oppose dès lors à ce que la propriété passe à des mains plus capables d’en tirer tout le profit possible. On nuit à la liberté des transactions, à la richesse publique avec des taxes d’une telle élévation, et il n’est nullement prouvé qu’on serve les intérêts du trésor, qui retrouverait son compte avec une taxe moindre et des mutations plus fréquentes, comme avec des déclarations moins mensongères. On n’a plus à insister sur l’exagération d’un tel impôt. Dans une situation plus normale, il devrait être réduit des deux tiers, ce qui le laisserait encore fort au-dessus de ce qu’est le droit de timbre pour les actes de vente en Angleterre, en Prusse et dans la plupart des autres états, où le droit de timbre remplace ce genre de taxe si onéreux. Retrouverait-on, avec une réduction qui devrait être au moins de moitié, les 120 millions que nous donne cet impôt de tout point si critiquable? S’il s’en fallait de quelques millions, ne les pourrait-on demandera une autre source qui ne rend pas encore suffisamment, selon nous? Nous en dirons un mot dans un instant.
Il serait difficile enfin d’établir une taxe sur le revenu foncier avec un impôt qui devrait non pas coïncider, mais se confondre avec elle. Il y a peu de bons esprits qui ne sentent les inconvéniens de l’impôt dit des portes et fenêtres, en partie d’ailleurs supporté par le revenu mobilier. La peine qu’on a eue à faire fonctionner chez nous cette taxe, malencontreusement importée de l’Angleterre par la loi du 4 frimaire an VII, les tâtonnemens par lesquels elle a passé, en devenant tour à tour, à plusieurs reprises, impôt de quotité et impôt de répartition, l’espèce de compromis qui en est résulté dans la manière de l’asseoir, sont d’assez mauvais signes des mérites de cet impôt. C’est avec trop de raison qu’on a qualifié une telle taxe, qui atteint plus de 44 millions d’ouvertures, d’impôt sur l’air et la lumière. Justement peu populaire parce qu’elle frappe sur le pauvre d’une manière particulièrement dommageable, cette contribution, lourde d’ailleurs (elle monte à une cinquantaine de millions avec les centimes additionnels), n’a pas, malgré l’effort du législateur, qui a fait varier le tarif suivant la population, réussi encore à devenir proportionnelle; les différences créées par le plus ou moins de richesse ne se font guère moins sentir d’un quartier à l’autre d’une grande ville que d’une ville à une autre. Remédie-t-on suffisamment à ce défaut de proportion en ayant égard à la valeur locative et au nombre des ouvertures, mesure qui est loin d’ailleurs d’être appliquée à tous les grands centres? C’est fort douteux. Il y aurait opportunité à réunir cet impôt au principal de l’impôt foncier. Qu’on ne dise pas qu’il importe peu si le total reste le même; d’abord ce n’est pas tout à fait exact, si on tient compte de l’économie des frais de perception. Nous répondrons d’ailleurs que la répartition se fera mieux, d’une façon moins pénible pour les classes ouvrières et rurales, plus proportionnelle en même temps que plus humaine; nous répondrons que l’équité n’est pas indifférente, même à charge égale, et que, de nos jours surtout, la justice est un élément moral dont les législateurs ne sauraient faire bon marché, quand bien même les avantages matériels ne frapperaient pas d’abord tous les yeux; nous répondrons qu’il faut que les masses sentent partout la présence de ce principe moral, car à ce prix elles peuvent supporter des fardeaux même assez lourds, tandis qu’autrement elles sont prêtes à se révolter contre des charges moindres, dont le principe leur est suspect. Si altérés que soient le bon sens et le sens moral, c’est toujours une grande force que de mettre de son côté la raison et la justice. Plus il en passera dans l’organisation de l’impôt, trop défectueuse encore sur plus d’un point qu’il est possible d’améliorer, plus il faudra se réjouir. Trop de traces de l’ancienne confusion s’y font remarquer; c’est à les effacer qu’il faut tendre.
Une source à laquelle il semble possible de puiser avec plus d’abondance, c’est l’enregistrement. Non certes qu’il faille accroître cet impôt, que nos nécessités financières viennent de surcharger encore, il ne s’agit pas de surtaxe; il s’agit seulement de faire en sorte que cet impôt soit légalement acquitté. Or il s’en faut qu’il en soit ainsi, quoique le produit de ce droit, d’ailleurs considérable, dépasse 320 millions, chiffre qui s’explique par l’accroissement du nombre des transactions, et plus encore par l’augmentation de la valeur des biens. On trouve là comme un miroir fidèle et un témoignage éloquent de la rapidité de cette augmentation, si l’on se reporte au chiffre de 1816, qui n’était encore que de 105,594,089 francs. Pourtant cet impôt est loin de rendre ce qu’il devrait donner, si on s’en acquittait fidèlement. La substitution des actes sous seing privé aux actes authentiques et la dissimulation des prix de vente, tels sont les deux obstacles qui s’y opposent trop efficacement. Faut-il croire que tout soit là sans remède? La législation s’en est occupée à plusieurs reprises dans ces dernières années mêmes; elle s’est arrêtée en route. Les moyens de rendre obligatoire l’enregistrement des actes sous seing privé dans un délai donné ne paraissent pas manquer, et il en a été proposé plusieurs; il ne devrait pas être permis de se soustraire à une obligation, à laquelle on ne peut manquer sans que le déficit qui en résulte pour l’état ne se solde par centaines de millions et ne se reporte sur d’autres impôts qu’on se voit contraint d’exagérer.
C’est encore un obstacle à une taxe mise équitablement sur le revenu foncier que la manière dont est établi chez nous le droit sur les successions, et il y a là aussi une réforme à opérer. La circonstance que les héritiers sont mis en possession soudaine d’une augmentation de fortune acquise gratuitement et quelquefois d’une façon inespérée a été évidemment exploitée par le législateur, et il n’y a pas lieu de lui en faire un reproche, tant qu’il se renferme dans des limites modérées. Si élevés qu’aient été rendus ces droits, ce n’est pas dans les circonstances actuelles qu’on peut réclamer contre cet impôt, lequel frappe d’une manière assez dure sur les transmissions de biens meubles ou immeubles. Quelques personnes voudraient rendre progressif l’impôt qui atteint les successions en ligne collatérale; nous ne les suivrons pas dans cette voie : l’idée de l’impôt progressif est fausse et dangereuse sous toutes les formes et à tous les degrés. En revanche, nous insisterions très énergiquement sur ce qu’il y a d’exorbitant à ce que le fisc opère ses perceptions d’après la valeur des biens, sans tenir compte des dettes; c’est un véritable abus, — la déduction des dettes est ou devrait être de principe. N’est-il pas temps de faire disparaître, comme l’ont fait la plupart des nations, cette disposition inique de notre système fiscal? N’y aurait-il pas lieu aussi, au moins pour certains cas, de prolonger le délai de six mois accordé par l’administration de l’enregistrement, de façon, comme on l’a dit justement, que les nouveaux propriétaires puissent se libérer au moyen des revenus des biens dont ils héritent, sans être obligés de contracter des emprunts ou de faire des ventes préjudiciables? Mais, quelque importante que puisse être cette tolérance quand le droit paraît devoir entamer le capital, il n’y a là rien de comparable aux exigences de l’équité en ce qui touche la première réforme, que nous regardons comme urgente. Les futures chambres françaises, si ce n’est l’assemblée actuelle, devront tenir à honneur de l’accomplir.
C’est maintenant de l’impôt sur les revenus mobiliers, pris comme base unique de ce genre de taxes, c’est de l’impôt seul sur les revenus mobiliers que nous avons à nous occuper en serrant de plus près le rapport de la commission. Bien que nous considérions nous-même comme un acte de résignation patriotique l’acceptation d’un impôt ainsi mutilé, et qui présente encore d’autres imperfections sur lesquelles il y a beaucoup à redire, nous n’hésitons pas à soutenir qu’il subsiste sur l’application de cette forme d’impôts des préventions que l’on doit combattre : les unes partent de craintes chimériques, les autres ont leur source dans des interprétations fort inexactes données aux faits qui ont eu lieu dans un pays voisin. Nous appelons chimère la liaison intime et fatale qu’on prétend exister entre une taxe établie sur les revenus et l’impôt progressif. Cette prétendue nécessité est démentie par les faits. En Angleterre, l’income-tax n’a jamais eu qu’un tarif légèrement progressif, entièrement aboli plus tard. L’impôt sur le revenu est proportionnel en Prusse et même en Amérique. L’impôt sur les revenus peut, il est vrai, offrir à l’application de la progression une facilité de plus par ses cadres tout tracés; mais comment ne pas voir que, le jour où l’opinion qui soutient l’impôt progressif serait la maîtresse, elle saurait bien toute seule se frayer la route sans qu’on l’y aide? C’est une méthode très contestable que celle qui refuse une réforme jugée nécessaire et opportune par la considération des abus possibles. C’est pour ainsi dire en s’inoculant les réformes utiles qu’on a, somme toute, le plus de chance de se préserver des changemens violens et radicaux. Cet art même de faire les réformes à temps et dans une bonne mesure, de manière à atteindre le but, non à le dépasser, a été de tout temps une des parties principales du génie des politiques.
La seconde prévention enracinée, et moins justifiée encore, que nous rencontrons contre l’établissement de l’impôt sur les revenus mobiliers, c’est que l’Angleterre y aurait eu recours comme à une sorte de rançon des privilèges de l’aristocratie et pour balancer l’absence d’impôt foncier, ce qui ôterait à son exemple toute efficacité; autant de mots, autant d’erreurs. La vérité est que le seul privilège de l’aristocratie en matière de taxes, chez nos voisins, est de payer davantage et au-delà de la simple proportion, en vertu de sacrifices qu’elle s’est imposés à elle-même. Quant à la prétendue immunité de la terre, c’est une de ces banalités que des hommes même considérables répètent en s’en tenant aux plus superficielles apparences. La faiblesse très réelle de la land-tax est loin de donner l’idée des charges foncières en Angleterre. Quand bien même, ce qui est la tendance du jour, la land-tax disparaîtrait des budgets britanniques et serait entièrement rachetée, la propriété foncière n’en resterait pas moins sous le poids très lourd des poor-rates et des country-rates, des highway-rates et des church-rates, de toutes ces taxes des comtés et des paroisses, auxquelles il faut ajouter encore, pour se figurer le fardeau que supporte la propriété immobilière chez nos voisins, les assessed taxes et la dîme, non plus perçue en nature, mais remplacée par un droit pécuniaire. Toutes ces charges réunies ne laissent pas de former un assez beau total, lequel n’est pas loin de 700 millions. Ce n’est donc pas faute de taxes déjà existantes si l’income-tax frappe aussi sur les revenu immobiliers, et si le foncier paie comme le mobilier, depuis l’acte de 1798, proposé par Pitt, jusqu’à cet autre célèbre de 1842, qui, par les mains de sir Robert Peel, a rétabli cet impôt.
Une dernière prévention, c’est que les Anglais et les Allemands peuvent s’accommoder de l’impôt sur le revenu, parce que ce sont de très honnêtes gens, et que nous no pouvons pas nous en accommoder, parce que nous serions un peuple difficile à qualifier en termes convenables. Est-il donc vrai, et sommes-nous si bas, tandis que nos voisins seraient si haut? On a peine à le croire. Quelle incorrigible manie nous pousse à nous calomnier sans cesse et à mettre les autres nations sur un piédestal? Même un certain degré trop réel d’infériorité à cet égard, tenant à la légèreté du caractère national, n’équivaudrait pas à ce brevet d’incapacité que nous nous décernons avec trop peu de dignité. Des dissimulations, n’y en a-t-il pas chez les Anglais? Un économiste de cette nation, beaucoup moins portée que. la nôtre à se dire des duretés à elle-même, M. Mac-Culloch, affirme que, malgré les investigations des agens du trésor et la modération de la taxe, la dissimulation et l’évasion sont largement pratiquées. M. John Stuart Mill de même, faisant allusion à ce qui se passe sous ses yeux, dit qu’un tel impôt est d’autant plus lourd qu’il pèse davantage sur les contribuables consciencieux. Tout le monde ne le serait donc pas, même en Angleterre? Et, ce qui est fort étonnant sans doute, les Allemands eux-mêmes, si scrupuleux, nous le savons, ne se feraient pas toujours faute de ces dissimulations et de ces fraudes. Bien plus, le mal aurait pris en Prusse des proportions si étendues qu’il était question, il y a quelque temps, d’obliger le contribuable à déclarer le chiffre de ses revenus sur la foi du serment, et de publier la liste des imposables et de leurs déclarations. Si regrettable qu’il puisse paraître de voir s’en aller une illusion de plus sur cette parfaite et naïve honnêteté germanique, n’y a-t-il pas là une sorte de consolation pour nos races néo-latines? Notre conviction est que cet impôt ne s’acquittera guère plus mal ici qu’ailleurs, et qu’on s’apercevra qu’il y a moins loin qu’on ne le dit entre la loyauté des bourgeois de Paris et celle des bourgeois de Londres ou de Berlin.
Les fins de non-recevoir opposées à l’impôt sur les revenus mobiliers ne sont pas acceptables. Sous l’empire de nécessités pressantes, la France est tenue d’arriver où en sont venues d’autres nations plus tôt ou plus tard, la Grande-Bretagne, la confédération du Nord, l’Autriche, les États-Unis, — n’oublions pas l’Italie, où cet impôt fonctionne en ce moment. Tout ce que nous prétendons, nos paroles dussent-elles trouver aujourd’hui trop peu d’écho, c’est que, si la France doit entrer dans cette voie à son tour, il est infiniment désirable que ce soit en vertu d’un travail d’ensemble, se rattachant à quelques principes, et en faisant disparaître d’autres impôts défectueux, dont le montant s’ajouterait à la nouvelle taxe. Nous avons indiqué les portes et fenêtres, taxe qui pèse sur le revenu mobilier comme sur le revenu foncier; nous y joindrons la contribution personnelle et mobilière, qui n’est qu’un faux impôt sur le revenu. La contribution dite proprement personnelle n’est qu’une capitation qui, malgré son exiguïté représentée par la valeur de trois journées de travail, évaluées à un taux variant de 1 franc 50 c. à 4 fr. 50 c, est passible des critiques que l’on adresse avec tant de raison à ce genre d’impôts qui frappent sur les personnes, non sur les choses. On comprendrait l’imposition dite personnelle, si les individus qui la paient n’avaient à s’acquitter de toute sorte d’autres taxes sur leurs loyers, leurs consommations, etc. Que dire de la contribution mobilière, objet de reproches trop graves pour qu’ils se confondent avec ce degré de critique dont nulle taxe n’est exempte? Ayant pour but d’atteindre le revenu, la contribution mobilière s’attache trop exclusivement à prendre pour signe la valeur locative, sans tenir compte ni du nombre des membres de la famille, ni des différences qui se manifestent entre les villes quant au loyer. Elle mérite cet autre reproche de s’ajouter à la contribution foncière pour celui qui n’a qu’un revenu foncier, tandis qu’elle atteint fort insuffisamment celui dont le revenu est exclusivement mobilier. Si l’impôt sur le revenu doit être autre chose qu’un simple expédient, une surtaxe, avec tous les inconvéniens de ces doubles emplois qui tirent, comme on dit, plusieurs sacs d’une même mouture, il absorbera la contribution personnelle et mobilière, et il faudra s’en féliciter comme d’une amélioration véritable.
Il y aurait des critiques de théorie comme d’application à faire entendre sur le principe même des exemptions que consacre le nouveau projet. En Angleterre, où le minimum imposable de l’income-tax était, il n’y a pas longtemps, de 150 liv. sterl., nous venons de voir qu’il a été abaissé à 100 livres, et il est question de le réduire à 50. Il n’y aurait nulle raison dès lors de ne pas descendre au-dessous, et il faudrait reconnaître dans ce fait. un signe que l’Angleterre compte décidément donner à cette taxe, présentée et acceptée comme temporaire, un caractère permanent et définitif en même temps que plus régulier et plus logique. Dans un pays démocratique comme la France, établir l’impôt sur plusieurs bases, créer un minimum d’exemptions, qui laisse en dehors tant de catégories de personnes auxquelles la désignation d’indigentes ne saurait convenir aucunement, est-ce une mesure conciliable avec l’égalité civile et politique? Cela paraît-il beaucoup plus compatible avec un système fiscal uniforme et satisfaisant? Le projet actuel établit que tous les revenus de 1,500 francs à 3,000 francs seront exemptés de la taxe jusqu’à concurrence des premiers 1,500 fr. ; c’est une véritable anomalie : toutes les parties d’un revenu jugé suffisant, du moment qu’on entre dans cette voie si délicate d’une évaluation du nécessaire, doivent également payer. En faisant disparaître cette exemption, que rien n’autorise, le trésor gagnerait beaucoup, vu le grand nombre de ces revenus moyens, ce qui faciliterait la réduction ou l’abolition des taxes les plus justement critiquées. Le projet de loi dispense les salariés de l’impôt des revenus. Cette exemption ne se justifie pas suffisamment. En quoi le titre de salariés est-il une exclusion ? On fait payer un petit patenté, on fait payer un commis d’administration, et un salarié qui gagne de 8 à 15 francs par jour ne sera pas soumis à la taxe ! Étant donné le principe d’un tel impôt, le chiffre ne devrait-il pas en être abaissé de telle sorte que tout le monde le payât, sauf les indigens ? Aucune objection ne serait possible, si cet impôt n’était pas établi de manière à faire double emploi, c’est-à-dire n’atteignait pas des choses déjà frappées par d’autres taxes, — par exemple s’il se combinait avec des suppressions comme celle de l’impôt personnel et mobilier. En ne modifiant rien, nous comprenons qu’on hésite à atteindre par de nouveaux impôts des hommes dont les ressources sont fort limitées et qui paient déjà de tant de façons ; il n’est pas moins permis de voir dans ces masses d’exemptions l’indication qu’on est dans une voie fausse et illogique. Les Anglais n’ont pas commis cette inconséquence qui consiste à exempter le travail aisé et à atteindre le capital pauvre ; chez eux, c’est le chiffre du revenu qui décide de l’impôt, et non pas la source de ce même revenu. On n’a pas eu l’idée d’établir une séparation profonde sur la distinction des salaires du travail et des profits du capital, distinction qui devrait n’avoir rien à faire dans ces questions de taxe, où le seul principe est que chacun paie selon ses facultés.
En France le total représenté par les salaires est énorme. En voici une idée. On compte environ 3,500,000 journaliers agricoles (hommes et femmes réunis) ayant à leur charge deux millions six ou sept cent mille personnes, ce qui donne, pour eux et leur famille, un peu plus de six millions d’individus. Le salaire moyen du journalier agricole serait (d’après le rapport sur les chemins vicinaux présenté en 1858 par le ministre de l’intérieur), pour les hommes de 1 fr. 75 centimes par jour, pour les femmes de 85 cent, (selon la statistique agricole officielle), — ce qui, à raison de 200 jours de travail pour les hommes et de 120 jours pour les femmes, donnerait à l’année une moyenne de 350 francs par homme et de 102 francs par femme. En décomposant le chiffre ci-dessus en 2 millions d’hommes et 1,500,000 femmes, leur salaire total pour une année s’élèverait à environ 850 millions. En y joignant les domestiques attachés à l’agriculture, environ moitié du nombre des journaliers, et en comptant leurs salaires au même taux, on arrive au chiffre de 1 milliard 275 millions payés par l’agriculture. Que sera-ce, si on se rend compte des valeurs représentées par le travail industriel ? Le recensement officiel de 1851 porte le nombre des ouvriers mâles dans l’industrie et le commerce à 2,109,000, et celui des ouvrières à 2,261,000. En comptant le salaire moyen des hommes à 2 francs 50 cent., ou, pour 300 jours de travail, à 750 fr. par an, et celui des femmes à 1 fr. par jour, ou 300 fr. par an, le total des salaires payés par l’industrie et le commerce s’élèverait à 2 milliards 200 millions. Au total, on trouve le chiffre considérable, tant en lui-même que par rapport aux profits, de 3 milliards 535 millions, comme représentant la part du travail manuel. Et c’est cette énorme portion de la fortune publique que l’on exempte, comme si tous les salaires se rapprochaient du chiffre moyen, et comme s’il n’y en avait pas de beaucoup plus élevés ! Ajoutons environ 900 millions représentés par les rétributions du travail intellectuel. Il est vrai que, pour le travail intellectuel, le revenu offre généralement plus de prises au minimum proposé. Avec une taxe qui ne serait pas une simple superposition, un double ou triple emploi, de telles anomalies et de telles lacunes disparaîtraient.
Le projet taxe de même d’une façon Uniforme à 2 pour 100 les traitemens et pensions au-dessus de 1,500 francs, tandis que les bénéfices de l’industrie et du commerce sont taxés à 3 pour 100, C’est assez arbitraire : ou bien il faut taxer davantage les gros appointemens, ou bien il faut taxer moins les petits bénéfices ; le mieux serait d’établir entre ces deux sortes de revenus l’uniformité, Au reste, ce qui se rapporte aux retenues de traitement sous le nom d’impôt ne donnerait pas lieu à moins de réflexions tant à propos de ceux qu’on exempte qu’à propos de ceux qu’on taxe. Sans entrer dans un tel détail, n’y aura-t-il pas toujours quelque chose d’un peu singulier dans ces opérations où l’état retient après avoir donné, malgré l’axiome juridique ? Les traitemens étant censés établis sur le principe d’une rémunération estimée rigoureusement juste, pourquoi, peut-on demander, en retrancher une partie après coup ? il est vrai que cette dernière objection n’est guère facile à éviter avec un système un peu général de taxes mises sur le revenu. Les traitemens ont beau être fixés par l’état sur les besoins présumés et les services rendus, on les assimile aux salaires ou aux bénéfices. Pourtant une étude plus complète de la manière dont on a distingué dans la plupart des états, allemands l’einkommensteuer et la classemteuer apprendrait à résoudre d’une manière non pas sans doute absolument satisfaisante, mais approximative, cette sorte de difficultés.
M. le rapporteur du budget a dû faire sa place au grand argument qu’on invoque pour mettre l’impôt sur les revenus mobiliers de préférence. On voudrait par là rétablir un certain équilibre entre les charges foncières et les charges mobilières. L’argument n’est pas nouveau, et, quoiqu’il ait sa part de vérité, il est permis de dire qu’on en a fort abusé. On a supposé d’une part la propriété immobilière plus surchargée qu’elle ne l’est dans la majorité des cas, et on a trop oublié, d’un autre côté, les charges. réelles et multiples de la richesse mobilière. M. Casimir Perier a eu raison de rappeler que les compagnies et les sociétés, les industries, le commerce, le capital, sous toutes les formes, acquittent l’impôt foncier, la contribution mobilière, les patentes, et prennent une large part dans les taxes indirectes. La contribution mobilière, récemment accrue dans une proportion considérable, va peser lourdement sur cette forme de la richesse. Faut-il donc, en raison de certains jugemens trop exclusifs, ne pas reconnaître que la propriété mobilière a pris des développemens qui justifient en partie ce qu’on dit de l’écart existant au point de vue de l’impôt entre les deux formes de la richesse ? Il n’est pas possible surtout d’oublier la facilité avec laquelle certaines fortunes échappent à leur part proportionnelle des charges publiques. Le projet de loi cesse d’exempter les dividendes et les intérêts de grandes compagnies, lesquels ne contribuent pas directement aux charges publiques ; il persiste à exempter la rente. Les inconvéniens souvent rappelés qu’on trouve à imposer la rente et la raison de droit qu’on allègue en mettant en avant les engagemens de l’état ont, nous le reconnaissons, une grande force ou du moins un haut degré de vraisemblance. On pourrait pourtant douter que ces motifs, qui semblent si puissans lorsqu’on les isole d’autres considérations accessoires ou supérieures, aient une autorité décisive. Des gouvernemens très habiles en affaires, et non moins éveillés assurément sur le sentiment du droit et sur les devoirs que leur imposent les engagemens pris, ne se sont pas arrêtés à ces raisons, si souvent présentées chez nous comme irréfutables. Ces gouvernemens ont pensé sans doute que tout impôt direct diminue le capital en diminuant le revenu net, et qu’il n’y a pas lieu de faire de ce motif un titre exceptionnel d’exemption pour la rente non plus que pour les autres valeurs cotées à la Bourse. Ils ont cru que l’état, comme le dit M. Casimir Perier lui-même, n’a pas aliéné le droit « d’imposer des charges à tous ses enfans, de leur demander leur part proportionnelle de sacrifices à faire sur leur fortune dans un intérêt public, quelque emploi qu’ils aient fait de cette fortune. » S’il en est de la sorte, si c’est d’après cette vue qu’ont agi les nations les plus civilisées de l’Europe, et parmi elles la Grande-Bretagne, dont le gouvernement doit compter avec le sentiment très individualiste de populations habituées à ne pas livrer leurs intérêts à l’arbitraire législatif, si l’Angleterre a compris son 3 pour 100 et ses annuités dans les sources de revenus imposables, par quelles raisons spéciales la France ne ferait-elle pas de même? Est-ce seulement pour l’Angleterre que ces paroles singulièrement remarquables, prononcées devant le parlement en 1798 par M. Pitt, possèdent et gardent une autorité démonstrative : « Les annuités, provenant des capitaux placés dans les fonds publics, ne pourraient être exemptées sans injustice d’une imposition applicable à tous les autres genres de revenus. Ce n’est point ici une taxe particulière et révoltante sur les créanciers de l’état exclusivement; qu’ils eussent disposé de leurs fonds en terre ou dans le commerce, ils auraient été de même astreints par la contribution. Le capitaliste n’est pas traité différemment du propriétaire foncier, du manufacturier, du négociant, mais il doit être traité comme eux. »
Dans l’impôt sur les revenus, ce qu’on craint plus encore que le résultat, c’est le procédé. Il semble qu’avec cette taxe l’état se soit cru sous le coup de ce dilemme : être inquisiteur ou dupe, et l’un n’a pas toujours empêché l’autre. S’il est naturel et légitime qu’on veuille garder le secret de sa richesse et de sa pauvreté, pour l’industriel et le négociant c’est plus encore, c’est une nécessité de situation d’où dépend souvent son crédit. On paraît répugner en France encore plus qu’ailleurs à ces recherches fiscales ou à ces déclarations bénévoles, dont d’autres peuples plus résignés s’accommodent avec moins de peine. Comment approprier à nos mœurs nationales l’un des deux procédés employés tour à tour pour déterminer les bases de cet impôt? Demandera-t-on au contribuable une déclaration générale de sa fortune, sauf vérification et contrôle? Le fera-t-on taxer d’office en lui laissant le droit de réclamation? La taxation d’office, nous dit-on, entachée d’arbitraire, risque d’être d’autant plus incertaine qu’elle est confiée à des commissions locales; elle peut devenir injuste, tour à tour complaisante ou vexatoire. Chez nous, M. Hippolyte Passy propose de prendre le loyer pour signe de revenu, sauf recours du locataire, admis à réclamer dans le cas où, soit une famille nombreuse, soit des circonstances tenant à sa profession, le forceraient à exagérer ses charges locatives. Ce dernier procédé ne paraît pas avoir fait l’objet d’un examen attentif. On s’est inspiré en partie et surtout des législations étrangères, en partie du désir louable de trouver un système spécial pour substituer à un impôt personnel sur le revenu net un impôt en quelque sorte réel, assis sur le revenu des capitaux possédés par chaque contribuable. En réalité on a admis les deux bases, et le calcul de la fortune personnelle, avec le minimum et les exemptions ou la taxation moindre, reste encore le principal élément du projet; cela était difficile à éviter, mais n’en est pas moins regrettable en soi. On a eu recours à la perception directe sur les titres de valeurs mobilières. Il a bien fallu reconnaître pourtant que la déclaration semble impossible à éviter pour les créances chirographaires, les rentes servies par des particuliers, le produit des offices et professions, pour les bénéfices du commerce et de l’industrie. Comment concilier cette déclaration avec le secret gardé devant le public? Le nouveau projet environne cette déclaration de précautions particulières, et ce n’est que sur la présomption grave de dissimulation qu’un jury spécial, composé de manière à donner des garanties à tous, serait appelé à statuer. Dans ce cas seulement deviendrait exigible la production d’écritures que le commerçant est, de par la loi, obligé de tenir. Enfin les contribuables pourront, s’ils le veulent, faire leur déclaration sous le sceau du secret à un commissaire spécial. Au fond, ces moyens sont loin d’être absolument nouveaux et exclusivement français; c’est pour une notable partie le système anglais, amélioré en 1842 par Robert Peel.
Comment douter d’ailleurs que la question des voies et moyens ne devienne l’objet de propositions et de débats de la part de l’assemblée nationale? Si les principes qui président à la matière sont assez simples, si les procédés généraux à employer tournent dans un cercle vite parcouru, il n’en est pas de même du détail des applications. Il y a là de quoi donner ample carrière à la fertilité ingénieuse d’esprits qui s’attachent à trouver d’heureux expédiens.
Résumons et complétons la pensée générale qui nous a guidé dans ce travail. Si l’impôt sur les revenus se fait accepter, comme cela est probable, sera-t-il temporaire ou définitif? La question se pose non sans solennité. On sait trop que les impôts ressemblent un peu à cet antre du lion, duquel le fabuliste latin a dit : Vestigia nulla retrorsum. On voit bien « comment on y entre, on ne voit pas comment on en sort. » Si le nouveau projet, qui scinde déjà trop, selon nous, certaines questions solidaires, sort lui-même mutilé des délibérations, si par exemple il se réduisait à un impôt mis sur certaines valeurs mobilières, comme les dividendes et intérêts des actionnaires des compagnies, etc., ce serait un impôt sans portée, injuste à l’égard de ces valeurs exclusivement frappées, et le mieux serait non pas de sortir au plus tôt d’une telle voie, mais de ne pas y mettre le pied. Si l’impôt reste ce qu’il est dans le projet, il faudrait qu’il fût clairement entendu et spécifié que c’est à titre temporaire, car un tel impôt n’est qu’une surcharge; il nous est difficile d’y apercevoir un progrès. Il pourrait en être différemment avec les réductions et simplifications dont nous avons parlé, et avec toutes celles que pourraient encore trouver des législateurs animés du désir de ramener le système fiscal à plus d’unité, d’équité et d’économie. Ce travail d’ensemble peut être accompli sans apporter un grand trouble dans les intérêts et dans les habitudes, du moment qu’on écarte les théories radicales de l’impôt progressif et de l’impôt unique. Faut-il rappeler qu’à ces momens de rénovation économique, comme il en apparaît plus d’un dans l’histoire, l’ancien régime a su accomplir des œuvres plus difficiles et d’une bien autre portée ? Ce souffle réformateur a-t-il totalement disparu ? Le défaut de largeur et de suite doit-il s’établir à demeure dans toutes nos conceptions politiques, civiles, administratives ? Toute vitalité féconde est-elle enfin éteinte ? Les assemblées, dont on ne Saurait contester le mérite et le rôle indispensable comme contrôle financier, seraient-elles incapables de s’élever à une certaine hardiesse d’idées et de plans, plus voisine en certains cas de la sagesse que de la témérité ? Si ce défaut d’ensemble et de grandes vues doit continuer à se faire sentir, si, en matière de finances, la politique d’expédiens est destinée à prévaloir, si on juge qu’elle est la seule que la France soit en état de supporter, eh bien ! faisons notre sacrifice, acceptons temporairement des impôts imparfaits ; payons, sans trop regarder aux voies et moyens, deux fois, trois fois pour le même objet s’il le faut ; ajournons le progrès. Toutefois cela est-il aussi nécessaire qu’on a l’air de le croire ? Ne pourrait-on dès à présent procéder à d’intelligentes retouches qui, en perfectionnant notre système fiscal, donneraient au nouvel impôt une sorte d’autorité et de consécration morale qui ne pourrait qu’en assurer le succès ? Qu’on prenne l’un ou l’autre parti, et les motifs de préférer le second nous paraissent des plus décisifs, nous n’avons que trop lieu de méditer ces nobles lignes du rapport empreintes d’une fermeté comme d’une tristesse patriotiques : « Des réformes profondes sont indispensables, et c’est d’en haut que doivent partir les exemples. La France se remettra avec le temps des épreuves qu’elle subit, mail à la condition de n’oublier un seul instant ni ce que lui coûtent ses malheurs ni ce qu’exige d’elle le soin de les réparer. Au lendemain d’un tel ébranlement, le peuple qui n’en garderait souvenir que comme d’un mauvais rêve, qui, au milieu de tant de ruines, chercherait à s’étourdir et croirait pouvoir mener la vie de la veille sans un retour sur lui-même, sans un changement, sans une privation, ce peuple mériterait de perdre à toujours son rang dans le monde. »
HENRI BAUDRILLART.
- ↑ Revue du 1er octobre.