L’Imposture des Naundorff/3

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Victor Palmé (p. 12-21).

CHAPITRE II

Les preuves de la mort du Dauphin au Temple.




L’attrait du mystérieux, de l’inouï, de l’invraisemblable est décidément bien vif et bien fort ! Il le faut, pour qu’il ait été possible à diverses personnes de contester, avec un certain succès (puisqu’elles ont fait des dupes en assez grand nombre), que le fils de Louis XVI ait rendu son dernier soupir au Temple. Car, si jamais décès fut prouvé d’une façon évidente, irréfutable et péremptoire, c’est à coup sûr celui-là ! Il serait même difficile de nommer un personnage historique, dont la mort soit aussi minutieusement démontrée que celle du petit martyr dans les bras de Lasne, à la date du lundi 20 prairial an III en français : le 8 juin 1795. Quand on a lu le touchant ouvrage de Beauchesne, on a déjà vraiment perdu le droit de douter ; mais, quand on a lu le travail méticuleux de M. Chantelauze, l’ombre même d’une hésitation quelconque devient inexplicable. J’espère, en la résumant dans les pages qui vont suivre, ne pas trop affaiblir cette lumineuse argumentation.

Oui, c’est bien le 8 juin 1795, à trois heures de l’après-midi, en présence du commissaire civil Damont et du gardien Lasne, que Louis XVII a expiré, après avoir prononcé les dernières paroles que voici : « Mettez-moi dans un endroit où je ne souffre pas autant. » Gomin, son autre gardien, venait de sortir, envoyé par Damont au président de la Convention pour l’informer de l’état désespéré du malade. Quand il revint, Gomin trouva l’enfant mort. Les deux gardiens « pleurèrent amèrement ». À l’instant même, le président de la Convention fut averti. Comme on levait la séance, l’avis officiel du décès ne fut donné que le lendemain aux membres de l’Assemblée.

Mais je ne vais pas m’attarder à discuter ce que les naundorffistes eux-mêmes ne contestent point. Qu’un enfant soit mort le 8 juin 1795 au Temple, ils veulent bien le reconnaître, dans l’impossibilité où ils se trouvent de faire autrement. Ce qu’ils refusent mordicus d’admettre, malgré toutes les preuves écrasantes qui ont été produites, c’est que l’enfant décédé, à cette date, en ce lieu, fût Louis XVII. Et il se rencontre des personnes intelligentes, instruites, qui se défendent énergiquement de croire aux Naundorff, et qui, néanmoins, sur la foi d’un on-dit, impossible à vérifier, né d’un autre on-dit, attribué par un troisième on-dit à quelqu’un, mort, toujours, depuis très longtemps, déclarent timidement qu’il n’est pas prouvé, somme toute, d’une façon manifeste que ce soit bien Louis XVII qui soit mort au Temple, le 20 prairial an III ! Ces personnes ont tort de pousser l’esprit de conciliation jusqu’à donner aux Naundorff, qui en profitent de leur mieux, ce gros avantage. Elles vont pouvoir apprécier à quel point, au contraire, sont manifestes les preuves du décès.

Il y a d’abord deux témoignages d’une autorité décisive : celui de Lasne et celui de Gomin. Lasne et Gomin ont toujours affirmé hautement, juré solennellement que le pauvre petit captif qu’ils avaient gardé, soigné, consolé, assisté jusqu’à sa dernière heure, était bien Louis XVII. Chaque fois qu’ils ont été interrogés publiquement, devant témoins, ils ont renouvelé cette déclaration formelle. On n’en montrera jamais une différente venant d’eux. On dira peut-être qu’un personnage quelconque, mort, a dit à un autre personnage, mort, qu’un troisième personnage, mort, lui a dit un jour que Lasne ou Gomin lui avait dit, sous le sceau du secret et une fois qu’ils se trouvaient malheureusement tout seuls, que Louis XVII n’était pas décédé au Temple comme on le prétendait. Mais une attestation sérieuse, qui puisse compter, on n’en montrera pas ! Interrogés en justice, interrogés par des personnes dignes de foi et profondément respectables, jamais, je le répète, jamais Lasne et Gomin ne se sont démentis[1].

Or, c’étaient de très honnêtes gens, Lasne et Gomin. Ils ont vécu de la manière la plus honorable ; ils ont mérité de recevoir de personnages et de magistrats des éloges publics et sans réserve ; nul n’a rien eu à leur reprocher ; leur intelligence était au moins suffisante ; ils avaient manifesté pour l’enfant confié à leurs soins, plus que de la sollicitude : une véritable affection ; par conséquent, leur témoignage doit inspirer toute confiance, jusqu’au jour où il serait démontré cependant qu’ils ont commis un acte peu délicat ; par exemple, qu’ils ont fabriqué de la fausse monnaie, comme Naundorff. Seulement, cette démonstration, il est de moins en moins probable qu’elle soit faite.

Mais, Lasne et Gomin n’ont-ils pas pu se tromper ? N’est-il point possible qu’ils aient cru, de la meilleure foi du monde, garder et soigner le fils de Marie-Antoinette, tandis qu’ils prodiguaient leurs attentions à un enfant quelconque, substitué adroitement au prince ? Si l’on discute cette hypothèse, il faut commencer par admettre que la substitution avait été opérée, bien entendu, avant que Lasne et Gomin fussent entrés au Temple et chargés de Louis XVII. Eux qui voyaient le prisonnier tous les jours, durant des heures entières, évidemment ils se seraient aperçus de cette substitution, si l’on avait attendu pour la faire qu’ils fussent là ! Ainsi, on l’avait donc opérée plus tôt. Mais à quelle époque ? Je cherche sans trouver. Avant Gomin et Lasne, par qui était gardé le prince ? Par Laurent et Gomin ! Quel était ce Laurent ? « Un jeune homme intelligent, humain et de manières distinguées, dont la duchesse d’Angoulême, dans ses Mémoires, fait le plus grand éloge, et dont pour sa part, elle n’eut jamais qu’à se louer. » Laurent, qui d’abord resta, pendant trois mois, seul chargé de la garde intime des deux enfants de Louis XVI, n’avait qu’un défaut : il avait peur, toujours peur, et la crainte qu’il éprouvait de se compromettre était si vive, qu’elle paralysait presque entièrement sa bienveillance[2]. Non, Laurent n’eût pas prêté les mains à une substitution ! D’ailleurs on veillait. Des commissaires de la Commune et plusieurs délégués de la Convention venaient souvent, à cette époque, visiter le petit prince captif. « Parmi les sept membres de la Commune chargés spécialement de la surveillance du Temple, il y en avait quelques-uns, dit M. Chantelauze, qui se montraient plus humains que leurs collègues. Ceux-là montaient parfois dans la chambre de l’enfant et lui apportaient quelques jouets, des plumes pour écrire, des cartes pour construire des châteaux. » Décidément, ce n’est pas encore à cette époque-là qu’il eût été possible de substituer à Louis XVII un autre petit malheureux.

Je ne remonte point davantage, c’est inutile ; car, ce n’est certainement pas non plus pendant les six longs mois qu’on l’a tenu calfeutré, seul et malade, en un cachot hideux, pestilentiel, rempli d’ordures, sans air, infesté de souris, de rats, d’énormes araignées, de vermine, de pourriture immonde, en un chenil à la vue duquel le jeune garçon de cuisine Caron s’écriait un jour : « Tout est vivant dans cette chambre ! » ce n’est pas pendant ces six mois, durant lesquels personne n’a communiqué avec lui que par un guichet, tout juste suffisant pour lui jeter sa pâture, durant lesquels, de plus, on venait à travers ce même guichet, s’assurer à tout instant, nuit et jour, de sa présence, non, ce n’est pas pendant ces six mois de martyre atroce que la substitution a pu se faire !

On ne prétendra point davantage que le cordonnier Simon l’ait permise, cette substitution. Hélas ! l’enfant grisé, saoulé, récitant une leçon infâme, apprise sous l’affreuse torture physique et morale des coups effroyables que lui prodiguait son bourreau, le pauvre petit être qui est venu, dans ces conditions, déposer contre sa mère, contre Marie-Antoinette, c’était bien le fils de Louis XVI ! Or, il n’est sorti des mains de son « gouverneur » Simon que pour entrer au cachot, et avant qu’il y entrât, Robespierre, on le sait, vint, par surcroît de précaution, s’assurer de son identité.

Mais à quoi sert tout ce débat ? Il est une preuve beaucoup plus simple que c’était certainement Louis XVII qui fut remis à Gomin et à Lasne, quand ils arrivèrent au Temple. Cette preuve, c’est tout bonnement qu’ils se seraient aperçus de la substitution dès le premier jour, si on leur avait présenté un autre enfant que le Dauphin, attendu qu’ils connaissaient de longue date le jeune prince. Gomin, en effet, nous dit M. Chantelauze, « était commandant d’un bataillon de la garde nationale, et, ainsi qu’il l’attesta depuis devant le tribunal civil de la Seine, il connaissait fort bien le Dauphin pour l’avoir vu souvent dans le jardin des Tuileries ». Et Lasne ? « Lasne », nous citons encore M. Chantelauze, « Lasne, ancien garde-française, avait été nommé en 1791, capitaine du bataillon du Petit-Saint-Antoine... Il avait connu le Dauphin aux Tuileries, lorsque, en tête de son bataillon, il l’avait conduit plusieurs fois lui-même à son petit jardin. Ce fait, il l’affirma devant la justice ». Croyez-vous toujours à la substitution ?

Si vous ne vous jugez point suffisamment convaincus, j’irai plus loin. J’admets que Gomin et Lasne se soient trompés. Ils avaient vu le Dauphin deux années auparavant, ils l’avaient vu à maintes reprises, ils l’avaient vu de près, ils l’avaient évidemment bien considéré. À cette époque-là, encore plus qu’aujourd’hui, un homme du peuple ou de la petite bourgeoisie, mis en présence du fils de son roi, du Dauphin, ne devait pas se contenter de lui lancer un regard rapide et indifférent. N’importe ! n’importe ! Gomin et Lasne se sont trompés, ce n’est point possible, mais c’est entendu. Croit-on qu’ils aient pu longtemps demeurer dans cette erreur ? Croit-on qu’ils n’aient pas été avertis ? S’imaginerait-on, par hasard, qu’ils étaient seuls auprès du petit prince ? Apprenez que, sous les yeux mêmes de Lasne et de Gomin, pendant qu’ils exerçaient leurs fonctions de gardiens, « l’enfant était chaque jour, écrit M. Chantelauze, servi par les porte-clefs Baron et Gourlet, qui nettoyaient sa chambre, et par les aides de cuisine Caron et Vanderbourg, qui, trois fois par jour, lui apportaient ses repas. Or, Baron et Gourlet connaissaient parfaitement le jeune prince, depuis son entrée au Temple, puisqu’ils y étaient eux-mêmes, avant cette époque, au service du comte d’Artois. Quant à Caron et à Vanderbourg, ils y étaient entrés du temps de Simon ». C’est Caron, qui le jour même de la mort de Louis XVII, le 20 prairial, lui servit son dernier repas : un bouillon. Et Caron, comme Lasne, Gomin, Vanderbourg, Baron et Gourlet, a toujours persévéramment affirmé que l’enfant décédé à la date du 8 juin 1795, au Temple, était bien le fils de Louis XVI. Entre diverses pièces tirées des Archives nationales, et que tout le monde peut aller vérifier, M. Chantelauze en cite une où sont relatées les attestations formelles de Caron.

Et il y a encore une quantité d’autres témoins ! Il y a le commissaire civil Antoine Damont. J’ai dit, au début de ce chapitre, que le prince avait rendu son dernier soupir en présence de Lasne et d’un autre personnage, le commissaire Damont. Le commissaire Damont, rapporte l’historien de Louis XVII, était un « membre du comité civil de la section du faubourg du Nord ; depuis le 29 ventôse an III, il présidait ce comité, composé de douze membres, lorsqu’il reçut une lettre de la commission de police administrative qui le prévenait que c’était à son comité à envoyer un de ses membres, pour être adjoint à la garde du Temple, le 20 prairial à midi, pendant l’espace de vingt-quatre heures. Ce membre devait être relevé, le 21, par un commissaire de la section de la Réunion ».

« Damont, poussé par la curiosité autant que par ses secrètes sympathies pour la famille royale, se nomma lui-même en qualité de président. »

Eh bien, Damont ne s’est pas borné à voir, il a ensuite raconté tout ce qu’il avait vu. Et M. Chantelauze a découvert, dans les Archives nationales, une pièce inédite, qui est tout simplement la relation écrite de Damont, intitulée : Détail de ce qui s’est passé au Temple à la mort du Dauphin Louis XVII, où était présent le sieur Damont. Le narrateur le déclare formellement : « Il reconnut dans le jeune prisonnier, bien que ses traits fussent altérés par la maladie de langueur dont il était atteint, le même personnage qu’il avait vu, avant sa détention, donnant la main à la reine et se promenant dans son petit jardin au bord de la terrasse du bord de l’eau. » Le commissaire Damont fut donc témoin de l’agonie du prince, et il rapporte qu’il l’entendit prononcer, avant de mourir, ces paroles que j’ai déjà citées plus haut : « Mettez-moi dans un endroit où je ne souffre pas autant. » Quelques minutes après, l’enfant-martyr était dans un endroit où l’on ne souffre plus.

La relation trouvée par M. Chantelauze ne s’arrête heureusement pas là ; elle continue, et la suite n’est pas moins intéressante, ni moins significative que les premières pages. Damont, en effet, n’assista pas seulement à la mort du fils de Marie-Antoinette, il fut, de plus, l’un des témoins de l’autopsie et de l’inhumation, que je vais raconter, en produisant d’autres preuves encore, dans le troisième chapitre.

  1. Le journal des Naundorff, la Légitimité, est forcé lui-même de le reconnaître dans son numéro du 15 mars 1885.
  2. « Vous accusez Laurent de lâcheté ; c’est une abominable calomnie ! » me répond, avec son urbanité ordinaire, la Légitimité. Le mot qu’emploie le journal naundorffiste dépasse ma pensée ; mais je maintiens que Laurent n’était pas homme à s’exposer le moins du monde dans l’intérêt du Dauphin. Et la preuve, c’est que, malgré toute sa bonté d’âme, et bien qu’on lui eût permis d’avoir quelques égards pour le prince, il laissa s’écouler un mois et quatre jours avant d’oser faire nettoyer un peu la chambre, c’est-à-dire le cloaque épouvantablement infect où croupissait le malheureux enfant depuis le départ de Simon. La Légitimité ne contestera point cela.