L’Incendiaire (Verhaeren)

La bibliothèque libre.
Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 260-262).


L’INCENDIAIRE


Déjà la grange est tout en feu :

Tourbillons noirs, flammes brandies ;
Le toit se fend par le milieu ;
Les souris crient dans l’incendie.

On se hèle de bouge en bouge ;
Des malades sortent du lit,
Collant leurs fronts creux et pâlis
Aux fenêtres tout à coup rouges.

Les toits voisins brûlent en rond.
Avec des sacs voilant leur tête,
À coups de triques et de jurons,

On sort des étables les bêtes.


On court au loin quérir de l’eau ;

On se bouscule sur les routes ;
Et l’eau s’écoule et s’enfuit toute,
Quand on revient avec les seaux.

Alors,
Au vent qui tord, au vent qui mord,
Le feu libre et vainqueur se gonfle et ronfle à l’aise :
Des tabliers géants de poussière enflammée
Sont secoués dans l’air et projettent au loin,
Dans chaque angle et chaque coin,
Des fleurs de braise.
Le foyer se soulage en torrents de fumée.
L’aile rapide et le cou droit,
De tous côtés les pigeons fuient ;
Autour des nids de leurs petits
Grincent, avec des cris d’effroi,
Les pies ;
Au fond de leurs pacages gras,
Les bœufs tassent leur peur et se reculent ;
Debout, sur les meules, là-bas,
Des hommes rouges gesticulent ;
Et les lueurs, et les éclats et les reflets,
Qui dans le soir tombant sur les plaines voyagent,
Illuminent le sombre et violent visage

De la tragique et lointaine forêt.


De la ferme tuée et de la grange morte,

Avec ses blés, ses avoines, ses seigles roux,
Avec ses foins serrés en tas contre les portes,
Plus rien, quand vient la nuit, ne demeure debout.

Dans le fournil, la poutre énorme et transversale,
Tel un épieu noirci, perce encor le pignon ;
Et la vierge Marie, au sceptre de laiton,
Seule demeure intacte au fond de la grand’salle.

Meubles sauvés : bahuts, tables, chaises, fauteuils,
Sont échoués, lamentables, au long des seuils ;
Et près des grands fumiers de la cour encombrée
Se carre un lit dont la paillasse est éventrée.

Or, sur le coffre assis, le coffre aux clairs deniers,
La fermière, ses trois filles et le fermier,
Devant l’étonnement des sournoises voisines,
Se lamentent à grands gestes sur leur ruine.

Tandis qu’au bord du puits, près du chenil, l’aïeul,
Qui alluma, sans rien en dire, à lui tout seul,
La grange et les moissons largement assurées,
Serre de ses deux mains maigres ses deux genoux
Et tire avec grand soin de ses rouges yeux fous

Une douleur abondamment désespérée.