L’Inconnu (Corneille)/Nouveau Prologue
NOUVEAU
PROLOGUE,
ET
NOUVEAUX
DIVERTISSEMENS
POUR LA COMÉDIE
DE L’INCONNU ;
Remise au théatre en 1703.
ACTEURS.
THALIE.
CRISPIN.
Troupe d’acteurs & d’actrices.
NOUVEAU PROLOGUE.
Scène premiere.
Quelle favorable puissance
A rétabli les agrémens,
La pompe & la magnificence
D’un théatre que mon absence
Avoit laissé sans ornemens ?
Moi, qu’on nomme en tous lieux la divine Thalie,
Moi, Muse de la comédie,
L’amour des plus rares esprits,
Je n’ai donc pû par leurs écrits
Soutenir l’honneur de la scéne ?
J’ai pris une inutile peine.
Malgré les efforts que j’ai faits,
On a déserté mes palais.
Depuis un temps une juste colere
M’a fait abandonner ces lieux ;
Un retour de tendresse, un desir curieux,
De voir ce que sans moi l’on y peut encor faire,
Me fait y reporter & mes pas & mes yeux ;
Je reviens, je n’y vois rien qui ne doive plaire,
Une foule de connoisseurs,
Par leur bon goût au spectacle appellée,
Me fait penser que l’une de mes sœurs
À ma place s’en est mêlée.
Se pourroit-il qu’à mon emploi
Elle réussît mieux que moi ?
Scène II.
Dieu vous gard, Madame Thalie,
Hé, depuis quand à Paris de retour ?
Je vous croyois en Italie,
Où vous aviez, dit-on, fixé votre séjour.
N’est-ce pas là Crispin qui me parle ?
Crispin cadet, fils de Crispin l’aîné,
Sous une heureuse étoile né,
S’il pouvoit se flatter de la gloire suprême
D’être autant de vos favoris
Que feu son pere en fut jadis ;
Car il en fut beaucoup, à ce que j’entens dire.
Je l’ai favorisé, j’ai connu les talens,
Qu’il eut du ciel pour faire rire,
Et pour plaire aux honnêtes gens ;
Mais enfin depuis quelque temps
En termes assez bons on m’a parlé des vôtres,
Et l’on m’en a tant dit…
À d’autres.
Comme toujours de la profession
L’amour propre fut l’appanage,
Ne me louez qu’avec précaution ;
Je n’ai que trop de pente à la présomption,
Ne m’en donnez pas davantage.
La louange n’est pas mon fort ;
La raillerie est mon partage.
Fort bien ; vous me raillez, je gage,
Et j’ai donné dedans. J’ai tort.
D’autres que moi…
Laissons cette matiére ;
Et me dites un peu ce que l’on fait ici.
On fait tout ce qu’on peut pour plaire,
Et l’on est fort content quand on a réussi,
Arrive-t-il souvent que l’on y réussisse ?
Et pendant mon absence…
Et pour peu qu’on nous applaudisse,
Nous redoublons nos soins ; enfin nous sommes tous
Fort contens de Paris, quand Paris l’est de nous.
De bons acteurs la troupe est-elle bien fournie ?
Troupe, Madame, on dit à présent compagnie.
Malepeste, sur un bon piéd,
Nous avons mis la comédie ;
Et si par quelque heureux génie
Le théatre étoit appuyé…
Car, voyez-vous, j’ai l’ame la plus ronde,
Et ne sais point faire le fin.
Vous nous voyez aujourd’hui bien du monde,
Nous n’aurons personne demain.
Comment donc, & qui peut produire
Chez vous cette inégalité ?
C’est que… Comprenez bien ce que je vais vous dire ;
Une première fois par curiosité…
On vient voir en foule un ouvrage,
Quand… la premiere fois… on en est dégoûté…
On n’y revient pas davantage.
Cela se comprend aisément ;
Mais à qui d’une piece attribuer la chûte ?
On en parle différemment.
L’auteur aux acteurs l’impute,
Les acteurs parlent autrement,
Le parterre ordinairement
Est le juge de la dispute ;
Et comme il juge sainement,
Il juge souverainement,
Ce qu’il a jugé s’exécute.
Vous avez de nouveaux acteurs ?
Oh, beaucoup, presque autant que de nouveaux auteurs ;
Que l’un de nous quitte ou trépasse,
Il en viendra quatre à sa place.
Cela vous fait plaisir.
Plus on est de foux, plus on rit.
Le proverbe est très-véritable.
Mais, dites-moi, de grace, à ces acteurs nouveaux,
Le parterre est-il favorable ?
S’il ne leur étoit pas, ce seroit bien le diable ;
Nous n’avons presque plus de ces originaux
Que vous aviez formés vous-même ;
Grand changement d’un temps à l’autre y a,
Et quand on n’a pas ce qu’on aime,
Il faut aimer ce que l’on a.
Nous nous formons sur le meilleur modéle,
À vous faire la cour tous ardens comme moi,
Nous avons tous le même zéle
Pour réussir chacun dans son emploi.
Avec succès je croi que chacun s’en acquitte ;
Si par hazard la chose est autrement,
Le zéle tient lieu de mérite,
Et le public qui de l’orgueil s’irrite,
Aux modestes acteurs se prête bonnement.
Quoi qu’il en soit, faites-les moi connoître,
Je prétens les encourager ;
Et, suivant ce qu’ils pourront être,
Je m’engage à les protéger.
N’est-ce pas trop vous engager ?
Non, qu’ils viennent.
Voyez si ces messieurs, ces dames sont là haut.
Une Muse de connoissance
Nous honore de sa présence,
Qu’ils accourent tous au plûtôt
Lui faire ici la révérence.
En voici deux nouveaux ; c’est Ponteuil & Sallé.
Scène III.
Melpoméne, ma sœur, m’en a déja parlé ;
N’avez-vous pas le fils de feu la Thoriliere ?
Oui, dont vous aimiez tant le pere.
De mes faveurs je l’ai toujours comblé,
Et sa famille aussi me sera toujours chere.
Tant mieux, la famille a peuplé,
En voici de la jeune espece.
Vous aimiez fort aussi, dit-on, la Champmêlé.
Assûrément.
Hé bien, tenez, voilà sa niéce.
J’aime à voir dans cette jeunesse
Des acteurs que j’aimois avec tant de tendresse,
Le mérite renouvellé.
Mesdames, voilà la déesse,
Par la faveur de qui nos ayeux ont brillé.
À cet éclat, à cet air noble & tendre
Je connois bien une divinité ;
Mais, sans savoir son nom, oserai-je prétendre
Qu’elle reçoive avec bonté
Les hommages qu’on vient lui rendre ?
Venez tous reconnoître en moi
Une des Muses du théatre.
Allons, gaiement ; la Muse est gaillarde & folâtre,
Et le comique est son emploi.
& actrices qui viennent saluer Thalie.
Vos acteurs, à ce que je vois,
Ont presque tous du talent pour la danse ?
Fi donc, vous vous moquez, je crois,
Ce n’est pas là danser, c’est marcher en cadence.
Quelqu’un de vous n’a-t-il pas de la voix ?
Pour chanter, non ; il est vrai que par fois
Ils vous prennent un ton tendrement énergique.
Demi-gaillard, demi-tragique,
Une façon de réciter
Qu’on prendroit pour de la musique ;
Quand le tour du vers est lyrique,
Ce diable de ton là ne se peut éviter,
C’est un grand défaut au comique.
Cette maniére de récit
Sera pour moi toute nouvelle,
Et peut-être me plaira-t-elle ;
La nouveauté quelquefois réussit.
Messieurs, que l’on me fasse entendre
Ceux en qui ce défaut est le moins vicieux,
Allons vîte, Monsieur, du grand, du beau, du tendre,
De l’enjoué, du sérieux,
Quelque chose qui touche l’ame.
C’est assurément lui, Madame,
À qui sans contredit ce défaut siéd le mieux.
Sombre forêt, aimable solitude,
Votre ombre impénétrable à la clarté du jour,
Ne l’est pas à l’inquiétude
Que me cause un funeste amour.
De l’inhumaine que j’adore
L’image me suit en tout lieux,
Et le cruel Amour la présente à mes yeux,
Plus belle qu’elle n’est encore.
Cet acteur a la voix touchante ;
Et je suis tout-à-fait contente
De cette sorte de récit.
Elle ne me plaît point, moi, je trouve qu’il chante,
Et cependant le public l’applaudit.
Vous pourriez, à ce qu’il me semble,
Réciter ainsi deux ensemble.
Deux, soit, n’allez pas jusqu’à trois,
Car c’en seroit trop à la fois.
Allons, Messieurs, du cromatique,
De l’enjouement avec du pathétique ;
Et puis, à peu près là, sur le ton qu’ils prendront,
Pour ne pas rester à rien faire,
Les autres marcheront
Ou par devant ou par derriere,
Tantôt de biais, tantôt en rond.
Ô l’heureux jour,
Muse adorable,
Que ton retour
Nous est favorable,
Qu’il charme nos sens !
Vous qui de vos yeux innocens
Faites un usage agréable,
Venez seconder nos desirs
Venez partager nos plaisirs,
Approuvez nos efforts, approuvez notre zéle,
Et nous favorisez comme elle.
Vous récitez très-galamment,
Et marchez tout légerement ;
J’approuve fort cette maniére,
Et sans aucun secours d’une main étrangére,
Vous pourriez assez aisément
Mettre des piéces d’agrément.
Des piéces d’agrément sans danse, sans musique,
Autant vaut fermer la boutique.
Pourquoi donc ? Nous venons de remettre Psyché,
Avec tout le succès qu’on s’en pourroit promettre.
Oui, mais au double il a fallu la mettre,
Et le public s’en est presque fâché.
Demandez, demandez, hé…
En foule il est venu la voir,
Et nous serions bienheureux d’en avoir
Une, qui pût autant lui plaire.
Où la prendre, où l’aller chercher ?
Si ce n’est par bonne fortune
Que Madame Thalie en indique quelqu’une,
Qui de loin seulement paroisse en approcher.
Je voudrois un sujet comique
Bien manié, bien entendu,
Et plus galant que magnifique.
Par de certains auteurs il sera mal rendu,
Si vous ne les aidez de votre rhétorique.
Je me souviens autrefois d’avoir vû
Réussir certain inconnu ;
Il ne seroit pas mal, je pense,
Après l’avoir si long-temps négligé,
D’essayer, sans trop de dépense,
Si le goût du public ne seroit pas changé.
Oui, l’Inconnu, la piéce est toute préparée,
Et je crois que déja les rôles en sont sûs.
Mais la musique est égarée,
Les airs & les chansons ne se retrouvent plus.
Un de nos musiciens en a fait de nouvelles,
Qui ne sont pas sans agrémens ;
De ces sortes de bagatelles
Il s’acquitte assez galamment.
Je vous seconderai de toute ma puissance.
Le conseil de la Muse assure le succès.
Elle ne nous a pas conseillé la dépense ;
De crainte d’accident ne faisons pas grands frais.
Ne prendra-t-on que le prix ordinaire,
Ou le double comme à Psyché ?
Non, le simple.
En sa faveur on vous fait bon marché,
En sa faveur aussi… voici ce qu’il faut faire ;
Agréez nos efforts, louez, applaudissez,
Venez en foule, & souvent, c’est assez.
NOUVEAU DIVERTISSEMENT
DU PREMIER ACTE.
Dalle sponde del mar
Dove l’Aurora
Nasce ad indorar
Odorosi Campi di Plora
Vengo per mirar
La beltà chè’l monda adora.
Ad un ciglio
Fiammeggiante
Ad un occhio,
Fulminante
Nò, Nò, Nò,
Nò resister non si può.
Venite amori
In tutti cuori
Spirate ardori.
NOUVEAU DIVERTISSEMENT
DU SECOND ACTE.
L’ame la plus fiere
Aux traits des Amours,
Follement espere
Résister toujours ;
On fuit, on échappe
À leurs premiers coups ;
Si l’un ne nous frappe,
L’autre nous attrape ;
Ces petits libertins sont tous,
Tôt ou tard, les maîtres de nous.
L’ame la plus fiere, &c.
Aux cœurs sans défense
Leur empire est doux,
Trop de résistance
Souvent les offense.
Ces petits libertins sont tous,
Tôt ou tard, les maîtres de nous.
L’ame la plus fiere, &c.
S’il faut tôt ou tard que l’on aime,
Si les traits des Amours ne peuvent se parer,
N’est-ce pas une erreur extrême
De s’obstiner à différer,
S’il faut tôt ou tard que l’on aime ?
Tous les momens que l’on differe,
Sans éteindre nos feux, contraignent nos desirs.
L’amour est un mal nécessaire,
Et l’on dérobe à ses plaisirs
Tous les momens que l’on differe.
NOUVEAU DIVERTISSEMENT
DU TROISIÈME ACTE.
Un inconnu pour vos charmes soupire ;
Son sort égaleroit celui des dieux,
S’il pouvoit lire
Dans vos beaux yeux,
Qu’avec plaisir vous souffrez en ces lieux
Les soins qu’il prend de vous le faire dire.
Sur son destin que faut-il qu’il apprenne ?
D’un tendre aveu soulagez le souci
D’un cœur en peine
D’être éclairci,
Nous disons la bonne-avanture ici ;
Ne pourrons-nous l’instruire de la sienne ?
Belle, qui voulez apprendre
Quelle fortune vous aurez,
Ne pouvez-vous pas prétendre
À celle que vous voudrez ?
Il est un sort qui de vous doit dépendre,
D’heureux destins
Sont en vos mains ;
C’est à vous de les faire, à nous de les attendre.
NOUVEAU DIVERTISSEMENT
DU QUATRIÉME ACTE.
berger & bergere.
Berger, vous savez le mystere
Que je brûle de découvrir ;
Un inconnu cherche à me plaire,
Des feux cachés ne peuvent m’attendrir,
Ou qu’il cesse de se taire,
Ou qu’il songe à se guérir.
Vous aimez à voir souffrir ;
Il n’est point de bergere
Plus cruelle & plus fiere ;
Qu’à vos yeux l’inconnu s’ose offrir,
Vous le trouverez téméraire,
Et vous le laisserez mourir.
Ou qu’il cesse de se taire,
Ou qu’il songe à se guérir.
L’amour est un dieu charmant,
Qui pour plaire n’a qu’à paroître ;
Mais il s’offre à vous vainement,
Dans votre cœur sa flamme ne peut naître.
Si sous un long déguisement
Un inconnu cherche à s’en rendre maître,
Pourquoi chercher à connaître l’amant,
Quand l’Amour est un dieu qu’on ne veut pas connoître ?
Pour un invisible
Quel cœur est sensible ?
Il soupire inutilement ;
Four un invisible
Quel cœur est sensible ?
Prend-on de l’amour sans connoître l’amant ?
D’un doux soupir, d’un tendre espoir
Flattez son martyre,
Vous allez voir
Qu’il brûle de dire
Ce secret qu’il fait tant valoir.
Ah ! S’il brûle de m’en instruire,
Adieu, berger, adieu, je n’en veux rien savoir.
Profitons des plaisirs
Que l’amour nous présente,
De ses tendres desirs
Il n’est point d’ame exempte ;
La moins diligente
Perd le meilleur temps ;
Et telle est à quinze ans,
Qui devient coquette à trente.
On ne sauroit être heureux
Si l’on n’a pas l’art de plaire ;
Si l’on n’est pas amoureux
On ne sauroit être heureux ;
Sans amour on ne plaît guere.
On ne sauroit être heureux
Si l’on n’a pas l’art de plaire ;
On ne sauroit être heureux
Si l’on n’est pas amoureux.
NOUVEAU DIVERTISSEMENT
DU CINQUIÉME ACTE.
par les gens de la noce.
Si Claudine, ma voisine,
S’imagine sur ma mine
Que je ne suis bon à rien,
Qu’en cachette la folette
Me permette la fleurette, bis.
Elle s’en trouvera bien.
Ne fripez pas mon bavolet, &c.
J’étois jeune coq autrefois,
Et mon chant réveilloit les plus sages poulettes ;
J’ai vieilli depuis, & ma voix
Endort même les plus coquettes.
& un acteur chante.
À la santé de Colin,
L’heureux mari de Colette,
Outre qu’il est mon voisin,
C’est qu’il aime le vin,
C’est qu’il aime le vin ;
Sa femme aime peu la diéte ;
Fessons notre vin,
Beuvons à Colette,
Fessons notre vin,
Beuvons à Colin.
Vive Colette & Colin,
Et les enfans qu’ils vont faire ;
Comme je suis bon voisin
J’en serai le parrain,
J’en serai le parrain ;
Colin prendra bien l’affaire ;
S’il n’est pas certain
D’en être le pere,
Il fera certain
D’avoir bon voisin.
les gens de la noce se retirent en dansant.