L’Incursion/Chapitre 1

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 309-316).
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L’INCURSION
RÉCIT D’UN VOLONTAIRE
(1852)





I



Le 12 juillet, le capitaine Khlopov, avec sabre et épaulettes — tenue que je ne lui avais pas encore vue depuis mon arrivée en Caucase, — apparut dans la porte basse de ma hutte.

— Je viens tout droit de chez le colonel — fit-il en réponse au regard interrogateur avec lequel je l’accueillis. — Demain notre bataillon sort.

— Où ? — demandai-je.

— À N. N… Là bas est fixée la concentration des troupes.

— Et de là, on entreprendra probablement un mouvement quelconque ?

— Probablement.

— Où donc ? Qu’en pensez-vous ?

— Quoi penser ? Je vous dis ce que je sais. Hier un Tatar est arrivé de la part du général avec l’ordre que le bataillon parte et prenne avec soi du biscuit pour deux jours. Et où ? pourquoi ? sera-ce pour longtemps ? Cela, mon cher, on ne le demande pas. On a ordonné d’aller, cela suffit.

— Cependant, si l’on ne prend du biscuit que pour deux jours, on ne tiendra pas les troupes plus longtemps.

— Oh ! ça ne signifie encore rien…

— Comment donc ? — demandai-je avec étonnement.

— Tenez, nous sommes allés à Darghui ; nous avions pris du biscuit pour une semaine, et nous sommes restés là-bas presqu’un mois.

— Et moi, pourrai-je aller avec vous ? — demandai-je après un court silence.

— Pourvoir, vous pouvez ; mais je vous conseillerais plutôt de n’y pas aller. À quoi bon vous risquer…

— Non, permettez-moi de ne pas suivre votre conseil. Je n’ai vécu ici un mois entier que pour attendre l’occasion de voir une affaire et vous voulez que je la manque.

— Comme il vous plaira. Allez ; mais je crois, vraiment, que vous feriez mieux de rester. Vous nous attendriez ici, vous iriez à la chasse et nous, avec l’aide de Dieu nous ferions la campagne. Et ce serait bien ! — fit-il d’un ton si convaincu, qu’au premier moment, en effet, il me sembla que ce serait charmant. Cependant, je répondis résolument que je ne resterais à aucun prix.

— Eh ! que verrez-vous là-bas ? — continua le capitaine pour me convaincre. — Si vous voulez apprendre quelles sortes de combats existent, lisez Les Descriptions de la Guerre de Mikhaïlovskï-Danilevskï ; un beau livre, tout y est écrit en détail : où sont placés les différents corps et comment a lieu la bataille.

— Mais cela, précisément, ne m’occupe pas — répondis-je.

— Et quoi, alors ? Sans doute voulez-vous voir tout simplement comment on tue des hommes ? Voilà, en 32, nous avions aussi un volontaire, d’origine espagnole, je crois, il fit avec nous deux campagnes, toujours en manteau bleu. Et à la fin, le garçon a été tué ! Ici, mon ami, on n’étonne personne.

Malgré la honte que j’éprouvais de ce que le capitaine expliquât si mal mon intention, je n’essayai même pas de le dissuader.

— Eh quoi ? Était-il courageux ? — demandai-je.

— Dieu le sait ! Toujours il était au premier rang ; où il y a la fusillade, on le trouve.

— Alors, il était brave ? — fis-je.

— Non, ce n’est pas être brave que de se fourrer là où ce n’est pas nécessaire…

— Et qu’appelez-vous être brave ?

— Brave ! Brave ! — répéta le capitaine de l’air d’un homme à qui se présente pour la première fois une pareille question : brave, c’est celui qui se comporte comme il convient, — dit-il après un court moment de réflexion.

Je me suis rappelé que Platon a défini le courage : la connaissance de ce qu’il faut craindre et de ce qu’il ne faut pas craindre, et malgré le vague et le vulgaire de l’expression dans l’explication du capitaine, je pensai que l’idée principale de l’un ne différait pas tant de celle de l’autre qu’il pourrait sembler et que même la définition du capitaine était plus précise que celle du philosophe grec, parce que s’il avait pu s’exprimer comme Platon, il aurait dit, sûrement : brave, est celui qui craint ce qu’il faut craindre et ne craint pas ce qu’il ne faut pas craindre.

Je voulais expliquer ma pensée au capitaine.

— Oui, dis-je ; il me semble que dans tout danger il y a le choix. Par exemple, le choix fait sous l’influence du sentiment du devoir, est de la bravoure ; le choix fait sous l’influence d’un sentiment inférieur, est de la poltronnerie. C’est pourquoi on ne peut appeler brave l’homme qui, par ambition, curiosité ou avidité risque sa vie, et au contraire, on ne peut appeler poltron l’homme qui, sous l’influence du sentiment honnête du devoir de famille, ou tout simplement par conviction, s’éloigne du danger.

Tandis que je parlais, le capitaine me regardait avec une expression étrange.

— Ah ! je ne puis déjà pas vous prouver cela — dit-il en préparant sa pipe. — Mais chez nous, il y a un junker qui aime à philosopher. Causez avec lui. Il écrit même des vers.

J’avais fait la connaissance du capitaine seulement au Caucase, mais encore en Russie j’avais entendu parler de lui. Sa mère, Maria Ivanovna Khlopova, possédait une petite propriété qu’elle habitait à deux verstes de mon domaine.

Avant mon départ au Caucase, je fus chez elle. La vieille fut tout heureuse à la pensée que je verrais son Pachenka (comme elle appelait le vieux capitaine aux cheveux blancs) et que — lettre vivante — je pourrais l’informer de son train de vie, de sa santé et lui remettre un petit colis.

Après m’avoir fait manger un excellent pâté de foies de volailles, Maria Ivanovna passa dans sa chambre à coucher et revint de là avec une grande amulette noire cousue à un ruban de soie de même couleur.

— Voilà. C’est notre Mère au Buisson ardent, — fit-elle en baisant la croix et l’image de la mère de Dieu, et en me la remettant dans la main. — Ayez la bonté, petit père, de lui remettre cela. Voyez-vous, quand il partit en Caucase, je fis faire un service d’actions de grâces et promis, s’il restait sain et sauf, de commander cette image de la mère de Dieu. Voilà déjà dix-huit ans que la Protectrice et les Saints veillent sur lui, pas une seule fois il ne fut blessé, et pourtant quels combats terribles n’a-t-il pas affrontés ! Quand Mikhaïlo, qui était avec lui, me l’a raconté, alors, croyez moi, mes cheveux se dressaient sur ma tête. Même je ne tiens que des étrangers tout ce que je sais sur lui, car à moi, il n’écrit rien de ses campagnes, mon petit pigeon ; il craint de m’effrayer.

(Une fois au Caucase, j’appris, mais non par le capitaine, qu’il avait été très grièvement blessé quatre fois différentes, mais naturellement il n’avait rien écrit à sa mère ni sur ses blessures, ni sur ses campagnes.)

— Alors qu’il porte sur lui cette sainte image continua-t-elle. — Par elle, je le bénis. La Sainte Protectrice le gardera ! Surtout qu’il la porte toujours sur lui dans les combats. Tu lui diras, n’est-ce pas, mon petit père, que sa mère le lui ordonne ainsi ?

Je promis de faire scrupuleusement sa commission.

— Je sais que vous aimerez mon Pachenka — ajoutait la vieille — Il est si bon ! Croiriez-vous qu’il ne se passe pas une année sans qu’il m’envoie de l’argent. Il aide aussi beaucoup Annouchka, ma fille aînée, et tout cela avec ses appointements ! Vraiment ! — fit-elle les larmes aux yeux — je remercie Dieu tous les jours de m’avoir donné un tel fils !

— Vous écrit-il souvent ? — demandai-je.

— Rarement, petit père, peut-être une fois par an. Quand il envoie l’argent, alors il ajoute un mot : « Maman, si je ne vous écris pas — dit-il — c’est que je suis sain et sauf, et si, Dieu m’en préserve, il m’arrive quelque chose, alors on écrira sans moi. »

Quand je remis au capitaine le cadeau de sa mère (c’était chez moi), il me demanda un morceau de papier, l’y enveloppa soigneusement et le serra. Je lui narrai avec beaucoup de détails la vie de sa mère : le capitaine se taisait. Quand j’eus fini, il s’éloigna dans un coin et assez longtemps arrangea sa pipe.

— Oui, la bonne vieille ! — prononça-t-il de là, d’une voix sourde. — Dieu permettra-t-il que nous nous revoyions !

Dans ces paroles simples s’exprimaient beaucoup d’amour et de tristesse.

— Pourquoi servez-vous ici ? — demandai-je.

— Il faut donc servir — répondit-il avec conviction, — et pour les pauvres, le salaire double a une grande importance.

Le capitaine vivait très économiquement. Il ne jouait pas aux cartes, buvait rarement, fumait du tabac le plus ordinaire que je ne sais pourquoi, il n’appelait pas le tutune[1] mais le sambrotalique[2]. Le capitaine me plaisait à l’avance. Il avait une de ces physionomies russes, simples, calmes, qu’il est très facile et très agréable de regarder droit dans les yeux ; mais après cette conversation, j’éprouvai pour lui un vrai respect.

  1. Nom populaire russe du tabac de qualité inférieure.
  2. Mot inventé, intraduisible.