L’Inde (Congreve)/Partie 1

La bibliothèque libre.
P. Jannet (p. 1-79).


PREMIÈRE PARTIE.


Subordonner la politique à la morale, — en d’autres termes, juger au point de vue de la moralité les desseins et les actes de la politique, — tel est le but du positivisme envisagé comme philosophie sociale. C’est renverser le rapport qui a si longtemps subsiste entre ces deux sciences, et qui est également préjudiciable à chacune d’elles. On ne peut davantage permettre à la politique de ne se point préoccuper de la moralité, ni a la raison d’État d’empêcher que les questions sociales ne soient portées devant un tribunal plus élevé. Il faut (et c’est la plus simple manière d’exprimer la chose) admettre en principe que, pour les États comme pour les individus, la question des devoirs doit désormais primer celle des droits. Poser et assurer ce principe me paraît être le seul objet vraiment digne de tout écrit sur les questions d’actualité.

J’ai publié dans ce but, l’hiver dernier, une brochure intitulée « Gibraltar, ou la politique extérieure de l’Angleterre. » Je me suis efforcé d’y mettre en évidence, dans le cas le plus simple que j’avais pu trouver, comment l’Angleterre pouvait introduire ce nouveau principe dans sa conduite politique. Elle avait à se demander, relativement au plus faible membre de l’Europe occidentale, non pas ce qu’elle avait le droit ou l’a faculté de faire, mais ce qu’il était de son devoir d’entreprendre, eu égard à sa position sociale parmi les peuples, et aux prétentions des autres nations sur elle-même. Elle avait à se demander quelle était la meilleure manière de travailler, non pas à son agrandissement particulier, mais au bien-être général du système dont elle est partie intégrante.

J’espérais que ma tache était accomplie ; j’espérais qu’il suffisait, pour le moment, d’avoir mis ces points de vue en évidence, et que je pouvais retourner à d’autres soins. Car le principe une fois posé, il était aisé de voir qu’il est d’une application très étendue. Cela était acquis, et cela impliquait la révision complète de la situation et des relations internationales de l’Angleterre, comme de ses rapports politiques avec l’Occident et l’Orient. Mais lorsque j’écrivis, il me sembla convenable de me borner à un cas spécial dans lequel il était aisé d’appliquer ce principe. Il n’y avait pas alors de raisons pressantes qui m’engageassent à expliquer comment il pouvait embrasser le plus important de tous les cas auxquels il pût être appliqué, celui de l’Inde. Par de bons ou de mauvais moyens nous avions conquis cet empire, et il n’y avait aucune apparence que sa possession fût mise de sitôt en question. Des actes récents d’agrandissement arbitraire avaient même semblé rencontrer une entière soumission. Et il ne pouvait venir à la pensée d’un observateur éloigné, que la question de l’Inde allait être prochainement agitée.

À voir les choses de loin, on pouvait être convaincu, comme je l’étais, que nous n’étions aucunement justifiables de garder notre empire d’Orient. On pouvait même conclure, d’après les principes courants, que cette domination manquant de légitimité, manquait par conséquent de bases et était à tout moment susceptible d’être attaquée. Mais il était généralement admis que, selon toute probabilité, notre règne devait présentement durer encore. Je n’avais pas été plus loin, quant à moi, et je m’étais contenté de protester contre une telle usurpation, en l’acceptant comme un fait accompli. Je ne m’aveuglais pas sur les moyens injustes par lesquels nous avions acquis cet empire, et j’étais parfaitement éclairé sur le mal résultant de son occupation définitive. Mal égal pour l’Angleterre et pour l’Inde. Je croyais toutefois que le moment de sa chute était ajourné pour quelque temps encore ; et j’avais fondé cette opinion sur la conviction où j’étais, que le gouvernement anglais, par la force de l’ordre, par le progrès des améliorations matérielles et surtout par les exemples de l’honneur et de la loyauté occidentales, avait en quelque sorte racheté son origine ; et que, s’il n’était pas justifiable en principe, il offrait du moins, à ses sujets orientaux, par ses résultats pratiques, une compensation. suffisante. Dans de tels sentiments, j’attendais patiemment le jour où, par l’énergique réaction de la population indigène notre domination deviendrait désormais impossible ; ou bien, ce qui était autrement désirable, que la nation anglaise abandonnât volontairement cette conquête, et que nous nous retirions librement, après avoir fait tous nos efforts pour assurer au pays que nous avions si longtemps gouverné, l’ordre, un bon gouvernement, et la sécurité extérieure.

Mais le cours précipité des événements et la révolte récente ont fait évanouir toute idée de patiente résignation à un mal suffisamment constaté. La question indienne est devenue la question dominante. Sa solution immédiate comme son avenir le plus éloigné occupent toutes les pensées.

La discussion est générale sur ce sujet mais les principes sur lesquels elle repose sont partout les mêmes. Comme les miens se trouvent essentiellement différents, je sens que je manquerais à la cause que j’ai embrassée et que je faillirais, en conscience, à mon devoir, si je reculais devant les conséquences d’un loyal aveu des opinions que je me suis formées et des idées premières dont je les ai tirées ; si je ne posais la solution que la philosophie positive m’offre comme consistante et morale, en face de toutes ces solutions qui me semblent incohérentes et immorales, d’autant plus même qu’elles semblent avoir plus de consistance. Cette philosophie prétend ouvertement à une application universelle ; je suis convaincu que cette prétention est fondée : je ne puis donc rester silencieux.

Pour l’Inde, comme pour Gibraltar, c’eût été une illusion de supposer que, dans l’état actuel de l’opinion, la politique que je propose pût obtenir un assentiment immédiat. Ces deux cas diffèrent cependant, la possession de Gibraltar ne devant probablement pas être discutée de longtemps, tandis que pour l’Inde la question est soulevée. Il est possible, et même probable, que la lutte qui s’est engagée contre quelques régiments mutinés et qui bientôt a pris les proportions d’une révolte, devienne une révolution telle, que notre gouvernement et notre nation soient aurenés à se faire cette demande : Faut-il nous mettre à l’œuvre pour reconquérir l’Inde ? Dès lors, qu’une semblable question, si elle n’est point encore explicitement formulée, se trouve cependant instinctivement pressentie, le moment est venu pour de parler ; alors, des considérations légères en apparence prennent un grand poids ; en présence d’une conjoncture aussi formidable, grosse de conséquences si graves, la nation anglaise pourra demander s’il n’y a aucun moyen d’éviter ce mal imminent ? si nous sommes assez certains de notre droit pour justifier à nos yeux les immenses sacrifices que nous allons nous imposer ainsi qu’à la postérité ? si l’Inde est un légitime objet de conquête pour nos armées ? si c’est un devoir de la recouvrer ? si nous sommes tenus, enfin, pour quelques avantages douteux, de lui infliger de propos délibéré toutes les horreurs de la guerre ?

Je ne veux point représenter ici les vicissitudes de la lutte : on ne peut, humainement, y trouver qu’un pénible intérêt. Je la réprouve énergiquement, et le mot de regret serait trop faible pour exprimer mon sentiment touchant la conduite que nous avons tenue dans l’Inde avant la révolte. Elle a été singulièrement caractérisée par un de nos hommes d’État en ce pays, dans cette phrase hardie : « Nous avons marché comme des conquérants. » Je ne vois aucune raison de douter de la véracité de cette assertion, et je n’en vois pas davantage à ne point reconnaître que les horreurs de l’explosion (qu’il faut distinguer de l’explosion elle-même) peuvent être précisément attribuées au long sentiment d’humiliation entretenu par ces fières allures de conquérants.

« Nous ne pouvons récolter que ce que nous avons semé ; la violence appelle la violence, et même pis. »

Je déplore ces horreurs autant que qui que ce soit, bien que je sente profondément combien il est facile de les expliquer et de leur trouvé des antécédents. Mais je réprouve bien plus encore, l’esprit de représailles et de vengeance qui s’est emparé de toute notre population, et qui est d’autant plus blessant qu’il contraste davantage avec nos mœurs et nos habitudes. Cette guerre des Indes m’apparait donc sous un aspect hideux, sans aucune des excuses qui souvent légitiment la guerre. Ce qui me permet de rappeler ce vers du poète latin :

Bella geri placuit nullos habitura triomphos.

D’ailleurs, comme Anglais, je ne puis me dispenser d’apprécier les sentiments de la population anglaise, et je dois constater que bien qu’exprimant son opinion avec moins de force, la majeure partie de la nation condamne l’aveugle férocité que détermine chez nous la première impression. Je he fais donc que devancer le jugement de l’avenir, en disant que le gouvernement anglais a mérité en cette occasion les plus graves reproches, soit qu’il ait sympathisé avec ces dispositions féroces, soit qu’il les ait tolérées comme utiles, soit qu’il n’ait pas eu le courage de les réprimer. Il a dégradé l’Angleterre par une semblable conduite ; et, malheureusement, ici comme dans d’autres occasions, il n’y a pas eu dissentiment entre le gouvernement et la nation. Le blâme qui revient au premier s’applique également à la seconde, car si elle avait eu, à cet égard, quelques principes de saine morale et qu’elle eût pris le courage de les formuler, les sentiments qui se sont fait jour n’auraient pas eu si longtemps la liberté de se répandre.

Il est légitime de demander justice des désordres qui ont été commis ; et on pourrait sans doute obtenir à cet égard une satisfaction convenable. Mais cela deviendra bien difficile, si le plan de n’accorder aucun quartier est adopté, et si les Cipayes tombent en défendant leur vie. Une telle politique ce détruit elle-même. Mais si l’on préfère à une vengeance militaire le parti de la justice, que l’on suivrait avec toute la solennité voulue, alors il faut que le jugement soit impartial. Il faut que justice soit faite des Cipayes, mais qu’elle le soit aussi des Européens, civils ou militaires, qui se sont souillés par des excès. Nous souhaitons que cette justice soit indulgente et miséricordieuse pour tous. Mais si les préjugés des classes en possession de la domination sont trop torts pour permettre ce dernier parti, s’ils sont partagés surtout par notre gouverneur général, il faut alors que la justice soit également inflexible. S’il n’y a nulle merci pour le Cipaye, qu’il n’y en ait aucune pour l’Européen coupable ! Ce ne sont pas seulement la femme et les enfants anglais qui doivent être vengés, mais aussi la femme et les enfants hindous. Ce ne sont pas seulement quelques ladies et quelques gentlemen blessés dans leur orgueil national ou dans leurs préjugés de race qui doivent obtenir satisfaction, mais ce sont les opprimés de toute nation et de tout rang qui doivent recevoir une réparation solennelle. Tel est le véritable aspect de la question, pour tous ceux qui sont capables de sentir les obligations morales, sans se laisser aveugler par les présomptueuses suggestions de l’orgueil outrage.

Du reste, l’état de l’opinion s’est bien modifié chez nous. Dans le premier moment, on s’était laissé exalter à un point qu’une réflexion plus mûre ne pouvait sanctionner, et il a fallu reculer. La question une fois soulevée, nous avons péniblement senti la faiblesse de notre cause, et cette conviction s’est trahie par les efforts que l’on a faits pour produire, à l’appui de notre occupation de l’Inde, des raisons plus élevées que celles dont on s’était contenté jusqu’alors. Cependant j’avoue que le langage actuel, bien que semblant inspiré par des raisons meilleures, me révolte plus que l’ancien. Nous gardons l’Inde en vue d’intérêts politiques et commerciaux ; nous l’avous exploitée comme une dépendance de haute valeur à ces deux points de vue. Voilà la stricte vérité. Maintenant que notre empire est près de sa chute, alléguer, pour le conserver, des motifs moraux et chétiens qui n’ont jamais influencé précédemment notre politique, c’est tenir une conduite bien suspecte. Je crois que si un tel langage est sincère pour beaucoup de gens, il n’est employé qu’à titre d’expédient par beaucoup d’autres qui n’en ont jamais usé jusqu’à présent, et qui n’ont pas envie de s’en servir à l’avenir. Toutefois, lorsqu’il est sincère, j’apprécie toute sa valeur, bien que je sente avec regret que je ne puis rien attendre de ceux qui le tiennent. Cependant mes conclusions pourraient être adoptées par quelques-uns d’entre eux, si, convaincus par les considérations intellectuelles, ils n’éprouvaient pas de répugnance morale. Mais leurs principes les éloignent de moi. Et je ne puis tirer de leur langage que cette importante conclusion, que pour eux comme pour moi les exigences de la morale doivent passer avant celles de la politique, et que ce n’est ni par orgueil ni pour l’honneur et la puissance de l’Angleterre, qu’ils veulent forcer l’Inde à la soumission, mais bien dans l’intérêt de ce pays lui-même ; cet intérêt suprême étant en même temps le devoir de l’Angleterre. Or, quand l’intérêt du plus faible est apprécié par le plus fort sous un aspect si conforme à sa puissance et à son orgueil ; quand le devoir du plus fort ne confond à ce point avec les vues de son ambition ; s’il s’agit de particuliers, il est de droit commun de recourir au jugement d’un tiers, afin que le plus fort ne se trouve pas en même temps juge et partie. Je crois que ce principe garde toute sa valeur, quand il s’agit de différents entre nations, et que rien ne peut mieux nous éclairer dans cette question.

Ceci m’amène naturellement au principal objet de mon travail, et je passe à l’énoncé de la politique que, selon moi, l’Angleterre doit se faire un devoir d’adopter envers l’Inde. Elle est très-simple ; elle consiste à nous retirer sitôt que nous aurons fait les dispositions nécessaires pour sauvegarder la vie et la propriété des Européens, et assurer, par un ensemble de mesures efficaces, l’indépendance et le bon gouvernement de ce pays.

Voilà l’énoncé le plus succinct de la solution que je propose. Je le mets ainsi en évidence, afin qu’il soit intelligible pour tous. La grande affaire, c’est notre retraite, le renoncement à notre domination. Quant aux moyens effectifs, ils ne sont pas de ma compétence. Mais, les mesures nécessaires pour, assurer à l’empire que nous devons abandonner tous les avantages possibles, donnant lieu à des considérations très-importantes, je désire en dire quelques mots.

Il me paraît que, dans une semblable occurrence, nous ne devons pas agir isolement. Quoique nous n’en ayons jamais tenu compte, notre meilleur titre à la possession de l’Inde fut toujours d’y représenter la civilisation de l’occident, et d’être, par cela même, investis d’un caractère de protectorat. Réclamons-nous de ce titre au moment de notre retraite ; et obtenons, comme cela est facile, de toutes les grandes puissances européennes, que l’empire par nous abandonné ne soit considéré d’aucune d’elles comme un champ ouvert à leur ambition, et qu’aucune puissance étrangère au système européen ne puisse s’y arroger un droit auquel nous renonçons nous-mêmes.

Cela posé, il serait convenable, dans l’état actuel des choses, de nous associer quelques autres nations, pour fixer l’arrangement des relations entre l’Inde et l’Europe occidentale ; en comprenant dans celle-ci toutes les populations d’origine européenne, tant américaines qu’australiennes. Trois nations me semblent désignées à cet effet, comme ayant avec nous des établissements dans l’Inde : ce sont la France, le Portugal et le Danemark. Je voudrais y voir ajouter la Sardaigne, comme représentant la cinquième grande nationalité européenne, la nation italienne. Et comme ici, nous avons à traiter avec l’islamisme et le brahmanisme, je voudrais faire appel au sultan de Turquie, chef actuel de l’islamisme, pour obtenir sa coopération à cette grande œuvre ; tandis que dans l’Inde même je choisirais quelque brahme éminent qui compléterait dignement la commission mixte ainsi formée.

Cette commission ne différerait pas, en principe, de celle qui a été instituée pour règler la question des principautés danubiennes. Elle agirait de concert avec le gouvernement de l’Inde, et déterminerait les relations à établir entre elle et l’Occident. Elle pourrait aisément constituer le germe d’un protectorat européen ; et en s’autorisant de la conduite désintéressée de l’Angleterre, elle serait en mesure de faire accepter ses conseils aux différents gouvernements hindous. Ainsi, tous les intérêts seraient sauvegardés, et l’on donnerait une juste satisfaction, dans ce qu’elle a de vrai, à l’opinion qui représente la cause de l’Angleterre comme celle de la civilisation, et sa défaite, comme le signal d’une rétrogradation vers le désordre et la barbarie.

Quel que soit le jugement que l’on porte sur le plan que je viens d’exposer, les points essentiels de cette politique légitime ne sauraient en être ébranlés. Je les résume : mettre fin à l’occupation anglaise ; assurer l’indépendance de l’Inde ; instituer de salutaires relations commerciales et morales entre l’Occident et l’Orient. Si je ne m’appesantis pas davantage sur l’établissement d’un protectorat, c’est à cause des susceptibilités nationales qu’une telle institution pourrait exciter, dans l’état actuel des choses.

La politique que je propose d’adopter, paraîtra sans doute effrayante : elle est cependant bien naturelle. Elle réunit tellement en sa faveur toutes les présomptions, que je pourrais me borner à laisser à mes adversaires le soin d’en réfuter la rationalité, ou Ia tache plus difficile encore de prouver que l’occupation des Indes est un devoir pour l’Angleterre. Mais on a mis en avant un argument, ou mieux, une proposition, que je dois relever d’abord, bien qu’elle diffère de toutes les autres par la forme plutôt que par le fond. L’évêque d’Oxford nous annonce hardiment que « Dieu nous ayant confié l’Inde pour la tenir en son nom, nous n’avons pas le droit d’y renoncer. » À la réalité d’une telle mission ne peut être établie que par les faits historiques, mais certes ils ne sont point en sa faveur. Loin de là, et si je me plaçais pour un moment au point de vue théologique, qui est celui de mon illustre antagoniste, après un scrupuleux examen des procédés de notre conquête à son origine et dans ses envahissements successifs, je serais porté à supposer que nous tenons cette mission d’une puissance totalement différente ; et ces paroles se présentent naturellement à mon esprit : « Je vous donnerai toutes ces choses, si en vous prosternant devant moi vous m’adorez. »

Moins familier avec les desseins du ciel que notre évêque, moins présomptueux, mais peut-être aussi, moins politique, M. Gladstone ne peut entièrement passer sous silence cette question des voies d’acquisition. Mais il établit complaisamment que ce n’est point de cela qu’il s’agit. « Il ne s’agit pas, dit-il, de rechercher si notre occupation était ou non légitime, et si nos mains étaient pures ; mais tout est de savoir quelles obligations nous avons contractées envers deux cents millions d’hommes environ qui subissent notre domination dans l’Inde, et envers Dieu qui veille sur eux et sur nous. Peut-être nous sommes-nous posés un peu témérairement et présomptueusement comme tuteurs, entre Dieu tout-puissant et deux cents millions de ses créatures ? Mais enfin c’est un devoir absolu pour nous que d’accomplir la tâche que nous avons assumée. »

D’abord, ce langage vient un peu tard ; car jamais, jusqu’à ce jour, ce devoir de tutelle n’a été proclamé, — cela est constant. Or si c’est à ce titre que nous occupons l’Inde, nous sommes solennellement tenus de la bien gouverner, et les obligations qu’entraîne un semblable devoir sont telles, lorsqu’on les comprend bien, que je crois fort que, s’il fallait les accomplir toutes, notre gouvernement et notre nation renonceraient volontiers à une possession exigeant une responsabilité si étendue et si compliquée. Loin de nous ingénier à trouver des raisons pour conserver l’Inde, nous chercherions, au contraire, des motifs pour l’abandonner. Mais en la quittant, nous ne devons pas nous soustraire aux obligations solennelles qui reposent sur nous. Nous l’avons occupée avec témérité et présomption : nous ne devons l’abandonner que de sang-froid et avec une abnégation complète. Notre premier soin doit être le bien de ce pays. Agissons comme des hommes, et non comme des enfants en colère ; que la conscience de nos fautes ne nous en fasse pas commettre de plus grandes encore. Comme un médecin inhabile, nous avons contrarié la marche de la nature et arreté son action salutaire : il nous faudra les plus grands efforts d’habileté pour réparer cette erreur et en détourner les conséquences. Je ne saurais penser que le sentiment de leurs torts reste sans effet sur mes compatriotes. Je puis énergiquement blamer la conduite du gouvernement et l’acquiescement que la nation a paru y donner, mais je ne voudrais pour rien déprécier ce peuple, et je suis persuadé qu’il écoutera tout appel fait à ses sentiments élevés. La nation qui a produit Milton, Cromwell et les soldats de Cromwell, comprendra toujours ce qu’il peut y avoir de noble, de grand et de désintéressé dans une action. Que ne puis-je la voir avec Milton « s’éveiller comme l’homme fort après son sommeil ! » Si, après ces deux siècles douloureux, nous pouvions entendre quelques échos de cette puissante voix, animée de tant de force pour exprimer ses nobles sentiments et pour servir d’organe à ceux de ses compatriotes, peut-être serions-nous illuminés d’un peu de cet enthousiasme qui se manifesta chez le poète par les plus éclatantes beautés, et chez l’homme d’État par les plus hautes actions !

Mais revenons à notre évêque et à notre politique. Il faut convenir que leur langage n’est, au fond, qu’une futilité solennelle ; que leur commission divine, leur charge de gardiens d’âmes ne peuvent avoir de valeur qu’auprès de leurs amis et ne présentent pas une base sérieuse d’argumentation. Ils déplacent la question du simple domaine de la politique et de la moralité humaines, pour la transporter dans des régions où elle devient complétement insoluble. Et il faut au moraliste, comme à l’homme d’État, un terrain plus accessible et des arguments plus réels que ceux proposés par ces messieurs. Qui pourra juger en dernier ressort si leur tutelle a véritablement la sanction de Dieu ? Rien, je le répète, n’indique une telle mission, et sa concordance évidente avec nos désirs, nos sentiments et nos intérêts supposés, aurait dû nous faire rougir de la mettre en avant. Je n’en dirai pas plus sur ce sujet, car je souhaite surtout de n’irriter personne.

La politique que je conseille est la politique naturelle ; il y a de tels arguments en sa faveur que je laisse à mes adversaires le soin de la réfuter, s’ils le peuvent. Développez seulement la carte du monde, et voyez la position relative des deux pays. Il y a là un des plus forts arguments qu’on puisse trouver contre leur union. Évaluez ensuite leurs populations respectives, leur différence de climat, de langue, de religion[1], de mœurs, de coutumes, et vous trouverez encore là des présomptions en ma faveur. Demandez-vous dans quelles conditions une conquête est justifiable et admissible, et vous verrez qu’aucune de ces conditions ne se trouve réalisée dans le cas présent. Que vous traitiez cette question au point de vue moral ou politique, je ne crains pas votre réponse. Supposez un instant, par un léger effort d’abstraction, que nous soyons encore au moment où les relations commerciales de l’Angleterre avec l’Inde se sont changées en relations politiques de conquête et d’occupation (ce retour vers le passé n’est guère difficile), quel serait alors votre jugement ? Pensez-vous que le devoir, l’obligation morale de la Grande-Bretagne serait de s’emparer de cet immense empire ?

Les premiers motifs de cette entreprise sont bien connus et n’exigent point un examen trop approfondi. Ils résultaient de notre rivalité avec la France et de notre désir d’agrandissement. Dans cette lutte entre les deux puissances occidentales, les intérêts des immenses populations indigènes ne furent pas un instant pris en considération, et ils ne l’ont pas été davantage depuis que l’issue de la lutte ayant donné gain de cause l’Angleterre, notre conquête s’est trouvée, par là, consommée. La vérité de cette proposition ne saurait être discutée.

L’Inde ne menaçait la civilisation occidentale, ni même orientale, d’aucun danger. Aucune armée envahissante n’était sortie de ce vaste pays pour conquérir les États voisins. L’histoire entière témoigne, du contraire, que, comme l’Italie moderne, l’Inde fut toujours victime plutôt que bourreau.

Enfin, il est impossible ici de mettre en avant les arguments dont on a étayé l’occupation de l’Amérique et de l’Australie par les nations plus policées. Il ne s’agit plus, en effet, d’une vaste étendue de pays à peine peuplée, dont les indigènes sont incapables d’exploiter les richesses méconnues.

En résumé, nous défions qui que ce soit de trouver un seul fait sur lequel on puisse fonder et appuyer la légitimité de l’occupation de l’Inde par une puissance occidentale. Le renversement de l’empire moghol avait, il est vrai, bouleversé les relations intérieures et donné lieu à la plus déplorable confusion ; mais ce motif ne saurait être regardé aujourd’hui comme valable. Toutes les nations de l’Europe moderne ont traversé de pareilles phases, et toutes ont également rejeté la pensée d’une intervention violente pour arrêter le cours naturel des révolutions. Cet état de trouble explique le succès de notre entreprise, mais ne le justifie pas. Ni un mauvais gouvernement, ni un état continuel de guerre intestine n’autorise l’usurpation. Naples a un gouvernement proverbialement défectueux, le Mexique est en révolution permanente, sans que nous nous croyons pour cela tenus d’y intervenir.

Je suis convaincu que tous les principes du droit international sont opposés à notre occupation, à moins que, modifiant légèrement ce que Heeren a dit de notre conduite à Ceylan, nous ne demandions s’il n’existe pas aux Indes un autre droit des gens que celui de l’Europe ? Si l’on veut soutenir ouvertement qu’une telle différence existe, et que ce qui règle les relations des États indépendante en Europe n’est pas obligatoire aux Indes, alors qu’on dise aussi quels sont les points essentiels de cette différence, et sur quelles bases elle repose. Est-ce sur la prétendue supériorité de la race européenne ou sur la barbarie comparative de la population hindoue ? — Écoutez ce que dit Burke à ce sujet : « Cette multitude d’hommes ne consiste pas en une popalace abjecte et barbare, encore moins en des hordes sauvages, comme les Guaranies et les Chiquitos, qui errent sur les bords incultes de l’Amazone et de la Plata ; mais en un peuple civilisé depuis des siècles, cultivant tous les arts de la vie policée à l’époque où nous errions encore dans les forêts. Ils ont eu (et les débris en subsistent encore) des princes pleins d’autorité, de dignité et d’opulence ; on rencontre chez eux des chefs de tribus et de nation. On y trouve un sacerdoce antique et vénérable, dépositaire des lois et des sciences, guide du peuple pendant la vie et sa consolation au moment de la mort ; une noblesse d’une grande célébrité, d’une haute antiquité ; un nombre infini de cités dont la population et le commerce n’est surpassé par aucune ville d’Europe ; des commerçants, des banquiers dont les capitaux ont jadis rivalisé avec la banque d’Angleterre, et dont le crédit a plus d’une fois rétabli un État ébranlé en sauvant son gouvernement au milieu de la guerre et de la désolation ; des millions de manufacturiers et d’artisans ingénieux ; des millions de laboureurs intelligents. On y trouve toutes les religions professées : le brahmisme, l’islamisme, le christianisme oriental et occidental. » — (Burke, Discours sur le bill des Indes orientales, volume IV, page 18.)

Si au contraire les principes du droit international, fruits de l’expérience et de la raison, sont les mêmes en Orient qu’en Occident, sauf la différence de forme nécessitée par la diversité de mœurs, j’affirme en toute confiance qu’aucun homme d’État anglais ne pourra justifier notre occupation violente de l’Inde.

Cela est vrai, dira-t-on, mais la chose est faite, et sans chercher à la justifier, nous tâchons d’en tirer parti, sans nous occuper constamment à résoudre de tels problèmes. Je reconnais qu’il y a quelque chose de sérieux au fond de ce langage. Mais alors il faudrait démontrer que tout ce que nous avons fait a été ratifié par le temps, et que les vaincus se sont complétement mêlés avec les conquérants[2], ou sont au moins tout prêts de leur être incorporés ; il faudrait nous faire voir que si le sentiment d’intérêt commun n’a pas entièrement éteint le sentiment d’humiliation nationale, il tend du moins à le faire disparaître. Ou seulement on devrait nous donner l’espérance que cette union pourra s’opérer dans un avenir si éloigné qu’il puisse être ! Certes, voilà bien des concessions, et je place mes adversaires dans une situation on ne peut plus favorable. Néanmoins je ne les crains pas. On aurait encore pu soutenir une semblable thèse il y a quelques mois ; et alors un observateur superficiel aurait pu se laisser persuader que la puissance anglaise était toujours en voie d’accroissement dans l’Inde. Mais les événements actuels ont démontré à tout le monde, à ceux qui repoussent notre domination comme à ceux qui la soutiennent avec fanatisme, qu’une telle fusion est impossible. Un gouvernement despotique, appuyé sur le sabre, telle est la seule perspective qui reste aux Hindous, pendant de longues générations, s’ils succombent dans la lutte qu’ils viennent d’entreprendre. L’idée d’une domination militaire devrait répugner à tout véritable Anglais.

J’ai prié mes lecteurs de faire pendant quelques instants abstraction du présent, et de se reporter au temps où les Anglais n’avaient fait aucune conquête dans l’Inde. Cette abstraction devient inutile aujourd’hui, car nous en arrivons au point de nous poser de nouveau cette question, qu’on s’efforce inutilement de résoudre depuis un siècle : Devons-nous conquérir l’Inde ? — Or à cette époque, les populations indigènes n’avaient pas encore goûté de la domination anglo-française, et l’intervention d’une puissance européenne pouvait être accueillie par elles. Mais aujourd’hui que notre domination, souillée par des excès de tous genres, est universellement reconnue comme incompatible avec l’indépendance d’une partie quelconque de la péninsule, les Indiens rejettent, à juste titre, ce qu’ils accueillirent alors, et ils préféreraient actuellement tous les risques d’un gouvernement sans stabilité à la certitude du despotisme étranger.

Je mets donc au défi tous ceux qui soutiennent notre occupation dans l’Inde, de produire un seul principe capable de justifier notre établissement initial ; car ce principe devrait pouvoir légitimer envers un État européen quelconque, une conduite analogue à celle que nous avons tenue dans l’Hindostan. Si l’on refuse d’établir la discussion sur ce terrain, il faudra énumérer les motifs de ce refus.

Nous imposons à la Perse l’observation des traités, comme s’il s’agissait d’un État européen, notre égal. Nous exigeons de la Chine l’observation des formalités les plus scrupuleuses du droit international de l’Europe. La grande Péninsule, placée entre ces deux puissances, doit également faire partie de la communauté des nations, et elle devrait pouvoir nous forcer d’obéir à nos propres principes.

En résumé, nous avons mal agi en nous emparant de l’Inde ; nous n’avons rien fait pour racheter cette faute, et il ne nous reste qu’une alternative : restituer et réparer par tous les moyens en notre pouvoir le dommage que nous avons causé. Tel est l’ensemble de mes arguments La première partie en est acceptée par le plus grand nombre de ceux qui ont traité ce sujet, mais la seconde est rejetée par une majorité aussi certaine. J’en juge du moins par ce qui a été produit sur cette question.

Je vais examiner un à un tous les motifs de ce rejet, et j’espère y répondre d’une manière convaincante ; je laisserai de côté, cependant, la raison par trop primitive de la supériorité de force, et la déclaration par trop immorale qui, sans appel et sans examen préalable, proclame que nous garderons l’Inde jusqu’à ce qu’une plus grande puissance que la nôtre nous l’ait enlevée. Il y a quatre motifs présentables dont on peut appuyer d’une manière plus ou moins plausible le maintien de notre domination ; ce sont les motifs relatifs au commerce, à la politique, à la civilisation et à la religion. — Les deux premiers m’offrent peu de difficulté. Je n'ignore ni ne veux diminuer leur influence pratique ; mais puisqu’ils ont été abandonnés par les plus consciencieux de mes adversaires, il me paraît inutile de m’y arrêter. Il est généralement admis, par ceux auxquels je fais allusion, que l’intérêt de l’Angleterre n’est pas un motif suffisant pour maintenir l’Inde sous notre domination, si cet intérêt est égoïste, politiquement et commercialement.

Nos relations commerciales avec ce pays existaient avant la conquête, et continueraient après son abandon. Si elles avaient excité des sentiments défavorables à notre égard, nous aurions rencontré plus d’obstacles dans notre entreprise d’occupation. Et il n’y a pas la moindre probabilité que, si nous renoncions à cette domination, de quelque manière que s’effectue la séparation, la population indienne veuille se séquestrer et renoncer à tout commerce avec nous ; ni avec aucune des autres nations occidentales. De deux choses l’une, ou nous serons expulsés, ou nous nous retirerons volontairement : si nous sommes chassés, il est peu à craindre qu’aucune autre nation soit tentée de reprendre notre partie ; si nous nous éloignons librement, les Indiens seront bien convaincus qu’après une telle démarche, aucun peuple ne pourra moralement entreprendre quelque chose contre eux. Sans tenir compte des garanties qui pourraient résulter des traités, le fait aurait par lui-même une irrésistible puissance pour empêcher toute tentative contraire. Le commerce de l’Angleterre trouvera autant d’avantages chez une nation indépendante, fût-elle hostile, que chez un peuple d’esclaves. Les États-Unis d’Amérique en sont un exemple.

Quant au point de vue politique, si l’on prétend que la possession de l’Inde est indispensable à notre puissance, essentielle à notre prestige, et que, dans l’intérêt de notre prépondérance internationale, nous ne pouvons y renoncer, il me sera encore facile de répondre à cet argument, que l’on a, du reste, déjà reconnu comme insuffisant. On peut dire que, loin de faire notre force, l’Inde est pour nous une source de faiblesse politique. Supposons que la révolte actuelle eût éclaté pendant que nous étions en guerre avec la Russie. Le fardeau n’eût-il pas excédé nos forces ? Et même, en dehors d’une telle complication, il est évident que l’Angleterre ayant toutes ses forces militaires engagées dans une contrée aussi éloignée, doit moins peser dans les conseils de l’Europe. Non ! les colonies et les dépendances lointaines n’augmentent pas notre force : c’est là une vaine illusion ; elles sont une charge pour nos finances, et elles épuisent nos ressources militaires. L’Angleterre est puissante par elle-même : et plutôt malgré ses colonies, que par elles. Ce sont des ouvrages avancés qui nous gênent, et que nous devons abandonner pour concentrer notre action. Nous étions grands avant qu’aucun aventurier n’eût rêvé cette conquête de l’Inde. Nous serons plus grands encore, quand un gouvernement plein de force aura donné à l’énergie nationale une direction salutaire, et une plus noble impulsion.

La troisième raison alléguée, est l’intérêt de la civilisation. On prétend que délivrée de notre étreinte, l’Inde rétrogradera vers la barbarie et le désordre. Cette assertion ne me paraît pas d’un grand poids. Je ne suis pas très-versé dans la littérature et les antiquités religieuses de l’Inde, mais le peu que j’en sais me permet de fonder mon jugement historique sur une base solide. J’accepte pleinement ce que dit Burke dans le passage que j’ai cité plus haut. J’éprouve un profond respect pour cette antique théocratie, en présence de laquelle notre ordre social semble né d’hier. Je suis convaincu, qu’il serait insensé de hâter la décadence de cette vieille société, et de lui imposer prématurément la civilisation progressive, mais encore anarchique, de notre Occident. Attendons patiemment que notre édifice social ait atteint quelques proportions harmoniques, pour le proposer comme modèle aux nations moins avancées. N’en doutons pas, dès que le monde occidental sera arrivé en possession d’une organisation rationnelle, il influera rapidement sur l’antique civilisation de l’Asie.

Alors même que la retraite de l’Angleterre devrait arrêter momentanément l’influence des idées européennes et des améliorations industrielles ; quand l’établissement des chemins de fer et des télégraphes électriques devrait être suspendu dans l’Inde, j’applaudirais encore à ce résultat. Les moyens de communication qui y existent aujourd’hui sont assez rapides et assez secrets ; nous l’avons éprouvé à nos dépens. Les merveilles de l’industrie moderne tendent à décomposer toutes les conceptions mentales de ces peuples relativement arriérés ; et ce résultat est tout à fait inopportun pour le temps actuel[3]. Quelles que soient les croyances religieuses admises en ce pays, nous devons les laisser subsister, tant qu’elles sont capables de se maintenir. L’activité des hommes d’État et des philosophes peut amplement s’exercer ailleurs ; et il y a réellement quelque chose d’absurde dans la manière dont nous nous conduisons aux Indes à cet égard. Aucun gouvernement ne tient plus que le nôtre à l’ordre actuel ; aucun ne se pique davantage de se rattacher aux précédents, aucun n’est plus fier « de la lente expansion de la liberté. » Or ce même gouvernement procède à l’égard des vieilles théocraties indiennes, comme un bouillant organe révolutionnaire. En voyant les mêmes hommes, conservateurs en Angleterre, et subversifs aux Indes, on ne peut s’empêcher de penser, que l’égoïsme ne soit, dans les deux cas, leur véritable mobile.

Il faut sérieusement éviter toute illusion, sur cette question de civilisation. Les Espagnols jadis, forts de la supériorité de leurs croyances religieuses et de leur civilisation plus avancée, envahirent les empires du Mexique et du Pérou. Ils imposèrent, le fer à la main, leur christianisme et leur ordre social, pour satisfaire aux véritables motifs qui les animaient, la soif de l’or et l’amour de la domination. Aujourd’hui, l’opinion condamne unanimement leur conduite, et flétrit, non-seulement la cruauté et l’avarice de ces conquérants, mais encore leur esprit de croisade, leur manque de respect et de sympathie pour les institutions des vaincus, et la destruction d’une civilisation intéressantes qui fait considérer avec mépris celle qu’ils y ont substituée. Qui pourrait dire que le jugement de l’avenir ne sera pas aussi sévère à notre égard, et que dans quelques siècles, nous ne serons point universellement condamnés pour avoir tenté d’imposer à l’Inde notre civilisation ?

Nous voici arrivés à la quatrième raison, la question religieuse. Ici se résume tout ce qu’il peut y avoir de vraiment respectable dens les désirs des classes supérieures. Toutefois, bien que je respecte de tels sentiments, je ne puis y adhérer.

L’espérance de convertir l’Inde au christianisme n’a jamais influé, jusqu’ici, d’une manière bien notable sur notre politique. Des sociétés de missionnaires recrutent des hommes plus ou moins aptes à ce service. Mais tous ceux qui ont coopéré à ces missions peuvent affirmer, que leur résultat est tout à fait au-dessous des efforts tentés dans ce sens. L’énergie de notre nation n’est poussée dans cette direction par aucune impulsion spontanée. Or il y a peu de raisons pour croire que l’avenir vienne à démentir le passé. On pourrait sans doute faire un grand effort, mais il ne sera jamais que passager, faute d’être basé sur aucune conviction vraiment populaire. Le résultat final sera donc, comme toujours, que quand le moment de réfléchir et de peser sera venu, on reculera devant une collision avec le système religieux des indigènes, Mahométans ou Hindous.

Le passé nous édifie pleinement sur le résultat obtenu par les missionnaires. Les nations chrétiennes de l’occident sont, depuis un temps considérable, en rapport avec les populations orientales, commercialement ou politiquement. Les croyances chrétiennes leur ont été présentées par des agents catholiques et protestants, sous toute espèce de formes : comme mode de vie, comme système de culte, et comme doctrine religieuse. Sous aucune forme, par aucun organe, on n’a pu les y faire progresser ; et je me fais l’écho des observations et des convictions les plus compétentes, en affirmant que, l’acceptation du christianisme par les Indiens, n’est présumable dans aucun temps que l’on puisse apprécier.

Je pourrais, à ce sujet, prendre une position négative ; et, considérant notre pays à ce point de vue, dire avec Coleridge que nous devons regarder froidement toutes ces entreprises de missions ; l’extension du christianisme devant être de bien peu d’importance, puisque son action chez nous est devenue si faible, et que son centre est si dépourvu de vigueur. En voyant ici l’inanité des convictions religieuses, il faut reconnaître que c’est une étrange illusion que de se croire capable, comme nation ou comme gouvernement (j’excepte le cas de zèle individuel, un homme se trouvant animé de l’esprit de saint Paul), de porter chez d’autres peuples une religion et une morale si peu solides à nos yeux, et que nous voyons chaque jour attaquées par la presse actuelle.

Il y a aux Indes deux religions principales, le brahmanisme et le mahométisme. Toutes deux sont pleines de vie et nous laissent peu d’accès. Si, dans ses attaques contre le brahmanisme, notre missionnaire met en avant le côté philosophique du christianisme, l’esprit subtil du brahme accepte la lutte avec joie, et lui oppose une contre-philosophie. D’où, matière infinie à discussion, mais pas de résultat. Si au contraire, le missionnaire chrétien se borne à exposer historiquement sa religion, et à faire appel à la conscience, il s’épargne la douleur d’une défaite, mais l’effet produit reste nul ; car le système religieux de l’Inde ne laisse aucun besoin à satisfaire ; ce qui serait la première condition de succès pour une autre religion voulant s’y faire accepter. Ce n’est plus ici la lutte du christianisme avec le polythéisme gréco-romain, profondément ébranlé, d’abord par la culture philosophique, et par la souffrance morale des masses. Dans l’Inde, la constitution théocratique a encore toute la force que donne une association ancienne et héréditaire ; et, cette force, qui, dans le monde romain, ne fut détruite qu’au bout de quatre siècles et par l’envahissement des barbares, est un obstacle insurmontable pour le missionnaire, et qui fait désespérer du succès de son entreprise.

Quant au second système religieux avec lequel nous sommes en contact aux Indes, je n’ai que quelques mots à en dire. L’arrêt de l’histoire est, sur ce point, définitif et irrécusable : le christianisme n’a pu faire aucune impression sur le mahométisme, et il y a même renoncé. Les deux monothéismes se sont rencontrés au moyen âge, et l’issue de la lutte est assez connue. Le catholicisme grec succomba ; et tout ce que le catholicisme romain put faire fut de soutenir une guerre défensive. Aujourd’hui, chacune de ces croyances se prétend en possession exclusive de la vérité ; chacune d’elles est réciproquement rejetée par une partie de l’espèce humaine, et toutes deux subsistent à côté l’une de l’autre, comme pour témoigner de l’exagération de leurs prétentions mutuelles.

Si le but que l’on se propose est de répandre la religion et la civilisation, il n’y a que trois manières efficaces de l’atteindre. On peut les propager en chassant et exterminant toutes les populations fermement attachées aux croyances et aux mœurs que l’on désire remplacer ; mais cette méthode est inapplicable au cas qui nous occupe. On peut encore procéder par assimilation graduelle et incorporation des peuples conquis ; tel fut le système de l’ancienne Rome. Mais, à cette époque même, il ne réussit que pour la partie occidentale de la domination romaine, et il échoua dans l’Orient. Ce serait donc rêver que de vouloir l’appliquer aujourd’hui aux Indes. La troisième méthode est celle de la persuasion ; mais elle doit, pour être efficace, rester pure de toute contrainte. Si on la combine avec la conquête, on peut être assuré de l’insuccès, d’après la réaction violente qu’elle ne manquerait pas de provoquer. Telle est la seule voie qui noue reste, si nous persistons à vouloir garder ce pays.

Malgré l’importance de toutes ses considérations, je ne puis insister davantage, ayant à dire des choses que je ne puis taire, quoiqu’il doive m’en coûter. Je rejette donc les prétextes ci-dessus examinés, ainsi que l’obligation solennelle que l’on veut nous imposer, en tant qu’Église, de christianiser les Indes. Pour de nombreux motifs politiques, et par l’inutilité des efforts tentés dans ce sens, on ne peut adopter un semblable projet. Mais je soutiers en outre que, loin d’être un bonheur, ce serait un préjudice immense, pour les Hindous, que d’adopter le christianisme. Dans tout l’Occident, la foi chrétiennes meurt, surtout comme croyance publique ; car la foi individuelle existe encore pour beaucoup de gens qui pratiquent le culte. Mais l’influence de ce système sur les sentiments, les pensées et les actions des masses n’existe plus. Jadis le catholicisme fut le lien des nations et les tint unies sous sa bannière ; mais il est loin actuellement d’en être encore ainsi. Il a été ruiné par sa propre faiblesse, sans qu’aucune cause extérieure ait provoqué ce déclin, sans qu’aucune autre forme de catholicisme ait surgi pour le remplacer. Sous une forme quelconque, ce culte est désormais profondément incapable d’agir comme moteur de la vie individuelle ou sociale, et surtout de remplir le but de toute vraie religion. Le catholicisme a rendu les plus grands services dans le passé, mais il n’est plus qu’à l’état de souvenir. Loin de moi cependant la pensée de le déprécier, car je reconnais qu’il pourra encore influer sur bien des individualités, jusqu’à ce que la nouvelle doctrine, qui doit le remplacer, soit entièrement acceptée.

Puisque le christianisme n’a plus ma foi, et que je ne puis le regarder comme le guide de la conduite privée, ou comme le régulateur de la vie publique, dès lors je dois repousser avec force toute tentative faite pour l’imposer à d’autres nations et pour le propager, même par voie de persuasion, chez des peuples où il existe une organisation religieuse différente. Dans de telles conditions, je le considère comme pouvant occasionner plus de mal que de bien et devenir un instrument de désordre et de rétrogradation, plutôt qu’un moyen d’ordre et de progrès.

Laissons le système brahmique suivre son cours naturel. Nous pourrons, de cette manière, épargner, aux populations qui s’abritent encore dans son sein et qui restent attachées à ses cérémonies (sans approfondir sa doctrine), la phase religieuse que représente aujourd’hui le christianisme. Nous pourrions alors espérer que, sans partager l’agitation qui accompagne l’évolution religieuse de l’Occident, les peuples de l’Inde accepteraient un jour la nouvelle foi, qui viendrait s’offrir à eux pure de tous les souvenirs d’abjection et d’esclavage qui ternissent à leurs yeux le christianisme.

J’ai examiné l’une après l’autre chacune des bases sur lesquelles les partisans de notre domination aux Indes s’efforcent d’asseoir leurs prétentions. Prise isolement, chacune d’elles se trouve insuffisante ; et je ne pense pas que leur réunion puisse suppléer à leur inanité respective. Il y a cependant un point de vue que je n’ai pas encore examiné. On accorde que l’origine de notre occupation est illégitime, on ne cherche point à justifier les mesures gouvernementales qui l’ont suivie, et l’on regarde comme douteuse la persistance de notre domination. Mais on prétend qu’en abandonnant l’Inde, nous la laisserons se replonger dans l’état de bouleversement où nous l’avons trouvée, et que, dès lors, elle souffrira infiniment plus qu’étant en notre pouvoir. Ce prétexte me semble sans valeur, et je demande avant tout s’il a pour objet de justifier le maintien permanent, ou temporaire de notre autorité. Si c’est, comme je le suppose, du dernier mode qu’il s’agit, qu’on nous fixe la limite de cet exercice ; et si les Indiens supportent encore pendant ce temps notre tutelle, quelle est, approximativement, l’époque à laquelle elle devra cesser ? Nous absorbons déjà tout le gouvernement de ce pays, et nous l’annulerons bien plus encore, si nous parvenons à étouffer la révolte actuelle. Si l’on nous laisse juges du moment opportun pour cette retraite, nous ne l’effectuerons jamais : il y a donc absurdité à nous arroger le droit d’une semblable décision, et à vouloir régler notre conduite future sur des éventualités incertaines. Depuis un siècle que les Indiens sont en contact avec nous, ils ont beaucoup appris ; et nous pourrions, en nous retirant, les aider dans les difficultés du moment, et diminuer les maux qui résulteraient pour eux d’un pareil changement. Mais nous ne pouvons poser en principe que nous envahirons chaque fois que surgira un mauvais gouvernement. Ils sont nombreux les cas dans lesquels nous nous sommes abstenus d’une pareille intervention.

En réalité, le principal obstacle à l’abandon de l’Inde résulte de l’opinion mal établie des avantages que l’on croit attachés à sa possession, ainsi que du sentiment d’orgueil national qui nous empêche de reconnaître un insuccès. Quoi ! après un siècle, se retirer et confesser que l’on a mal agi en s’emparant de l’Inde, et que cette malencontreuse conquête portait en elle-même des germes inévitables de destruction. Ce serait, il est vrai, un étrange renversement de l’opinion que nous en avons eue jusqu’à ce jour. Nous nous sommes cependant soumis (et même avec satisfaction), à l’insuccès que nous avons eu en Irlande. Un million cinq cent mille Irlandais sont morts de faim, par la faute évidente d’un gouvernement imprévoyant. La plupart des survivants abandonnent la patrie, comme le constatent les journaux populaires, notamment l’Exode irlandaise. Mais l’Irlande est tranquille, et ce résultat fait oublier les moyens que l’on a employés pour l’obtenir.

J’ai de l’ambition pour mon pays, mais non pas une ambition vulgaire. Sa politique l’a placé au premier rang dans les conflits d’intérêts ; il a été entraîné bien loin dans la voie des attaques, et ses succès l’y ont souvent rendu oppressif. Je voudrais maintenant le voir accepter une plus noble politique et entrer le premier dans la voie du repentir, de la réparation et de la modération désintéressée. On nous représente comme glorieuse cette conquête des Indes : elle ne répand cependant sur nos armes et sur nos conseils qu’un éclat bien douteux. Et lorsque, tôt ou tard, l’Inde nous aura été ravie, sa possession ne paraîtra que comme un bien faible épisode de notre histoire. Je passe sous silence la triste célébrité d’hommes tels que Clive et Warren Hastings, et je ne considère que les meilleurs types de nos généraux victorieux. Leur gloire ne saurait être durable ; car pour le soldat la cause fait tout ; et notre armée n’est, aux Indes, que l’instrument de l’asservissement d’une nation malheureuse[4]. Des actions d’éclat signaleront peut-être cette guerre, mais elle est en elle-même blâmable. Le sort des hommes d’État, aux Indes, n’est pas plus honorable que celui des guerriers. Nous en avons vu de remarquables par leurs vertus et leurs talents, lutter contre leur déplorable mission. Plus ils étaient éminents, plus ils avaient la conviction de l’inanité de leurs efforts, plus ils sentaient qu’ils ne pouvaient que pallier le mal, sans pouvoir aborder la noble tâche de contribuer d’une manière durable au bien-être et au bonheur de leurs sujets. Il est glorieux pour ces hommes d’avoir accompli leur devoir, bien qu’ils ne se fissent point illusion sur le résultat. Mais à l’hommage qu’ils méritent, se mêle comme un sentiment de pitié. L’Inde n’offre donc une gloire légitime, ni à l’homme d’État, ni au guerrier.

Et quant au pays qu’ils servent, l’Angleterre, la seule gloire réelle qu’elle puisse recueillir aux Indes, est celle que lui vaudrait la restitution de sa conquête : il ne tient qu’à elle de l’acquérir. Hélas ! je sens, en écrivant ces lignes, que le moment est passé pour une si noble démarche, et que l’Angleterre est destinée à être honteusement expulsée, ou à recommencer ce qu’elle a fait. Dans ce cas, ce qui lui serait le plus funeste, ce serait de réussir.

Jusqu’ici j’ai développé une politique étrangère aux idées et aux sentiments des classes supérieures de l’Angleterre. Je suis comparativement seul, mais j’ai la ferme conviction que beaucoup d’Anglais peuvent être ébranlés par mes opinions et sympathiser avec moi, au moins intellectuellement, sinon complétement. Je crois que ces opinions seront partagées par la majorité des penseurs européens, qu’elles se trouvent d’accord avec les sentiments généraux de moralité qui sont répandus dans les masses, et qu’elles sont conformes aux conclusions du chef-d’œuvre de la philosophie politique. Je n’espère pas cependant de voir les principes que je viens d’exposer, être adoptés de sitôt par mon pays ou par mon siècle ; mais j’ai l’intime confiance qu’elles prévaudront dans l’avenir.

C’est pourquoi, dans les pages suivantes, je m’adresse à deux classes, parmi lesquelles j’ai l’espérance de les voir plutôt pénétrer : ce sont les femmes et les prolétaires anglais. S’ils me font défaut, mes convictions n’en seront pas ébranlées, car ce sont bien elles qui m’ont donné le courage, comme serviteur avoué de l’humanité, d’élever la voix contre l’occupation prolongée de l’Inde par l’Angleterre. Je me suis élevé en faveur d’un grand peuple, jusqu’alors injustement opprimé, et qui combat aujourd’hui pour son affranchissement ; en cela, j’ai ouvertement défendu ce que je considère comme la raison et la justice, contre l’erreur et l’égoïsme.

  1. J’emprunte au Spectateur du samedi 7 novembre, journal défavorable à mes opinions, le passage suivant : « Avec ces différences essentielles dans les sentiments, dans les idées et jusque dans le langage, comment serait-il possible aux deux races d’arriver à s’entendre ? Nous pouvons difficilement apprécier la culpabilité morale de nos adversaires, car leur éducation et leur religion approuvent leur fanatisme destructif, et justifient leur plus barbare conduite. À leurs yeux, le massacre des femmes et des enfants se trouve glorifié par une sanction religieuse. »
  2. Je ne signalerais pas le discours de lord Shaftesbury ; mais il contient quelques matériaux précieux, et il a d’ailleurs un certain intérêt, comme manifeste du chef d’un parti religieux important. Je dois surtout exprimer le regret qu’un pareil discours ait été considéré comme spécialement anglais. J’emprunterai à l’orateur ce qu’il appelle « de solennelles et profondes paroles, » et l’on verra qu’elles apportent beaucoup de jour dans la question : « De tous les maux produits dans l’Inde par cet état de choses, le plus grand, le plus difficile à éviter, c’est le sentiment d’intense et terrible exécration que les Européens éprouvent pour les hommes de couleur. Il sera presque impossible de rien faire de longtemps pour le bien de cette nation. Je maintiens qu’il sera absolument impossible d’élever leur position et de leur faire une situation convenable, tant est immense la haine que leur portent les Européens. »
  3. J’emprunte encore une citation au discours de lord Shaftesbury. M. Kennedy, missionnaire à Bénarès, écrit ces remarquables paroles : « Quelle peut être la cause de toute cette frénésie déployée contre nous ? Certainement notre gouvernement les a cruellement opprimés. Mais ce n’est point là la raison alléguée par ce peuple. Ce que j’ai entendu dire à plusieurs, c’est que tout notre système, nos missions, nos écoles, nos chemins de fer, nos télégraphes électriques, etc., détruisent leur religion, et qu’ils ne peuvent plus supporter un tel état de choses. »
  4. Notre position, en ce pays, me rappelle le jugement de Napier sur la situation des Français en Espagne : « Dans un langage étranger, il (J. Bonaparte) exige qu’une race d’hommes ardente et superbes accepte un gouvernement qu’elle ne comprend pas. Ses espérances de succès reposent sur les armes d’un frère ; ses prétentions sont fondées sur le consentement d’un monarque imbécile et sur la lâcheté de quelques nobles pusillanimes, au mépris des droits de plusieurs millions d’hommes, armés pour s’opposer à lui. Voila ce qu’il y a d’impie dans son entreprise, ce qui rend son gouvernement odieux, ce qui pousse tout noble cœur à repousser la souillure de son contact. » — Napier, Pen. War, vol. I, page 10. — Nous devons sympathiser avec les Espagnols résistant à Bonaparte.