L’Inde civilisatrice/Chapitre I

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Librairie d’Amérique et d’Orient (p. 9-31).

I

LES CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA CIVILISATION INDIENNE

L’Inde est de temps immémorial la terre des prestiges. La littérature des Merveilles de l’Inde s’ouvre dès le ve siècle avant notre ère avec le Grec Ctésias, médecin du roi Artaxerxès et grand amateur d’histoires extraordinaires ; elle se perpétue sans arrêt à travers l’Empire romain et le Moyen-Âge ; elle fleurit chez les Arabes comme chez les Chrétiens. L’imprimerie à peine inventée répand un traité latin de basse époque sur les mœurs des brahmanes qui sort tout droit du roman d’Alexandre et des imaginations du Pseudo-Callisthène, et les successeurs de Louis Jacolliot continuent encore aujourd’hui à entretenir la tradition de vingt-cinq siècles ou davantage. Fakirs ou yogis, magiciens ou prestidigitateurs, saints et voyants, créatures bizarres, à une jambe, ou sans tête, à oreilles gigantesques, animaux monstrueux et jusqu’au règne végétal défilent dans un long cortège à la Barnum, toujours réclamés avec impatience, toujours accueillis avec une inlassable curiosité. L’Inde est condamnée par une sorte de vocation fatale à servir le goût du fantastique qui hante l’esprit humain. On ne prête, dit-on, qu’aux riches ; l’Inde, par la fécondité luxuriante de sa faune, de sa flore et de son imagination, n’a eu que trop de droits à un crédit illimité. Elle n’en a pas moins des droits sérieux à l’attention des esprits solides.

Tout d’abord, c’est une des masses humaines les plus compactes du globe. Seule, la Chine peut rivaliser avec l’Inde. Sur la foi des recensements modèles publiés par l’administration anglo-indienne, il est permis d’affirmer que la population de l’Inde dépasse trois cents millions. Cette immense multitude forme une unité réelle, et pourtant difficile à définir. L’Inde est un monde si original que nos classifications, comme nos idées et notre vocabulaire, ont peine à s’y adapter. L’unité géographique est évidente ; un coup d’œil sur la plus rudimentaire des cartes en avertit. Le tracé des lignes est d’une simplicité qu’on prendrait pour une œuvre réfléchie de stylisation. Un vaste triangle poussé comme un coin des environs du tropique vers l’équateur, et qui découpe dans l’immensité de l’Océan indien deux golfes, le golfe Arabique à l’ouest, le golfe du Bengale à l’Est. Élevé sur la base de ce triangle, un trapèze irrégulier limité à l’occident par le cours nord-sud d’un des plus grands fleuves du monde, l’Indus, à l’orient par le delta enchevêtré de deux autres fleuves considérables, le Gange et le Brahmapoutre ; au nord une muraille à peu près infranchissable, le plus haut relief de la surface terrestre, l’Himalaya. Par delà, au nord, les plateaux presque déserts du Tibet, coupés encore de hautes chaînes transversales ; à l’ouest, les vastes déserts de sable où l’armée d’Alexandre faillit s’enliser, et les vallées découpées dans le nœud montagneux de l’Hindou-Kouch, d’où le conquérant macédonien avait eu tant de mal à déboucher ; à l’Est, par delà les terres inondées du delta gangétique, un nœud de hauteurs, moins élevées, mais touffues et sauvages, forment une seconde barrière entre l’Inde et la Birmanie. À ce continent, une annexe insulaire, Ceylan, qui le prolonge irrégulièrement vers le sud. Dans l’ensemble de cette figure géométrique, une tradition constante distingue en deux zones les éléments qui la composent : le trapèze, c’est l’Hindoustan ; le triangle, c’est le Deccan. Des mouvements harmonieux de rivières et de hauteurs dessinent des plis dans ces masses. L’Indus une fois évadé de l’Himalaya, se dirige du nord au sud ; les quatre grands affluents qui forment avec lui le Penjab, « les Cinq Rivières » coulent de nord-est en sud-ouest. Le Gange entré dans la plaine, va du nord-ouest au sud-est ; de ses affluents, ceux qui descendent de la région himalayenne sont orientés du nord au sud ; à gauche, la Jamma, sœur du Gange en sainteté et en importance, semble s’appliquer à le suivre fidèlement ; mais les sous-affluents et les affluents inférieurs s’inclinent du sud-ouest au nord-est. Le plateau accidenté qui leur donne naissance marque la limite méridionale de l’Hindoustan ; les eaux du revers sud s’écoulent généralement en sens inverse, de l’est à l’ouest, par la Narmada et la Tapi ; mais après les estuaires ensablés de ces deux rivières, une longue chaîne se dresse, parallèle à la côte occidentale et tout près de la mer ; tout le drainage du Deccan est incliné d’ouest en est vers le golfe du Bengale : Mahanadi, Godavari, Kistna, Kaveri. Ainsi dès le premier coup d’œil, l’Inde n’a pas de centre géographique ; l’histoire ne le confirme que trop par l’éparpillement des dynasties locales. L’unité impériale n’a jamais été qu’un accident éphémère, une contrainte sur la nature, et, dans le fait, une création nominale plus qu’une réalité. L’histoire contemporaine apporte une preuve nouvelle : la capitale officielle, Calcutta, est dans cette Inde si ancienne une ville sans passé, surgie à l’extrémité la plus reculée de la terre indienne ; on a cherché récemment à réparer l’erreur, à transporter ailleurs le siège du gouvernement. Le choix s’est arrêté sur Delhi, consacrée par la tradition épique du Mahā-Bhārata et par le souvenir encore prestigieux des Grands Mogols, mais Delhi n’est centrale que pour l’Hindoustan ; pour la presqu’île indienne, Delhi est au bout du monde indien, vers le nord. Par la disposition de ses plissements, l’Inde est organisée à la façon d’une ellipse, et non d’une circonférence : elle a deux foyers. L’un à l’entour de Delhi, dans cette espèce d’isthme en pleine terre, resserré entre les contreforts de l’Himalaya au nord, et la contrée désertique du Rajpoutana au sud, et qui fait communiquer le bassin de l’Indus, orienté vers le monde iranien, avec le bassin du Gange, orienté vers l’Indochine. C’est là que s’est décidé maintes fois le sort de l’Inde envahie ; là s’est arrêtée l’armée d’Alexandre ; là ont triomphé les Turcs, les Afghans, les Mongols, les Anglais. L’autre foyer, d’une symétrie frappante, est au voisinage du golfe de Cambaye, par où la mer s’insinue le plus profondément dans le continent indien, aux confins du désert, à l’origine des voies qui vont des portes de la côte, soit aux vallées qui débouchent sur le Gange moyen, soit à l’intérieur du Deccan. C’est là qu’ont prospéré jadis les entrepôts du commerce hellénique, arabe, portugais, hollandais, là aussi que le génie hindou a eu longtemps son Athènes, à Ujjayinī, l’actuelle Oujjein, qui a mieux préservé son nom que sa splendeur.

Le climat, dans l’ensemble, est du type tropical, avec des chaleurs de plus en plus violentes en approchant de l’équateur. L’hiver proprement dit n’existe que dans les districts montagneux du nord ; mais l’Hindoustan tout entier a des nuits froides pendant cette période, et les hauteurs, si elles n’ont pas de neige, ont la gelée blanche. Le phénomène qui rythme le plus nettement la vie annuelle, au point de donner son nom à l’année, c’est la saison des pluies (varṣa). L’Océan indien est soumis à un régime alternant de vents du sud-ouest et de vents du nord-est. Quand la mousson du sud-ouest s’établit, elle entraîne avec elle les vapeurs de la mer surchauffée qui se refroidissent au voisinage des montagnes et se précipitent en pluie. De juin à septembre, le ciel arrose la terre ; puis vient l’automne, avec la sérénité de ses clairs de lune infatigablement chantés par les poètes, et désormais jusqu’au retour de la mousson suivante l’Hindou n’aura plus pour sa boisson, pour son entretien, pour sa culture, que les eaux emmagasinées dans les creux du sol, dans ces réservoirs et ces étangs artificiels qui accompagnent partout la présence des communautés humaines dans l’Inde. Les cours d’eau qui roulaient en torrents impétueux et débordaient sur les plaines au temps des pluies rentrent sagement dans leur lit trop large où souvent, pour reprendre une expression célèbre, ils coulent à sec. Et c’est miracle de voir s’étaler encore la magnifique nappe du Gange, ce Nil de l’Hindoustan, vénéré comme une mère (Gaṅgā mātā) par les indigènes qui le croient descendu du Paradis céleste. Bonne mousson, bonne moisson ; mais si la pluie est rare, c’est la famine, le typhus, le choléra, des millions de victimes vouées à la mort. Avec sa population presque tout entière agricole, et d’une densité stupéfiante dans les districts bien cultivés, l’Inde a besoin de son blé, de son riz, de son millet, de son sésame, de tant de céréales et de graines qu’elle produit, en partie pour s’en nourrir, en partie pour les exporter. La nature bienveillante y joint une profusion de fruits savoureux : la banane, la datte, la noix de coco, la mangue, la goyave, l’ananas, et tant d’autres, ignorés la plupart, souvent même de nom, dans nos climats. Le bambou vaut d’être cité, pour les innombrables services qu’il rend. Les épices, poivre, cannelle, etc. ont fait de tout temps la gloire et la fortune du Malabar et de Ceylan. Le cotonnier, largement répandu dans le Guzerate et le Deccan, donne cette « laine d’arbre » que la main d’œuvre indigène sait transformer en mousselines impalpables. Pour se faire une idée de l’infinie diversité des arbres, des plantes, des fleurs, il faudrait lire une de ces énumérations où se laisse aller volontiers l’art descriptif de l’Inde comme pour éblouir et confondre l’imagination sous le ruissellement des vocables. Je ne mentionnerai pas ces noms, évocateurs d’images seulement pour l’esprit hindou, mais qui ne sonnent pour nous que comme des combinaisons de sons baroques. Comment parler du jambou, l’arbre empourpré d’une floraison attachée à ses rameaux, et qui est pour l’Indien ce que le peuplier est à nos paysages, ou le cyprès aux paysages d’Italie ? L’Inde se désigne elle-même aujourd’hui ainsi qu’autrefois, comme le Pays du Jambou (Jambudvīpa)</noinclude>. Je ne mentionnerai donc de toute cette végétation que le figuier banyan et le lotus. Le figuier banyan est pour ainsi dire consacré par les descriptions de tous les voyageurs, on sait que ses branches descendent des racines adventices qui à leur tour s’enfoncent en terre et se développent comme autant de nouveaux troncs. On peut admirer au jardin botanique de Calcutta un spécimen qui n’a pas poussé moins de 562 racines adventices, et qui déploie sa couronne de feuillage sur une circonférence de plus de 300 mètres. Le lotus, qu’il épanouisse à la surface des eaux son disque rosé ou qu’il allonge vers le ciel son pinceau bleuté, est dans la littérature et l’art de l’Inde beaucoup plus que la rose dans la poésie de l’Occident : le lotus est la beauté, la grâce, le charme, la splendeur, le divin ; lotus, les yeux de la femme aimée ; lotus, les pieds vénérés du précepteur ou du roi ; lotus, les paroles divines de la sagesse ; lotus, le siège où s’accroupit la divinité.

Dans cette espèce d’Éden, l’homme ne manque pas de compagnons. Il retrouve près de lui ses familiers ordinaires : le cheval, l’âne, la chèvre, la brebis, la vache surtout, l’animal sacro-saint, plus respecté que la personne humaine. Il a su tirer parti de l’éléphant, colosse malicieux autant qu’adroit, « la bête qui a une main », hastin (le Hâthî de Kipling), bête de somme, convoyeur, bon à tout faire. Le chameau, disgracieux et résigné, est plus utile encore. Le singe pullule, obscène, querelleur, criard, mais dangereux aux plantations seulement. D’autres sont plus malfaisants : l’ours, le rhinocéros, surtout le crocodile, le serpent et le tigre. Le tigre est à l’affût dans la jungle ou dans les champs, le crocodile au bord des rivières ou des étangs, le serpent, partout. On compte par an plus de 20 000 victimes humaines. Une battue dans le Terai népalais, la jungle au pied de l’Himalaya, a donné 29 tigres au tableau pour une seule journée. Quant aux serpents, l’Inde peut se flatter d’en posséder à peu près toutes les espèces, du python qui berce aux branches sa longue masse de 5 à 7 mètres, au cobra qui dresse comme une image de la mort sa tête encadrée d’un chaperon. D’autres agents de mort, plus petits, presqu’aussi redoutables, se dissimulent dans le fourmillement des insectes, par exemple le scorpion au dard venimeux. Pour effacer ces impressions sinistres, je citerai encore le perroquet au plumage chatoyant, l’antilope au doux regard, compagne des ermites, symbole de sainteté que l’Hindou aime à reconnaître jusque dans le ciel, tracé en lignes d’ombre sur la face de la lune.

L’espèce humaine n’est pas moins variée que la faune et la flore. La taille, la stature, le teint, les indices somatiques en usage chez les anthropologistes : indice céphalique, indice nasal, etc. y passent par tous les degrés de l’échelle. Nous avons vu chez nous, auxiliaires venus pour la défense de notre sol, les Sikhs du Penjab, grands, nobles de prestance, graves comme des patriarches, souriants comme des enfants, bronzés, barbus, la longue chevelure relevée sous le turban, et les Gourkhas de l’Himalaya népalais, petits, trapus, rasés, le poil rare, les yeux fendus en oblique, les pommettes saillantes. Les pavillons de thé des Expositions nous ont rendu familier le Singhalais presque noir, aux allures de femme dans sa longue tunique, les cheveux ramassés en chignon, retenus par un peigne. Les privilégiés qui ont contact avec les maharajas de passage savent qu’un vrai Rajpoute approche du type idéal de la beauté classique, peau blanche, carnation rose — le Rajpoute est rouge dans la classification indigène, — traits fins, majesté de l’expression, dignité du geste. Les théosophes ont eu l’occasion de recevoir dans leurs petits cénacles mystérieux quelques brahmanes du Bengale, noirs de cheveux, noirs d’yeux, le teint sombre, presque noir en contraste avec le vêtement blanc où ils se drapent, la face fine, le regard enflammé, la parole ardente et inspirée. Pauvre petite carte d’échantillons d’une collection sans rivale, qui s’étend jusqu’au sauvage de la jungle, Bhil, Gond, Tharou, Naga, à peine vêtu d’un bout de pagne, armé d’un grand arc, chasseur de gibier ou de baies forestières et souvent à son tour gibier des grands fauves. Tous ces types, croisés par l’effet d’un long voisinage, passent par des gradations insensibles de l’un à l’autre. Pour introduire un peu d’ordre dans cette confusion désespérante, le langage reste le témoin le plus clair, s’il n’est pas le plus probant. Ici, nous avons des matériaux solides. Le Gouvernement de l’Inde a créé un Service Linguistique, en réalité l’œuvre personnelle de Sir Georges Grierson, qui devrait servir d’exemple au monde entier. Ce service a compté, relevé, étudié dans l’Inde propre — à l’exclusion de Ceylan qui, comme colonie de la Couronne, est en dehors de l’administration de l’Inde — 179 langues et 544 dialectes. L’ensemble se divise essentiellement en quatre grandes familles : Aryens, Dravidiens, Tibéto-Birmans, Austro-Asiatiques. Le groupe aryen réunit toutes les langues apparentées d’origine au sanscrit, et par conséquent aux langues de l’Europe classique et chrétienne ; ce seul groupe comprend plus de 230 millions d’âmes. Son aire couvre tout le trapèze de l’Hindoustan et déborde au sud sur le Deccan dont elle englobe la portion nord-ouest. Les Dravidiens, au nombre de 53 millions, occupent tout le reste du Deccan. Les Tibéto-Birmans sont répandus le long de l’Himalaya. Les Austro-Asiatiques appartiennent surtout à la branche Munda, dans l’arrière-pays montagneux entre le delta du Gange et la Mahanadi. Pour les deux premiers groupes, de beaucoup plus nombreux, et qui parlent des langues de culture parvenues à un développement littéraire, l’unité de parler est loin de déceler l’unité de race ; des populations de toute provenance y ont été fatalement absorbées par l’attrait et le prestige d’une civilisation supérieure. Tels qu’ils sont, ces groupes ouvrent au linguiste et à l’anthropologiste des perspectives illimitées. Je n’ai point à tracer ici le programme de leurs recherches ; il me suffit d’en avoir esquissé la matière.

Quelle civilisation a pu surgir du contact de ces groupes si fortement hétéroclites, encadrés dans cette nature singulière ? La question est digne de préoccuper les esprits réfléchis. L’Inde est, en effet, dans l’ancien monde, le seul cas de civilisation intra-tropicale. Les pays de grande civilisation sont, à part l’Inde, situés dans la zone tempérée ; l’effort de l’homme contre la nature a constamment tendu à porter plus loin vers le nord les foyers de civilisation. L’histoire de l’esprit humain tient pour une grande part dans les phases successives de ce déplacement. Issue des contrées chaudes, lumineuses qui s’orientent vers le fond du golfe Persique ou de la Méditerranée Orientale, parvenue un instant à un point d’équilibre apparent dans la triple Grèce d’Asie Mineure, d’Hellénie et d’Italo-Sicile, portée ensuite par les Romains jusqu’à l’Atlantique, jusqu’au Rhin, jusqu’au Danube, la civilisation classique, païenne ou judéo-chrétienne, a déserté ses foyers d’origine ou d’antique splendeur pour des cieux gris, avares de lumière et de chaleur, et pour des terres parcimonieuses qui ne donnent rien qu’en échange d’une lourde peine. L’empire du monde a passé par Babylone et Ninive, par Memphis et Thèbes, par Sparte et Athènes, par Carthage et Rome, pour aboutir à être disputé sous nos yeux, sur notre sol, entre le maussade Berlin et Londres la brumeuse. À l’autre bout de l’ancien monde, la Chine a formé sa civilisation, son unité, son génie dans la vallée du Hoang-ho, elle ne s’est étendue que tardivement vers le sud, au-delà du Yang-tse kiang. L’Égypte seule présente une apparence d’analogie. Les anciens l’ont même supposée fréquemment rattachée à l’Inde par le sud ; Alexandre le croyait encore quand il arriva sur les bords de l’Indus qu’il était disposé à regarder comme le cours supérieur du Nil, à cause du régime périodique des inondations, des roseaux pareils au papyrus et des crocodiles qui se rencontraient sur ses bords. L’équivoque du nom d’Éthiopie et d’Éthiopiens appliqué jusqu’à la basse époque à l’Afrique supérieure et à l’Inde fait un pendant significatif à l’équivoque du nom des Indes et des Indiens qui persiste encore dans l’usage actuel, malgré la précision des connaissances géographiques, comme un rappel de l’erreur féconde qui inspira Christophe Colomb ; nous parlons des Indes Orientales et des Indes Occidentales, et les Peaux-Rouges comme les indigènes du Pérou sont des Indiens aussi bien que les riverains du Gange. Mais l’analogie entre l’Égypte et l’Inde s’évanouit au premier examen : la basse vallée du Nil s’ouvre à la latitude la plus septentrionale du Deccan ; Alexandrie est plus septentrionale que Delhi de 2 degrés. En outre, par le cours de son fleuve, l’Égypte est tout entière attirée dans une seule direction, la direction du nord, vers cette Méditerranée si complaisante à la navigation côtière, aux courtes traversées, plutôt un lac qu’un océan, et toute bordée de pays variés, de races diverses, fondues en dépit d’elles-mêmes dans une œuvre commune de civilisation. Entre tous ces traits caractéristiques, aucun ne convient à l’Inde. Il n’est pas surprenant que les Hindous aient pu se croire les seuls et uniques auteurs de leur propre civilisation, tout les invitait à admettre cette croyance flatteuse.

Dans l’ordre religieux, qui domine et embrasse toutes les autres manifestations de la vie à l’époque ancienne, et même à l’époque contemporaine, l’Inde est originale. On peut dire que, les Hébreux mis à part, aucun peuple n’a été doué au même point du génie religieux. Comme Jérusalem est le berceau des croyances qui ont conquis l’Asie Antérieure, l’Europe, et le Nouveau Monde, Bénarès est le foyer toujours ardent d’où ont rayonné les apôtres qui, de proche en proche, ont converti tout l’Extrême-Orient, Chine, Corée, Japon, Indochine, Insulinde, et l’Asie Centrale, et même les marches orientales de l’Europe jusqu’à la Volga. L’Inde a créé, 500 ans avant le Christ, une religion universelle ouverte à tous les hommes : le bouddhisme. L’Inde a aussi sa religion nationale, et là, une fois de plus, je m’achoppe à l’insurmontable difficulté des choses indiennes, irréductibles à nos manières de concevoir et de parler. Je ne sais de quel nom la désigner, car l’Inde ne lui a pas donné d’appellation. Elle est « la religion », comme il y a l’air, et l’eau, et le ciel. Si on interroge un Hindou sur sa croyance, il répondra qu’il est Vaiṣṇava « sectateur de Viṣṇu », Çaiva « sectateur de Çiva », qu’il adore Rāma, Kṛṣṇa, la déesse Durgā, ou Gaṇeça à la trompe d’éléphant, etc. Mais les adorateurs de Viṣṇu et de Çiva, et de Rāma, et de Kṛṣṇa, et des innombrables divinités de ce panthéon éternellement ouvert, quelles que soient leurs rivalités, leur malveillance, leur hostilité réciproque, ont la conscience d’appartenir tous au même système religieux, essentiellement défini par l’exclusion de l’étranger. Dans ce cher pays du Népal, qui m’a laissé tant de délicieux souvenirs, où j’ai trouvé, contrairement aux pronostics, un accueil amical et chaleureux, j’en ai fait une expérience saisissante : je me rendais au temple de Paçupati, le Çiva local, consacré par une tradition reculée et par la dévotion de la dynastie actuelle. Les badauds ne manquent pas plus au Népal qu’ailleurs, et comme j’étais alors le seul Européen du pays, j’attirais les curieux. Abordé par un jeune savant qui m’adresse la parole en sanscrit, je lie conversation, à l’émerveillement de mon escorte, pour qui le sanscrit était chose sainte autant que fermée. Nous atteignons le seuil du temple, mon compagnon m’arrête tout net avec les propos et les formes les plus polis. J’avise un chien — pourtant le paria des animaux de l’Inde — qui ayant pénétré dans la cour s’y comportait de façon fort incongrue à l’étroit voisinage d’une statue de bronze. Et j’aurais tant voulu inspecter de mes yeux les inscriptions du temple ! « Vois, dis-je, à mon compagnon, tu me refuses l’entrée, et voici un chien qui… » — « Un chien est un chien, me répondit-il, et tu es un Mleccha. » Un Mleccha, c’est au sens propre, un homme qui bégaie ou balbutie des sons inintelligibles, tels les « barbares » des Grecs ; en fait, le Mleccha comme le barbare est l’homme qui n’appartient pas à la communauté. Mais quel est le lien de cette communauté ? En dernière analyse, ce n’est pas le dieu, c’est le prêtre — encore une approximation qu’il va falloir rectifier ; c’est le brahmane. Le brahmane n’est ni un savant, ni un dévot, ni un voyant, ni un ministre du culte consacré par l’ordination. Comme le disait Beaumarchais de la noblesse de son temps, il s’est donné la peine de naître. Mais quelle différence dans la valeur des mêmes mots ! Nous touchons ici la croyance fondamentale sur laquelle repose tout le système des dogmes, des doctrines, de la vie dans l’Inde. Le privilège de la naissance qui choquait Figaro comme une atteinte à la justice et à la raison, est pour l’Hindou la réalisation intégrale de la justice immanente. La vie présente n’est pas le drame poignant de Pascal, pressé entre le mystère de deux éternités ; elle n’est qu’une courte phase dans un enchaînement infini de renaissances, le total provisoire d’un insondable passé, l’amorce d’un insondable avenir. Au cours de ce voyage sans fin à travers le temps et l’espace, la forme humaine n’est qu’une résultante éphémère de facteurs ; l’animal, la plante, le dieu même aussi bien que le démon ne sont que la halte temporaire d’une âme de passage. Une immense solidarité de douleur enchaîne tous les êtres à tous les degrés de la vie. Les plus heureux sont les plus méritants, aussi longtemps du moins que dure le bénéfice des mérites acquis ; et les plus vertueux sont aussi les plus pratiques puisqu’ils renouvellent leur provision toujours en voie de s’épuiser. Ainsi l’échelle sociale est une échelle de valeurs morales, mesurées à l’angle de l’infini, et pour être né au premier rang de la hiérarchie le brahmane conserve jusqu’à sa mort ses privilèges imprescriptibles. On l’appelle « le dieu sur la terre » ; on l’appelle aussi « la bouche des dieux », et c’est une fonction dont il consent volontiers à s’acquitter pour la satisfaction des dévots. Sa primauté reconnue est la garantie préalable et le soutien de tout l’échafaudage social ; les castes se classent par rapport à lui ; sa personne symbolise tout un système rigoureusement ordonné de croyances et d’institutions. Et par lui se parachève un des paradoxes de l’Inde : le brahmanisme, religion amorphe, sans chef, sans clergé, sans orthodoxie, sans programme, a fait l’unité de l’Inde. Et son travail se poursuit encore, il annexe sans relâche de nouveaux prosélytes. Les tribus de la jungle aspirent à posséder elles aussi leur brahmane ; amené par séduction ou par razzia, le brahmane commence par reconnaître dans les fétiches du clan un avatar masqué de ses divinités ; il découvre ensuite à l’usage du chef du clan une généalogie qui le rattache aux cycles épiques ; il impose en retour ses pratiques, et surtout le respect de la vache, article initial de son credo. Saint Rémi et Clovis sont encore de la vie courante dans l’Inde.

Cette religion singulière est pourtant le véhicule d’une des morales les plus sublimes que le monde ait produites. Aucune n’a trouvé d’accents plus graves ni plus émus pour exalter la majesté divine, pour prêcher la douceur, la bonté, la maîtrise de soi, la patience, le sacrifice. Aucune n’a suscité plus de saints, obscurs ou glorieux. Les voyageurs se sont plu à décrire les excentricités fanatiques ou professionnelles des charlatans de sainteté qui déshonorent les pélerinages, les yogi voluptueusement étendus sur des pointes de clous, ou suspendus à des branches par des crochets en pleine chair, ou ces malheureux qui passent leur vie debout sur une seule jambe à marmonner une éternelle bénédiction. Le char de Jagannātha (de Juggernaut, comme transcrivent les anglais et comme on prononce trop souvent en France) a conquis une célébrité universelle ; on se représente, bien à tort, des milliers de dévots luttant pour se faire écraser à l’envi sous les lourdes roues en bois massif du véhicule transportant l’image de Viṣṇu « protecteur du monde » (c’est le sens du mot jagannātha). Le brahmanisme ne tient pas dans ces folies, qui d’ailleurs ne lui sont pas spéciales. Pour le saisir dans son essence, et dans son âme, et dans sa force, il faut pénétrer jusqu’à ces ermites discrets qui, loin des multitudes et du bruit, méditent pieusement sur l’Absolu, et n’interrompent leur méditation que pour offrir une gorgée d’eau au passant altéré ou une poignée de grains aux oiseaux du ciel ; il faut prêter l’oreille à ces maîtres de sagesse, installés parfois aux portes de la ville comme Rāmakṛṣṇa l’était récemment encore dans un faubourg de Calcutta, entourés de visiteurs attentifs qui viennent recueillir les propos de leur sagesse et de leur dévotion, détachés de tous les intérêts du monde, sans famille, sans foyer, sans ressources, vivante protestation contre la démence des ambitions terrestres, témoignage vivant de la sérénité accessible à l’homme ; en eux s’incarnent et s’équilibrent les aspects contradictoires de l’idéal indien : l’absolu détachement et la pitié active. Au fond de toutes les croyances où l’Inde a reconnu son génie résonne le même mot : Illusion. Et voici encore un paradoxe de ce singulier pays. L’Hindou qui vit sous la lumière la plus nette et la plus vive admet difficilement la réalité des formes qui l’entourent, les données internes, au contraire, celles de la conscience, de l’intuition, de l’extase s’imposent à lui comme l’évidence. La métaphysique, toujours cultivée avec passion, a produit dans l’Inde de magnifiques systèmes ; les sciences naturelles n’y ont pas droit de cité. Sans doute les besoins immédiats de la vie journalière y ont développé la médecine, et aussi l’astronomie, auxiliaire indispensable du culte pour le calendrier et la fixation du temps. Mais on peut se demander si les astronomes y ont jamais observé par leurs propres yeux, tant leur science est en général théorique et machinale. Et quelle qu’ait pu être l’habileté professionnelle des médecins hindous, leur doctrine anatomique prouve qu’ils n’ont pas scruté l’intérieur du corps humain. Le monde extérieur n’est que duperie (māyā), c’est un mirage comme croit en voir la gazelle qui a soif (mṛgatṛṣṇā). Et c’est parmi ces apparences décevantes que l’homme est appelé à vivre, à mourir, pour renaître et mourir encore, naître et mourir sans fin. On imagine la lassitude désespérée qui s’empare des esprits, et avec quels élans de reconnaissance on salue le Sauveur qui tend la main aux créatures perdues sur l’Océan des transmigrations pour les conduire à « l’autre rive », que ce soit le néant définitif, ce Nirvāṇa que l’Occident commence à connaître de nom et à apprécier, ou la contemplation ineffable du Dieu souverain, ou l’impersonnalité transcendante de l’Être absolu, qui ne se définit en langue humaine que par la négation.

Hantée par ces problèmes, balancée entre ces solutions, l’âme hindoue n’a pas épuisé en vingt-cinq siècles d’une production littéraire intense ses puissances d’émotion et ses ressources d’expression, tout comme le sol hindou garde, après le passage de tant de générations qui en ont vécu, sa fertilité native. L’œuvre de Rabindranath Tagore, révélée ou consacrée par un prix Nobel, jaillit du même tréfonds d’imagination mystique qui a donné naissance dans l’Inde ancienne aux Upaniṣad, à la Bhagavad-Gītā, à tant de chefs-d’œuvre presque ignorés encore dans notre Occident. On connaît de nom chez nous Çakuntalā et le Chariot de terre cuite, mais combien les ont lus ? Le Mahābhārata, le Rāmāyaṇa ne sont entrés dans la notoriété que par la porte de service, par des plaisanteries faciles sur l’allure auvergnate de leurs noms ; pourtant notre Michelet avait dès 1863 écrit un chapitre admirable sur l’épopée de Vālmīki, le début en est un véritable hymne au génie hindou : « L’année 1863 me restera chère et bénie. C’est la première où j’ai pu lire le grand poème sacré de l’Inde, le divin Râmâyana… J’ai là mon immense poème, vaste comme la mer des Indes, béni, doué du soleil, livre d’harmonie divine où rien ne fait dissonance… J’ai trouvé ce que je cherchais : la Bible de la bonté. Reçois-moi donc, grand poème… Que j’y plonge… C’est la mer de lait ».

Une affinité instinctive rapprochait Michelet de l’Inde. Érudit, historien, penseur, moraliste, Michelet est toujours un lyrique. Et l’Inde aussi reste toujours lyrique, sous l’apparente variété des genres qu’elle a cultivés. En poésie, l’instrument qu’elle s’est créée n’est propre qu’au lyrisme. L’Inde n’a jamais possédé l’unité métrique d’un vers fluide et continu, tel que l’hexamètre grec ou latin, aux articulations souples et multiples, susceptibles de suivre sans violence toutes les allures de la réflexion aussi bien que du sentiment. Le vers hindou est toujours une stance, un ensemble rythmique rigoureusement fermé, un système organisé de membres en équilibre, qui impose à l’expression comme à la pensée un point d’arrêt fixe. La continuité s’y résout — tout comme dans la métaphysique indienne — en une succession d’instantanés autonomes, la réflexion ou l’émotion, la leçon ou le récit se décomposant en un chapelet d’impressions isolées. La prose, dans tous les genres, n’est pas autrement traitée. L’Inde n’a pas connu la phrase aux propositions emboîtées, dont la période cicéronienne est le modèle classique, qui poursuit l’analyse d’un jugement dans ses replis les plus délicats, et nuance toutes les relations qui en subordonnent les parties. Au lieu de ce mécanisme subtil l’Inde a de plus en plus développé l’emploi des composés où les termes s’accumulent sous la forme du thème nu, sans aucun des exposants, cas, genre, nombre, qui précisent à la fois la fonction et le rapport ; l’imagination est libre de passer, sans guide et sans contrainte, d’une évocation verbale à une autre évocation verbale, jusqu’au point où la fantaisie de l’écrivain trouve à propos de l’arrêter par l’intervention d’un terme décliné ou conjugué. Les composés les plus audacieux d’un Pindare ou d’un Eschyle ne sont que jeux d’enfants, mesurés à l’aune courante des grands prosateurs hindous.

Une imagination si ardente et si vive, jusque dans les domaines réservés par ailleurs à la froide raison, est une promesse et une menace pour l’art. La faculté de création, livrée à elle-même, secoue et brise la contrainte que voudraient lui imposer l’observation et l’imitation de la nature. En architecture, en statuaire, en peinture — sans parler de la musique encore trop peu étudiée — l’Inde affirme des dons géniaux. Mais, par une rencontre significative, elle n’a produit ses chefs-d’œuvre définitifs que sous l’action de l’étranger ou sur la terre étrangère. En sculpture, c’est aux ateliers grecs qu’elle doit en partie ces nobles traductions en pierre des croyances et des légendes bouddhiques, qui ont à leur tour exercé leur action prolongée sur les artistes de la Sérinde, de la Chine et du Japon. En architecture, c’est dans le lointain Cambodge et la lointaine Java qu’il faut chercher les deux merveilles issues du génie indien : Angkor et Boro-boudour. Dans l’Inde propre, à Agra, le Taj-Mahal qu’un juge compétent (Fergusson) place au même rang que le Parthénon, est l’œuvre d’un Grand-Mogol.

Un dernier fait achève de montrer la prépondérance démesurée de l’imagination dans la vie de l’Inde. Seule sans doute parmi les grandes nations civilisées, l’Inde n’a pas d’histoire. Les autres peuples se sont appliqués à perpétuer par l’écriture les souvenirs de leur passé, sous l’influence de sentiments complexes où domine peut-être l’idée d’utiliser comme une leçon l’expérience des générations toujours bornée à un horizon restreint. Mais dans la perspective vertigineuse ouverte sur l’infini par la doctrine des transmigrations, les plans se brouillent et s’effondrent, les individualités se dissolvent et s’évaporent. Sur ce théâtre d’ombres qui s’appelle l’univers, les personnages de féerie sortis du cerveau des poètes ou des conteurs sont les seules réalités ; les plus grandes figures de l’histoire positive s’effacent devant ces symboles où la collectivité met en commun ses joies, ses douleurs, ses espérances, ses rêves. Personne ne doute de Rāma, qui a régné dix mille ans, mais le nom d’Alexandre ne se rencontre pas une fois dans la littérature. La fiction qui par ailleurs se mêle à l’histoire règne ici en maîtresse exclusive. Et pour donner à ce monde imaginaire le cadre qui lui convient, l’Inde s’est créé une géographie de fantaisie docilement acceptée de siècle en siècle, sans souci des démentis que lui inflige le progrès des voyages.

Le labeur obstiné d’une poignée d’érudits occidentaux a commencé depuis un siècle à secouer ces chimères ; ils se sont appliqués à réunir les témoignages du dehors sur ce pays qui s’ignorait ; ils ont interrogé les textes grecs, latins, chinois, arabes ; ils ont déchiffré sur le roc et sur le métal les inscriptions tracées par les hommes d’autrefois. Et de cette patiente enquête sort déjà l’image d’une Inde que sa littérature et son art semblaient cacher à dessein. Une lueur fugitive point entre 1500 et 1000, la clarté commence à paraître vers l’an 500 avant le Christ. Et sur un espace de deux mille cinq cents ans, nous suivons les destinées de l’Inde qui sont grandes et belles. Mère des joyaux, de l’or, des étoffes et des denrées précieuses, elle est le marché que se disputent le commerce hellénique, le commerce arabe, le commerce persan, le commerce européen. Mère de la sagesse, elle donne ses fables à ses voisins qui vont les enseigner au monde entier. Mère de la foi et de la philosophie, elle donne aux trois quarts de l’Asie un dieu, une religion, une doctrine, un art. Elle porte sa langue sacrée, sa littérature, ses institutions dans l’Insulinde jusqu’aux limites du monde connu, et de là rebondit vers Madagascar, peut-être à la côte d’Afrique où l’afflux présent des émigrants hindous semble suivre les traces obscurcies du passé.

Les problèmes de l’Inde ne sont pas uniquement des problèmes d’érudition, d’histoire ancienne, ce sont aussi des problèmes vivants, et même, à dire vrai, gros d’inquiétudes. L’Inde ne se satisfait plus d’être unie dans le sein du brahmanisme ; entraînée dans le tourbillon de la vie mondiale, elle a appris d’autres aspirations. Elle réclame l’unité politique, l’unité nationale. Sans doute, les coryphées du mouvement ne sont qu’une petite phalange, mais les grandes transformations ont toujours été l’œuvre d’une minorité active, qui devance à temps les aspirations latentes du pays, et qui les oblige, sous peine de désaveu, à se réaliser. Toutefois, dans le cas de l’Inde, les inconnues sont angoissantes. Arrachée brusquement à sa torpeur végétative, la masse, amorphe et chaotique, est la plus ignorante qui soit au monde. Sur ces trois cents millions passés d’êtres humains, on n’en compte pas cinq pour cent qui sachent lire ou écrire. Le parti-pris ou l’imprudence de leurs maîtres, tant indigènes qu’étrangers, n’a rien fait pour les préparer à une ascension graduelle vers les devoirs et les responsabilités du citoyen. Dans la vie domestique, le régime de la « joint family » brise l’individu sous la tyrannie paternelle ; dans la vie sociale, le régime des castes l’étreint jusqu’à l’étouffer ; dans la vie locale, le régime féodal l’enchaîne et l’écrase. Les âmes aveulies n’ont pas même l’appui d’un corps vigoureux. L’Inde est le grenier du monde, mais la population y mange peu, la famine n’y est qu’une face de la pauvreté. Mysticisme, ignorance, apathie, débilité — qu’un groupe de volontés résolues vienne les arracher à l’esclavage ancestral pour les asservir à de nouvelles fins, et l’Europe terrifiée assistera à une autre catastrophe. Espérons dans l’antique sagesse de l’Inde et dans la sagesse naissante de l’Occident pour éviter au monde ce fléau.