L’Inde française/Chapitre 12

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 75-79).

CHAPITRE XII

ADEN


C’est au milieu de ces discussions, que l’amiral se plaisait à entretenir, que s’écoulèrent les six jours que nous passâmes dans la mer Rouge. L’amiral approuvait de la tête, tantôt l’un des interlocuteurs, tantôt l’autre ; mais Zara, qui faisait la grimace aux arguments du consul, appuyait par des sons inintelligibles pour tout autre que son mari les boutades de ce dernier. La malheureuse femme ne parlait pas même le nègre.

Enfin nous arrivâmes à Aden, station anglaise à l’entrée du détroit de Bab-el-Mandeb. Nos voisins d’outre-Manche ont commencé par y mettre dus dépôts de charbon : ils ont fini par y planter des fortifications, des canons et tout un matériel de guerre. Ce point de relâche, d’une importance capitale pour eux, leur a été ensuite régulièrement cédé par l’iman de Mascate.

Le général et le consul, qui étaient des touristes curieux, descendirent à terre pour voir la ville, M. G… promettant de revenir pour bientôt faire enlever son bagage, puisque Aden était le lieu où s’embranchait le service de Maurice. L’amiral et moi, sachant que la place n’offre aucun attrait, nous demeurâmes à bord.

Au bout de trois heures, nos compagnons reparurent, et M. G… nous dit que, n’étant pas pressé de rejoindre son poste, il était résolu à pousser sa promenade jusqu’à Pondichéry pour le plaisir de nous accompagner. Ce qui fut dit fut fait, et le même steamer, ayant à son bord toute la colonie française, enfila le détroit de Bab-el-Mandeb avec une vitesse moyenne de 15 à 16 nœuds.

Durant la route qui mène à Ceylan, le consul ne cessa de se livrer à des ablutions réitérées, se repentant sérieusement de n’avoir pas su résister à sa curiosité et d’avoir suivi le général qui, disait-il, l’avait mené dans une fournaise.

— Dans ce maudit pays d’Aden, disait-il en se lamentant, il n’y a que du charbon, rien que du charbon. J’en ai perçu la poussière par tous les pores, et il ne me faudra pas moins d’une quinzaine de jours de lessive pour extraire de mon corps cette poussière noire.

— Bah ! bah ! disait le général, vous exagérez, on ne voyage pas, que diable ! quand on pousse la délicatesse si loin. Voyez-moi, je n’y fais pas tant de façons ; un coup de brosse savonnée et tout est dit.

— Mais, vous, vous avez vécu en Perse, et les Persans ne sont pas renommés pour la propreté.

— Apprenez, Monsieur, qu’ils sont au moins aussi propres que les Grecs que vous vantez tant.

— Les Grecs ont été le premier peuple du monde.

— Il y a longtemps de cela.

— Ils le seraient encore aujourd’hui si les nations occidentales avaient le culte des grands souvenirs ou simplement le sens commun.

— J’avoue qu’elles en ont manqué le jour où les trois grandes puissances de l’Europe se sont associées pour assommer ces pauvres Turcs sous prétexte qu’ils opprimaient leurs vassaux.

— Vous êtes un Vandale ! clamait le consul.

— Et vous un naïf, répliquait le général.

C’était le moment où l’amiral et moi nous intervenions pour apaiser la querelle.

— Votre promenade à Aden ne vous a donc pas satisfait ? demandait M. de Verninac, dans le but de changer la conversation.

— Pas le moins du monde, répondait G… Le cicérone que vous voyez là m’a conduit dans la contrée la plus sinistre qu’on puisse imaginer. De hautes montagnes grises, pelées, effrayantes.

— Très-pittoresques, risquait F…

— Aussi pittoresques que l’enfer ; un sol brûlé par un soleil ardent : c’est au milieu de cette fournaise que nous avons fait une demi-heure de chemin, et pour voir quoi ?

— Pour voir un pays inconnu.

— Je voulais m’en tenir au rivage ; mais comment résister à l’entraînement, j’ai dû me résigner à pousser jusqu’à la ville, et quelle ville !

— Le moyen de connaître c’est de voir, ajouta sentencieusement le général.

— De voir quoi ? sauf les fortifications et les casernes, toutes les maisons sont en boue, couvertes d’algues ; La population est sale et déguenillée. Autour de la ville, une vallée désolée où trois ou quatre manches à balai ont la prétention de représenter la végétation ; comme fond de paysage, des montagnes à pic et des volcans, et dans cet entonnoir un air qui vous rissole le visage, voilà ce que j’ai vu.

— Très-curieux, affirma le général.

— Tellement curieux que, pour ne pas rester deux jours dans ce pays maudit à attendre le départ du steamer pour Maurice, j’ai pris la résolution d’aller jusque dans l’Inde.

— Allons, mon cher consul, interrompit l’amiral, ne dites pas trop de mal d’Aden, cette ville a eu ses grands jours : elle a été, sous les Ptolémées et jusqu’au moyen âge, l’entrepôt du commerce des Indes. Elle n’a cessé de l’être que depuis la découverte du cap de Bonne-Espérance ; son port est excellent, et les Anglais, qui sont des gens pratiques et prévoyants, en ont fait le Gibraltar de la mer Rouge.

— Ces Anglais, on les retrouve partout, dit alors le général. On m’a raconté, qu’il y a une trentaine d’années, ils sollicitèrent de l’iman l’autorisation d’établir sur le rivage un dépôt de charbon : elle leur fut accordée : peu à peu, ils entourèrent leur dépôt de palissades ; ils y amenèrent des troupes et de l’artillerie, et, depuis, on n’a jamais pu les déloger.

— C’est la vérité, et elle justifie, une fois de plus, la morale de la fable :

Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.


Mais les Anglais, on doit leur rendre cette justice, grâce à leur esprit d’entreprise, ont fait beaucoup pour la civilisation, et, tout en ouvrant des débouchés nouveaux à leur commerce, ils ont montré des voies nouvelles à l’initiative de la vieille Europe.

— Je ne les déteste pas, dit à son tour le consul, parce qu’ils ont contribué à l’indépendance de la Grèce et surtout parce que ce sont, en général, de parfaits gentlemen ; mais ils auraient pu choisir un autre point qu’Aden. Pour moi, la vue de cette abomination a rendu nécessaire une pointe à Ceylan qu’on nomme justement le paradis terrestre. C’est là que je compte me retremper.