L’Inde française/Chapitre 20

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 117-124).

CHAPITRE XX

LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS DE L’INDE


Le territoire indien qui est resté sous la domination de la France ne nous a été laissé par les traités de 1814 et de 1815 qu’à titre purement commercial. En effet, la Compagnie des Indes nous a racheté le droit de fabriquer le sel moyennant une indemnité annuelle de 4,000 pagodes (33,000 francs), et elle nous paye une rente de quatre lacs de roupies sicca (1 million de francs), pour compenser les trois cents caisses d’opium, qu’en vertu d’une convention du 30 août 1787, elle était tenue de nous livrer chaque année.

Les établissements français se composent aujourd’hui :

1o De Pondichéry et de son territoire divisé en trois districts ou maganoms : Pondichéry, Villenour et Bahour ;

2o De Karikal avec cinq districts dans le Carnatic, province de Tanjaour ;

3o De Yanaon, avec les aldées qui en dépendent et de la loge de Mazulipatam, sur la côte d’Orixa ;

4o De Mahé, de son territoire et de la loge de Calicut, sur la côte de Malabar ;

5o De Chandernagor et de son territoire, des loges de Carrimbazar, Jougdia, Dacca, Balassorre et Patna au Bengale ;

6o De la factorerie de Surate, dans le Gondjerate.

Ces possessions mesurent ensemble 49,622 hectares, dont plus de 29,000 pour le seul arrondissement de Pondichéry, et la population totale n’atteint pas même 250,000 habitants, qui, sauf 3 ou 4,000, sont tous des Indous appartenant aux diverses castes.

On ne compte guère que 1,500 Européens ou descendants d’Européens, fonctionnaires publics ou commerçants, et un peu plus de mulâtres, classe mixte connue là-bas sous le nom de Topas, ou gens à chapeau, probablement parce qu’ils ont remplacé le turban par la coiffure européenne.

Arrosés par de nombreux cours d’eau, cultivés avec soin, les districts français attestent une fécondité qu’on ne rencontre que bien rarement sur le territoire anglais.

On y récolte en abondance le riz, le nelly et le menu grain qui servent à l’alimentation des indigènes ; les forêts de cocotiers fournissent, grâce à leurs fruits et à leur sève, une huile qui fait l’objet d’un commerce important, le callou, la jagre et l’arrack, liqueurs fermentées très-répandues.

L’indigo, le bétel, la canne à sucre, le coton, les plantes oléagineuses et un grand nombre d’arbres fruitiers couvrent toute la partie cultivable de nos maganoms.

Le rapprochement des groupes d’habitations suffit pour donner une idée de la fertilité de la terre. Les trois districts de Pondichéry, de Villenour et de Bahour seulement, ne comptent pas moins de 93 aldées ou villages importants et de 141 hameaux.

Parmi les arbres fruitiers, bornons-nous à citer le bananier, le grenadier, le citronnier, l’oranger, la vigne, qui donne deux récoltes par an, le pamplemoussier, le papayer, le goyavier, le manguier, etc., etc., sans compter l’ananas, qui est exquis, et l’orange, qui est complètement mûre avant que la peau ait passé du vert au jaune.

Pondichéry est divisée en deux parties par un canal. La ville blanche et la ville noire sont également bien percées et d’une incomparable propreté. Nous eûmes occasion de voir la partie habitée par la population indienne, en allant rendre à l’évêque de Drusipare, qui y résidait alors, la visite qu’il vint faire au gouverneur le lendemain de son arrivée.

La mission française du Malabar était desservie, dans l’origine, par les Jésuites ; des lettres patentes du 10 mars 1776 confièrent le soin de la diriger à la congrégation des Missions étrangères de France. Cette congrégation a fait le plus grand bien à ce pays.

À Pondichéry seulement, elle a créé un collège colonial, un grand et un petit séminaire, des pensionnats de garçons et de filles et soixante-dix écoles environ sur le territoire. Son influence est considérable et son action s’étend sur une partie de l’Inde anglaise, puisque sur les cent soixante-dix églises qu’elle a fait construire, cent cinquante-cinq se trouvent sur le sol anglais et que plus de la moitié des chrétiens sont Anglais.

La plupart des écoles de la Mission sont gratuites. L’une d’elles rend de très-réels services en servant en quelque sorte d’école normale aux jeunes Malabars et en les formant à l’exercice des fonctions que les natifs sont appelés à remplir dans l’administration du pays.

La population indigène comprend deux grandes divisions : les mahométans, descendants des anciens conquérants du pays, et les Indous proprement dits. Ces derniers se subdivisent en un nombre infini de castes se rattachant à quatre castes principales : les Brahmes, caste sacerdotale ; les Kchatryas, caste guerrière et royale ; les Vaycias, caste agricole et commerçante, et les Soudras, caste servile.

Les parias, eux, sont restés en dehors de toute classification ; méprisés de tous, ils n’ont trouvé de refuge contre le sentiment de répulsion qu’ils inspirent que dans la charité européenne.

Est-il étonnant que la plupart des indigènes convertis par les soins des missionnaires appartiennent à cette race maudite et constamment persécutée par les chefs indigènes ? Est-il besoin d’ajouter qu’ils aiment beaucoup notre domination qui les protège, et sous laquelle il leur est permis de respirer tranquillement le même air que leurs compatriotes ?

Toutes ces populations sont d’une douceur et d’une docilité inaltérables. Les Indiens mendient beaucoup ; ils sont voleurs par habitude, mais leur cupidité ne s’adresse qu’à des choses insignifiantes. Ils ajouteront quelques caches au prix de la commission que vous leur faites faire ; mais ils ne s’empareront pas d’un trésor que vous leur aurez confié, ni d’un objet d’une certaine importance.

Dans ces pays, où la chaleur est accablante, une maison n’est bien tenue qu’à la condition d’être remplie de serviteurs. Une famille qui se respecte commence toujours par s’entourer de nombreux domestiques. Il est vrai que si ces domestiques ne font pas grande besogne, ils coûtent peu, car ceux qui reçoivent le plus fort traitement n’ont guère que trois ou quatre roupies par mois (la roupie vaut 2 fr. 50), et fournissent à leur entretien et à leur nourriture sur cette somme.

On s’étonnera peut-être qu’avec un revenu aussi faible, ils puissent suffire à leurs dépenses. Rien de plus facile à expliquer. La loi religieuse interdit aux adorateurs de la Trimourty ou trinité indienne, de toucher à des mets préparés avec des fragments d’animaux. Aucun débris de ce qui a vécu ne peut servir à leur alimentation. Ils ne se nourrissent donc que de menus grains ; le vin leur étant interdit, ils ne boivent en général que de l’eau. Seuls, les ivrognes, qui se rattrapent toujours, se livrent aux liqueurs fermentées qu’on tire de la sève ou de la noix du coco.

Il résulte de là que les deux cent quarante millions d’indigènes qui peuplent la grande péninsule asiatique abandonnent aux deux millions d’Européens, Anglais, Français, et Portugais qui vivent parmi eux, le bétail, les animaux de basse-cour, tous les produits de la chasse et de la pêche, c’est-à-dire de quoi nourrir une population cent fois plus nombreuse.

L’extrême abondance entraine une telle dépréciation dans les prix, que j’ai payé 15 fr. un cent de perdrix et que, par abonnement, un pêcheur m’apportait, matin et soir, du poisson pour dix personnes à un prix véritablement dérisoire, et ce poisson était excellent.

Quoique je n’aie jamais été gastronome, j’ai cependant gardé le souvenir de certaine omelette aux crevettes, préparée à l’aide de condiments du pays, et je déclare ici qu’aucun des mets si recherchés que nous offre l’art culinaire en Europe ne m’a semblé supérieur ni même égal en saveur à ce plat dans lequel il entrait une quantité de crevettes dont le prix serait inabordable en France. Cela coûterait certainement cent francs au moins ; dans l’Inde, cela revenait à quelques sous.

L’Européen pourrait, avec une très-médiocre fortune, faire une excellente figure là-bas, à la condition de se contenter des plats du pays. Mais la vanité se mêle à tout chez l’homme. Nos traitants, enrichis par le commerce avec les Indiens, ont donc cherché à afficher un faste propre, selon eux, à leur attirer de la considération. À la nourriture saine, peu coûteuse et succulente qu’ils avaient à offrir à leurs convives, ils ont adjoint dans leurs dîners d’apparat l’usage du champagne et des truffes.

Or, le vin de Champagne, fabriqué exprès pour l’exportation par mer, se conserve mal, est d’un goût détestable et d’un prix exorbitant. Quant aux truffes, elles ne coûtent pas moins cher ; elles arrivent dans des flacons de verre, sentent le moisi et ne valent pas à coup sûr la plus mauvaise des pommes de terre. Mais truffes et champagne sont sur le programme du high-life ; on les absorbe en faisant la grimace, mais on chante la munificence de l’amphitryon.

Chacun des membres du conseil du gouvernement, à Pondichéry, est logé dans un hôtel confortable et servi par des domestiques payés par le budget. Ayant accepté l’offre que me fit l’amiral de Verninac de rester près de lui au palais du gouvernement, je m’y installai et j’offris au général de s’installer dans mon hôtel, dont le rez-de-chaussée était occupé par les bureaux du secrétariat et les archives. F… fut enchanté de la proposition et l’accepta sans se faire prier.

Quant au consul, il avait fini par se décider à rallier son poste. Il opéra son départ à l’improviste, selon son habitude ; mais il fit de nombreuses escales en route et ce n’est que beaucoup plus tard qu’il débarqua à Maurice.

— Vous n’arriverez jamais, lui disait le général qui assistait à son départ.

— Et pourquoi n’arriverais-je point ?

— Parce que vous ressemblez aux fusils de pacotille ; ils partent quelquefois, mais ils n’atteignent jamais le but.