L’Inde française/Chapitre 41

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 240-244).

CHAPITRE XLI

LA FÊTE DU FEU


Dans les temps les plus reculés de leur histoire, les Grecs et les Romains n’étaient pas plus superstitieux que ne le sont de nos jours les habitants de la péninsule asiatique. Chose étrange ! ceux-ci sont livrés aux mêmes croyances et à des puérilités identiques à celles du paganisme.

Le corbeau qui croasse, soit à droite, soit à gauche, le lièvre qui traverse le chemin selon qu’il le traverse devant ou derrière eux, ne sont pas des présages indifférents à leurs yeux. Le moindre incident a sa signification et sa portée. Selon certains signes, les jours de la semaine sont propices ou funestes ; les hommes sont heureux ou maudits et portent avec eux la prospérité ou l’infortune.

D’où viennent ces similitudes et ces coïncidences dans les formes de la pensée et des croyances humaines ? Serait-ce que l’esprit de l’homme tourne toujours et partout dans le même cercle pour aboutir aux mêmes faiblesses, ou plutôt les ancêtres de la civilisation européenne n’avaient-ils point puisé eux-mêmes, à pleines mains, dans l’extrême Orient, leurs mœurs, fleurs usages et leurs législations ?

Je reviendrai à cet ordre d’idées dans le chapitre que je consacrerai à la partie la plus sérieuse de mes souvenirs, à l’organisation sociale et politique de l’Inde ancienne et moderne.

Constatons seulement cette conséquence fatidique : le char de l’Agriculture ayant fourni sans encombre sa course annuelle, le gouvernement de l’amiral était béni des dieux, et cette circonstance promettait à nos sujets indiens toutes les prospérités et tous les bonheurs. On a vu plus haut que, grâce à une énergique volonté, servie par une grande intelligence, il n’avait pas manqué à sa vocation.

Puisque je viens d’effleurer la question si intéressante des croyances religieuses, je ne saurais oublier la fête du Feu à laquelle j’assistai dans une vaste plaine située près de l’aldée de Dupuypett, où finit le territoire français sur la route de Madras.

Ici encore figurait un char, mais celui-là de minces proportions, dépendant d’un pagotin du voisinage : devant le char s’étendait un terrain présentant une surface de dix mètres de long sur trois mètres de large : une buée ardente s’en échappait ; le sol était incandescent ; une couche de charbon enflammé le tapissait.

La foule se tenait à une distance de vingt pas au moins, repoussée par l’intolérable chaleur projetée par cette fournaise. Dans l’espace réservé, en face du char sur lequel trônait la divinité, se pressait un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, vêtus de costumes aux couleurs éclatantes, la figure et les bras barbouillés de poudre de sandal, la tête et le cou chargés de ces colliers de fleurs blanches dont on fait un usage continuel dans les fêtes indiennes et dont le parfum pénétrant ressemble à celui du seringa double.

Le groupe semblait animé d’une sorte d’alacrité impatiente et fébrile. À un signal convenu, les martyrs s’ébranlent et vont au dieu l’un à la suite de l’autre, d’un pas tranquille et lent. Une forte odeur de chair brûlée, se répand aussitôt.

J’avais détourné la tête par un sentiment instinctif de dégoût et d’horreur ; mais je ne pus échapper à un incident de cette triste scène : un jeune enfant de sept à huit ans à peine, que son père tenait par la main, trébucha sur les charbons ardents et s’étendit tout de son long.

Il fut immédiatement relevé : pas un cri ne se fit entendre ; seulement la marche vers le dieu fut accélérée, et je pus voir les malheureuses victimes de la superstition se prosterner devant le char et réclamer à la divinité le prix de leurs sacrifices.

Mon fidèle dobachi, qui m’avait accompagné, m’assura qu’à l’aide de procédés connus d’eux seuls, les Indiens pouvaient marcher sur le feu sans compromettre leur épiderme. Cependant, l’odeur de rôti, qui m’avait si fortement affecté, et certaine claudication que les pauvres acteurs de cette scène étrange dissimulaient avec peine, me prouvaient suffisamment que, si les procédés existaient, ils étaient d’une efficacité plus que douteuse.

En assistant à ces manifestations d’un fanatisme aveugle, on ne peut s’empêcher de faire des comparaisons. Quel contraste entre cette foi robuste, cet esprit de renoncement et de sacrifice, ce rachat par la douleur volontaire, et la contagion du nihilisme qui envahit le monde européen ?

En Europe, les phases de la vie se déroulent sans qu’on y prenne garde, pour ainsi dire. Dans l’Inde, rien ne se fait sans la pensée d’en haut ; chaque acte de l’existence reporte l’esprit du croyant vers une divinité quelconque.

À la naissance, les astres sont consultés, l’horoscope se dresse, les constellations prononcent. Dans le cours de la vie et à l’heure de la mort, l’Indien se soumet constamment à une sorte de discipline de l’âme à laquelle, il est vrai, ne préside ni la logique ni la raison.

L’excès existe donc à peu près partout : où est la juste mesure ? Que vaut-il mieux pour le bonheur de l’individu et des peuples ? Grave question que je ne saurais résoudre et que je laisse au lecteur le soin de creuser.