L’Inde française/Chapitre 44

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 259-264).

CHAPITRE XLIV

LE COLLÈGE MALABAR


Ce n’est pas seulement sous le rapport de la législation et de la sociabilité que l’Orient fut le grand initiateur de l’occident.

Les déshérités de la foi, ceux qui n’admettent ni la révélation, ni l’Évangile, ni les livres saints, se sont évertués à rechercher de quelle source avaient pu sortir les admirables doctrines du christianisme. Ils ont trouvé cette source dans l’Inde : c’est de là, en effet, qu’est venu le souffle puissant qui dissipa les ténèbres de la barbarie.

D’après eux, Jésus de Nazareth, que Renan appelle un homme exquis, apparaît pour la dernière fois en Judée, à l’âge de douze ou treize ans, enseignant les docteurs au milieu du temple. Puis une éclipse se fait dans cette vie précieuse qui vient finir sur le Golgotha d’où elle illumine le monde du rayonnement de la croix ! Qu’était devenu l’homme-Dieu jusqu’à l’âge de trente-trois ans ? Il avait voyagé : l’Inde l’avait vu se pénétrant des sublimes doctrines du bouddhisme, étudiant les lois politiques et religieuses de l’extrême Orient, comme il avait étudié, en Égypte et en Judée, les livres sacrés, et prenant à chacun de ces codes ce qui lui paraissait le mieux convenir à l’œuvre de l’émancipation de l’humanité.

J’avais pour ami un jeune prêtre plein d’une sainte ardeur, apôtre convaincu, prêt au martyre. Il était membre de la Mission de Pondichéry. Nos longues causeries abordaient souvent les sujets religieux. Que de fois, dans ses épanchements, il m’exprima les anxieuses préoccupations qu’éveillaient en lui les étranges similitudes que présentaient dans leur ensemble et même dans les détails du culte, la religion du Christ et celle de Sakia-Mouny ! Je faisais de mon mieux pour calmer ces terreurs dont sa robuste foi n’était pourtant pas ébranlée.

Ce n’était donc pas sans un certain orgueil que, sortant de l’audience de la cour comme de mes entretiens avec le missionnaire, je foulais cette terre féconde qui avait été la mère nourricière et intellectuelle de notre continent.

J’ai cité la Mission ; mais je n’ai pas eu le temps de dire tout ce que cette institution représente de services rendus chaque jour avec une modestie qui double le prix de ces services. Là seulement le pardon des injures est une vérité, l’abnégation un devoir constamment pratiqué et le sacrifice une des conditions de l’état : aussi que d’œuvres généreuses, de dévouements obscurs et de véritable esprit de charité !

Le missionnaire qui arrive de France est envoyé dans l’intérieur peu de temps après son débarquement. Il part, revêtu de la robe blanche, portant toute sa barbe et n’ayant, pour suffire à ses besoins, qu’un misérable viatique que dédaignerait le plus humble de nos desservants. Perdu parmi les populations indiennes, il passe par les plus rudes épreuves, se familiarise avec les idiomes du pays, et, sans faire de propagande bien fructueuse, conquiert bientôt l’estime et la considération qui s’attachent partout aux hommes de renoncement et de sacrifice.

Je me rendais souvent au siège de la Mission et ne manquais jamais d’aller présenter mes respects au digne prélat qui la dirigeait alors, Mgr Clément Bonnand, évêque de Drusipare, dont le diocèse embrassait une immense superficie de territoire, et qui, malgré l’âge et les fatigues d’un long apostolat dans l’Inde, ne reculait devant aucun des devoirs de son pénible ministère.

La Mission avait aussi ses fêtes, ses réunions solennelles, auxquelles je me rendais avec empressement, accompagnant l’amiral et les chefs d’administration.

Situé dans la ville noire, où l’espace n’est pas limité, l’établissement occupe une très-grande surface de terrain. Il est adossé à une très-belle église, surmontée d’un dôme, œuvre d’un missionnaire doué du génie de l’architecture.

Chaque année, la distribution des prix du collège malabar s’y faisait avec le plus de solennité possible. Obéissant à un esprit de libéralisme peu ordinaire dans les institutions religieuses, le collège de la Mission ouvrait ses portes à tous les enfants natifs, sans distinction de race ou de religion. Le parsis y coudoyait le chrétien, le sectateur de Brahma s’asseyait sur les bancs à côté de l’israélite, et le mahométan fraternisait avec toutes les écoles du protestantisme.

Les missionnaires apportent dans l’accomplissement de leur œuvre une tolérance et une charité qu’on peut louer sans réserve parce qu’elle est excessivement rare. Est-ce l’habitude de se trouver en contact avec des gens qui professent les religions les plus diverses qui impose cette tolérance à nos prêtres en Orient ? Je ne saurais le dire, mais je constate une vérité indéniable.

Des dangers incessants, une vie un peu vagabonde à travers des pays inconnus, hospitaliers souvent, mais où il est difficile d’aborder quelquefois, l’incertitude du lendemain, en exigeant des missionnaires une grande énergie et une rare sagacité, les rapprochent davantage des populations. Ce ne sont plus des ministres vivant à l’écart des autres individus, ce sont des hommes comme tous les citoyens, qui apprennent à ménager les faiblesses humaines et cherchent à les convaincre sans les violenter ni les menacer.

Les jeunes élèves, réunis sous nos yeux, dans les distributions des prix du collège malabar, présentaient les types les plus variés. L’amiral s’était beaucoup occupé d’ethnographie. Pendant deux ans, il avait vécu, au milieu des ruines de Thèbes, dans l’intimité la plus étroite avec Champollion. Chargé de transporter en France l’obélisque de Louqsor, il s’était pénétré de la science des hiéroglyphes.

Le groupe d’enfants qu’il avait sous les yeux réveilla ses vieux souvenirs. Il était vivement frappé des traits et du caractère de ces physionomies juvéniles.

— Regardez cet enfant, me disait-il, c’est un Rhamsès. Regardez attentivement cet autre, c’est un Sésostris. Je les ai vus certainement esquissés sur les monuments de Thèbes.

La ressemblance lui semblait tellement saisissante qu’il en arrivait à résoudre une question fort controversée de l’histoire des peuples de l’extrême Orient : l’Inde avait-elle conquis l’Égypte ou l’Égypte avait-elle conquis l’Inde ?

Ces types primitifs, gravés sur la pierre en traits ineffaçables, ne se retrouvent plus parmi les races égyptiennes elles-mêmes. Ils revivent, au Dekkan, dans toute leur pureté. Donc le lieu d’origine était l’Inde : c’est de là qu’étaient sortis les conquérants et la conquête.