L’Inde française/Chapitre 54

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 336-341).

CHAPITRE LIV

SUR LE STEAMER


Je n’étais pas aussi largement installé sur l’Himalaya que je l’avais été sur le steamer qui m’avait amené de Suez à Madras, près de deux ans auparavant ; ma cabine était beaucoup moins spacieuse ; je manquais de baignoire, et cependant je m’y trouvai mieux, parce que l’Himalaya me ramenait vers la terre natale.

Il y avait à bord de l’encombrement ; les passagers étaient nombreux. C’était, pour la plupart, des officiers et des agents de la Compagnie se rendant en congé en Angleterre ; des pacotilleurs allant faire leurs achats ; de riches familles de Sumatra et de Bornéo et quelques colons d’Australie, entre autres un évêque espagnol in partibus infidelium, venant des Philippines.

Ce prélat, petit et barbu, s’était mis en route pour Rome avec un bagage considérable ; il traînait avec lui des animaux peu domestiques, destinés au pape, et il ne s’occupa guère que de ses bêtes pendant toute la traversée.

Ici trouve naturellement sa place une observation que tous les voyageurs ont pu faire, qui doit choquer fortement l’esprit français imbu du sentiment de l’égalité. Les navires de toutes les nations, qui admettent des passagers à leur bord, ont diverses classifications pour ces passagers qui sont répartis selon des tarifs déterminés. Il n’est point humiliant chez nous d’être placé à la troisième ou quatrième classe ; cela prouve seulement qu’on n’a pas assez de fortune pour prendre la première ou la seconde.

Nos voisins ont un autre système qui montre une fois de plus combien ils sont formalistes et aristocratiques. Sur leurs steamers, il n’y a qu’une classe, dont le tarif est très-élevé, la classe des gentlemen et des ladies ; au-dessous, on ne trouve que les cases pour les domestiques, nourris de la desserte de la table, et encore pour être admis dans cette fosse commune est-il nécessaire de justifier qu’on est la chose de quelqu’un.

Il résulte de ce système qu’un fort honnête homme, qui n’aurait pas quatre ou cinq mille francs pour payer son passage normal, serait obligé — c’est le règlement et il est inflexible — de prier un passager ou un officier de le faire inscrire comme son domestique. N’être pas riche, en Angleterre, est un malheur bien plus terrible que chez nous où l’homme bien élevé n’est déplacé nulle part et n’est pas assimilé à un laquais, parce qu’il n’a pas la bourse très garnie.

Parvenu à Aden, notre steamer reçut à son bord un supplément de voyageurs provenant de la malle accessoire de Maurice. Quelques-uns des nouveaux venus étaient Français et arrivaient en ligne directe de l’île de la Réunion ou de Madagascar ; parmi eux se trouvait un autre prélat, Mgr Desprez, évêque de Saint-Denis, qui se rendait également à Rome.

Mgr Desprez, qui occupe depuis près de vingt ans le siège archiépiscopal de Toulouse, était jeune à l’époque où je fis sa rencontre à Aden, paraissait fort instruit et aimait beaucoup à causer. Sa conversation était aussi variée qu’élégante.

Notre traversée de la mer Rouge et le voisinage de l’Arabie servirent de texte à nos entretiens. Prenant pour base de sa démonstration la position qu’occupe la fontaine de Moïse, il m’indiqua l’endroit où avait dû passer le peuple hébreu, fuyant la persécution, et où l’armée de Pharaon fut engloutie par la marée montante.

Vers la fin de janvier 1854, lorsque nous débarquâmes à Suez, nous trouvâmes sur ce point, où se condensent la chaleur du désert et celle de la mer Rouge, une température inconnue aux habitants de la haute Égypte. Le froid était très-vif et même rigide. La boue qui couvrait les rues s’était congelée. Çà et là, à notre grande stupéfaction, nous mettions le pied sur des plaques de glace.

Jamais, de mémoire d’homme, on n’avait vu de glace sur ce point. La population était consternée et abasourdie ; plusieurs fellahs moururent de froid ; un très-grand nombre se trouvèrent fort incommodés de ce renversement des lois atmosphériques, et moi-même je me sentis indisposé.

C’était de ma faute. J’avais quitté l’Inde sans prévoir ce rigoureux hiver ; j’étais surtout loin de me douter qu’il se donnerait la peine de venir à ma rencontre jusqu’à Suez, qui est l’un des endroits du globe où la chaleur est le plus intolérable en toutes saisons.

Dans les colis assez lourds qui m’accompagnaient, je n’avais que des vêtements de toile légère, et il ne m’avait pas été possible de m’en procurer d’autres avant de quitter Pondichéry, où le drap n’est connu que de réputation et ne résiste pas longtemps aux piqûres des insectes.

Pour traverser l’Égypte, transformée en Sibérie, je n’avais donc à ma disposition que des habits et des pantalons blancs peu en harmonie avec la température. Je suppléai à l’insuffisance de l’étoffe en accumulant vêtements sur vêtements, et, malgré cette précaution, le froid me fit cruellement souffrir, surtout dans le désert.

Un incident vint nous distraire un peu lorsque nous ne fûmes plus qu’à trois ou quatre lieues du Caire. L’évêque espagnol s’aperçut que ses domestiques avaient laissé s’échapper deux autruches. Il demanda à grands cris des chameaux et rebroussa chemin à la poursuite des fugitives.

Convaincu que le prélat et ses gens, aussi ignorants que lui de la topographie du désert, ne manqueraient pas de s’y perdre, nous nous élançâmes, cinq ou six jeunes gens et moi, sur les traces des imprudents ; mais en nous hissant sur des chameaux, nous eûmes le soin de prendre avec nous deux ou trois guides.

Nous allâmes très-rapidement à travers les sables recevant en plein visage les tourbillons glacés soulevés par le vent, et ce n’est qu’au bout de deux ou trois heures que nous rencontrâmes nos chasseurs égarés. L’intrépide monseigneur avait reconquis ses deux autruches et les tenait triomphalement en laisse. Notre caravane gagna le Caire, et nous arrivâmes juste à temps pour reprendre place dans le convoi qui ne nous aurait pas attendus.

Une fois à Alexandrie, j’aperçus dans le port, à côté d’un immense steamer qui chauffait, l’un des paquebots des Messageries. Ce dernier repartait le lendemain pour Marseille ; la vue du pavillon m’inspira la plus violente envie de faire la traversée d’Alexandrie à Marseille sur un bâtiment français.

Il y avait un mois que je n’entendais parler qu’anglais. L’éternel Tea, les inévitables sandwichs, les plums, à peine cuits et si indigestes, qui forment la base de l’alimentation britannique, commençaient à m’inspirer de la répugnance. Aussi, quoique mon passage fût payé d’avance sur le steamer qui devait déposer à Marseille les malles pour Londres, j’arrêtai l’embarquement de mon bagage, et j’attendis le lendemain dans une hôtellerie.