L’Inde française/Texte entier

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 5-346).

PRÉFACE



On a écrit beaucoup de livres sur l’Inde ; on a publié sur ce pays volumes sur volumes, mais les auteurs se sont avant tout préoccupés de l’immense empire en partie conquis par les armes anglaises, en partie acheté par la Compagnie moyennant une rente viagère à des rajahs efféminés et ignorants.

Il est vrai que le vaste territoire, aujourd’hui administré par l’Angleterre, soit comme dépendance directe, soit comme simple délégation, comprend une multitude d’États qui sont venus successivement fondre leur autonomie dans l’implacable creuset d’une société de marchands de la Cité.

Qu’adviendra-t-il un jour de cette domination trop absorbante ? Il n’est pas aisé de le prévoir dès à présent. Cependant un examen attentif des populations et de leur attitude prouve d’une manière irréfutable que nos voisins d’outre-Manche n’ont aucune racine dans le pays et que, éminemment aptes à prendre, les Anglais le sont beaucoup moins à se faire aimer.

Ils ont d’ailleurs épuisé l’Inde, autant sinon plus que ses rajahs dont l’avidité ne connaissait pas plus d’obstacle que de frein.

La Compagnie n’a donc pas colonisé ; elle s’est bornée à exploiter. Le gouvernement qui s’est substitué à elle dans la direction des affaires ne colonise pas davantage.

En abandonnant l’Inde, s’ils doivent la quitter un jour, les Anglais n’y laisseront aucun regret.

Au contraire les Français, qu’on accuse de ne pas savoir coloniser, ont une remarquable aptitude à faire aimer leur administration. Sur tous les points de la péninsule où ils ont campé plutôt que régné, on peut dire qu’ils ont laissé après eux d’excellents souvenirs.

D’où vient donc que les voyageurs qui ont publié leurs impressions sur l’Inde aient consacré entièrement leurs récits à la domination anglaise, et qu’aucun livre, au milieu de l’innombrable quantité de volumes écrits sur cet inépuisable sujet, n’ait été spécialement consacré à l’Inde française, à celle que la France a possédée à titre transitoire, tout au moins à ce qui lui reste aujourd’hui de sa souveraineté éphémère.

L’indifférence des écrivains provient-elle de ce que la France n’a pas su conserver ce qu’elle avait conquis, ou de ce fait, malheureusement trop vrai, que ses possessions actuelles dans la péninsule asiatique ne dépassent guère, en étendue et en population, l’importance d’un de nos départements ?

Il est probable que cette dernière raison est la bonne.

Cette lacune n’en est que plus regrettable : si petite qu’elle soit par le territoire, l’Inde française n’en doit pas moins avoir aux yeux de tout Français un intérêt réel. Nos villes sont peu nombreuses, nos comptoirs peu étendus, mais c’est le drapeau national qui y flotte comme pour dire à nos voisins : Ce coin de terre représente un grand peuple qui, au lieu de prendre à un autre peuple tous les fruits de sa propriété, a apporté aux vaincus le bienfait d’une administration juste et éclairée et leur a tendu ses bras comme à des frères au lieu de les traiter comme des Parias.

Ce livre, auquel une importante maison de publications spéciales a bien voulu prêter son concours pour l’introduire auprès du public, est appelé à combler la lacune signalée plus haut.

En rappelant les usages, les mœurs, les actes religieux ou civils des races asiatiques, il parle de choses communes à toute l’Inde, mais la préoccupation de l’auteur a été surtout de dire ce qu’était l’Inde française de 1852 à 1854, de faire connaître dans tous ses détails la transformation administrative qui y a été accomplie à cette époque, grâce à un homme admirablement doué et uniquement inspiré par le désir de faire du bien à ses semblables.

Le bien accompli depuis plus de vingt ans déjà, un grand service rendu à la population indigène de nos établissements, sont à peine connus en France où, sauf quelques individualités compétentes, personne n’a dû en apprécier la portée. Dans tous les cas, ils y sont aujourd’hui complètement oubliés.

Seuls, les Indiens ont gardé dans leur cœur le souvenir de l’amiral de Verninac et de ses principaux collaborateurs. Ce souvenir est devenu une tradition.

Ce livre rappellera des services et des noms qu’il importe de ne pas laisser tomber dans l’oubli.

S’il s’agissait de batailles sanglantes, d’annexions iniques, de villes saccagées, l’histoire enregistrerait avec soin dans ses annales les noms et les faits qui s’y rattachent. Plus l’œuvre de destruction aurait été grande, plus la consécration serait éclatante.

Mais il s’agit d’un simple bienfait, réalisé par des gens modestes, n’ayant tué personne ni rien pris à leurs voisins. L’histoire n’a rien à voir dans cette œuvre philanthropique. Il importe donc que cette œuvre se retrouve, dans ces pages, racontée par un témoin indépendant.

La majeure partie, on pourrait dire la presque totalité de ce livre a été consacrée à nos comptoirs indiens ; ce sera là sans contredit une puissante recommandation auprès du public.

L’auteur s’est borné à reproduire exactement les faits qui se sont passés sous ses yeux, à juger consciencieusement les hommes et les choses, à ne dire enfin que la vérité.

Là est peut-être le motif du succès que la publication de ses souvenirs a obtenu dans l’un des organes les plus accrédités de la presse parisienne.

Il espère que ce succès ne manquera point à son livre qui, à défaut d’autre mérite, possède du moins celui d’une scrupuleuse exactitude.

L. C.

CHAPITRE PREMIER

LE DÉPART


Nous étions alors au commencement de l’année 1852. L’agitation produite par de récents événements régnait encore dans les esprits, sinon dans la rue ; plus d’un se sentait mal à l’aise au milieu de l’ordre nouveau.

Un matin, je vis entrer chez moi l’amiral de Verninac ; il m’annonça sans préambule qu’on venait de lui offrir le gouvernement de l’Inde française et qu’il avait accepté une mission qui devait lui permettre de consacrer les dernières années de sa carrière à des populations qui ont perdu beaucoup de leur ancien prestige, mais qui, au milieu des changements qui ont amené leur décadence, ont conservé une résignation et une bonté qu’on ne retrouverait point à un égal degré parmi les autres races placées dans des conditions identiques.

L’amiral me demanda si je ne consentirais pas à l’accompagner. Rien ne me retenait à Paris. J’étais dévoré du désir de m’éloigner pendant quelques années. Sans lien d’attache moral ni matériel avec la ville aux grandes tourmentes, sans parenté capable de me retenir, ayant perdu l’espoir de me créer une position convenable en France, j’acceptai avec empressement la proposition de l’amiral, et, quinze jours plus tard, je reçus l’avis officiel que j’étais nommé secrétaire général du gouvernement français dans l’Inde.

J’avoue que j’éprouvai une vive sensation de plaisir en recevant cette nomination qui m’arrachait aux préoccupations de l’heure présente et à l’incertitude de l’avenir. J’allais donc reprendre la série des pérégrinations commencées par moi aux Antilles, en Amérique, en Afrique, et qui m’avaient laissé de si charmants souvenirs. Devant mes yeux se déroulait, avec toutes ses séductions, le merveilleux panorama du voyage que nous devions entreprendre pour nous rendre à Pondichéry, chef-lieu de l’administration française.

Que de choses à connaître et à admirer dans cette route si longue mais si variée ! Malte, l’Égypte, le désert, l’Arabie, la mer Rouge, Ceylan, l’île enchantée, puis l’Inde, terre sans cesse visitée et pourtant toujours nouvelle, grâce à ses mœurs, à ses coutumes et à ses habitants, témoignages irrécusables d’une civilisation antérieure de plusieurs siècles à la nôtre ; pays de l’indolence et du rêve, cadre immense où se meuvent sans effort et sous leurs aspects les plus variés les contes féeriques des Mille et une nuits.

L’amiral me donna rendez-vous à Marseille pour les premiers jours de juillet. J’arrivai une semaine avant le jour indiqué, comme un homme qui, pour ne pas manquer le départ, se condamne volontiers à l’ennui d’une longue attente. Je trouvai mon compagnon de route réuni à sa famille, qu’il emmenait avec lui.

L’un des plus beaux paquebots des Messageries maritimes attendait, à l’ancre, l’heure du départ. Nous allâmes le visiter, la veille ; le grade de M. de Verninac et surtout le souvenir qu’il avait laissé après lui dans le service des bateaux à vapeur dont il avait été longtemps le commandant supérieur nous ménagèrent l’accueil le plus empressé.

Capitaine et officiers se mirent entièrement à nos ordres ; on nous fit choisir les cabines les plus aérées et les plus commodes ; toutes les dispositions furent prises en un mot pour nous rendre aussi agréable que possible le séjour du Nil pendant les huit jours que nous devions passer sur ce navire.

Le lendemain, le Nil sortait du port, emportant un très-grand nombre de passagers, salué par les acclamations de la foule des curieux qui garnissaient la côte et ayant arboré à son mât d’artimon le pavillon de contre-amiral.

Une brise fraîche tempérait les ardeurs du soleil du Midi, la mer était calme, et notre paquebot, mû par une puissante machine, glissait à sa surface comme le goëland sur l’écume des flots. En quelques heures, tout le monde était installé à bord comme s’il y était depuis des mois.

Malgré le beau temps, un très-petit nombre de passagers répondirent à l’appel du dîner. La plupart voulaient laisser passer les premières heures du voyage avant de se risquer à table ; d’autres souffraient déjà de ce mal étrange qui disparaît avec la cause qui le produit ; ils étaient de ceux que l’air salin seul incommode et qui, en dépit des circonstances les plus favorables, payent inexorablement leur tribut à la mer.

Le soir, cependant, par une belle nuit étoilée, après une journée de chaleur presque tropicale, le pont se peupla peu à peu, et bientôt l’avant et l’arrière se trouvèrent encombrés. Le navire sillonnait les flots avec une grande vitesse, laissant dans son sillage une écume phosphorescente qu’on aurait dit formée par des myriades de lucioles.

Quel admirable spectacle ! Un ciel d’azur tout constellé d’étoiles reflétant leurs clartés dans la mer bleue, l’immensité au-dessus et tout autour de l’arche mobile ; aucun bruit si ce n’est le bruit régulier du piston, aucun mouvement autre que la trépidation produite par le fonctionnement de la machine.

Tout à coup, au milieu d’un solennel silence, une voix d’un timbre puissant, d’une incontestable pureté, à la fois pénétrante et douce, fit entendre l’air si touchant de Lusignan, dans la Reine de Chypre. Rien ne saurait rendre exactement l’effet produit par le chanteur. Chacun écoutait avec émotion, mais personne n’osait faire un mouvement de peur de faire cesser le charme.

Quand le chant fut fini, une salve d’applaudissements éclata de toutes parts : passagers, officiers, équipage, dans cette manifestation enthousiaste et spontanée, semblaient mus par la même commotion électrique.

Le chanteur n’était autre qu’un modeste arquebusier de Marseille. Il avait fabriqué des armes pour des industriels de cette ville, établis depuis peu en Égypte, lesquels avaient dû revendre ces armes au vice-roi. Mais, depuis plusieurs mois, l’arquebusier n’avait pas eu de nouvelles de son envoi, et, très-inquiet sur le paiement de sa fourniture, il s’était embarqué sur un paquebot des Messageries maritimes pour aller à la recherche de son argent.

Or, singularité du hasard, les premières personnes en face desquelles il s’assit à table, au déjeuner matinal du lendemain, furent précisément les industriels qu’il comptait poursuivre jusque sur la terre des Pharaons. Débiteurs et créancier s’entendirent bien vite, et la traversée s’acheva pour eux dans les termes d’une parfaite cordialité.

J’ai rappelé ce souvenir de voyage en mémoire de cet intelligent armurier, mort depuis, mais qui, dix ans au moins avant de mourir, a eu la satisfaction d’obtenir sur nos premières scènes lyriques des succès éclatants. Admirablement doué par la nature, il apprit à se servir de l’instrument qu’il lui devait, et devint en très-peu de temps un chanteur tout à fait remarquable.

Quant aux industriels, ses compatriotes, ils vivent encore et ont vu prospérer leurs affaires. Ils sont aujourd’hui à la tête de deux grandes maisons, et l’un d’eux, grâce aux services rendus à notre commerce en Orient, est devenu, il y a trois mois à peine, membre de la Légion d’honneur.

CHAPITRE II

MALTE


Le voyage s’acheva sans incidents dignes de remarque. Nous relâchâmes pendant douze heures à Malte afin de renouveler notre provision de charbon. Que dirai-je de cette île charmante placée comme une oasis en plein cœur de la Méditerranée ? Tous les voyageurs l’ont visitée et ont raconté leurs impressions.

Malte est la préface obligée d’une excursion en Orient : tout le monde connaît la Valette, son port principal, avec ses allures de ville espagnole, son interminable rue qui conduit, toujours en montant, à une splendide cathédrale, ses innombrables cafés où l’on débite d’excellentes glaces qui coûtent à peine quelques sous, et ses marchandes d’oranges et de mandarines en plein vent, accortes et provoquant de l’œil le touriste altéré qui ne passe jamais sans leur acheter quelques-uns des produits de cette île vouée à peu près exclusivement aux fruits et aux fleurs.

On se croirait dans une ville d’Andalousie ou de Castille à voir ces maisons basses et blanches, ornées du haut en bas de jalousies vertes, à travers lesquelles on sent des yeux brillants darder sur vous des regards curieux. Quelquefois même, par excès de curiosité, une main soulève une jalousie, et alors apparaît en partie une tête gracieuse et un bras ferme et admirablement modelé.

Dans les cafés si nombreux qui marquent les stations de cette longue promenade, on aperçoit, livrés aux combinaisons d’une quadrette aux dominos, des prêtres qui n’ont pas les mêmes idées que ceux du continent sur les obligations de leur état et qui consacrent à se rafraîchir tout le temps que n’absorbent point les offices.

Autant que j’ai pu m’en convaincre de visu, les membres du clergé maltais constituent une corporation très-importante par le nombre. La souveraineté des Anglais n’a pas nui à son développement. Au contraire.

Ne s’inquiétant que de la partie militaire et maritime de sa possession, l’Angleterre hérétique a laissé le catholicisme régner en maître dans cette île qui fut longtemps l’un des boulevards de la chrétienté et qui conserve, dans une basilique connue sous le nom d’église des Chevaliers, les mille reliques de ces congrégations d’autrefois, plus militaires encore que religieuses, qui, au nom du Christ, ont combattu vaillamment contre Mahomet pendant des siècles, s’appelant successivement chevaliers du Saint-Sépulcre, de l’Hôpital, de Rhodes ou de Malte, et entassant dans leur cathédrale, où ils élisaient le grand maître, leurs armures, leurs trophées et leurs bannières aux couleurs éclatantes.

Tous les habitants sont livrés à l’horticulture, à l’exception de la garnison et des fonctionnaires anglais, des intermédiaires et des hommes de peine. Ces derniers portent les fardeaux du port dans le haut de la ville et aident au chargement et au déchargement des navires.

Les producteurs et les commissionnaires n’ont à eux tous qu’une seule branche de profit : la récolte et l’expédition des oranges et des mandarines qui constituent la richesse de l’île. Les oranges sont loin de valoir celles des Baléares ; mais les mandarines sont exquises, et leur culture emploie un grand nombre de bras.

Il existe, à Malte, des maisons de commerce qui entretiennent un personnel nombreux, et ne traitent absolument que la mandarine. Les boîtes qui arrivent à Paris, à des époques périodiques, et qui contiennent six, douze ou vingt-cinq mandarines, viennent presque toutes de Malte.

On rencontre dans les rues de la Valette des milliers de jeunes filles au minois provoquant portant sur leurs têtes une large corbeille pleine de mandarines et de grenades. Elles sont fort jolies pour la plupart et rappellent par les traits et par la démarche les Manolas espagnoles.

La chronique affirme que ces marchandes vendent autre chose que des fruits, que la corbeille n’est souvent qu’un prétexte pour cacher ce qu’il serait malséant d’offrir en public. Je suis porté à croire qu’il y a du vrai dans cette affirmation ; cependant, il ne faudrait pas y ajouter une foi trop absolue.

Ce qui rend la relâche à Malte fort agréable aux personnes économes, c’est le prix médiocre de certains objets. J’ignore si ce prix s’est relevé depuis le court séjour que je fis dans l’île en 1852 et en 1854, mais j’y fis emplette de plusieurs douzaines de chemises taillées dans une étoffe convenable, brodées et fort bien faites, au prix vraiment extraordinaire de 2 fr. 50 la pièce.

Beaucoup d’autres objets, ceux qui tiennent au vêtement surtout, présentent un bon marché analogue. Les ouvriers et les ouvrières travaillent vite et bien ; et le mince bénéfice qui résulte de la modicité des prix parait suffire à leur ambition. En résumé, tous les produits manufacturés ou naturels sont à bon marché.

Ce bon marché ne peut s’expliquer que par ce fait que Malte étant resté port franc, les mouvements de l’importation et de l’exportation se trouvent libres de toute redevance, et que les prix s’y maintiennent à un tarif peu élevé.

Malgré ces avantages, l’élément féminin de la population maltaise ne m’a pas paru doué d’un amour de la patrie bien ardent ; car, lorsque, le soir venu, nous regagnâmes notre paquebot, nous trouvâmes sa cargaison augmentée d’une vingtaine de charmantes indigènes qui quittaient leur île enchantée pour aller chercher fortune en Égypte.

Le désir de voir du pays, les aspirations vers l’inconnu, l’amour du luxe décident presque toujours ces émigrations qui se reproduisent souvent. On sait ce que les femmes entendent par ces mots : « Aller chercher fortune ailleurs », et l’on sait aussi qu’il serait inutile de tenter de les détourner du but qu’elles visent et que bien peu d’entre elles parviennent à saisir.

Ce qu’il y a de plus remarquable à Malte, c’est la cathédrale, cette église des chevaliers, où se trouve la plus belle collection d’armes que j’aie vue de ma vie. On ne s’étonne point, à l’aspect de ce magnifique monument, de l’empressement des voyageurs à s’y rendre. Il rappelle un passé héroïque et une longue épopée.

Après avoir visité en détail cette église tapissée d’or et d’argent à l’intérieur, nous revînmes à bord, le soir, en aspirant la brise qui montait de la mer. Une heure plus tard, nous reprenions notre route, et, cinq ou six jours après, nous mouillions devant Alexandrie.

Dès que les formalités sanitaires furent accomplies, une embarcation envoyée par le chargé d’affaires de France en Égypte vint nous prendre, l’amiral, sa famille et moi, et en quelques minutes nous amena au débarcadère, où stationnait une foule innombrable de portefaix qui s’arrachent les colis des mains et contre lesquels chaque voyageur se voit forcé de défendre son bien.

CHAPITRE III

ALEXANDRIE


J’éprouvai une certaine sensation de plaisir, en touchant du pied, pour la première fois, l’antique terre d’Égypte, si féconde en grandeurs et en souvenirs. Cependant, à Alexandrie, qui est plutôt une colonie qu’une ville orientale, la population nomade est considérable, composée de gens de toute provenance et de toutes nationalités. C’est un tohu-bohu de costumes où se mêlent le Maltais, l’Espagnol, le Français, le Grec, l’Italien, sans compter les individus des races slave et saxonne ! L’échantillon le plus rare à Alexandrie est le Turc ou l’Égyptien pur sang.

Comme en Europe, on y rencontre à chaque pas des cafés, des hôtels plus ou moins borgnes, des marchands de vin, des tavernes, tout cela disséminé sur des quais ou le long de rues bordées de maisons européennes.

Le natif, le fellah sont en minorité dans cette population bariolée, en grande partie composée d’aventuriers et de marins. Ils semblent s’être réservé le monopole de porter les fardeaux et de conduire les ânes. Ceux qui ont appris à baragouiner quelques mots d’anglais ou à parler ce qu’on nomme la langue maltaise, mélange d’espagnol corrompu, de patois français et d’arabe, ceux-là servent de cicérone aux étrangers.

Cependant je ne voulus pas quitter Alexandrie, le lendemain à l’aube, sans consacrer l’après-midi et la soirée à mes compagnons du paquebot ; une certaine conformité d’humeur en avait fait presque des amis pour moi. Aussi les industriels qui débutaient alors dans le négoce, le chanteur-arquebusier et moi, après avoir visité les monuments de la ville, nous résolûmes de passer la soirée ensemble.

Quelle soirée agitée ! on célébrait en ce moment je ne sais quelle grande fête de l’islamisme. La cohue était immense dans les rues. Partout, autour des marchés notamment, s’étaient établis des cafés en plein vent ; des almées de carrefour y dansaient, voilées, devant des matelots ivres.

Ce que je vis de plus curieux, ce fut un santon posté au coin d’un marché et attendant l’occasion d’exercer son ministère. Ce personnage à l’air béat était dans un état de nudité complète ; plusieurs femmes vinrent rôder autour de lui, et il s’éclipsa avec l’une d’entre elles.

Je me fis expliquer la mission du santon et la popularité dont il jouit dans les pays de l’Islam. Il y joue à peu près le rôle que les marabouts jouaient autrefois en Algérie. C’est un animal reproducteur à deux pattes.

La nuit était déjà fort avancée ; je sentais la fatigue me gagner. Devant partir au lever du soleil, je pris congé de mes compagnons qui continuèrent sans doute leur promenade au milieu du bruit, des rixes et des chants d’une population en délire ; nous nous promîmes de nous revoir, et nous nous tînmes parole autant que possible.

Les événements me mirent plus tard en relations suivies avec l’armurier devenu artiste. Mais l’occasion ne s’est pas présentée de renouveler connaissance avec les négociants marseillais qui, à force de travail, sont parvenus à acquérir la considération et la fortune, et je le regrette sincèrement, car ils m’avaient inspiré beaucoup de sympathie.

Alexandrie ne nous offrant aucun attrait particulier et la malle anglaise ne devant arriver que dans une huitaine de jours, nous résolûmes d’aller passer la semaine d’attente au Caire.

Le chargé d’affaires de France déploya toutes les ressources de son éloquence pour nous retenir, nous laissant espérer qu’il nous accompagnerait jusque dans la capitale de l’Égypte ; ce fut en vain, tant nous avions hâte, l’amiral et moi, de consacrer à une ville tout à fait orientale les quelques jours de loisir que nous laissait notre arrivée prématurée dans le vieux royaume des Pharaons.

Le chemin de fer n’existait pas encore à travers le désert ; le canal de Suez n’était qu’un projet grandiose, jugé par les uns impossible dans la pratique, ou destiné, selon l’opinion la plus favorable, à attendre pendant des siècles sa réalisation. On sait avec quelle rapidité cette œuvre de géant s’est accomplie, malgré de sinistres présages, grâce à l’énergique volonté de celui qui l’avait rêvée. Nous n’eûmes donc d’autre ressource que de prendre passage sur l’un des petits bateaux à vapeur qui parcourent le canal du Mahmoudjé et remontent le Nil à partir d’Aflé.

C’était, à cette époque, la manière la plus commode de voyager en Égypte ; elle avait surtout l’avantage de ne rien dissimuler du pittoresque de la route.

Notre traversée s’acheva d’ailleurs sans incident qui mérite d’être noté ; nous mouillâmes le lendemain au port de Boulack, où des voitures attendaient l’arrivée du bateau. On chargea nos bagages à dos de chameau, nous prîmes place dans deux voitures, et, en quelques minutes, nous mîmes pied à terre devant l’hôtel d’Orient, placé au centre du quartier européen, plus connu sous le nom de quartier français.

CHAPITRE IV

LE CAIRE ET SES ENVIRONS


Nous étions au Caire, qui se distingue d’Alexandrie par l’aspect tout à fait oriental de ses rues étroites, de ses maisons en bois, de ses places immenses et couvertes de sable que les pluies transforment en autant de lacs de boue.

Le quartier français seul apporte un élément discordant à la vieille cité des califes : il représente l’occident. Dans cette partie de la ville du Caire sont massés les maisons consulaires, les comptoirs et les boutiques des négociants européens, les entrepôts et la colonie étrangère. Les maisons y affectent la forme des nôtres, mais elles sont beaucoup moins hautes et reposent sur des bases plus larges.

Dès qu’on met le pied hors de ce quartier, qui occupe une partie peu étendue de la ville, on se retrouve en plein Orient. Autour de la vaste place de l’El-Békiéyed s’amorcent une multitude de rues étroites, bordées de maisons dont les rez-de-chaussée inhabités remplissent l’office de nos caves ; on y entasse tous les débarras imaginables. Il y a fort peu de fenêtres ouvrant sur la voie publique, et ces fenêtres sont presque toujours grillées.

Ne sachant comment tuer le temps dans cette immense ville, j’obéis au sentiment de curiosité qui pousse l’homme vers l’inconnu. J’ai toujours eu pour principe, lorsque je m’engage à travers une ville pour la première fois, de me laisser aller au caprice de mon imagination, de suivre la première voie venue et de ne demander mon chemin à personne.

Je m’égare, le plus souvent : cela va sans dire ; je perds un temps infini à m’orienter ; parfois, je ne sais où donner de la tête, et, en essayant de me dégager, je m’enfonce de plus en plus dans un dédale de rues sinueuses ; ce n’est qu’à bout de fatigue et de patience que je me décide à me renseigner.

Au Caire, je pouvais sans crainte me risquer dans la ville, car j’étais certain de me retrouver sans l’aide de personne. Je parcourais les rues et les places, je traversais les marchés et les bazars, allant droit devant moi, et je finissais par apercevoir, après une course plus ou moins longue, l’une des portes de la ville.

Or, à chaque porte se tient une station d’âniers ; j’enfourchais un bidet, et, moyennant un franc pour la course et un batchis de quelques centimes, le petit garçon trottinant à côté de la monture me conduisait assez vite à l’hôtel d’Orient. Les ânes du Caire remplacent avantageusement les fiacres de Paris. Ils ont sur ces derniers la double supériorité de la solidité et de la vitesse.

Pendant mon séjour dans la capitale de l’Égypte, je fis un usage presque continu de ce mode de locomotion d’une sûreté incomparable, aussi peu fatigante que peu coûteuse. Cela me permit de visiter en détail et en quelques heures les monuments qui se recommandent à l’attention du voyageur et que les guides leur indiquent d’avance.

Je ne parlerai point de ceux qui ont une origine moderne, ils rappellent trop les constructions que nous avons l’habitude de voir. Dans cette catégorie, il faut ranger les établissements scolaires très-nombreux au Caire, la monnaie, les casernes, les institutions militaires ; mais je citerai quelques mosquées d’une grande richesse et d’une parfaite originalité, dont plusieurs datent du XIe, du XIIe et du XIIIe siècle et ont été bâties par les califes.

Celles de Touloum, par exemple, de Hakan, d’El-Azhar, d’Hakan-Aïu, où l’on trouve les tombeaux de leurs fondateurs, tranchent sur l’interminable série de temples qui font du Caire presqu’une ville sainte. Rien n’est plus pittoresque assurément que de parcourir la vallée sablonneuse qu’on appelle la vallée des Tombeaux et qui circonscrit la moitié de l’enceinte fortifiée commencée, en 960 environ, par les califes fatimites qui venaient de conquérir ce pays.

Les deux faubourgs du Caire, Boulack et le Vieux-Caire, me fournirent également le prétexte d’excursions fort agréables. À Boulack, il me fut permis de parcourir l’admirable palais que Méhémet-Ali s’était fait élever dans ce faubourg et dont les jardins touchent à la rive droite du Nil. C’est un amoncellement de marbre, de porphyre, d’onyx et de bronze enchâssé dans un cadre de fleurs ; à l’intérieur, les tapis épais, les riches tentures, les ressources combinées de l’Orient et de l’Occident travaillées par des mains habiles, les produits de l’art sous toutes les formes, charment les yeux des visiteurs et leur inspirent l’idée d’un grandiose que ne produit point notre civilisation.

Dans le Vieux-Caire, je vis les greniers de Joseph institués par Saladin pour l’emmagasinement des blés et des céréales, excellente précaution contre la famine qui, à des époques périodiques et selon la force des inondations du Nil, se produisait dans le vieux royaume des Lagides. Ces greniers sont immenses et semblent à peine altérés par le temps.

Le puits de Joseph attira mon attention. La profondeur est de près de cent mètres ; la prévoyance du grand Saladin, qui le fit creuser, y ajouta une rampe en spirale si bien établie que les bêtes de somme peuvent descendre jusqu’au fond du puits et en remonter les tonnes pleines d’eau ; j’étais bien tenté d’essayer la descente avec mon bidet, mais, quoiqu’il n’y eût aucun danger à l’opérer, je reculai devant le temps que j’aurais été forcé d’y consacrer.

Côte à côte avec ces vestiges, dont les plus récents datent de fort loin, au milieu de ces mille monuments de l’islamisme ou de la piété du temps des Lagides, la légende chrétienne a marqué sa place. Dans la vallée des Tombeaux, on m’a montré un figuier au tronc énorme à l’ombre duquel, selon la tradition, se serait reposée la sainte-famille lors de son voyage en Égypte. L’arbre est archiséculaire, mais il serait difficile de démontrer qu’il existait avant l’ère chrétienne. Néanmoins, en matière de foi, il convient, selon moi, de respecter les illusions inoffensives. Cela console les croyants et ne fait aucun mal aux autres. Je me suis donc assis sous le figuier légendaire avec un respect qui a dû rassurer mes compagnons.

Qui n’a pas vu Rome n’a rien vu, dit un proverbe ; voir Naples et puis mourir, ajoute un autre proverbe qui emprunte une formule trop absolue. En faisant la part de l’exagération naturelle au patriotisme italien, on peut appliquer le procédé à la traversée de l’isthme africain et dire : Qui n’a pas vu les pyramides de Gysèh n’a pas vu l’Égypte. Nous partîmes donc un matin, vers trois heures, nous dirigeant vers le sud-ouest du Caire sur la route de l’antique Memphis.

L’excursion est de quatre lieues environ ; aussi, malgré notre confiance dans la force de résistance et dans la sobriété des ânes, nous jugeâmes à propos de prendre d’autres montures et nous fîmes le voyage à dos de chameaux. La marche de ces animaux est assez désagréable, mais on s’y fait après les premiers moments d’oscillation. Le chameau a d’ailleurs un sérieux avantage sur les autres bêtes de la création : il est à peu près infatigable, et, quand il ne trouve pas d’eau sur sa route, il s’en passe avec une touchante philosophie. Sa réputation est tellement bien établie sous ce rapport qu’aucun sceptique ne se permettrait de la contester. Le désert, où il n’y a pas plus d’eau à boire que d’herbe à brouter, a été fait pour ce commode animal, et vice versa.

Nous parcourûmes donc la distance sur des chameaux qui partirent sous une allure fort peu respectueuse pour nos chétives personnes, tant la légèreté du fardeau leur semblait indigne du poids dont on les accable ordinairement. Nous arrivâmes très-rapidement à destination, après avoir traversé le village d’Embarèh, près duquel fut livrée, le 21 juillet 1798, la célèbre bataille des Pyramides gagnée par Bonaparte sur les mameloucks de Mourad-Bey.

— Du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent, s’écria le jeune général en chef en montrant à ses soldats les monuments colossaux.

Et les soldats mirent en pleine déroute les premiers cavaliers du monde, servis par d’énergiques chevaux et poussés par un double fanatisme : la religion et la patrie.

Après les événements qui suivirent la bataille des Pyramides et changèrent si vite la face des choses en Europe et en France surtout, on peut dire que les quarante siècles dont parlait Bonaparte étaient placés là pour son propre compte, et que leur contemplation n’avait d’autre objectif que lui-même. Dès cette époque, cette ambition, qu’aucun frein ne devait arrêter, manifestait ses aspirations et prévoyait l’avenir.

Nous mîmes pied à terre aux pieds des trois grandes masses de Gysèh, dont les matériaux réunis représentent, assure la statistique, 26 millions de mètres cubes de pierres, et qui prirent vingt années de travail à de nombreux ouvriers étrangers et à la moitié de la population du pachalick avant de se dresser vers le ciel, se rétrécissant à mesure qu’elles montaient sur des bases immenses.

La plus grande, celle qu’Hérodote attribue à Cheops, est assise sur un carré qui ne mesure pas moins de 240 mètres de largeur. Sa hauteur est de 142 mètres. La seconde, bâtie, dit-on, par un roi du nom de Chéphren, n’a que 215 mètres de base et 133 mètres de hauteur ; la troisième est beaucoup plus petite. Elle s’élève de 54 mètres sur une assise de 107, ce qui est déjà fort joli.

Dans cette dernière, les investigations ont fait découvrir le cercueil du roi Mycérinus qui la fit bâtir. On n’a trouvé dans la seconde aucun indice révélateur ; mais la plus grande, à la suite des fouilles intérieures, a révélé le nom de Chou-fou, un roi égyptien prédécesseur de Chéops, ce qui tend à prouver que ce Chéops n’est qu’un usurpateur de la gloire d’un autre.

La visite à l’intérieur de ces monuments présente quelques difficultés en raison de l’élévation de l’entrée. Nous pénétrâmes cependant dans la demeure funéraire où, depuis une vingtaine de siècles, repose Chou-fou. Chaque côté de la pyramide commande un des quatre points cardinaux ; l’entrée est sur la face nord : elle donne sur un couloir qui mène, au centre, à une longue pièce appelée la chambre du roi. Quarante-quatre mètres sur cinq forment son étendue. À un étage au-dessus, se trouvent cinq chambres, et au-dessus, des cinq chambres deux autres dont l’une est la chambre de la reine.

C’est curieux à voir sans contredit, parce qu’on ne ferait plus de pareilles constructions de nos jours, bien que la vanité humaine soit restée la même. En résumé, l’aspect de ces monuments éveille dans l’esprit des idées singulières. De pareilles masses, assises sur des bases aussi colossales étonnent comme tout ce qui dépasse la mesure de l’ordinaire ; mais elles n’inspirent aucun autre sentiment.

Plusieurs livres ont été écrits sur les pyramides d’Égypte des savants ont même tenté de démontrer qu’elles ont été bâties pour servir de digues contre les irruptions des sables du désert. L’orientation de leurs faces tournées exactement vers les quatre points cardinaux donne une certaine autorité à cette assertion. Cependant il me semble que les sables me manquent point autour des monuments laissés par les Lagides et que, ainsi conçues, les digues devaient être insuffisantes.

CHAPITRE V

SOLIMAN-PACHA


Le lendemain de notre arrivée au Caire, l’amiral et moi nous allâmes rendre visite à Soliman-Pacha, major général de l’armée régulière égyptienne, qu’il a formée et instruite selon la volonté de Méhémet-Ali.

Soliman était, en 1852, un beau vieillard aux cheveux et à la barbe blancs. D’une taille au-dessus de la moyenne, l’ex-colonel Selves, qui s’était réfugié en Égypte en quittant l’armée française, avait conservé la tournure militaire d’un ancien officier de l’Empire. Il nous reçut avec une extrême affabilité, paraissant heureux de voir des compatriotes et surtout de parler avec eux la langue de son pays. On eût dit que notre visite lui apportait un regain de jeunesse.

Il nous raconta son long séjour en Égypte, qui avait remplacé pour lui la patrie perdue, et dans laquelle il avait été assez heureux, après les incertitudes et les dangers d’une vie d’aventures, pour rencontrer les joies de la vie privée et les satisfactions que les caprices du sort réservent si rarement à l’homme de cœur.

Il nous dit les ennuis de son début dans cette vie orientale, qu’il avait rêvée calme et facile, et qu’il avait trouvée plus tumultueuse que l’existence européenne. Il ne s’était fait que lentement et en quelque sorte avec répugnance aux mœurs étranges, aux habitudes et aux allures de sa patrie d’adoption. Cependant, peu à peu, il avait adopté, avec le costume, tous les usages orientaux, à l’exception de la polygamie.

La confiance du vice-roi et de son fils, le généralissime Ibrahim-Pacha, en lui fournissant les éléments propres à occuper son intelligence active et son esprit rempli d’initiative, ne lui laissa guère le temps de songer à autre chose. Tout était à refaire ou à créer dans l’armée égyptienne.

Lorsque le colonel Selves fut chargé de la mission difficile d’en changer entièrement l’organisation, elle était composée de fellahs enlevés de force à l’agriculture, de noirs venus de la Nubie et de l’Abyssinie, et de gens nomades nés sur la lisière du désert et auxquels le désert ne pouvait fournir de quoi apaiser leur faim.

La discipline ne se maintenait qu’à force d’arbitraire et de rigueurs : le bâton fonctionnait sans relâche, c’était l’ultima ratio des chefs. Les soldats se rattrapaient sur les paysans, chez lesquels ils allaient en expéditions fréquentes, aux époques, trop réitérées, où le khédive avait besoin d’argent et ordonnait la levée de l’impôt.

De cette tourbe de pillards et de voleurs, toujours prêts aux exactions, servant le puissant avec bassesse en raison des jouissances matérielles qu’il leur procurait, durs aux faibles sur lesquels ils glanaient impunément après la récolte du maître ; de tous ces gens sans cohésion, sans conscience et sans aveu, grâce à des efforts inouïs, le colonel Selves parvint à faire un corps sérieusement constitué, à lui inculquer une instruction militaire suffisante et à tirer parti des qualités inhérentes à leur nature, qualités perdues jusque-là au milieu de leurs vices : la bravoure et l’indifférence devant la mort.

Il ne faut donc pas s’étonner que Méhémet-Ali et, à côté de lui, Ibrahim, dont l’ambition rêvait d’arracher à la Porte-Ottomane, non-seulement la souveraineté héréditaire de l’Égypte, mais celle de la Syrie et de l’Archipel, aient comblé le colonel de bienfaits. Ce dernier leur avait préparé admirablement l’élément principal de la conquête, et il n’a pas dépendu de lui qu’ils n’atteignissent le but.

Chacun sait les événements qui empêchèrent le rêve du khédive de se transformer en réalité ; ce rêve, presque accompli par la victoire de Nézib, ne s’évanouit que par l’intervention étrangère.

Soliman-Pacha s’animait en nous faisant connaître, jour par jour, les péripéties de cette longue lutte ; il ressentait un certain orgueil en contemplant ce qu’il avait fait des bandes de soldats mises à sa disposition, et regrettait sincèrement que la Providence n’eût pas permis qu’il tirât tout le parti possible d’une armée que son souffle avait rendue excellente.

Il se trouvait exilé désormais sur cette vieille terre dont il avait complété la grandeur et la régénérescence. Depuis que ses deux amis étaient morts, il vivait retiré dans son palais, évitant de multiplier les relations avec leur successeur et n’ayant, disait-il, plus rien à faire ici-bas.

Après avoir prolongé l’entretien pendant deux heures et répondu à toutes les questions que le major général ne nous épargna point, touchant les faits qui venaient de se passer en France, la politique et les affaires en général, nous nous levâmes afin de prendre congé. Soliman nous dit avec une exquise bonne grâce qu’il ne consentait à nous laisser partir qu’à la condition que nous lui promettions de revenir le voir plusieurs fois pendant notre séjour au Caire, et que nous voudrions bien accepter, pour le jour même, un dîner de garçons dans sa résidence.

Nous quittâmes cet excellent homme après lui avoir serré les mains avec effusion. Pour ma part, j’avais presque les larmes aux yeux.

CHAPITRE VI

UNE SOIRÉE FRANÇAISE AU CAIRE


Vers six heures du soir nous nous acheminâmes de nouveau vers son palais. Nous y fûmes reçus par des domestiques à la livrée éclatante, et c’est entre deux haies de gardes que nous atteignîmes le perron sur lequel nous attendait le maître de la maison, ayant auprès de lui un jeune homme en costume militaire, qu’il nous présenta comme son aide de camp.

— Permettez-moi de vous remercier d’avoir bien voulu me consacrer cette soirée, nous dit le major général en nous tendant ses deux mains. L’Égypte est visitée par un très-grand nombre de mes compatriotes ; beaucoup me font l’honneur de déposer leurs cartes chez moi ; mais, cela tient sans doute à mon caractère sauvage, je ne suis pas d’un facile accès. Il a fallu, ajouta-t-il en se tournant vers l’amiral, l’influence de votre nom et la haute réputation que vous avez su acquérir pour me faire rompre avec mes habitudes de solitude.

— Je n’ai pas voulu traverser le Caire, répliqua M. de Verninac, sans apporter à l’homme qui a donné tant d’éclat au titre de Français le tribut de mon admiration.

L’échange des compliments terminé, nous gravîmes l’escalier de marbre, mais à peine étions-nous parvenus dans l’immense vestibule du premier étage, on vint annoncer que le dîner était servi.

— Je vous ai conviés à un dîner de garçons, dit en souriant Soliman-Pacha, nous serons donc entre nous ; nous pourrons fumer et causer en liberté.

La grande porte, qui donnait du vestibule dans la salle à manger, s’ouvrit alors à deux battants, et nous entrâmes dans une immense salle où de vastes dressoirs étalaient aux regards éblouis un service complet de vaisselle d’argent et de vermeil.

Nous nous assîmes sur des fauteuils autour d’une table servie à la russe. Rien n’y manquait, ni les fleurs, ni les vieilles porcelaines, ni les faïences artistiques, ni les mets succulents, ni les fruits exotiques, ni les produits indigènes.

En sa qualité de Français, Soliman avait conservé les habitudes françaises. Le vin était sa boisson ordinaire, et, sans doute, en souvenir de ses folies de jeunesse, il avait une préférence marquée pour le champagne.

— Le champagne, observa-t-il, est le vin français par excellence ; c’est celui qui rappelle le plus le caractère national. Il pétille, il mousse, il s’élance hors du vase qui le contient ; il me rappelle le besoin d’expansion, la vivacité d’intelligence et la légèreté de nos chers compatriotes.

On nous servit, pendant le repas, des vins exquis et du champagne frappé, que le major général et son aide de camp savourèrent en connaisseurs ; nous revînmes ensuite prendre le café dans un charmant petit salon mauresque ; la conversation reprit avec plus d’abandon que le matin, parce que nous connaissions parfaitement notre hôte et qu’il avait, avec la sûreté de jugement qui le distinguait, apprécié l’esprit libéral de M. de Verninac.

La glace était tout à fait rompue ; il existait aussi entre nous un lien commun, qui se détend un peu entre des hommes vivant dans le pays qui les a vus naître, mais qui exerce une grande puissance lorsque l’on se rencontre, à l’état d’exilé ou de passant, sur le sol étranger. Dans ces occasions, l’amour de la patrie rapproche vite les distances et la sympathie, la familiarité même se substituent immédiatement aux formes banales de la simple politesse.

N’ayant pas l’intention de revenir sur Soliman-Pacha ni sur le concours qu’il prêta de tout temps au gouvernement égyptien, je me bornerai à dire que, durant les huit jours que nous passâmes au Caire, nous allâmes lui rendre plusieurs fois de longues visites et que nous nous séparâmes de lui dans les termes les plus affectueux. La conversation variée et intéressante de ce vieillard est encore dans ma mémoire comme un des souvenirs heureux de ma vie.

CHAPITRE VII

UNE VIEILLE CONNAISSANCE


Je ne veux point quitter le Caire sans mentionner un autre dîner qui m’y fut offert et qui me permit de pénétrer plus avant qu’un Européen ne peut le faire dans les mystères de la vie orientale.

Me trouvant un soir devant l’un des cafés établis sous des tentes, sur l’un des côtés de la place de l’El-Békiéyek, le côté qui fait face au quartier franc, à l’heure de la promenade, je me reposais de la chaleur du jour en aspirant les bouffées de brise fraîche qui commençaient à venir du Nil, et, tout en prenant lentement un sorbet, je regardais passer la file des voitures qui, au commencement de la soirée, fait ressembler ce côté de l’immense place à nos Champs-Élysées.

Toutes ces voitures bariolées de couleurs voyantes ou dorées, d’une légèreté extrême, attelées de petits chevaux très-vifs, se succédaient sans interruption ; quelques-unes promenaient des pachas nonchalamment assis sur des coussins de soie, d’autres contenaient de riches familles européennes ou des femmes voilées faisant partie de quelque harem. La diversité des costumes et des attelages enlevait toute monotonie à ce spectacle.

Une de ces voitures, dans laquelle était couché, plutôt qu’assis, un homme d’une trentaine d’années environ me frappa surtout par la richesse de son ornementation et la beauté de son attelage.

L’indigène qu’elle traînait portait un costume éblouissant ; il avait la tête coiffée d’un turban, sur lequel se balançait une aigrette retenue par un rubis ; un cimeterre, dont le fourreau recourbé était couvert de pierreries, reposait sur le coussin de devant de la voiture ; quatre coureurs escortaient l’équipage.

Je le perdis de vue une première fois ; mais je le vis revenir un quart d’heure plus tard, et, au moment même où je jetai les yeux sur son heureux propriétaire, celui-ci dirigea ses regards vers moi ; il ordonna probablement à son cocher de faire prendre à ses chevaux une allure plus lente, car l’attelage quitta immédiatement le trot et se mit au pas.

Le promeneur eut donc tout le temps de me considérer, et il ne s’en fit pas faute. Cette idée d’être l’objet d’une attention aussi soutenue commençait même à m’irriter lorsque la voiture s’éloigna pour la seconde fois, mais il ne s’écoula pas cinq minutes avant qu’elle ne reparût, marchant toujours au pas, et que, sur un signe du maître, elle ne s’arrêtât tout à fait à une très-courte distance de l’endroit où je me trouvais. Après avoir subi un nouvel examen, je vis l’un des coureurs se diriger vers moi.

Le messager me salua avec toutes les marques de respect si familières aux orientaux de condition inférieure ; puis, me montrant du geste la voiture, il me fit signe de l’accompagner.

Je jetai sur la table le prix de mon sorbet, et très-intrigué de ce commencement d’aventure, je me dirigeai d’un pas rapide vers l’équipage, où je fus accueilli par le plus gracieux sourire.

— Vous ne m’avez donc pas reconnu, me demanda en bon français une voix qui ne m’était pas étrangère, et trois ou quatre années m’ont-elles vieilli à ce point que vous ne vous rappeliez plus les traits d’un vieil ami ?

— Pardonnez-moi, dis-je avec un certain embarras. Il me semble vous avoir connu autrefois, mais je ne saurais rien préciser à cet égard.

— Ah ! c’est ma barbe qui produit cette confusion dans votre mémoire, je ne la portais pas à Paris ; mais ici elle fait partie de la tenue officielle : un pacha sans barbe tiendrait du phénomène.

Ce mot de Paris, la pureté de l’accent et le rapprochement surtout m’aidèrent à reconstituer mes souvenirs.

— Vous êtes Sadyck ! lui dis-je.

— Cette fois, vous avez frappé juste. Je suis ce Sadyck qui, élève de l’école égyptienne, placé ensuite dans un des collèges de votre merveilleuse capitale, eut le bonheur d’y être votre condisciple… Venez vous placer près de moi, ajouta-t-il, en me serrant affectueusement les mains, et tout en jouissant du plaisir de la promenade, nous aurons le bonheur de revivre ensemble par le passé.

Mon copain appartenait de fort près à la personne du vice-roi ; il était son cousin. À la mort de son père, devenu possesseur d’une fortune considérable, dont les revenus variaient entre huit ou dix millions, Sadyck-Pacha fut invité par son parent à venir résider en Égypte.

— Je possède, dit-il, un palais au Caire, un autre à Alexandrie, des villas jusque dans le désert ; j’ai un harem de femmes comme l’empereur des Ottomans, un bateau à vapeur sur lequel je remonte le Nil quand il me plaît ; je suis fort riche, et pourtant je m’ennuie.

— Il me semble que je ne m’ennuierais point à votre place.

— Qui sait ? J’ai vécu si longtemps de la vie de Paris, jouissant de vos libertés qui s’étendent à tout, parlant votre langue qui est si belle, prenant largement ma part de vos plaisirs, si variés et si complets, que l’existence monotone de cette grande cité, nommée la Victorieuse, je ne sais pourquoi, me paraît en même temps fatigante et inféconde. Ah ! votre Paris ! votre Paris ! Quelle ville incomparable, ville de travail et de plaisirs, ville où la vie ressemble à un tourbillon, mais où l’on vit réellement, parce que son activité vous fascine et vous entraîne, et que, pareille à un kaléidoscope, elle change sans cesse de tableaux et d’aspect.

— Cependant, en Égypte, vous avez le calme, la contemplation…

— Et la chaleur, interrompit-il vivement, une chaleur intolérable, persistante, éternellement la même.

À l’époque des inondations périodiques, cette promenade n’est qu’un lac immense ; le reste du temps, on dirait qu’elle se dissout en poussière. Je sais ce que vous allez me dire, vous que j’ai connu paresseux. Vous avez le droit de vous rejeter dans le passé et de faire reparaître devant vous une époque pleine de grandeur et de poésie. Sans doute, et c’est bien quelque chose que d’être prince et de se dire : « Je descends, ou du moins je le suppose, des califes Fatimites qui fondèrent la Victorieuse », que l’un de nos aïeux, le vaillant Saladin, entoura de fortifications formidables. Mais quand je vous aurai fait voir les pyramides, la vallée des Tombeaux, les greniers de Joseph, et, si vous en avez la patience, nos quatre cents mosquées, vous aurez tout vu et vous conviendrez avec moi que ces rues étroites et tortueuses et ce far niente forcé sont de pitoyables distractions.

— Alors, pourquoi n’êtes-vous pas resté en France ? Pourquoi n’y retournez-vous pas ?

— Hélas ! mon cher ami, ma grandeur même m’attache au rivage. Mon gracieux parent le vice-roi veut que ses pachas, ceux qui tiennent à sa famille surtout, ne le laissent pas seul en proie à sa toute-puissance. Contrairement à Shahabaam, qui menaçait de faire empaler tous ceux qui ne s’amuseraient point à ses fêtes, il veut que tout le monde s’ennuie avec lui. Heureusement, ma bonne étoile vous a jeté dans mes bras, et j’espère bien que vous consentirez à vous ennuyer quelque temps avec moi.

— Impossible. J’ai une mission dans l’Inde ; je suis obligé de continuer mon voyage par la prochaine malle anglaise attendue au Caire dans trois ou quatre jours au plus tard.

— Vous passerez du moins ces trois ou quatre jours dans ma résidence, où je vous offre l’hospitalité, une hospitalité d’étudiant.

— Impossible encore, mon cher pacha ; je suis établi à l’hôtel, en famille.

— Ah ! je comprends, les convenances, le devoir. Voilà les inconvénients de la civilisation européenne ; enfin, je vous retiens ce soir à dîner.

— Pas ce soir ; je n’ai pas prévenu ; mais je serai votre hôte demain toute la journée, si cela ne vous dérange pas.

— À demain donc ; mais venez de bonne heure. Nous causerons de nos escapades d’autrefois.

L’heure du repas était venue pendant que je me promenais avec Sadyck ; il eut l’obligeance de me déposer à la porte de mon hôtel et me quitta en criant :

— N’oubliez pas que je vous attends de bonne heure. Cette rencontre était un heureux incident de voyage.

Le caractère de mon ami le pacha le rendait tout à fait sympathique ; une gaîté communicative, une instruction variée, un esprit prime-sautier faisaient de lui un homme charmant.

CHAPITRE VIII

UN DÉJEUNER DE PACHA


Le lendemain, je m’excusai auprès de mes compagnons de route et je me dirigeai vers le palais de Sadyck. Quoique l’heure fût encore assez matinale, j’y fus reçu par la foule des serviteurs avec un empressement qui me convainquit que des ordres précis avaient été donnés par le maître.

Je traversai d’abord une vaste cour carrée ayant sur ses quatre côtés des vérandahs à colonnes de marbre, et l’on me fit monter à l’étage supérieur par un escalier d’une largeur inusitée.

Après m’avoir fait passer par plusieurs salons meublés avec luxe, où se confondaient les merveilles de l’art oriental et celles de l’art français, un homme de confiance souleva une lourde portière et m’introduisit dans une pièce entièrement tapissée de soie et dont les tentures, coupées de distance à distance par des colonnettes d’albâtre et doucement éclairées par le demi-jour que tamisaient les stores, produisaient sur l’imagination une impression singulière.

Sur l’un des larges divans qui ornaient cette pièce était couché Sadyck. Il ne dormait pas, il se reposait des fatigues de la veille. Il me tendit la main et me complimenta sur mon exactitude, puis, sans transition, nous nous mîmes à causer des jours heureux de notre jeunesse, de Paris, du passé et de ses plaisirs envolés ; nous vidâmes, comme on dit vulgairement, le sac aux souvenirs.

L’heure du déjeuner nous surprit en veine de divagations rétrospectives. À l’annonce faite par l’homme de confiance du pacha, nous nous dirigeâmes vers la salle à manger qui ne le cédait en rien, pour la décoration et la richesse, à tout ce que j’avais déjà vu de cette admirable résidence.

Le déjeuner fut à peu près servi comme l’avait été le dîner chez Soliman-Pacha. Ce dernier, Français et catholique, accordait naturellement aux vins une place importante dans l’alimentation. Il en était de même dans la maison de Sadyck-Pacha, qui, quoique mahométan, était devenu tout à fait Français par suite du long séjour qu’il avait fait en France.

— Le prophète, dit-il, défend l’usage du vin aux adeptes de sa religion ; mais, en le défendant, il a visé surtout l’ivrognerie. Or, comme je ne m’enivre jamais, je me permets cette légère infraction aux prescriptions du Koran. Du reste, boire du vin à tous mes repas est devenu chez moi une habitude contre laquelle il ne me serait pas possible de réagir. Le vin est nécessaire à ma santé.

— Je vois, en effet, que l’habitude est bien prise chez vous, car je remarque que vos serviteurs, appartenant tous à la foi de Mahomet, vous versent le liquide avec l’indifférence de gens accoutumés à cet exercice, et rien sur leurs traits n’indique la moindre répugnance.

— Parbleu ! je me doute bien que quelques-uns d’entre eux ne s’en tiennent pas là et que, loin des témoins importuns, ils se versent à eux-mêmes des rasades dont ils font leur profit. Je m’en aperçois quelquefois et je les laisse faire.

— Vraiment ; c’est cependant un péché.

— Péché caché… ajouta le pacha en souriant. Ces braves gens doivent se demander pour quel motif le divin Mahomet leur a interdit de toucher au produit de la vigne. Moi, je me l’explique, et, en ma qualité de non-pratiquant, je laisse les dévots obéir à la défense et je ne crois pas faire mal en usant de tous les biens que nous donne cette terre.

Je mets même un certain amour-propre à agir ainsi presque publiquement ; aussi, non-seulement mes serviteurs ne s’étonnent-ils point de ma conduite, mais tout le monde la connaît et personne aujourd’hui n’y trouve à redire. Au début de mon installation au Caire, quelques pachas formalistes ou des amis fanatiques ont risqué des observations que j’ai énergiquement rétorquées ; on a fini par se tenir tranquille et par me laisser vivre à ma guise.

De propos en propos, nous atteignîmes la fin du repas. Sadyck-Pacha me dit alors :

— On va servir le café, ainsi qu’il est d’usage partout et encore plus en Turquie et en Égypte. Voulez-vous le prendre ici ou préférez-vous que je vous conduise dans mon harem ?

— Dans votre harem ? demandai-je interdit.

— Oui, dans mon harem, au milieu de mes femmes, ou plutôt dans mon ménage de garçon, car, tel que vous me voyez, je ne suis pas encore marié, d’une manière authentique du moins.

— Vous ne craignez pas que cette infraction à l’un des préceptes les plus rigides de votre loi…

— Bah ! interrompit-il, je suis Français plus qu’Égyptien et nullement intolérant. J’ai un harem, parce qu’ici un homme de mon rang doit en avoir un ; c’est une affaire de mode et de luxe, mais je ne cache mes femmes qu’à la multitude. J’introduis volontiers un ami, un homme intelligent comme vous, dans l’intérieur de ma maison. On peut tout faire ici-bas, selon les circonstances et les gens, pourvu qu’on évite le scandale.

— Savez-vous que tous les pachas ne sont pas de votre étoffe ?

— Je sais ; les uns par égoïsme, les autres par sottise, sans compter les parvenus, les mamamouchis à la façon de votre M. Jourdain.

— Et les fanatiques que vous oubliez.

— Ceux-là seraient dangereux s’ils étaient les plus forts. Ainsi, faites votre choix sans scrupule : restez ou suivez-moi. Franchement, je vous conseille le dernier parti.

— Puisque vous n’y voyez aucun inconvénient, allons !

— Vous conviendrez, me dit en souriant le pacha, que parfois les amis peuvent être des Turcs, en dépit du proverbe qui affirme le contraire.

Alors, soulevant une tenture de soie, il introduisit une clef d’argent dans une serrure presque imperceptible, ouvrit une petite porte, et, me faisant passer devant lui, m’introduisit dans un long corridor.

— Nous voici dans le gynécée, ajouta-t-il en refermant soigneusement la porte sur nous. Vous me remercierez plus tard de vous y avoir amené.

Au bout du long corridor, Sadyck écarta les rideaux qui formaient les deux côtés d’une portière retombant sur les dalles, et, s’écartant de nouveau pour me laisser entrer le premier, me poussa doucement dans une salle entourée de divans. Là, au milieu de fleurs éblouissantes qui embaumaient l’atmosphère de leurs parfums, j’aperçus une vingtaine de femmes jeunes et belles, vêtues de ce costume oriental si coquet et qui fait si bien ressortir toutes les grâces de celles qui le portent.

CHAPITRE IX

LE HAREM


Je m’arrêtai pendant quelques minutes, ébloui par ce spectacle enchanteur.

Quel cadre merveilleux pour cet adorable tableau ! Des tables de marbre blanc recouvertes, à certains endroits, de tapis de Smyrne ; au milieu, un bassin d’eau fraîche, au milieu duquel s’agitaient des poissons aux couleurs variées ; de petites tables en malachite, sur lesquelles étaient servies des tasses de porcelaine transparente, des narghilés et du tabac du Levant ; plusieurs cages remplies d’oiseaux appendues aux murs ; des fleurs partout, sur chaque table, autour du bassin, dont le jet d’eau montant à la hauteur du plafond retombait en pluie fine, presque en poussière, et arrosait continuellement les vases contenant les plantes odorantes.

Quant au costume des femmes, dans les appartements intérieurs, il est d’une élégance et d’une grâce exquises.

À voir les Égyptiennes se promener à pied ou en voiture dans les rues, allant au bain ou en revenant, on passe à côté d’elles sans que le regard se détourne. Ensevelies dans une lourde houppelande à capuchon, qui les enveloppe des pieds à la tête, et dissimule absolument leur taille, elles ont toutes l’air de vieilles femmes, et leur démarche un peu traînante entretient l’illusion mensongère.

Aussi, sauf de nouveaux débarqués, étourdis à l’aspect de ces monuments vivants qui marchent devant eux, personne n’y fait attention. Dans le harem, c’est autre chose. Lorsque les esclaves ont fait tomber l’enveloppe disgracieuse, c’est souvent une jeune femme d’une beauté resplendissante qui sort de la chrysalide.

Évidemment, cette houppelande si laide est de l’invention de quelque mari jaloux. Les mahométans sont plus forts qu’on ne croit, et ils sont bien certains qu’ainsi accoutrées leurs femmes n’exciteront chez les hommes aucun coupable dessein.

Les femmes de Sadyck étaient toutes vêtues, sauf les couleurs, d’un costume identique : une fine chemisette de batiste, un corset de soie, un pantalon à la turque également en soie, les pieds dans des babouches rouges brodées d’or ; les unes ayant sur la tête le bonnet si gracieux des filles de l’Archipel ; d’autres les cheveux enroulés dans des cordons de sequins ; celles-ci enfin n’ayant d’autre parure que quelques fleurs coquettement placées dans leurs torsades, mais toutes empruntant à ce costume qui fait valoir les formes, une grâce charmante.

Ces adorables créatures nous servirent le café à la turque, puis nous offrirent des pipes et du tabac. Sur un signe du maître, l’une d’elles chanta, tandis que quatre de ses compagnes l’accompagnaient sur la ghuzla.

La musique turque est d’une grande monotonie ; je trouvai l’air ennuyeux, mais la voix de la chanteuse tempérait cet ennui ; cette voix était fraîche et d’une justesse parfaite. Je la complimentai par geste, et elle me remercia en portant en même temps sa main à sa bouche et à son cœur.

Après le café, on nous donna des glaces, des sorbets, du punch glacé mélangé de fruits confits, dont le goût est fort agréable, mais dont on se fatiguerait bien vite.

Tout en tenant compagnie à Sadyck, qui était un fumeur intrépide, je jetais souvent les yeux vers l’une de ses femmes, plus grande que les autres.

Au point de vue de l’art plastique, c’était certainement la plus belle de celles que je voyais. Son admirable chevelure noire retombait en bandeaux ondulés sur de splendides épaules. Elle paraissait avoir seize ou dix-sept ans à peine. J’avais pour elle des regards envieux.

— Vous admirez ma fellah, me demanda le pacha, en souriant, car c’est une fille du peuple indigène ; la mode veut que nous réunissions le plus de types possible.

— Je la trouve fort belle, répondis-je. Son genre de beauté devait me frapper, car je me suis toujours figuré Cléopâtre coiffée comme cette jeune fille, dans un accoutrement semblable et avec la même attitude.

— Ma foi, si vous étiez né à l’époque où a vécu Cléopâtre, vous auriez rendu jaloux César et Marc-Antoine.

— Pas le moins du monde ; je ne suis pas amoureux ni sur le point de le devenir ; je ne suis qu’un artiste épris de la forme.

— Cependant, ajouta mon hôte, vous la trouvez belle ?

— Belle n’est pas assez ; je la trouve admirable.

— Eh bien ! permettez-moi de vous l’offrir en toute propriété !

— Pour quoi faire ?

— Mais, pour l’admirer d’abord ; puis je crois qu’elle ne sera pas fâchée de ce changement, car j’ai remarqué qu’elle vous regardait avec un certain plaisir.

— Merci de votre générosité, mon cher ami ; je regrette de ne pouvoir en profiter. Je suis presque en famille, et je ne saurais à quel titre présenter votre fellah.

— Elle restera donc dans mon harem ; mais croyez bien que j’aurais été enchanté de vous la donner.

Je m’assurai, pendant cette après-dîné, que la vie des femmes de l’Orient est moins triste qu’on ne le pense. Les épouses de mon ami Sadyck jouèrent à divers jeux et se montrèrent d’une gaieté folle qui ne s’arrêta que lorsque nous les quittâmes pour monter en voiture et recommencer notre promenade sur l’El-Békiéyèd.

Sadyck me ramena ensuite chez lui, où nous dînâmes en tête-à-tête, et vers neuf heures, je rentrai à mon hôtel, enchanté de ma journée, pendant laquelle une main bienveillante avait soulevé pour moi un coin, du voile qui cache aux yeux des profanes les mystères de l’Orient.

CHAPITRE X

LE DÉSERT


Deux jours avant le passage de la malle royale au Caire, le télégraphe nous l’annonça, pour ainsi dire, à heure fixe. Nous avions arrêté déjà nos places pour la traversée du désert, celle de la mer Rouge dans toute sa longueur et celle de l’océan Indien jusqu’à Madras.

Aucun service français n’était installé encore sur la ligne des Indes, et le paquebot anglais passait devant Pondichéry, mais ne s’y arrêtait point. Nous étions donc obligés de pousser jusqu’à Madras, où le courrier faisait escale ; puis, revenant en arrière, de gagner par terre le chef-lieu des établissements français.

Dès que l’heure et le jour du départ nous furent indiqués d’une manière précise, nous fîmes immédiatement transporter à l’agence britannique le gros de nos bagages ; on chargea nos colis sur des chameaux, et ces animaux, sous la direction de leurs conducteurs, prirent le chemin du désert qu’ils ne cessent de parcourir que le jour où, accablés par les années et par la fatigue, ils tombent pour mourir sur cette route mouvante.

Trois heures avant l’arrivée de la malle, j’allai prendre congé de Soliman-Pacha et de Sadyck. Tous deux me comblèrent d’amitiés et de souhaits ; tous deux me firent promettre de les visiter au retour ; Sadyck insista même pour que je lui consacrasse plusieurs mois.

— Je vous conduirai sur mon bateau, me dit-il, à Thèbes et à Memphis ; je vous mènerai même dans mon palais du désert qui m’a coûté plus de millions qu’il ne vaut, car j’y ai tout fait porter : la terre, l’eau, le bois, le fer et le marbre. C’est original d’avoir une villa au milieu des sables, de n’être jamais sûr en s’éveillant de retrouver à portée du regard le jardin qu’on a planté à grands frais, et qu’un caprice du vent peut avoir emporté pendant la nuit à quelques lieues de vous.

Je promis à Sadyck de l’aviser de mon retour un mois à l’avance, et il me donna sa parole que rien ne l’empêcherait de venir m’attendre à Suez et de me faire faire ma première étape dans sa résidence aussi pittoresque que coûteuse.

Hélas ! je ne devais jamais le revoir, pas plus que le colonel Selves. Tous deux étaient morts quand je traversai pour la seconde fois l’Égypte ; Soliman était du moins parvenu à un âge avancé ; mais lui, Sadyck, il était jeune encore, d’une santé robuste, sage par tempérament, et rien ne laissait prévoir une fin si précoce.

J’ai hâte de m’arracher à ce souvenir douloureux. À peine les voyageurs de la malle eurent-ils pris leur repas au Caire que tout le monde se prépara pour le départ. Le service du courrier anglais n’ayant pas à craindre, à cette époque, la concurrence que lui fait aujourd’hui la compagnie des messageries maritimes, était un monopole entre les mains de la société qui l’exploitait ; elle n’en a été dépossédée que par le percement de l’isthme de Suez et la construction d’une voie ferrée.

La société payait une lourde redevance au vice-roi d’Égypte, dont elle traversait le territoire, mais celui-ci tirait d’elle de très-gros profits. Entre autres choses, la société, ayant établi des écuries sur toute la longueur du désert, et ces écuries étant placées à trois ou quatre kilomètres l’une de l’autre, le vice-roi faisait fournir les attelages nécessaires. On n’y employait pas moins, m’a-t-on assuré, de 1800 chevaux. Le prix de la traversée du désert était de 250 francs, et on accomplissait cette traversée en moins de dix-huit heures.

Le voyage de l’Inde coûtait donc beaucoup plus cher en 1852 qu’il ne coûte actuellement. Je me rappelle avoir payé 120 livres (3000 fr.) pour aller du Caire à Madras. Le voyage se faisait très-rapidement, mais il était fatigant, et il fallait veiller sur soi dans les escales, car personne ne vous rappelait, si vous l’aviez oublié, que l’heure du départ avait sonné, et le master, l’ordonnateur de cette caravane par mer et par terre, vous laissait parfaitement où vous étiez.

À part ce petit inconvénient, on était fort bien traité en route ; la table, notamment, était abondamment servie du soir au matin, mais le vin n’entrait pas dans le prix du passage, et on vous faisait payer 6 francs la moindre bouteille de vin frelaté sous l’étiquette de Bordeaux.

Il y avait une centaine de personnes environ à transporter à Suez : c’étaient des officiers qui, après un congé, ralliaient l’armée de la Compagnie ; des fonctionnaires de la Péninsule ; des trafiquants ; des pacotilleurs ayant lancé leur pacotille sur la voie du Cap, et allant l’attendre à Madras, à Bombay ou à Calcutta ; des Anglaises vaporeuses allant rejoindre leurs maris ou de jeunes misses en quête de ces oiseaux si rares en Angleterre, et des ministres, vêtus de noir, le cou enfoncé dans leur cravate blanche, et lisant la Bible pour se distraire.

On opérait alors la traversée du désert à l’aide de vans, voitures fortement suspendues, à six places et à double boîte. Ces boîtes sont formées de laines comme les jalousies et enchâssées l’une dans l’autre.

Grâce à cette combinaison, les patients reçoivent l’air qui circule entre les lames, tandis que le sable brûlant, soulevé par de fortes brises, tombe entre les deux caisses. Il en passe bien quelques grains dans l’intérieur, mais on a, pour s’en garantir, le long voile que les touristes anglais ont imaginé d’enrouler autour du chapeau, et qui, déroulé, couvre le visage et les épaules.

Chaque van est attelé de six chevaux, et, ainsi que je l’ai dit plus haut en parlant des relais, on les change tous les quarts d’heure ; la vitesse de ces chevaux, petits et maigres, est tout à fait extraordinaire, même effrayante ; le léger équipage semble emporté par un ouragan ; il produit l’effet d’un navire roulant sur la mer agitée. Ses roues s’enfoncent dans le sable et il donne de la bande, tantôt d’un bord, tantôt de l’autre.

Les conducteurs ne s’inquiètent jamais de ces cahots périlleux : ils en ont vu bien d’autres. Leur unique préoccupation est de tenir leur attelage constamment au galop. Heureusement pour les voyageurs, les chevaux, plus raisonnables que leurs guides, ont le bon esprit de ne pas prendre le mors aux dents.

À chaque relais, on a creusé un puits près duquel chameliers et cochers viennent s’asseoir pour se reposer. Outre ces relais, dont le nombre est considérable du Caire à Suez, et qui servent de jalons à la route incertaine, les Anglais ont établi trois grands caravansérails à égale distance l’un de l’autre. Là, ou reconnaît bien la prévoyance de nos voisins pour tout ce qui tient au confortable.

Ces caravansérails sont de véritables palais en marbre et en stuc, où l’on trouve tout réuni : dans la salle à manger, une table d’une longueur démesurée, couverte de viandes, de puddings, de pâtés, de jambons et de fruits dans un parterre de fleurs.

La vaisselle, la verrerie, les réchauds, sont d’un luxe vraiment royal. Tout autour de la salle à manger sont groupés des cabinets de toilette et des salles de bain. Les parfums, les eaux de toilette, le savon, le cold-cream, les pommades, tous les objets de luxe ou d’utilité imaginables, sont à la disposition des voyageurs.

Dans les salons, dans les corridors, partout s’étendent de moelleux divans, où chacun, après avoir réparé ses forces, peut faire le keff, comme disent les Égyptiens, ou la sieste, pendant une heure au moins, le séjour dans chaque caravansérail étant de deux heures environ, ce qui réduit à douze heures la durée de la locomotion.

Nous nous arrêtâmes à la dernière étape beaucoup plus longtemps qu’aux deux premières, afin de ne pas entrer à Suez pendant la nuit ; nous reprîmes place dans nos vans et nous arrivâmes vers neuf heures du matin dans le port du Nord de la mer Rouge. Nous n’avions rencontré sur notre route que des squelettes de chameaux et des caravanes qui, venant de l’Arabie ou du Sennaar, s’acheminaient vers le Caire.

CHAPITRE XI

LA MER ROUGE


Le steamer sur lequel nous devions nous embarquer était à l’ancre à une lieue du quai. Un petit bateau à vapeur nous y conduisit, et le steamer ne tarda pas à lever l’ancre, laissant derrière lui Suez, qui n’était alors qu’une bourgade composée de huttes construites en boue, pour la plupart, et qui, grâce aux changements opérés en Égypte par l’ouverture du canal de Suez, est devenue une ville importante, avec des monuments de pierre très-confortablement établis.

Le prix élevé que j’avais payé pour mon passage me donnait droit à une cabine de l’avant sur le pont, avec double compartiment. Le premier contenait le bureau de travail et la chambre à coucher ; le second, avantage inappréciable sous cette latitude et dans cette saison, une baignoire qui s’emplissait d’eau de mer à l’aide d’une pompe aspirante et se vidait avec la même rapidité.

Il n’y avait, à bord de l’immense steamer, qui jaugeait trois mille tonneaux, je crois, que quatre cabines de ce genre. J’ai à peine besoin d’ajouter que je fus, pendant toute la traversée, l’objet de très-nombreuses sollicitations de la part des gentlemen et ladies qui ne cessèrent de me demander l’autorisation de se servir de ma baignoire, autorisation que je ne refusai jamais, d’où résulta pour moi cette singulière situation d’un homme mis constamment à la porte de ses lares.

Mais la nuit m’appartenait tout entière. Je me baignais dès le point du jour, je me baignais encore le soir, avant de me coucher ; je trouvais même le moyen, avant le dîner, de me plonger deux ou trois minutes dans l’onde amère, et, malgré la tiédeur de l’eau, pour ne pas dire plus, cette ablution suffisait pour me tenir dans de bonnes conditions hygiéniques.

Dès la première soirée, je trouvai l’amiral de Verninac en conversation fort animée avec deux messieurs. La conversation avait lieu en français : l’amiral me fit signe d’approcher et me présenta deux de nos compatriotes, l’un était M. G… nommé consul de France à Maurice, qui se rendait à son poste et devait nous quitter à Aden pour s’embarquer sur un autre paquebot ; l’autre, le général F… qui quittait le service persan.

F… avait quarante-deux ans à peu près ; il avait fait partie des sous-officiers envoyés au shah, sur la demande de ce souverain, par le roi Louis-Philippe, afin d’introduire dans l’armée persane la discipline et l’instruction de la nôtre.

Avec l’autorisation du gouvernement français, et à l’expiration de son temps réglementaire, F… avait pris du service en Perse, et était arrivé assez vite au grade de général. Exilé par le nouveau shah à la suite d’une révolution de palais, F… avait fait sa malle, pris sa femme sous son bras et avait gagné Suez pour aller planter sa tente quelque part. Où ? Il n’en savait rien encore. Il avait d’abord songé à Rhodes. Sa rencontre à Suez avec le consul français l’avait décidé pour Maurice ; mais la présence de l’amiral de Verninac, se rendant à Pondichéry, le tiraillait maintenant de ce côté.

Il alla consulter sa femme qui ne sortait guère de sa cabine, et il revint nous apprendre que sa femme lui avait déclaré que tout lui était indifférent pourvu qu’on ne la forçât point à quitter la position horizontale.

Alors le général, pour sortir d’embarras, tira une pièce de monnaie de sa poche, la jeta en l’air en criant : « Pile pour Maurice ! face pour l’Inde ! » La pièce retomba face, et, F… serrant la main du consul, lui dit :

— Désolé de ne pas être votre commensal ; le sort a décidé : nous allons à Pondichéry.

Cette façon de se choisir une patrie m’a paru digne d’être mentionnée.

Quant à G… il paraissait alors avoir soixante ans. Il avait passé sa vie dans les échelles du Levant et en Grèce, où il avait fait son stage d’élève consul. Aussi était-il l’un des membres de cette phalange de fanatiques qui, sous le nom de Philhellènes, ont inventé la Grèce moderne. Canaris, Mavrocordato, Ipsilanti et autres héros à jupons blancs avaient été ses amis.

Il avait connu lord Byron et ne jurait que par le général Fabvier. Seulement, comme depuis une trentaine d’années il n’avait pas quitté l’Orient, il avait l’air d’un revenant dans le monde nouveau et s’étonnait des choses les plus simples.

Il avait appris, d’ailleurs, dans ce pays, à prendre de sa personne un soin extrême. Les ablutions absorbaient la plus grande partie de son temps et il n’hésitait point à laisser là une conversation très-intéressante pour aller se livrer à sa passion favorite.

On voit que M. G… ne le cédait en rien au général pour l’originalité. Mais le consul amphibie joignait à cette exagération de la propreté une exquise bienveillance et une politesse qui deviennent de plus en plus rares de nos jours. Cette politesse retardait sur le temps.

Malgré la chaleur accablante qui signala notre traversée de la mer rouge, le voyage se fit sans trop d’inconvénients. Quelquefois, le steamer s’approchait d’une des deux côtes, et nous voyions, à courte distance, les rives crayeuses de l’Arabie, ou celles de l’Afrique ; d’autres fois, par suite du rapprochement des terres, nous les apercevions toutes deux à l’œil nu ; les perdre de vue l’une ou l’autre fut l’exception.

Ainsi, nous pûmes saluer de loin, dans la brume bien entendu, d’un côté Médine et la Mecque ; de l’autre Djeddah, que devait rendre célèbre, peu d’années après, l’assassinat de notre consul, tragédie qui finit comme une comédie, par le mariage de la fille de la victime avec son sauveur.

Une fois, la femme du général F… fit son apparition sur le pont ; elle y produisit presque une révolution parmi les dames anglaises, qui sont aristocratiques par instinct et conservent plus de préjugés en faveur de l’aristocratie de la peau que pour l’autre.

Le général nous la présenta comme une princesse de la cour de Téhéran. Par malheur, sa princesse était noire à rendre des points à une indigène de la côte de Guinée et d’une laideur qui est presque la confirmation de cet aphorisme mis en circulation par un savant spirituel : l’homme descend du singe.

Nous autres Français, tout en reconnaissant que madame F… n’avait pas encore dépouillé sa première incarnation, nous fîmes à cette pauvre femme, maladive et faible, un accueil convenable ; mais aucune dame anglaise ne lui adressa la parole ; je dois ajouter même qu’elle dut se résigner à prendre ses repas dans sa cabine sur un avis officieux de l’ordonnateur.

Depuis qu’il avait fait choix de l’Inde pour s’y établir, le général F… était d’une gaieté et d’une insouciance complètes.

— J’ai enfin un domicile, disait-il au consul, et un domicile français, car enfin, si peu considérables que soient nos comptoirs de l’Inde, ces bribes de territoire constituent la France, et comme Zara est riche, que j’emporte beaucoup de tomans…

— Vous avez des Ottomans ? interrompait le consul furieux qui croyait voir partout des oppresseurs de la Grèce.

— Je parle de tomans, monnaie persane.

— Je vous présente mes excuses ; j’avais mal entendu. Le nom seul des Turcs me met hors de moi, car je suis Philhellène, comme tout le monde.

— Mais il n’y en a plus du tout de Philhellènes, ils sont passés de mode !

— Est-ce que Canaris et Ipsilanti, ces héros, peuvent passer de mode ? On se borne à les admirer. Si vous les aviez connus, général, au temps de leurs exploits, vous ne parleriez pas d’eux avec tant de légèreté.

— Moi, j’en ai entendu parler vaguement, quand j’étais tout petit ; mais depuis, personne ne s’en occupe. Le peuple grec n’est pas intéressant, du reste.

— Vous blasphémez, monsieur, sans y prendre garde. Les fils de l’Attique sont restés les dignes descendants de leurs ancêtres.

— C’est une erreur, monsieur le consul. À ce propos, pourriez-vous me dire pourquoi on donne leur nom à ceux qui trichent au jeu ?

— On les appelle des grecs !

— Très-bien ; c’est significatif, je pense.

— Des grecs ! mais c’est une profanation. Sachez, général, que les Grecs sont, au moral et au physique, les types parfaits de l’humanité.

CHAPITRE XII

ADEN


C’est au milieu de ces discussions, que l’amiral se plaisait à entretenir, que s’écoulèrent les six jours que nous passâmes dans la mer Rouge. L’amiral approuvait de la tête, tantôt l’un des interlocuteurs, tantôt l’autre ; mais Zara, qui faisait la grimace aux arguments du consul, appuyait par des sons inintelligibles pour tout autre que son mari les boutades de ce dernier. La malheureuse femme ne parlait pas même le nègre.

Enfin nous arrivâmes à Aden, station anglaise à l’entrée du détroit de Bab-el-Mandeb. Nos voisins d’outre-Manche ont commencé par y mettre dus dépôts de charbon : ils ont fini par y planter des fortifications, des canons et tout un matériel de guerre. Ce point de relâche, d’une importance capitale pour eux, leur a été ensuite régulièrement cédé par l’iman de Mascate.

Le général et le consul, qui étaient des touristes curieux, descendirent à terre pour voir la ville, M. G… promettant de revenir pour bientôt faire enlever son bagage, puisque Aden était le lieu où s’embranchait le service de Maurice. L’amiral et moi, sachant que la place n’offre aucun attrait, nous demeurâmes à bord.

Au bout de trois heures, nos compagnons reparurent, et M. G… nous dit que, n’étant pas pressé de rejoindre son poste, il était résolu à pousser sa promenade jusqu’à Pondichéry pour le plaisir de nous accompagner. Ce qui fut dit fut fait, et le même steamer, ayant à son bord toute la colonie française, enfila le détroit de Bab-el-Mandeb avec une vitesse moyenne de 15 à 16 nœuds.

Durant la route qui mène à Ceylan, le consul ne cessa de se livrer à des ablutions réitérées, se repentant sérieusement de n’avoir pas su résister à sa curiosité et d’avoir suivi le général qui, disait-il, l’avait mené dans une fournaise.

— Dans ce maudit pays d’Aden, disait-il en se lamentant, il n’y a que du charbon, rien que du charbon. J’en ai perçu la poussière par tous les pores, et il ne me faudra pas moins d’une quinzaine de jours de lessive pour extraire de mon corps cette poussière noire.

— Bah ! bah ! disait le général, vous exagérez, on ne voyage pas, que diable ! quand on pousse la délicatesse si loin. Voyez-moi, je n’y fais pas tant de façons ; un coup de brosse savonnée et tout est dit.

— Mais, vous, vous avez vécu en Perse, et les Persans ne sont pas renommés pour la propreté.

— Apprenez, Monsieur, qu’ils sont au moins aussi propres que les Grecs que vous vantez tant.

— Les Grecs ont été le premier peuple du monde.

— Il y a longtemps de cela.

— Ils le seraient encore aujourd’hui si les nations occidentales avaient le culte des grands souvenirs ou simplement le sens commun.

— J’avoue qu’elles en ont manqué le jour où les trois grandes puissances de l’Europe se sont associées pour assommer ces pauvres Turcs sous prétexte qu’ils opprimaient leurs vassaux.

— Vous êtes un Vandale ! clamait le consul.

— Et vous un naïf, répliquait le général.

C’était le moment où l’amiral et moi nous intervenions pour apaiser la querelle.

— Votre promenade à Aden ne vous a donc pas satisfait ? demandait M. de Verninac, dans le but de changer la conversation.

— Pas le moins du monde, répondait G… Le cicérone que vous voyez là m’a conduit dans la contrée la plus sinistre qu’on puisse imaginer. De hautes montagnes grises, pelées, effrayantes.

— Très-pittoresques, risquait F…

— Aussi pittoresques que l’enfer ; un sol brûlé par un soleil ardent : c’est au milieu de cette fournaise que nous avons fait une demi-heure de chemin, et pour voir quoi ?

— Pour voir un pays inconnu.

— Je voulais m’en tenir au rivage ; mais comment résister à l’entraînement, j’ai dû me résigner à pousser jusqu’à la ville, et quelle ville !

— Le moyen de connaître c’est de voir, ajouta sentencieusement le général.

— De voir quoi ? sauf les fortifications et les casernes, toutes les maisons sont en boue, couvertes d’algues ; La population est sale et déguenillée. Autour de la ville, une vallée désolée où trois ou quatre manches à balai ont la prétention de représenter la végétation ; comme fond de paysage, des montagnes à pic et des volcans, et dans cet entonnoir un air qui vous rissole le visage, voilà ce que j’ai vu.

— Très-curieux, affirma le général.

— Tellement curieux que, pour ne pas rester deux jours dans ce pays maudit à attendre le départ du steamer pour Maurice, j’ai pris la résolution d’aller jusque dans l’Inde.

— Allons, mon cher consul, interrompit l’amiral, ne dites pas trop de mal d’Aden, cette ville a eu ses grands jours : elle a été, sous les Ptolémées et jusqu’au moyen âge, l’entrepôt du commerce des Indes. Elle n’a cessé de l’être que depuis la découverte du cap de Bonne-Espérance ; son port est excellent, et les Anglais, qui sont des gens pratiques et prévoyants, en ont fait le Gibraltar de la mer Rouge.

— Ces Anglais, on les retrouve partout, dit alors le général. On m’a raconté, qu’il y a une trentaine d’années, ils sollicitèrent de l’iman l’autorisation d’établir sur le rivage un dépôt de charbon : elle leur fut accordée : peu à peu, ils entourèrent leur dépôt de palissades ; ils y amenèrent des troupes et de l’artillerie, et, depuis, on n’a jamais pu les déloger.

— C’est la vérité, et elle justifie, une fois de plus, la morale de la fable :

Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.


Mais les Anglais, on doit leur rendre cette justice, grâce à leur esprit d’entreprise, ont fait beaucoup pour la civilisation, et, tout en ouvrant des débouchés nouveaux à leur commerce, ils ont montré des voies nouvelles à l’initiative de la vieille Europe.

— Je ne les déteste pas, dit à son tour le consul, parce qu’ils ont contribué à l’indépendance de la Grèce et surtout parce que ce sont, en général, de parfaits gentlemen ; mais ils auraient pu choisir un autre point qu’Aden. Pour moi, la vue de cette abomination a rendu nécessaire une pointe à Ceylan qu’on nomme justement le paradis terrestre. C’est là que je compte me retremper.

CHAPITRE XIII

CEYLAN


Quelques jours plus tard, nous vîmes, à la portée de la lunette, le splendide panorama que présente l’île de Ceylan, montagneuse, éternellement verte et véritablement reine de l’océan Indien. À peine le steamer eut-il mouillé sur la rade de Pointe-de-Galles, que tous les passagers sans exception descendirent à terre. Nous avions douze heures à passer au milieu des merveilles de la nature.

Je ne vous parlerai de Ceylan, tant de fois décrite, qu’à cause des glorieux souvenirs qu’elle rappelle à tout cœur français ; c’est là ou près de là qu’eurent lieu ces combats terribles qui donnèrent, pendant quelques années, à la France, une grande partie de l’Inde, placée aujourd’hui sous la souveraineté britannique.

Les noms de Mahé de La Bourdonnais, de Dupleix, de Lally-Tollendal ont bien des fois victorieusement retenti sur ces plages lointaines, et le plus grand des amiraux français, le bailli de Suffren, que, comme Masséna plus tard, on aurait pu appeler l’enfant chéri de la victoire, porta le dernier coup à la puissance anglaise à Trinquemale même, l’un des ports de Ceylan, le Gibraltar de l’Inde.

L’histoire nous apprend de quelle façon furent récompensés les héroïques soldats et les administrateurs éminents dont le but était de doter la France d’une colonie immense, à laquelle nulle autre ne saurait être comparée pour la richesse.

J’ai remarqué à Ceylan une coutume étrange : les hommes sont coiffés comme les femmes et portent les cheveux retenus par d’immenses peignes. Les femmes, elles, roulent leurs chignons qui tiennent sans l’aide d’aucun peigne.

Cette mode rappelle un peu l’un des usages d’une des tribus du Gabon, où, lorsque la femme accouche, le mari se met au lit en poussant des cris de douleur, tandis que la femme, malgré son état, l’accable de soins maternels.

L’île de Ceylan, même au temps où la Compagnie des Indes avait à sa solde l’armée et les fonctionnaires anglais, était administrée directement par un gouverneur et des dignitaires de l’État, ne recevant leur traitement que de la Couronne et ne dépendant que d’elle. La ville de Pointe-de-Galles est charmante. Le nombre des hôtels y est considérable. Rien n’y manque de ce qui est nécessaire au bien-être. Ce qu’on y consomme de glace et de bière est vraiment prodigieux. Mais, en vertu du confort qui règne dans ces établissements, on y écorche impitoyablement les voyageurs.

Ceylan est le pays des éléphants ; c’est là surtout qu’ils atteignent les tailles les plus élevées ; c’est là que se rencontre l’éléphant blanc que les grandes castes indiennes ont en adoration. Le diamant n’y est pas rare, mais il est moins pur que celui qu’on recueille sur certains points du continent.

Comme compensation, le rubis s’y trouve en abondance et généralement il est très-beau. Enfin, dans le détroit de Mennaar, qui sépare l’île de la côte du sud-ouest du continent, se fait la pêche des huîtres perlières qui donne des résultats très-avantageux à ceux qui l’exploitent.

Pour peu qu’on se risque dans l’intérieur, on rencontre, presqu’à chaque pas, des vestiges de monuments d’une origine antique, des travaux considérables qui accusent une civilisation avancée ; je puis citer notamment des canaux, des aqueducs et des réservoirs d’eau qui, pour dater des temps les plus reculés, n’en sont pas moins très-utiles aux populations contemporaines et constituent autant de témoignages en l’honneur de ceux qui les ont exécutés. À Candy, qui fut, jusqu’en 1815, la capitale du royaume, le touriste s’arrête rempli d’admiration devant les ruines du palais du roi qui devait être une merveille d’architecture si l’on en juge par le pavillon de marbre blanc qui reste encore debout et dont la colonnade atteste la direction d’un artiste habile, au goût fin et à la main exercée. Autour de Candy et dans la ville même, de vastes jardins plantés d’arbres à l’essence précieuse versent l’ombre aux promeneurs.

Colombo, située sur la côte ouest, est la capitale actuelle ou plutôt le siège du gouverneur. J’aurais bien voulu visiter cette ville et aller de là à l’Île de Ramisseram sur laquelle, selon une légende, Rama avait posé l’une des assises du pont colossal qu’il jeta sur l’Océan lorsqu’il partit pour conquérir Lanka.

Mais le temps me manquait pour réaliser les excursions rêvées à travers cette contrée légendaire dans laquelle les Indiens ont placé le paradis terrestre et qu’ils ont appelée tour à tour l’île riche, la merveilleuse et la resplendissante. N’étant pas libre de me séparer de mes compagnons de voyage, je me contentai de visiter Pointe-de-Galles qui a bien aussi son originalité, quoique ce soit une ville toute moderne.

Lorsque nous fûmes fatigués de courir la ville, où nous avions douze heures à dépenser, nous nous assîmes sous la vérandah d’un des principaux hôtels et nous nous fîmes servir des rafraîchissements et quelques gâteaux.

Le consul et le général trouvèrent excellent tout ce qu’on leur offrit. Mais ils firent une piteuse grimace lorsqu’on apporta la carte à payer, qui atteignait un total hors de toute proportion avec les prix auxquels sont cotées partout les consommations de ce genre.

Chacun s’exécuta cependant, car il n’y a point à réclamer avec les exploitants anglais qui ont su donner à l’argent, dans l’Inde, une valeur décuple de celle qu’il représente à Londres.

Une demi-heure de repos et l’absorption du lunch nous ayant complètement remis, nous nous levâmes pour reprendre notre promenade. Je partis avec l’amiral, sa femme et sa fille, laissant aux prises le général et le consul, qui s’étaient remis à parler des Grecs et, comme toujours, ne s’entendaient pas sur cet intarissable sujet.

Quand nous revînmes pour prendre nos compagnons de route et rentrer avec eux à bord du steamer que chauffait sur rade et avait arboré le pavillon de partance, le général F… était seul et fumait philosophiquement une grande pipe.

— Et G… ? lui demanda l’amiral.

— Il était là il y a dix minutes. Il me parlait des héros de la Grèce ; je lui ai dit que c’étaient aussi les héros de la carte biseautée : il a pris la mouche et m’a quitté de fort mauvaise humeur.

— Mais l’heure du départ est arrivée, et sur les paquebots anglais on n’attend personne.

— Oh ! il n’est pas loin ; il est dans l’hôtel.

— Allons le chercher, dis-je au général.

Nous entrâmes dans l’hôtel, et, après avoir parcouru plusieurs salles, nous interrogeâmes un des garçons qui, sur le portrait que nous lui fîmes de celui que nous cherchions, nous indiqua une porte où nous frappâmes.

Personne ne répondant, nous tournâmes le boulon et la porte s’ouvrit. C’était un cabinet de toilette ; nous avisâmes une seconde porte, que nous ouvrîmes également sans frapper, et le consul nous apparut dans le costume d’Adam chassé du paradis terrestre.

— Encore à l’eau ! s’écria le général ; mais, mon cher ennemi, vous n’y songez pas ; auriez-vous peur de devenir enragé ?

— Habillez-vous vite, dis-je à mon tour ; le steamer va partir et l’amiral vous attend.

— Je suis à vous dans cinq minutes. J’ai profité d’un peu de liberté pour faire les ablutions indispensables.

C’est en riant aux éclats que nous abordâmes l’amiral auquel nous fîmes part de la situation dans laquelle nous avions laissé G…

— Ce n’est pas un consul que nous avons avec nous, s’écria l’amiral ; c’est un canard.

G… tint parole d’ailleurs ; il ne mit pas plus de cinq minutes à nous rejoindre, et nous nous embarquâmes au complet dans la chaloupe qui nous ramena à bord.

Deux jours plus tard, le steamer jetait l’ancre devant la grande ville de Madras, l’une des trois présidences de l’Inde.

CHAPITRE XIV

MADRAS


Comme tous les ports de la côte de Coromandel, depuis le détroit de Mennaar jusqu’à Balasore, Madras n’est abordable qu’à travers la barre qui défend sa rive et en tient à l’écart non-seulement les gros navires, mais les embarcations européennes.

Il faut, pour franchir cette triple ligne de flots écumeux, une de ces chaloupes indiennes connues sous le nom de schelingues, construites en cuir et en écorce d’arbre et faites exprès pour passer à travers un ressac perpétuel.

Les pilotes des schelingues sont d’ailleurs très-habiles à les conduire. C’est fort heureux pour les voyageurs qui, dans l’impossibilité de se diriger eux-mêmes au milieu de ces flots constamment irrités, sont forcés de se livrer en toute confiance à l’expérience des indigènes.

La traversée de la barre, en tout temps, est une entreprise chanceuse et pleine de périls. Ceci est tellement vrai que, vu l’incertitude de la tentative, chaque schelingue est suivie de katimarons, sorte de radeaux prêts à recueillir les naufragés.

À la moindre fausse embardée, à droite ou à gauche, dès que la schelingue présente l’un de ses flancs à la lame, celle-ci, frappant de toute sa violence sur un objet à large surface, lui imprime un choc tel qu’elle la renverse et la brise infailliblement. Tout dépend donc de l’habileté du patron à toujours présenter l’avant de l’embarcation à la barre afin de la faire entrer sans trop de résistance dans le ressac.

Ce patron, sur lequel pèse une si grande responsabilité, ne parait pas s’en inquiéter outre mesure. En même temps qu’il veille au salut de ses voyageurs, il remplit les fonctions de chef d’orchestre et bat la mesure sur son gouvernail afin de donner le mouvement au chant monotone que ses rameurs entonnent, au début de l’opération, et ne cessent que lorsque, après avoir subi à trois ou quatre reprises d’énergiques secousses, la schelingue échoue brutalement sur la côte.

Alors les rameurs ne chantent plus, ils prennent sur leurs épaules les passagers ahuris et trempés et les déposent à terre le plus galamment du monde. Rien ne pourrait donner une idée du sang-froid et de l’indifférence avec lesquels ces hommes accomplissent les divers actes de leur dangereux métier.

Après ce que nous venons de dire des difficultés qui hérissent les abords de la côte, personne ne s’étonnera que les ports qui la couvrent présentent si peu de sécurité et si peu de ressources à la navigation.

À Madras, il n’y a point de port, il n’y a qu’une plage. Ce qu’on désigne sous le nom de rade est situé en dehors de la barre, en pleine mer, où, dans certaines saisons de l’année, les navires ne peuvent tenir sur leurs ancres et sont périodiquement balayés par d’effroyables rafales.

Une fois sur la terre ferme, nous fûmes bien cinq ou six minutes à nous remettre du vertige que procure cette traversée à travers flots. Zara, qui avait poussé des cris de panthère effarée à chaque craquement de la schelingue, était évanouie sur le sol. Le général F… lui prodiguait ses soins. Quant au consul, il se secouait comme un chien trempé, et, pour la première fois de sa vie, il avouait que l’ablution était trop complète.

En véritables gentlemen, l’amiral de Verninac et moi nous répondions aux politesses que nous adressaient l’aide de camp et le secrétaire du gouverneur de Madras, qui s’étaient trouvés là pour nous recevoir, tout ruisselants, au sortir de la vague.

Pour expliquer la présence de ces messieurs sur la plage, il me suffira de dire que le steamer, au moment où notre schelingue quittait ses flancs, avait hissé le pavillon tricolore à son mât d’artimon en l’assurant d’un coup de canon, afin d’indiquer le débarquement d’un officier général. Le gouverneur avait immédiatement chargé l’un de ses aides de camp et le secrétaire de la présidence d’inviter de sa part le débarquant et sa suite à descendre au palais du gouvernement.

L’amiral remercia vivement les envoyés de lord H…, mais il s’excusa sur le nombre de ses compagnons de voyage, et déclina l’offre gracieuse qui lui était faite.

L’aide de camp lui demanda de profiter au moins de la voiture qu’ils avaient amenée avec eux et se mit à notre disposition pour nous conduire à l’hôtel.

Nous laissâmes au consul et au général l’adresse du premier hôtel de la ville, et, prenant place dans la voiture du gouverneur, l’amiral, sa famille et moi, nous fûmes conduits en quelques minutes dans l’une des plus belles maisons de la Ville-Blanche, tout près de l’admirable esplanade qui remplit à Madras l’office de notre bois de Boulogne.

À peine installés, nous fîmes rapidement notre toilette, et, remontant en voiture, M. de Verninac et moi nous allâmes rendre visite au chef de la seconde présidence de l’empire des Indes.

CHAPITRE XV

AU FORT SAINT-GEORGES


Lord H… était un homme de quarante-cinq ans à peine, d’une éducation distinguée et d’une parfaite élégance.

Il était libéral, ami du luxe, et ne savait pas calculer. Cependant la situation qui lui était faite lui permettait de mener grand train et de tenir le même état de maison qu’autrefois.

Le traitement du gouverneur de Madras s’élevait, à cette époque, à un lac et demi de roupies, soit 375,000 francs. Lord H… avait, à sa disposition maisons de ville et de campagne meublées et éclairées aux frais de la Compagnie, sans compter un nombreux domestique que payait également le budget.

Un crédit était, en outre, affecté par la Compagnie aux dépenses occasionnées par les dîners d’apparat, par les réceptions et les bals.

La Compagnie des Indes, on peut le dire aujourd’hui, a très-sérieusement compromis la souveraineté de la métropole ; mais elle a eu le mérite de faire à ceux qui consentaient à la servir des situations vraiment royales. Ainsi, le chef de la présidence, ses trois conseillers, portant le titre de secrétaires d’État, et les quatre membres de la haute cour absorbaient à eux seuls annuellement un crédit de deux millions environ.

Lord H… parlait le français avec beaucoup de pureté ; il fut à notre égard d’une amabilité charmante. L’amiral lui ayant dit que notre démarche était en même temps une visite de politesse et une visite d’adieu :

— Vous ne pouvez partir ainsi, interrompit lord H… Le voyage par terre de Madras à Pondichéry exige d’assez longs préparatifs : il faut réunir les équipages de coolies pour toute une série de palanquins ; c’est une affaire d’État.

— Cependant, en cherchant et en payant bien, il me semble qu’on pourrait rendre le départ possible demain.

— Demain sans doute, mais nous sommes en plein mois de juillet, et les étapes ne se font que la nuit. À la condition que vous voudrez bien accepter un dîner pour cinq heures à la présidence, je vous promets mon intervention pour que les palanquins se mettent en route demain à dix heures.

— C’est que je ne suis pas seul ici.

— Je le sais. Au moment où je parle, lady H… est auprès de madame de Verninac, qui ne refusera point, j’en suis sûr, une invitation présentée dans les termes les plus pressants. Il vous sera donc très-difficile, amiral, de vous y soustraire, et je crois que vous n’y songez pas.

— Ma foi, je ne résiste plus.

— Merci. Vous vous rencontrerez à ma table avec M. G…, consul de France à Maurice, et le général F…, votre compatriote, vos compagnons de route, je crois, qui ne résisteront point à l’éloquence de mon aide de camp.

— Vous avez tout prévu, milord, et à mon tour je vous remercie.

— À demain, ajouta lord H…, qui nous accompagna jusqu’à notre voiture.

Libres pour le reste de la journée, M. de Verninac et moi, nous nous engageâmes à pied dans le dédale des rues de Madras, en la compagnie d’un cicérone, laissant G… à ses ablutions et F… à son incomparable Zara.

Une vaste esplanade sépare la ville noire de la ville blanche. Le soir, cette esplanade, comme le Prado de Madrid et les Champs-Élysées de Paris, est le lieu de rendez-vous du beau monde. On y coudoie beaucoup d’officiers de la Compagnie des Indes ; les riches industriels s’y font admirer dans de magnifiques équipages traînés par des chevaux fringants.

J’y ai remarqué notamment de jeunes rajahs, pensionnaires de l’administration britannique, étalant tout ce que le luxe peut produire de plus excentrique. Couchés plutôt qu’assis dans des chars dorés, aux roues d’argent massif, six ou huit chevaux de race maintenus par des rênes de soie et d’or les entraînaient à travers la foule des équipages.

Quelques-uns, précédés de coureurs aux bâtons d’argent, étaient suivis d’un peloton de cavaliers montés sur des chevaux richement harnachés et couverts d’armures éclatantes marquées au sceau de leurs souverains in partibus. On admire ce déploiement de richesses, mais on ne peut s’empêcher de prendre en pitié ces jeunes hommes qui oublient si vite que ce n’est que par tolérance qu’ils portent le titre de roi et que leurs royaumes appartiennent à d’autres.

Nous avions vu en détail le palais du gouverneur dans la visite que nous lui avions faite ; il nous restait à voir la cathédrale de Saint-Georges, et, dans un faubourg de Madras, bâtie au sommet d’une colline, la chapelle élevée à la mémoire de saint Thomas, sur le lieu même, assure la tradition, où cet apôtre subit le martyre.

Il paraît à peu près établi que le disciple de Jésus-Christ vint dans cette partie de l’Inde, après la mort de son maître, pour y prêcher la foi nouvelle et, qu’il fut mis à mort en un lieu désigné sous le nom de Meillapour, s’il faut en croire les chrétiens que les Portugais y trouvèrent lorsqu’ils vinrent s’y établir, il y a plus de trois cents ans.

Dans son livre sur l’Inde contemporaine, M. de Lanoye rappelle ces souvenirs, et, après avoir constaté que chrétiens et idolâtres ont conservé une grande vénération pour ce lieu et qu’ils y apportent des offrandes chaque année, il ajoute :

« Comme cette légende n’a rien d’improbable, je ne vois aucun motif de lui opposer un doute sceptique, il serait même impossible d’en expliquer l’origine parmi des peuples de religions si différentes si elle ne reposait pas sur un fait réel. »

Le souvenir qui nous préoccupa le plus pendant nos courses dans la ville de Madras nous procura une impression douloureuse. Notre pensée se reporta à un siècle en arrière et nous la montra forcée de capituler devant l’armée du brave Mahé de La Bourdonnais.

À cette époque, nous avions de grandes possessions dans l’Inde : la reddition de Madras assurait à jamais notre domination dans le sud. Hélas ! le succès de Mahé devint inutile : la capitulation ne fut pas approuvée, et nous perdîmes successivement toutes nos conquêtes.

Comme consécration fatale des tendances de la cour, tous les hommes qui eurent la maladresse de combattre avec énergie et avec succès les armes anglaises dans l’Inde furent disgraciés. Après avoir gémi pendant de longues années à la Bastille, Lally Tollendal fut conduit à l’échafaud, la bouche bâillonnée, et l’on donna au peuple ce spectacle d’un général dont la valeur avait décidé du gain de la bataille de Fontenoy, du défenseur de la côte de Coromandel, condamné à mort pour crime de trahison et de concussion, subissant le supplice réservé aux grands criminels. Il est vrai que sa mémoire fut réhabilitée plus tard et que l’inique sentence fut cassée, sous Louis XVI, à la requête de ses fils.

Dupleix disgracié, un peu avant, se ruina en procès contre la Compagnie française des Indes et mourut pauvre et abandonné, lui qui avait administré des royaumes, porté le titre de nabab et dont les dépenses se chiffraient par centaines de millions.

Mahé de La Bourdonnais, qui déploya dans l’administration des îles de France et de Bourbon les qualités les plus brillantes, équipa une flotte contre les Anglais, et les battit dans plusieurs rencontres, fut brutalement rappelé en France pour rendre compte de sa conduite. On ne daigna l’interroger que lorsqu’il eut passé quatre années à la Bastille ; alors on fut forcé de reconnaître son innocence, mais le gouvernement ne vint pas à son secours. Lui aussi était ruiné : il traîna trois années encore sa misérable existence et mourut après une lente agonie.

Enfin le bailli de Suffren, qui assura à notre pays dans l’Inde, sur les forces britanniques, une supériorité qu’il maintint jusqu’au traité de Versailles, signé en 1783, éprouva à son tour l’ingratitude des grands, et expia dans la retraite des victoires que ne pouvaient lui pardonner les successeurs de ceux qui avaient aliéné au profit de l’Angleterre les plus beaux fleurons de la couronne coloniale de la France.

Les noms de ces héros, le souvenir de leurs exploits, la pensée de ce que leur dévouement avait fait pour la gloire de leur patrie, qui les en a si mal récompensés, semblaient remplir l’immensité du fort Saint-Georges, témoin resté debout de leurs brillants mais infructueux succès ; notre mémoire nous fit reculer de trois quarts de siècle, et nous éprouvâmes à suivre les détours de la ville fortifiée un sentiment de fierté tempéré par une profonde douleur.

CHAPITRE XVI

LES PALANQUINS


Le consul et le général, invités avant même d’avoir laissé leur carte au palais de la présidence, se hâtèrent d’aller faire leur visite. Madame de Verninac avait d’autant moins résisté aux sollicitations de lady H… que celle-ci avait promis de lui faire voir une admirable collection de cachemires, de soieries, de dentelles et de bijoux.

Seule, Zara avait été oubliée. Mais le délaissement n’emportait pas à ses yeux l’idée d’un sacrifice. Dans les longues heures que lui laissait l’activité fébrile de son mari, elle se trouvait en face d’elle-même ; elle songeait pendant quelques minutes à la patrie lointaine, puis elle s’endormait inconsciente de l’abandon et oublieuse du mal qui la minait sans trêve.

— Zara est une perle ! s’écriait F…, enchanté d’avoir la bride sur le cou.

— D’autant plus rare qu’elle est noire, murmurait le consul qui avait sur le cœur les plaisanteries du général sur les Grecs modernes.

Le dîner de lord H… ne laissa rien à désirer. Il eut presque le charme d’une réunion intime. À part l’amphytrion, lady H… et sa dame de compagnie, l’aide de camp et le secrétaire du gouverneur, il n’y avait que les cinq invités français autour de la table vice-royale.

On causa beaucoup de l’opéra en vogue, des dernières courses d’Epsom et de Longchamps, des livres nouveaux, des célébrités du moment, de tout ce qui intéresse si vivement les gens du monde affranchis des préoccupations de la vie ordinaire et se passionnant par cela même pour les choses qui servent à les distraire.

À dix heures précises, un domestique vint annoncer que les neuf palanquins commandés étaient prêts et attendaient à l’hôtel la présence de Leurs Excellences.

— Je ne vous ai pas manqué de parole, dit en souriant le gouverneur, et, en agissant ainsi, j’ai travaillé contre moi-même ; car si je n’avais consulté que ma convenance, je n’aurais pas réuni les équipes de coolies destinées à vous transporter dans le chef-lieu des établissements français. Il me reste à vous souhaiter un rapide et heureux voyage, et à vous remercier de m’avoir consacré cette soirée.

Après avoir échangé avec lord et lady H… les compliments d’usage, nous nous rendîmes à notre hôtel devant lequel stationnaient neuf palanquins, armés chacun d’une équipe de quatorze porteurs, dont douze devaient se relayer quatre par quatre, un était spécialement chargé des vivres, et le dernier d’une torche.

Zara dormait toujours. Ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à lui faire comprendre que l’heure était venue de se mettre en route. Cette perspective parut lui occasionner une vive contrariété. Néanmoins, elle finit par se décider à partir ; chaque membre de la caravane s’étendit dans un palanquin.

En reprenant la position horizontale qui lui était si familière, Zara poussa un soupir de soulagement.

Nos coolies s’élancèrent en avant au signal de leur chef ; j’avoue que le mouvement qu’ils impriment au véhicule posé sur leurs épaules est presque insensible et ne fatigue point le voyageur. Allant d’un pas aussi rapide que le pas gymnastique de nos chasseurs à pied, ils rasent à peine la terre ; on ne ressent pour ainsi dire aucune secousse.

C’est une seule caste de l’Inde, dont le berceau est la cote de Coringui, qui a le monopole de dresser ces porteurs de palanquin, agiles, infatigables, et dont la marche cadencée n’a que de douces ondulations. De même que la Savoie fournit de fumistes l’Europe entière et que l’Auvergne répand sur le reste de la France son stock de charbonniers et de porteurs d’eau, de même la côte de Coringui est l’école normale des coolies.

Malheureusement, ces braves gens ont un défaut capital. Ils chantent tout le temps qu’ils courent. Là est, d’ailleurs, le côté faible des races de ce pays qui ne font rien sans mêler à leurs efforts un chant d’une désespérante monotonie.

On le retrouve dans les cérémonies religieuses, comme dans les actions les plus simples, et il est toujours le même, lent, saccadé, d’un rhythme étrange, passant brusquement du piano au forte et dont les notes distancées, tombant dans l’oreille la moins impressionnable, finissent par y produire l’effet d’une piqûre d’épingle effleurant la peau à intervalles réguliers et toujours à la même place.

Nous laissâmes à notre droite la ville sainte de Condjiveram, dont les pagodes célèbres attirent l’attention de voyageurs moins pressés que nous. Cette ville remplit dans le Carnatic le rôle que joue Bénarès dans le Nord.

J’ai regretté que le temps nous manquât et qu’il ne nous fût pas possible de nous détourner de notre route pendant quelques heures pour visiter l’importante cité dont la population consacre son travail à fournir de fleurs, d’encens, de musiciens et de bayadères, la multitude de temples qui couvrent son territoire.

L’un de nos guides, baragouinant l’anglais mêlé de tamoul, nous raconta que quinze jours auparavant, à Condjiveram même, c’est-à-dire à une douzaine de lieues de Madras et non loin de Vellore, qui renferme une garnison anglaise, avait failli avoir lieu le sacrifice d’une veuve sur le bûcher de son mari défunt.

On croit généralement en Europe que les veuves indiennes se brûlaient jadis toutes vives avec une certaine satisfaction. Il n’en est rien. Les familles des morts les poussaient à ce sacrifice barbare et le plus souvent les y contraignaient.

Que quelques-unes de ces malheureuses femmes, dans des temps éloignés, considérant que leur existence serait désormais peu digne d’envie, endoctrinées par des brames fanatiques et dominées par l’orgueil de leurs propres familles, aient suivi, sans trop de violence, cette coutume traditionnelle, cela se comprend et s’explique ; mais, depuis l’établissement dans la péninsule des Portugais, des Français et des Anglais, les sacrifices de cette nature ont cessé d’être volontaires.

La veuve, dont nous entretint notre guide, était jeune et jolie ; les brames, d’accord avec ses parents, qui désiraient se débarrasser d’elle, organisèrent la petite cérémonie, et elle aurait été accomplie ai un jeune homme, qui s’intéressait fort à la veuve, n’eût prévenu le collecteur anglais la veille du jour fixé pour le sacrifice.

Au moment juste où commençait à défiler la procession funèbre, un détachement de cavaliers et de cipayes envahit l’endroit où s’élevait le bûcher, dispersa la foule et sauva la jeune femme.

— Qu’est-elle devenue depuis ? demandâmes-nous au guide.

— Elle a été enlevée par Wichnou, le dieu du bien, et sans doute elle est dans le paradis promis aux fidèles.

La veuve a réellement disparu ; mais un observateur sceptique n’aurait pas manqué de remarquer que son libérateur anonyme a disparu en même temps, et que sans doute ils sont allés cacher dans un coin de la vaste presqu’île le bonheur que ne leur eût pas permis de goûter le séjour de Condjiveram.

CHAPITRE XVII

SADRAS


La route est belle de Madras à Sadras ; nos porteurs parcoururent la distance en quelques heures. J’avoue que peu de villes en ruines ont produit sur mon imagination l’effet que je ressentis en jetant les yeux sur les restes grandioses de cette antique cité qui fut autrefois le chef-lieu d’une colonie florissante fondée par les Hollandais.

D’énormes roches taillées en colonnades, des fragments de temples ou de forteresses d’une largeur inusitée, des débris de statues et de bas-reliefs, tels sont les vestiges qu’on rencontre à chaque pas sur ce point de la côte.

Autour de cette ville morte existe une toute petite bourgade dans laquelle grouille une population déguenillée et peu importante par le nombre ; c’est la Sadras actuelle : les huttes de boue y ont remplacé les maisons de pierre. Il n’est pas rare de trouver dans l’Inde, à côté de ruines majestueuses, des constructions irrégulières, à peine ébauchées, misérables, indices irrécusables d’une dégénérescence complète.

Après avoir parcouru ce qui fut Sadras en Carnatic, et nous être reposés pendant une partie du jour dans une maison qui avait la prétention d’être une hôtellerie, nous nous remîmes en route, dans la soirée, et nous atteignîmes, avant le jour, le Palléar, que nous traversâmes à gué.

Ce fleuve, qui devient un torrent à l’époque des grandes pluies, est presque à sec le reste de l’année ; il marqua notre deuxième et dernière étape.

Non loin du fleuve, nos porteurs de palanquin nous arrêtèrent sous des arceaux de verdure qu’on aurait dit taillés par la main des hommes. Ces arceaux étaient pourtant à l’état sauvage, formés par les branches du multipliant qui, se recourbant vers la terre comme celles du saule, prennent racine et produisent ainsi des arbres nouveaux.

L’endroit était bien choisi pour le repas, les multipliants s’étendaient à une assez grande distance, sur plusieurs lignes d’arceaux, de sorte que l’ombre était épaisse et la fraîcheur suffisante.

Nous goûtâmes à cette station, sans quitter nos palanquins, dont nous laissâmes les portières ouvertes, un sommeil de quelques heures d’autant plus doux qu’il était dégagé de cet énervement que fait subir aux Européens la chaleur étouffante des nuits indiennes.

Aucun incident grave ne signala notre halte au milieu de cette végétation luxuriante. Cependant tandis que nos coolies dormaient à l’ombre des multipliants et que nous parcourions les longues allées formées par les branches reproductrices, un cri perçant nous fit tourner la tête.

Madame de Verninac s’était assoupie dans son palanquin dont elle avait fermé les portières afin de se garantir contre la chaleur. Une bête, dont l’espèce n’a jamais pu être bien précisée, vint appuyer brusquement l’une de ses pattes sur le véhicule. Le choc fit sursauter la dormeuse qui ne put retenir un cri d’alarme.

À ce cri, nos coolies se levèrent tenant à la main leurs bâtons ; mais la bête s’enfuit, en apercevant tout ce monde, avec assez de rapidité pour qu’il ne fût pas possible de déterminer sa race.

— C’est un chat sauvage, dit l’un.

— Je crois plutôt que c’est un tigre, affirma un autre.

De commentaire en commentaire, plusieurs auraient volontiers soutenu que l’assaillant était un éléphant.

Il est certain qu’un pachyderme, qui se serait livré à l’envahissement du palanquin, l’aurait broyé sous son énorme pied. Quant à la supposition d’avoir eu affaire à un tigre, elle n’était point admissible, car les tigres ne se tiennent guère que dans les jungles, et la contrée où nous nous trouvions est dépourvue de jungles.

Quoi qu’il en soit, l’animal n’avait probablement pas l’intention de jouer avec la voyageuse, et celle-ci n’avait dû son salut qu’à la précaution qu’elle avait prise de s’enfermer. L’heure de se mettre en route étant à peu près venue, cet incident nous décida à quitter immédiatement la place.

De notre campement à Pondichéry, la distance est courte, et la promenade s’accomplit à travers un territoire couvert d’une végétation puissante, un véritable paradis terrestre. On verra plus loin que le chef-lieu des établissements français est vraiment digne de la campagne qui l’environne.

CHAPITRE XVIII

PONDICHÉRY


Quelle ville charmante ! c’est une miniature de Calcutta ; seulement à la place des lourds palais de la capitale du Bengale, on n’y rencontre que de délicieuses maisons blanches, construites à l’européenne, épanouies au milieu de jardins éternellement fleuris, et sur le stuc desquelles le soleil fait miroiter ses rayons. Des voies larges et régulières permettent à la brise de mer de circuler dans tous les sens et de tempérer par sa fraicheur les ardeurs de l’atmosphère.

On sent bien, en y entrant, que Pondichéry est une ville française. Tout autour, de nombreux bouquets de cocotiers, des canaux, des ponts élégants, des villas, de fraiches rivières attestent le travail intelligent.

Les palmiers agitent dans l’air leurs éventails naturels. Le morcellement même du territoire sert de terme de comparaison entre la colonisation britannique et la nôtre, car les villages ou aldées de cette bienheureuse partie de l’Inde s’entremêlent et produisent l’effet d’un jeu de dames dont les cases blanches représenteraient les districts anglais et les cases noires les districts français.

Je reviendrai sur ce singulier mélange des deux nationalités. Pour le moment, j’ai hâte d’arriver au terme de ce long voyage et d’entrer dans la ville que les traités de 1815 ont daigné nous conserver au sud de la grande presqu’île qui, il y a un peu plus d’un siècle, nous a presque entièrement appartenu.

L’ordonnateur de nos établissements, gouverneur par intérim, était tenu au courant de notre marche par des coureurs appostés qui se relayaient de distance en distance et transmettaient la nouvelle de notre prochaine arrivée, de sorte qu’au moment où nous pénétrâmes dans la ville, vers sept heures du matin, les deux canons qu’il nous est permis d’entretenir, non pour une défense improbable autant qu’impossible, mais afin de nous permettre de saluer ceux qui passent en nous saluant, se mirent à faire entendre leurs voix trop longtemps comprimées.

Les bâtiments publics, notamment le phare et le palais du gouvernement, étaient pavoisés, et notre entrée dans la cour de ce palais, au milieu d’une double haie de cipayes présentant les armes, fut honorée d’une batterie de tambours.

L’ordonnateur nous reçut avec une grâce parfaite. Sa prévoyance épargna aux voyageurs les détails, si ennuyeux d’ordinaire, d’un débarquement en pays inconnu. Chacun de nous fut conduit à l’appartement qui lui était affecté et put procéder à sa toilette. Seuls le consul G…, le général et Zara furent oubliés dans leurs palanquins.

Le premier, qui éprouvait le besoin de faire ses ablutions, se fit immédiatement conduire à l’hôtel de France. Quant à monsieur et à madame F…, après s’être préalablement consultés, ils allèrent modestement échouer dans une auberge tenue par un nommé Cambronne et que, pour ce motif, on décorait du nom pompeux d’hôtel Cambronne.

Une heure après arrivèrent à la file les principaux fonctionnaires, ceux du moins qui font partie du conseil du gouvernement, c’est-à-dire le procureur général, le contrôleur faisant fonctions d’ordonnateur, un sous-commissaire de la marine exerçant provisoirement l’emploi de contrôleur et le secrétaire-archiviste.

Le procureur général, M. Ristelhunber, était un homme bien élevé dont les manières courtoises provoquaient la sympathie. L’ordonnateur, M. Pelletier, avait une grande douceur de caractère ; mais on voyait sur ses traits les approches de la mort qui devait le frapper quelques jours après. Condamné par les médecins, il se débattait courageusement contre la phthisie qui le dévorait.

Le contrôleur, M. Robert, était maigre comme feu l’homme squelette et avait toujours habité les colonies : c’était une cariatide emmaillotée de flanelle ; il trouvait de la fraîcheur à 35 degrés de chaleur et grelottait si, par hasard, le thermomètre descendait à 25. Partisan du système des compensations, ce diaphane personnage avait épousé la plus épaisse, la plus lourde et la plus grande femme de la colonie.

Quant à M. Ariel, le secrétaire du conseil, quoique moins maigre que M. Robert, il était d’un svelte suffisamment accentué, et il joignait à cette qualité celle de posséder deux rangées de dents absolument noires. M. Ariel avait appris le tamoul et adopté la vie malabare. C’est sans doute à l’usage du bétel qu’il devait la couleur de ses dents.

Les présentations terminées, sur l’invitation du gouverneur provisoire, chacune des personnes que je viens de citer s’assit autour d’une table servie avec luxe, et nous goûtâmes tous ensemble les charmes d’un repas officiel.

CHAPITRE XIX

LES DROITS DU SEIGNEUR


La première semaine de notre séjour à Pondichéry se passa à faire et à recevoir des visites. Aucun notable ne manqua de venir saluer le gouverneur ; en d’autres termes, tous les habitants du chef-lieu appartenant à la race européenne arrivèrent successivement au palais du gouvernement, vaste monument bâti sur les ruines de la royale demeure occupée par Dupleix, vers le milieu du dix-septième siècle, et ayant sa façade principale sur une immense place dont l’un des côtés longe la mer.

Dans l’Inde comme dans nos autres colonies, tout ce qui est blanc fait partie de l’aristocratie, ce qui peut sembler singulier au premier abord, car quelques-uns de ces notables vivent d’aumônes et des secours que leur distribue le gouvernement.

La seule cérémonie intéressante qui marqua notre installation fut la reconnaissance des pouvoirs du nouveau gouverneur. Le cortège se rend de l’hôtel au milieu de la place dans l’ordre suivant : les tambours et la fanfare des cipayes ; le gouverneur, précédé de quatre porteurs de bâtons d’argent ; le conseil du gouvernement, composé des cinq membres désignés dans un précédent article ; les membres de la cour d’appel et ceux des tribunaux de première instance et de paix ; l’administration de la marine et du port ; les services des finances et les officiers d’infanterie de marine. Tout ce cortège marche entre une double haie de cipayes.

La population se tient derrière les soldats. Le gouverneur par intérim prononce une allocution appropriée à la circonstance. Le gouverneur répond, et les Indiens assistants, qui n’ont pas compris un seul mot à ces discours, poussent, en l’honneur des orateurs, des acclamations enthousiastes.

La cérémonie dure à peine dix minutes. Ensuite le cortège se remet en marche, toujours précédé des tambours et de la fanfare : il se rend à l’église, où le nouveau gouverneur est reçu à la porte principale par le préfet apostolique entouré de son clergé en habits de fête. Alors, placé sous un dais, le chef de la colonie est conduit processionnellement jusqu’au chœur et il assiste à une messe d’actions de grâces, sur un prie-Dieu de velours.

Il préside aussi la cour et le tribunal à leur rentrée et jouit, comme on le voit par ces détails, des honneurs et des prérogatives de la royauté. Les choses doivent se passer ainsi dans des pays éloignés de la métropole, où les coutumes et les mœurs des habitants ont été respectées.

Le gouverneur représente d’ailleurs l’autorité souveraine, quelle qu’elle soit, et il importe de frapper l’esprit des populations par le déploiement d’une pompe et d’un prestige qu’on trouverait exagérés en France, mais qui sont là-bas indispensables.

Le général n’avait eu garde de laisser échapper cette occasion de produire son petit effet ; il demanda à faire partie du cortège, ce qui lui fut accordé, et à y paraître en adjudant-général persan.

Il avait bien le bonnet d’astrakan avec l’aigrette, le cafetan, espèce de houppelande sans manches et qui rappelle exactement la robe de chambre, le large pantalon à la turque, recouvert jusqu’aux genoux par des bottes à l’écuyère ; mais, à son grand regret, il ne retrouva plus ses épaulettes. L’amiral le tira d’embarras en lui en prêtant une paire.

Le lendemain, F… apparut dans tout l’éclat de son uniforme, avec des épaulettes de contre-amiral l’ordre du Lion et du Soleil sur la poitrine, et un formidable sabre à la ceinture. Le général obtint un succès complet.

Le consul se moqua de lui à l’issue de la cérémonie.

— Pourquoi sortez-vous en robe de chambre ? lui dit-il en clignant de l’œil ; c’est un peu trop sans façon.

— Je suis en khan persan : mon vêtement n’est pas une robe de chambre ; c’est un costume militaire.

— Ah ! vous êtes en khan persan, une sorte de mamamouchi sans doute ?

— Le khanat est une dignité et je suis deux fois khan.

— N’est-ce pas un cancan ?

— Vous voulez rire, mais je vous affirme que j’ai un costume très-exact.

— Dans le genre du malade imaginaire auquel vous ressembleriez tout à fait si vous troquiez votre coiffure d’astrakan contre un bonnet d’indienne.

— Vous êtes un mauvais plaisant, interrompit le général en tournant le dos au consul.

Au fond, F… était enchanté de l’effet qu’il venait de produire. C’était un brave homme, un peu égoïste, mais d’une allure qui ne déplaisait point. Sa petite vanité, qui ne négligeait aucune occasion de se satisfaire, était inoffensive. Il aimait la mise en scène, le bruit produit par le sabre traînant sur le sol, les panaches, les écharpes, les cordons et toute la bimbeloterie dont, par convention, on a fait les signes distinctifs des honneurs.

En conséquence, F… se mêla à tous les cortèges officiels et y apporta un cachet d’originalité qui manque ordinairement à ces défilés aussi ennuyeux que hiérarchiques. Tout le monde finit par s’habituer à sa présence, et, aux yeux des indigènes, il passa sans doute pour le sabre du gouvernement.

Maintenant, il me reste à parler des débuts du nouveau gouverneur ; mais avant de faire connaître les bienfaits de l’administration de l’amiral de Verninac dans l’Inde, mes lecteurs me sauront gré de leur fournir quelques renseignements sur la situation générale de nos établissements, qui sont peu étendus, mais dont la richesse est relativement considérable.

CHAPITRE XX

LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS DE L’INDE


Le territoire indien qui est resté sous la domination de la France ne nous a été laissé par les traités de 1814 et de 1815 qu’à titre purement commercial. En effet, la Compagnie des Indes nous a racheté le droit de fabriquer le sel moyennant une indemnité annuelle de 4,000 pagodes (33,000 francs), et elle nous paye une rente de quatre lacs de roupies sicca (1 million de francs), pour compenser les trois cents caisses d’opium, qu’en vertu d’une convention du 30 août 1787, elle était tenue de nous livrer chaque année.

Les établissements français se composent aujourd’hui :

1o De Pondichéry et de son territoire divisé en trois districts ou maganoms : Pondichéry, Villenour et Bahour ;

2o De Karikal avec cinq districts dans le Carnatic, province de Tanjaour ;

3o De Yanaon, avec les aldées qui en dépendent et de la loge de Mazulipatam, sur la côte d’Orixa ;

4o De Mahé, de son territoire et de la loge de Calicut, sur la côte de Malabar ;

5o De Chandernagor et de son territoire, des loges de Carrimbazar, Jougdia, Dacca, Balassorre et Patna au Bengale ;

6o De la factorerie de Surate, dans le Gondjerate.

Ces possessions mesurent ensemble 49,622 hectares, dont plus de 29,000 pour le seul arrondissement de Pondichéry, et la population totale n’atteint pas même 250,000 habitants, qui, sauf 3 ou 4,000, sont tous des Indous appartenant aux diverses castes.

On ne compte guère que 1,500 Européens ou descendants d’Européens, fonctionnaires publics ou commerçants, et un peu plus de mulâtres, classe mixte connue là-bas sous le nom de Topas, ou gens à chapeau, probablement parce qu’ils ont remplacé le turban par la coiffure européenne.

Arrosés par de nombreux cours d’eau, cultivés avec soin, les districts français attestent une fécondité qu’on ne rencontre que bien rarement sur le territoire anglais.

On y récolte en abondance le riz, le nelly et le menu grain qui servent à l’alimentation des indigènes ; les forêts de cocotiers fournissent, grâce à leurs fruits et à leur sève, une huile qui fait l’objet d’un commerce important, le callou, la jagre et l’arrack, liqueurs fermentées très-répandues.

L’indigo, le bétel, la canne à sucre, le coton, les plantes oléagineuses et un grand nombre d’arbres fruitiers couvrent toute la partie cultivable de nos maganoms.

Le rapprochement des groupes d’habitations suffit pour donner une idée de la fertilité de la terre. Les trois districts de Pondichéry, de Villenour et de Bahour seulement, ne comptent pas moins de 93 aldées ou villages importants et de 141 hameaux.

Parmi les arbres fruitiers, bornons-nous à citer le bananier, le grenadier, le citronnier, l’oranger, la vigne, qui donne deux récoltes par an, le pamplemoussier, le papayer, le goyavier, le manguier, etc., etc., sans compter l’ananas, qui est exquis, et l’orange, qui est complètement mûre avant que la peau ait passé du vert au jaune.

Pondichéry est divisée en deux parties par un canal. La ville blanche et la ville noire sont également bien percées et d’une incomparable propreté. Nous eûmes occasion de voir la partie habitée par la population indienne, en allant rendre à l’évêque de Drusipare, qui y résidait alors, la visite qu’il vint faire au gouverneur le lendemain de son arrivée.

La mission française du Malabar était desservie, dans l’origine, par les Jésuites ; des lettres patentes du 10 mars 1776 confièrent le soin de la diriger à la congrégation des Missions étrangères de France. Cette congrégation a fait le plus grand bien à ce pays.

À Pondichéry seulement, elle a créé un collège colonial, un grand et un petit séminaire, des pensionnats de garçons et de filles et soixante-dix écoles environ sur le territoire. Son influence est considérable et son action s’étend sur une partie de l’Inde anglaise, puisque sur les cent soixante-dix églises qu’elle a fait construire, cent cinquante-cinq se trouvent sur le sol anglais et que plus de la moitié des chrétiens sont Anglais.

La plupart des écoles de la Mission sont gratuites. L’une d’elles rend de très-réels services en servant en quelque sorte d’école normale aux jeunes Malabars et en les formant à l’exercice des fonctions que les natifs sont appelés à remplir dans l’administration du pays.

La population indigène comprend deux grandes divisions : les mahométans, descendants des anciens conquérants du pays, et les Indous proprement dits. Ces derniers se subdivisent en un nombre infini de castes se rattachant à quatre castes principales : les Brahmes, caste sacerdotale ; les Kchatryas, caste guerrière et royale ; les Vaycias, caste agricole et commerçante, et les Soudras, caste servile.

Les parias, eux, sont restés en dehors de toute classification ; méprisés de tous, ils n’ont trouvé de refuge contre le sentiment de répulsion qu’ils inspirent que dans la charité européenne.

Est-il étonnant que la plupart des indigènes convertis par les soins des missionnaires appartiennent à cette race maudite et constamment persécutée par les chefs indigènes ? Est-il besoin d’ajouter qu’ils aiment beaucoup notre domination qui les protège, et sous laquelle il leur est permis de respirer tranquillement le même air que leurs compatriotes ?

Toutes ces populations sont d’une douceur et d’une docilité inaltérables. Les Indiens mendient beaucoup ; ils sont voleurs par habitude, mais leur cupidité ne s’adresse qu’à des choses insignifiantes. Ils ajouteront quelques caches au prix de la commission que vous leur faites faire ; mais ils ne s’empareront pas d’un trésor que vous leur aurez confié, ni d’un objet d’une certaine importance.

Dans ces pays, où la chaleur est accablante, une maison n’est bien tenue qu’à la condition d’être remplie de serviteurs. Une famille qui se respecte commence toujours par s’entourer de nombreux domestiques. Il est vrai que si ces domestiques ne font pas grande besogne, ils coûtent peu, car ceux qui reçoivent le plus fort traitement n’ont guère que trois ou quatre roupies par mois (la roupie vaut 2 fr. 50), et fournissent à leur entretien et à leur nourriture sur cette somme.

On s’étonnera peut-être qu’avec un revenu aussi faible, ils puissent suffire à leurs dépenses. Rien de plus facile à expliquer. La loi religieuse interdit aux adorateurs de la Trimourty ou trinité indienne, de toucher à des mets préparés avec des fragments d’animaux. Aucun débris de ce qui a vécu ne peut servir à leur alimentation. Ils ne se nourrissent donc que de menus grains ; le vin leur étant interdit, ils ne boivent en général que de l’eau. Seuls, les ivrognes, qui se rattrapent toujours, se livrent aux liqueurs fermentées qu’on tire de la sève ou de la noix du coco.

Il résulte de là que les deux cent quarante millions d’indigènes qui peuplent la grande péninsule asiatique abandonnent aux deux millions d’Européens, Anglais, Français, et Portugais qui vivent parmi eux, le bétail, les animaux de basse-cour, tous les produits de la chasse et de la pêche, c’est-à-dire de quoi nourrir une population cent fois plus nombreuse.

L’extrême abondance entraine une telle dépréciation dans les prix, que j’ai payé 15 fr. un cent de perdrix et que, par abonnement, un pêcheur m’apportait, matin et soir, du poisson pour dix personnes à un prix véritablement dérisoire, et ce poisson était excellent.

Quoique je n’aie jamais été gastronome, j’ai cependant gardé le souvenir de certaine omelette aux crevettes, préparée à l’aide de condiments du pays, et je déclare ici qu’aucun des mets si recherchés que nous offre l’art culinaire en Europe ne m’a semblé supérieur ni même égal en saveur à ce plat dans lequel il entrait une quantité de crevettes dont le prix serait inabordable en France. Cela coûterait certainement cent francs au moins ; dans l’Inde, cela revenait à quelques sous.

L’Européen pourrait, avec une très-médiocre fortune, faire une excellente figure là-bas, à la condition de se contenter des plats du pays. Mais la vanité se mêle à tout chez l’homme. Nos traitants, enrichis par le commerce avec les Indiens, ont donc cherché à afficher un faste propre, selon eux, à leur attirer de la considération. À la nourriture saine, peu coûteuse et succulente qu’ils avaient à offrir à leurs convives, ils ont adjoint dans leurs dîners d’apparat l’usage du champagne et des truffes.

Or, le vin de Champagne, fabriqué exprès pour l’exportation par mer, se conserve mal, est d’un goût détestable et d’un prix exorbitant. Quant aux truffes, elles ne coûtent pas moins cher ; elles arrivent dans des flacons de verre, sentent le moisi et ne valent pas à coup sûr la plus mauvaise des pommes de terre. Mais truffes et champagne sont sur le programme du high-life ; on les absorbe en faisant la grimace, mais on chante la munificence de l’amphitryon.

Chacun des membres du conseil du gouvernement, à Pondichéry, est logé dans un hôtel confortable et servi par des domestiques payés par le budget. Ayant accepté l’offre que me fit l’amiral de Verninac de rester près de lui au palais du gouvernement, je m’y installai et j’offris au général de s’installer dans mon hôtel, dont le rez-de-chaussée était occupé par les bureaux du secrétariat et les archives. F… fut enchanté de la proposition et l’accepta sans se faire prier.

Quant au consul, il avait fini par se décider à rallier son poste. Il opéra son départ à l’improviste, selon son habitude ; mais il fit de nombreuses escales en route et ce n’est que beaucoup plus tard qu’il débarqua à Maurice.

— Vous n’arriverez jamais, lui disait le général qui assistait à son départ.

— Et pourquoi n’arriverais-je point ?

— Parce que vous ressemblez aux fusils de pacotille ; ils partent quelquefois, mais ils n’atteignent jamais le but.

CHAPITRE XXI

L’ADMINISTRATION


Dans nos possessions de l’Inde, le régime administratif est resté le même depuis Colbert, avec cette nuance que l’État s’est borné à protéger tant qu’a subsisté la Compagnie française, créée par Richelieu en 1642, et qu’il a dirigé à partir de la dissolution de cette Compagnie que Colbert lui-même, en 1664, reconstitua sur de nouvelles bases.

L’administration fut d’abord exercée par des agents commerciaux qui établirent leur siège à Surate en 1668. Le directeur Caron ne réussit point ; il s’empara de Trinquemale, dans l’île de Ceylan ; mais, harcelé par les Hollandais, il repassa sur le continent et se fixa dans la ville hollandaise de Saint-Thomé qu’il fut bientôt contraint de restituer à ses premiers occupants.

Le successeur de Caron, François Martin, eut l’idée de réunir les débris de la colonie et vint s’installer avec une centaine de personnes sur le territoire de Pondichéry qu’il acquit à beaux deniers comptants du souverain légitime. Grâce à son habile et sage direction, la ville prospéra jusqu’en 1693 où elle fut attaquée et prise par les Hollandais.

En vertu du traité signé à Ryswicq, le 20 septembre 1697, notre propriété nous fut restituée. Je dis propriété, parce que le prix d’acquisition en avait été payé par des Français. De cette époque date sa classification dans l’empire colonial de la France. Le premier gouverneur général fut François Martin ; le gouvernement métropolitain fit preuve de justice et de haute intelligence en nommant l’ancien directeur à ce poste éminent.

Nos éternelles querelles avec l’Angleterre, en amenant des cessions et des rétrocessions réitérées, rendirent très-irrégulière l’administration qui atteignit à un haut degré de prospérité sous l’impulsion de deux hommes de génie : Martin, que je viens de citer, et l’un de ses successeurs, Dupleix.

Ce dernier était un esprit ardent fait d’initiative et d’audace. Il avait les qualités d’un soldat quoiqu’il n’eût étudié que le commerce. Il eut à soutenir de terribles guerres contre les Anglais aux ordres des généraux Clive et Warren Hastings alliés aux Marhattes et aux rois du Mysore et du Tanjaour.

Dupleix avait étendu notre domination sur les provinces de Monfanagar, d’Ellour, de Chicakal et de Rajamandri, sur l’île de Seringam, sur le territoire de Karikal, en un mot sur toute la côte d’Orix et la partie de l’Inde située au sud du Godavery. Le Grand Mogol l’avait fait nabab de Carnate ; les rajahs d’Arcate et du Deccan avaient sollicité son protectorat.

Il était admirablement secondé. Son armée était commandée par un héros, le marquis de Bussy, qui mourut en 1785, gouverneur général de la colonie conquise par ses armes. Dupleix avait à côté de lui une femme admirable, la sienne, Jeanne de Castro, créole espagnole d’une beauté presque merveilleuse, douée d’un esprit prévoyant et éclairé, d’un jugement sûr, parlant et écrivant avec la même facilité tous les dialectes de l’Inde, et Dieu sait si le nombre en est grand.

Les éclatantes victoires du marquis de Bussy nous livrèrent deux cents lieues de côtes et portèrent la limite de nos possessions jusqu’à la frontière du Bengale. Dupleix dut à sa femme, qui a rendu à jamais immortel son titre de Johanna Begum (la princesse Jeanne), des succès diplomatiques qui auraient assuré l’autorité française dans toute l’Inde, si, en refusant d’envoyer des subsides et des soldats à Bussy et à Dupleix, le cabinet de Versailles ne s’était rendu le complice des ennemis de la France.

Une lutte incessante contre des forces décuples et sans cesse renouvelées, alors qu’on ne reçoit ni hommes, ni argent, ni munitions, aboutit fatalement à une catastrophe. Elle fut retardée par Bussy. Mais Dupleix fut brutalement révoqué et son successeur s’empressa de traiter, par ordre, avec les Anglais. Ainsi une évidente trahison de la cour de Louis XV nous coûta toutes nos conquêtes.

Depuis la dernière reprise de possession de Pondichéry, avec un territoire considérablement réduit, des quatre comptoirs et des loges que j’ai énumérés plus haut, l’administration, confiée à la marine, est devenue plus régulière. Parmi les gouverneurs qui se sont succédé de 1816 à 1876, trois surtout laisseront un souvenir durable. Ce sont : le vicomte Desbassyns de Richemont, commissaire général de la marine, qui présida aux destinées de la colonie, du mois de juin 1826 au mois d’août 1828 ; le général duc de Saint-Simon (alors marquis et maréchal de camp), du 3 mai 1835 au 27 avril 1840, et le contre-amiral de Verninac Saint-Maur, du 29 juillet 1852 au 1er avril 1857.

M. de Richemont a fondé d’utiles établissements, protégé le commerce et développé l’industrie.

M. de Saint-Simon s’est rendu populaire par l’aménité de son caractère et son inépuisable bienveillance à l’égard des indigènes.

M. de Verninac a fait plus que ses prédécesseurs. Il a eu l’heureuse audace, dans l’intérêt de l’équité, de toucher à une législation séculaire et de rattacher plus intimement à la métropole, les indigènes soumis à notre autorité.

Au-dessous du gouverneur, qui exerce le pouvoir politique, les auxiliaires qui président à l’administration coloniale sont l’ordonnateur et le procureur général. Le premier est toujours un commissaire de la marine qui a, dans ses attributions, la marine, la guerre, les finances et l’intérieur, c’est-à-dire à peu près tout.

Le procureur général est le chef de la justice. Son personnel se compose d’un président, de quatre conseillers, de deux conseillers auditeurs, d’un substitut et d’un greffier en chef, pour la cour d’appel, de juges, de lieutenants de juge et de procureurs de la république pour les tribunaux de première instance ou de paix.

Dans nos comptoirs de Mahé et d’Yanaon, c’est le chef de service qui rend la justice à ses administrés.

En matière de législation civile, la loi indienne est appliquée aux natifs. Dans les procès criminels, la loi française est souveraine. Ces procès sont jugés par cinq magistrats auxquels sont adjoints deux notables.

Au civil et au criminel, les causes sont plaidées par des conseils agréés, Européens ou Indiens.

À côté de l’administration active est le contrôle exercé par un commissaire-adjoint de la marine. Le contrôleur a le droit d’observation ; mais il ne peut rien empêcher. J’avoue ingénument qu’il est permis de douter de l’efficacité d’un contrôle lorsque celui qui l’exerce est inférieur en grade au contrôlé.

En résumé, les rouages administratifs fonctionnent simplement. Comités de bienfaisance, hôpital militaire, léproserie, maison de santé pour les natifs, mont-de-piété, imprimerie du gouvernement, journal officiel de la colonie, service de santé bien organisé, pharmacie de la marine qui livre au public ses manipulations au prix de revient ; police dirigée, à Pondichéry, par le maire ; dans les autres comptoirs, par des commissaires européens, ayant sous leurs ordres un certain nombre d’agents indigènes ; rien de ce qui est utile ne manque à nos établissements.

Nos administrés s’estiment très-heureux de vivre sous un régime d’une douceur à laquelle ne les avaient point habitués leurs anciens maîtres. En un mot, notre administration a tenu à faire aimer son autorité plutôt qu’à la faire craindre.

Il n’en est pas de même chez nos voisins où l’indigène est compté pour rien. Il serait injuste cependant de prétendre que nos voisins n’ont fait que du mal dans le pays. Les chemins de fer, les routes macadamisées, la liberté des cultes et de fort belles constructions, doivent être inscrits à leur crédit.

Mais lorsqu’ils parlent avec orgueil de la destruction des thugs et de la suppression des bandes de voleurs, on peut leur répondre qu’ils auraient mis moins d’empressement à détruire les thugs si ceux-ci, au lieu d’étrangler des Anglais, s’étaient bornés à étrangler des indigènes.

Les Dacoïts dévalisaient surtout les maisons anglaises. Du reste, leurs bandes ne sont pas supprimées au point de ne pas venir exploiter les propriétés françaises.

Quant aux Suttee, dont nos voisins prétendent avoir renversé les bûchers, ils n’ignorent point qu’il y a encore par-ci par-là quelque veuve qui se brûle sur le corps de son mari, en dépit des édits rendus et sous les yeux d’une police qui laisse faire.

L’administration de l’honorable Compagnie des Indes a été marquée par de grands scandales. Lord Clive et Warren Hastings ont donné lieu à des enquêtes parlementaires et ont été flétris par ces enquêtes qui les ont convaincus de concussions, de cruautés et d’exécutions de toute sorte. Il convient d’ajouter à la louange de l’Angleterre qu’elle essaie de réparer dans les Indes, depuis l’insurrection de 1857, les crimes et les fautes du passé.

CHAPITRE XXII

LA LÈPRE ET LA LÉPROSERIE


Parmi les établissements de notre colonie, il en est un que je ne saurais passer sous silence, bien que la visite que j’y ai faite ne m’ait laissé que de pénibles souvenirs. Je veux parler de la léproserie.

La lèpre est un des fléaux qui déciment les populations de l’Inde. Elle était très-répandue en Europe et en Asie aux temps les plus reculés. Elle a complètement disparu de l’Europe ; mais elle est restée dans l’Inde. Manou en fait état dans son livre comme constituant un vice rédhibitoire.

Il cite cette hideuse affection parmi les causes qui autorisent une seconde épouse. « L’Indien, dit le législateur, peut avoir deux femmes quand la première est stérile, acariâtre ou lépreuse. » Que d’époux auraient une raison plausible pour contracter une seconde alliance si notre loi leur permettait de s’appuyer sur la maussaderie de leurs femmes !

On voit par là que la monogamie, qu’on assure être la règle du mariage dans l’Inde, doit y subir plus d’une éclipse et que les prétextes ne manquent point aux époux mécontents pour augmenter le personnel de leur ménage. La prévision n’est pas indispensable d’ailleurs, puisque l’Indien a l’autorisation d’entretenir autant de concubines qu’il lui plaît dans le domicile conjugal.

Revenons à la lèpre. Est-elle ou non contagieuse ? se communique-t-elle par le contact et par la cohabitation ? Telle est la question que j’examinais avec un ami qui m’accompagnait dans ma visite. Cet ami était anti-contagioniste et il me citait, à l’appui de sa thèse, un fait décisif.

Il avait habité la Guadeloupe, où une loi draconienne s’il en fut, autorise l’administration à enlever tout lépreux, à quelque classe de la société qu’il appartienne, et à l’interner dans une petite île appelée la Désirade, distante d’environ deux lieues de la Guadeloupe et qu’une mer fort tourmentée isole complètement de la grande terre. La Désirade est la première terre qu’aperçut Colomb dans le golfe américain, celle dont l’aspect changea en adoration les sinistres projets de l’équipage à l’égard du grand navigateur.

Un vaste camp, pouvant contenir un millier de lépreux, a été construit à grands frais au sein d’une nature aride et sauvage qui semble être en parfaite harmonie avec l’horreur de sa destination.

Mon ami avait été membre d’une commission chargée d’apurer les comptes et de contrôler les actes du directeur de l’établissement. Introduit au milieu de la population lépreuse, il fut épouvanté des innombrables et hideuses formes qu’affecte la maladie, mais quel ne fut pas son étonnement lorsque, parmi ces débris humains qui exhalaient une odeur fétide, il vit circuler une belle négresse d’environ vingt-cinq ans dans tout l’éclat de la jeunesse et de la santé !

C’était une femme admirable sous le rapport plastique. Elle était couverte de riches bijoux qu’elle étalait avec complaisance. Jamais mon ami n’avait vu de plus beau type ; on eût dit que cette abyssinienne au galbe pur, à la peau fine et satinée, était une Vénus taillée par un artiste de génie dans un bloc de marbre noir.

Interrogé par mon ami, le directeur lui apprit que, depuis une dizaine d’années, c’est-à-dire dès l’âge de quinze ans, cette splendide créature habitait le camp et consolait les lépreux possesseurs d’une certaine fortune des rigueurs de leur internement.

La non-contagion est donc chose acquise. La lèpre ne se transmet pas absolument par le contact ni par la cohabitation. Mais ce qui n’est pas moins certain c’est qu’elle se transmet par l’hérédité. L’atavisme, pour parler comme les docteurs, cette loi fatale des affections humaines, est un fait démontré par la science. On comprend que, dans un pays bien administré, on cherche à isoler les infortunées victimes d’un implacable fléau afin que les sources de la vie ne soient pas empoisonnées dans les populations.

L’internement et ses rigueurs sont cependant d’une application impossible dans l’Inde. Les lépreux abondent, sur notre territoire et sur celui de nos voisins les Anglais, à tel point qu’il y aurait folie à recourir aux mesures arbitraires, que la nécessité et l’hygiène publique peuvent seules justifier.

L’effacement de la maladie par la suppression des individus étant impraticable, le seul moyen à prendre était d’ouvrir aux victimes du fléau un asile où elles trouveraient tous les secours nécessaires à leur triste état. En conséquence, on a créé une léproserie au centre de nos établissements.

La léproserie a eu pour fondateur M. Desbassyns de Richemont, ancien gouverneur de la colonie, père du sénateur actuel de ce nom. C’est à l’aide des libéralités de M. de Richemont qu’elle a été construite et qu’elle est entretenue.

Elle est située à deux ou trois kilomètres de Pondichéry, à une courte distance du camp des Makouals. Quand je la visitai, elle ne contenait qu’une douzaine de lépreux, et pourtant on en rencontre des troupes entières chaque jour.

L’Indien a horreur de la séquestration. Aux douceurs d’une existence assurée du boire et du manger, il préfère la vie hasardeuse et misérable mais libre. La mendicité ne déshonore pas dans l’Inde. La charité y est d’ailleurs dans les mœurs et de principe religieux. Souciassys et Fakirs circulent partout, étalant des infirmités vraies ou simulées et recueillant d’abondantes aumônes.

Les soins médicaux ne manquent pas aux lépreux. Les officiers du service de santé, attachés à la colonie, ont mis en pratique toutes les ressources de la science pour enrayer la maladie ou la soulager. Mais la maladie est implacable ; rien ne la détruit ou n’en suspend le cours. Auprès de ces damnés de la vie, les pieux efforts de l’apostolat ont plus fait que le dévouement des médecins, et la résignation règne du moins dans ce pandémonium des souffrances humaines.

CHAPITRE XXIII

LES DACOÏTS


La mendicité ne déshonore pas dans l’Inde, ai-je dit dans le précédent chapitre ; le vol ne déshonore pas davantage lorsqu’il s’exerce dans certaines conditions. La preuve en est, qu’il y existe une caste appelée la caste des voleurs, et qu’elle n’est pas plus mal vue que les autres.

Quant aux bandits qui opèrent sur les grands chemins, à main armée, assiègent les maisons, tuant au besoin, et, dans tous les cas, martyrisant ceux qu’ils veulent dépouiller, ils marchent toujours par troupes et ne font pas partie de la caste assez pacifique des voleurs. Ce sont ces bandits que les Anglais prétendent avoir détruits ; cependant, malgré leur destruction, les Dacoïts reparaissent de loin en loin.

Pendant mon séjour à Pondichéry eut lieu l’une de ces invasions, très-fréquentes autrefois mais qu’une énergique répression a rendues très-rares sur notre territoire.

Les Dacoïts ont succédé aux Thugs dans l’Inde anglaise, mais ils ne forment point comme les étrangleurs une secte religieuse poussée au meurtre par le fanatisme et par l’horreur de l’étranger. Leur association n’a d’autre objectif que le brigandage. Très-savamment organisés, ces voleurs enveloppent l’Inde entière d’un réseau continu.

Ils ont des intelligences avec les agents indigènes des deux territoires qui leur font connaître le fort et le faible de chaque localité, les ressources que possède chaque aldée, les richesses qui s’y trouvent accumulées ainsi que les moyens de résistance qu’elle peut présenter. Ainsi tenus au courant, les chefs préparent une invasion, et, pendant une belle nuit, se ruent sur notre territoire et envahissent la maison d’un opulent Babou, signalée par leurs correspondants.

Cette maison, ils la dévalisent de fond en comble. Ils n’ont recours à l’assassinat qu’à la dernière extrémité ; mais, le plus souvent, ils emploient la torture comme le faisaient les Chauffeurs de sinistre mémoire.

La terre française est enchevêtrée avec le sol anglais par de si nombreuses enclaves qu’une enjambée suffit à mettre les envahisseurs à l’abri des poursuites. L’audace de ces brigands est telle, leurs mesures sont si bien prises que leurs coups de main réussissent infailliblement.

Parmi les souvenirs d’un lointain passé, on cite particulièrement une attaque de nuit accomplie à trois cents mètres du palais du gouvernement. Douze palanquins, bruyamment menés et escortés de Mastalgis ou porteurs de torches, s’arrêtèrent devant la maison d’un des plus riches habitants de la ville noire. Le maître du logis avait reçu, quelques jours avant, une somme considérable.

En un clin d’œil l’envahissement se fit. Toute communication avec le dehors fut interceptée. Le bataillon de cipayes n’était pas encore caserné à cette époque. Chaque soldat se retirait, la nuit, dans sa paillotte. Les assaillants n’avaient donc rien à redouter du côté de la force armée.

Lorsque, au bruit de l’invasion et aux cris des victimes, le poste du gouvernement accourut à l’aide, les envahisseurs avaient déjà fui ; les palanquins emportaient les dépouilles. La poursuite dut s’arrêter à la frontière. Quelques coups de fusil, tirés au hasard, n’atteignirent personne.

Une autre fois, l’envahissement s’accomplit dans le district de Valdaour. La maison envahie renfermait d’importantes richesses, notamment des bijoux. Tout cela était si bien caché que les assaillants employèrent les grands moyens. Ils s’emparèrent des femmes et les contraignirent à révéler les cachettes en leur appliquant la question.

Les pieds et les mains de ces malheureuses, enveloppés de linge, furent imbibés d’huile de coco, et l’on y mit le feu. Cet horrible supplice délia toutes les langues. Aucun des Indiens de l’aldée ne songea à résister. Ils étaient affolés de terreur du reste et n’avaient pas d’armes pour se défendre.

Cette fois néanmoins, l’impunité ne fut point acquise aux coupables. Nos agents se mirent activement en campagne et suivirent à la piste les hardis brigands. La royale compagnie leur prêta, dans cette occasion, une énergique assistance. Sept membres de la horde furent pris et parmi eux le chef. On les livra à la justice.

Le procès révéla la puissance d’organisation de ces malfaiteurs. Ils avaient pour complices des Indiens juges et chefs de districts sur le territoire anglais. Pour échapper au châtiment, le principal accusé essaya de la corruption sur nos agents indigènes. On leur offrit de sa part des sommes importantes qu’ils repoussèrent avec mépris.

La femme du chef de la bande, jeune et belle Indienne, couverte de bijoux, allait assiéger la porte de nos magistrats. Démarches inutiles : justice fut rendue à chacun. Condamné aux travaux forcés ainsi que ses complices, le chef fut transféré au bagne de Toulon où il mourut quelques années plus tard.

Depuis cette razzia, les Dacoïts ne se sont plus risqués sur le territoire français ; mais ils ont continué à exploiter le territoire anglais.

CHAPITRE XXIV

LA VIE DANS L’INDE


Comme dans tous les pays chauds, la vie est douce, calme, mais un peu monotone, dans l’Inde. La plupart des employés dorment sur leurs bureaux, et les promeneurs sont rares pendant la journée.

On ne commence à respirer que vers quatre ou cinq heures du soir, alors que s’élève le vent du large. À ce moment, tout le monde se dirige vers la plage, et, sous les grands arbres qui la couvrent, on aspire avec délices la fraîcheur des premières brises.

Les notables, fonctionnaires ou négociants, trouvaient un emplacement favorable au pied du phare, à côté du bureau du capitaine du port.

Par les soins de M. Hostein, titulaire de cet emploi les serviteurs rangeaient en cercle deux ou trois douzaines de fauteuils en rotin, et les privilégiés, presque toujours les mêmes, venaient se reposer de leurs travaux, en ne perdant pas une bouffée de la brise.

Comme il n’existe à Pondichéry, ni café, ni théâtre, ni lieu de réunion publique, on se rencontrait régulièrement à ce cercle improvisé, et l’on s’y racontait les rares nouvelles du jour. Aller à la Pointe-aux-Blagueurs était l’une des distractions inscrites sur notre programme, qui ne brillait guère par la variété.

Quelquefois nous étions assaillis par des acrobates indigènes, d’une agilité et d’une adresse incomparables, par des escamoteurs ou par des charmeurs de serpents. Ceux-ci étalaient sur le sol un panier recouvert d’une toile grossière, se mettaient à souffler dans un chalumeau, espèce d’instrument primitif, plongeant dans une calebasse creuse, et ils tiraient de là des sons d’une extrême douceur que je ne puis comparer qu’à ceux du hautbois ou de la musette.

Au bout de quelques minutes, on voyait surgir du panier les têtes hideuses de deux ou trois serpents capelles qui, se dressant sur leurs queues et ouvrant leurs têtes sur lesquelles se dessinaient parfaitement les deux cercles qui les font désigner aussi sous le nom de serpents à lunettes, se balançaient en mesure en scandant par leurs mouvements chaque note de l’instrument.

Ce spectacle ne manque pas de grâce, mais j’avoue en toute franchise que l’horreur que m’ont toujours inspirée les reptiles détruisait à mes yeux le plaisir que paraissaient goûter quelques personnes à suivre la danse étrange et mélodiquement cadencée de ces terribles animaux.

Le serpent, en effet, est l’un des fléaux du sud de la péninsule, comme le tigre est celui des provinces du Nord. Ceylan est infestée de serpents et la côte de Coromandel en contient d’innombrables quantités, parmi lesquelles brillent au premier rang le cobra ou serpent capelle, et ce petit reptile couleur de terre, d’autant plus dangereux qu’on ne le voit pas, et dont le surnom indique la rapidité avec laquelle son venin se répand dans le sang : on l’appelle serpent minute.

On assure que les Indiens ont trouvé un contrepoison pour combattre la morsure du serpent capelle ; mais jusqu’ici, dit-on, on ne connaît aucun remède assez actif pour arrêter l’effet immédiatement mortel de celle de son imperceptible confrère. Ce qui est hors de doute, c’est qu’il n’existe pas dans toute l’Inde de reptile inoffensif.

Dans un but purement humanitaire, nous nous avisâmes un jour d’accorder une prime pour la destruction de ces bêtes dangereuses. La prime était de quelques caches, à peine un sou, pour chaque tête de serpent ou de couleuvre.

En moins d’un mois, nous eûmes à payer une somme tellement importante aux destructeurs, que nous risquions d’y épuiser notre budget et notre fonds de réserve, qui se montait pourtant à 700,000 fr. Nous supprimâmes la prime.

Après le dîner, on trouvait des cercles tout formés chez les principaux commissionnaires du pays. Dans les cours ou sous les grandes vérandahs de leurs maisons, ils installaient des tables de jeu, et le premier venu, pourvu qu’il fût de race européenne, entrait, se présentait lui-même et s’installait sans autre cérémonie à une table de bouillotte. On joue beaucoup dans les colonies ; cela tient à leur nature même et à l’impossibilité de s’y procurer d’autres plaisirs.

On y danse cependant et pour ainsi dire avec frénésie. Ainsi les bals du gouvernement étaient fort courus, et rarement un invité faisait défaut. Plusieurs notables et les officiers de la garnison anglaise de Goudelour, située à quelques lieues du chef-lieu de nos établissements, venaient s’y délasser de la vie contemplative. Après une heure de sauterie, tout ce monde ruisselait. On aurait dit un ballet de Tritons et de Néréides.

Les bals commençaient de bonne heure pour finir vers une heure du matin ; mais, si fatigué et si pressé qu’on fût de rentrer, aucun des invités ne serait parti avant minuit, heure solennelle où, remplaçant les rafraîchissements ordinaires, apparaissait la moulougouthani. La traduction de ce mot tamoul, composé de deux mots, est : eau de poivre.

Ce bouillon est vraiment délicieux, mais il emporte la bouche, et la première impression qu’il procure ne lui est pas favorable. Néanmoins, elle change bien vite et le moulougouthani devient pour les gourmets l’attrait de toute bonne fête en Asie.

Dans les premiers temps de notre séjour à Pondichéry, l’amiral et moi nous faisions régulièrement, chaque soir, une longue promenade en voiture dans les environs. Il nous fut possible de nous rendre compte de la prodigieuse fécondité de ce territoire qui, exposé à l’action vivifiante du soleil, a pour auxiliaires de nombreux cours d’eau et des agencements hydrauliques d’une utilité permanente.

Ce sol, travaillé avec soin, du reste, par ceux qui n’en ont été pendant trop longtemps que les usufruitiers, quoique peu étendu en superficie, est arrosé par huit fleuves ou rivières. On y a établi, en outre, neuf grands canaux d’irrigation, cinq barrages et cinquante-trois réservoirs. Il ne contient pas moins de cinquante-neuf étangs, dont cinq couvrent une grande étendue, et deux cent deux sources. Ces auxiliaires de la production, répartis par la nature ou résultant de la prévoyance humaine, sont appliqués avec une rare sagacité aux besoins de l’agriculture.

C’est au moyen de constantes irrigations qu’on a pu rendre fertile le terrain argileux, mêlé de sable, qui forme le sol. La qualité de l’eau est d’ailleurs excellente. On en jugera par ce seul fait que la ville de Pondichéry possède 73 teintureries en pleine activité, et qu’on y apporte de fort loin des masses de pièces de toile de coton à teindre en bleu ; c’est ce produit indigène du Deccan qu’on désigne sous le nom de toile de Guinée. Quant à la production locale du tissu, quoiqu’elle ait baissé depuis quelques années, elle met encore en mouvement 4,126 métiers de tisserands.

Les deux races qui vivent côte à côte dans la ville noire ne se ressemblent guère que par le costume ; toutes deux cependant ont le type caucasique. Les musulmans de l’Inde ont la couleur et le galbe de l’Arabe.

Si noires que soient certaines castes indoues, aucun de leurs traits ne rappelle le nègre de l’Afrique. Du reste, la couleur de la peau chez les Indiens est, en général, noire claire, quelquefois très-claire, c’est-à-dire presque blanche. Leurs cheveux sont touffus et rudes, mais lisses comme ceux des Européens.

Ils sont de petite taille, mais cette taille est bien prise, les attaches sont fines, les pieds et les mains sont tout à fait aristocratiques, les traits du visage agréables et réguliers, l’ensemble est élégant.

Les femmes, surtout, ont une incontestable distinction qu’on rencontre même chez celles qui appartiennent aux classes inférieures. Des formes harmonieuses et des traits presque toujours jolis, tels sont les avantages des femmes indiennes. Mais ces avantages durent peu, car elles se marient de bonne heure dans la péninsule, et, à vingt ans, leur beauté s’est changée en une précoce décrépitude.

Je ne puis mieux terminer l’esquisse rapide que j’ai tracée de Pondichéry et de ses habitants qu’en disant que cette ville, où tout est sacrifié au développement de l’agriculture, possède l’un des plus vastes jardins botaniques qu’il m’ait été donné de visiter. Le jardin colonial ne comprend pas moins de dix-huit hectares et il renferme de riches collections.

Depuis mon retour en France, on a consacré à la botanique un autre jardin, qui ne mesure que 818 ares, mais auquel on a adjoint une magnanerie, qui produit une soie très-estimée, et une école d’agriculture pratique. Cette utile création date de 1861 seulement, elle est due à l’initiative du comité d’agriculture et de commerce de Pondichéry.

Quant à la classification des habitants, elle est facile à établir. Sur les 1,500 blancs, 852 sont fonctionnaires ou employés du gouvernement ; les autres se livrent au commerce ou représentent des maisons de la métropole ; d’autres font des métiers plus ou moins avouables. Les topas ont pour ressources les petites industries ou la domesticité : parmi les Indiens, ceux qui ne sont pas cultivateurs font du tissage, de la filature ou de la teinturerie.

CHAPITRE XXV

LA MORT DE ZARA


Je me hâte de revenir au général F… et à la générale, que j’ai laissés en train de s’installer dans mon hôtel. Cette gracieuseté de ma part décida très-certainement de l’avenir de mon hôte, qui, tandis qu’il habitait l’hôtel Cambronne, ne savait trop à quels compagnons raconter ses campagnes, et, peu difficile sur le choix de son auditoire, avait commencé par s’entourer de topas.

Or, les topas sont en général de fort braves gens, mais le préjugé de couleur est inexorable dans les colonies, et le général, qui avait déjà une femme noire, devait se perdre infailliblement en se faufilant au sein du topasisme.

Son installation dans l’hôtel des Archives, en lui donnant une plus haute idée de lui-même, le mit en relations avec quelques personnes charitables qui lui donnèrent d’utiles conseils.

Un excellent homme, le chef de bataillon d’Agon de la Contrie, qui commandait les cipayes, s’y prit de façon à tirer F… du guêpier dans lequel il s’était jeté, sans le vouloir peut-être.

Comme le commandant était un auditeur complaisant des opérations militaires du général, celui-ci montra la plus grande condescendance et accueillit ses insinuations comme elles méritaient de l’être, si bien qu’en quelques jours, F… se dégagea de ceux qui l’obsédaient de leur amitié.

Cependant, la salubre chaleur du climat de l’Inde n’amenait dans l’état de santé de Zara aucune amélioration ; au contraire, elle dépérissait à vue d’œil, et, au bout d’un mois, elle n’avait plus que le souffle. Ce qui devait arriver arriva bientôt. Un soir, en parlant à son mari de sa voix dolente, Zara rendit son âme à Dieu, et le mari ne s’en aperçut pas tout d’abord.

Accoutumé à la léthargie chronique de sa femme, F… crut à un accès de sommeil et sortit pour aller tenter la fortune chez un de ses voisins. Il y rencontra d’Agon de la Contrie et moi, et nous revînmes ensemble dans sa maison avec l’intention de fumer un dernier cigare en attendant l’heure du repos.

Mais l’aya (femme de chambre) de Zara accourut tout éplorée sous la vérandah, et, par des gestes désespérés, nous fit comprendre qu’un grave événement était survenu.

P… lui demanda en persan en quoi consistait cet événement : l’aya, qui n’entendait pas cette langue et qui n’aurait pu répondre à son interlocuteur, prit le moyen le plus simple pour le mettre au courant ; elle l’entraîna vers la chambre de Zara.

Nous entendîmes bientôt des lamentations et des sanglots. L’aya parut à la porte et nous appela. En entrant dans la pièce voisine, nous aperçûmes le général couché sur le corps de Zara, qu’il étreignait avec la force que donne le désespoir. Le pauvre homme était presque fou ; il nous fit pitié. Sa douleur ne se calma un peu que lorsque les larmes jaillirent de ses yeux.

Nous ne ménageâmes pas les consolations à notre ami ; mais, de temps à autre, lorsque nous le croyions devenu plus raisonnable, il se livrait à de nouveaux éclats et parlait même de suicide. Cependant, il finit par se jeter sur un lit de repos où nous le laissâmes assoupi.

Le lendemain, eurent lieu les obsèques de celle qui avait été sa compagne et que l’exil avait tuée prématurément. La douleur de F… ne lui permit pas d’y assister. Le moment de la séparation devint le signal d’un nouvel accès ; mais, trois ou quatre dames charitables ayant consenti à ne pas le quitter, il reprit une attitude plus résignée.

Hélas ! sa tranquillité apparente ne dura pas longtemps ; ses accès le reprirent avec violence. Alors il s’arrachait les cheveux par touffes, se roulait sur le lit qui avait contenu les restes de la chère défunte ; les efforts de ces dames pour l’arracher à la pièce mortuaire étaient infructueux.

Dès que la funèbre cérémonie fut terminée, nous vînmes le retrouver, le commandant et moi, et nous dépensâmes en vain toute notre éloquence pour le rendre au calme qui convient aux fortes douleurs.

— Elle était si bonne, si dévouée, si aimante ! s’écriait-il lorsque nous lui conseillions d’être raisonnable. Je n’avais qu’elle, jamais personne ne la remplacera dans mon cœur.

— Vous avez raison de ne pas la remplacer, répliquait le commandant, d’autant plus que, étant veuf, on redevient garçon et que cet état ne manque pas d’agrément ; mais sacrebleu ! il est inutile de vous faire du mal.

— Songez, ajoutai-je, que Zara était fatalement destinée à mourir jeune ; que, d’après l’avis des médecins, elle endurait d’atroces souffrances et qu’il vaut mieux pour elle que Dieu ait mis fin à son agonie.

— Ce que vous dites là est vrai, je le sens bien, mais c’est plus fort que moi ; cette séparation me tuera.

— Soyez homme et elle ne vous tuera pas, d’ailleurs n’est-ce pas une consolation pour vous qu’elle repose à quelques pas d’ici, dans un cimetière tout fleuri qui a plutôt l’air d’une oasis que d’un cimetière ; cela vous fera une délicieuse promenade.

— Je compte bien y aller souvent.

— Nous irons ensemble tous les jours si vous voulez ; la route est très-belle et elle est juste de la longueur d’un cigare.

En lui parlant ainsi, nous ramenâmes peu à peu à ne plus porter atteinte à sa chevelure et à être triste sans manifester sa douleur par des éclats inutiles. La douleur elle-même ne devait pas être éternelle.

F… avait peut-être été sérieusement frappé de la mort subite de sa femme. On s’en aperçut à sa manière d’être pendant les quinze jours qui suivirent l’événement. Il ne parlait plus de ses prouesses dans l’Afghanistan, de son gouvernement d’Hérat et de quelques autres phases de sa carrière militaire en Perse.

Ces quinze jours passés, un notable changement se fit en lui. Il redevint bavard, et manifesta cette innocente vanité que nous avions remarquée et que nous lui pardonnions d’autant plus volontiers qu’elle était inoffensive.

Puis il afficha une certaine recherche dans ses vêtements, consacra au soin de sa toilette plus de temps qu’il ne leur en avait jamais donné, et se transforma, lui autrefois sans façon, en petit-maître désireux de plaire et ne négligeant rien pour y parvenir.

CHAPITRE XXVI

LE VEUF INCONSOLABLE


J’eus bientôt la clef du mystère. Un matin, le général vint me rendre visite au palais du gouvernement et m’annonça, non sans embarras, qu’il était sur le point de se remarier.

Je fis un soubresaut d’étonnement.

— Ne soyez pas surpris, me dit-il, et surtout ne me jugez pas mal en me voyant dans ces dispositions. J’ai eu pour Zara une sincère affection qui prenait sa source dans un sentiment autre que l’amour ; mais je suis de ceux qui ne peuvent vivre dans l’isolement, et l’isolement est impossible dans des pays comme celui-ci où la vie est tout intérieure.

— Je ne vous blâme point, répliquai-je, et, quoique garçon, je comprends les charmes de la vie conjugale. Quant à mon étonnement, il s’est manifesté involontairement à l’annonce que vous avez bien voulu me faire. il s’est écoulé un mois à peine depuis la mort de celle qui vous a accompagné jusqu’ici, et un mois…

— Et un mois, c’est bien court, alliez-vous ajouter, pour une douleur aussi grande que la mienne ?

— Oui, j’allais dire cela ; mais après tout, général, je ne vois pas pourquoi je le dirais, je n’en ai pas le droit.

— Ce droit, je vous le reconnais. J’ai rencontré une jeune fille, d’excellente naissance, bien élevée, charmante sous tous les rapports ; me voyant triste, un ami de sa famille et des miens a pensé qu’il y avait là pour moi une alliance convenable et un refuge contre une douleur concentrée. Je me suis accoutumé à cette idée ; je me suis laissé présenter à la famille, elle m’a agréé, et, sous peu de jours, je me marie.

— Comme militaire, vous aimez à brusquer les événements.

— Oui, et je vous prie d’être de la noce.

— J’accepte de grand cœur.

Quinze jours plus tard, en effet, j’assistai au mariage du général avec mademoiselle C…, jeune blanche indigène, fort bien apparentée dans le pays et d’une figure agréable.

Un mois après, grâce à mon insistance auprès du gouverneur, F… était nommé maire de Pondichéry, fonctions qui entraînaient un traitement respectable et auxquelles s’ajoutaient celles de chef de la police.

Le mariage du général le changea du tout au tout. Il acheta un cheval qu’il décora du nom de Beaupoil et une victoria d’occasion. Il sacrifia sa longue moustache grisonnante sur l’autel de l’hyménée — sa jeune femme avait exigé ce sacrifice — et, pour faire oublier sans doute la différence d’un quart de siècle qui existait entre eux, on ne le vit plus qu’en habits d’une blancheur immaculée, consciencieusement pommadé, parcourant la ville dans tous les sens, étendu dans sa voiture que traînait encore assez prestement le poussif mais brave Beaupoil.

En très-peu de temps de ce régime gymnastique, la bête infortunée dut être remise à l’écurie, pour n’en plus sortir et un peu plus tard envoyée à l’abattoir, c’est ce qui semble résulter du couplet suivant d’une chanson faite sur le général :


Beaupoil, qui vous portait naguère,
Maugréait contre le destin :
On rencontrait le pauvre hère
Trottinant du soir au matin.
Brisé par des courses rapides,
Mis sur les flancs, le malheureux
A réclamé les invalides :
Beaupoil n’était pas amoureux.


Les petits soins du général pour celle qui avait consenti à porter son nom, sa soumission à ses désirs, et même à ses caprices, devinrent bientôt le sujet de toutes les conversations. La chanson que je viens de citer explique et justifie cette attitude ; faisant allusion à ce qu’on nommait la déroute de F…, elle dit :


Consolez-vous d’une défaite
Qui change en myrte le laurier
Et qui, dans une paix parfaite,
Achève le sort du guerrier.
Malgré votre valeur féconde,
Vous avez baissé pavillon :
Le premier général du monde,
C’est le général Cupidon.


F… ne s’émut point des petites médisances, des propos caustiques, du sobriquet de général Cupidon, qui lui resta. Il vécut, ou plutôt il vit encore avec sa femme, dans une union parfaite ; ils eurent beaucoup d’enfants et ils furent heureux. Mais il a probablement mis un frein aux concessions, car je l’ai rencontré, il y a deux ans, à Marseille, et ses moustaches avaient repoussé.

Le lecteur ne sera pas surpris de voir la chanson mêler à un récit sérieux ses rimes légères. On en a fait beaucoup à Pondichéry et il faudrait un volume pour contenir celles qui mériteraient d’être conservées.

La chanson est une arme commode dont le faible se sert parfois avec succès contre le fort. J’ai été chansonné comme d’autres, et j’ai répondu, à mon tour, par des couplets que je m’abstiens de reproduire.

Je me bornerai seulement à citer une dernière strophe adressée par un auteur anonyme à un gros traitant, enrichi de fraîche date, qui, à mille prétentions, joignait celle d’avoir fait la guerre avec gloire en Espagne et parlait à chaque instant de la fameuse bataille de Salamanque dans laquelle il s’était, disait-il, prodigieusement distingué.

Le chansonnier, ignorant sans doute la bataille de Salamanque, tançait ainsi le traitant :


Ce mastodonte est du négoce
Le ventru le plus étoffé,
Avec sa tournure de noce,
On dirait un dindon truffé.
Il coupa d’estoc et de taille,
À Salamanque un beau laurier ;
Il assistait à la bataille
En qualité de… bachelier.


Ceci démontre que le ridicule appelle la satire, et la satire, il faut bien le dire, trouvait largement à s’exercer dans un milieu composé d’éléments hétérogènes, où la fortune, bien ou mal acquise, justifie toutes les excentricités, efface toutes les souillures et impose le plus profond respect. Dans nos colonies, on est forcément moins difficile qu’en France sur les gens avec lesquels on vit, et le fameux proverbe : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es » n’y a point d’application rigoureuse.

CHAPITRE XXVII

LE CONSEIL ET L’ENQUÊTE


J’ai déjà dit à quel point la vie est monotone dans les pays chauds ; on y travaille le moins possible, et on comprend bien pourquoi tout le monde y devient paresseux : la paresse est la première condition de l’existence orientale. Ainsi s’explique la conduite d’un de mes bons amis, capitaine de frégate, qui, ayant obtenu un emploi fort rétribué dans l’administration des phares d’Orient, donna bien vite sa démission et écrivit au directeur que, en fait de phares, il n’en connaissait pas de meilleur que le far… niente. Cet atroce jeu de mots naquit d’un excès de chaleur ; c’est son excuse.

Nos occupations, à nous membres du conseil, devaient naturellement se réduire à peu de chose, étant donné que notre budget annuel s’équilibrait à un million et demi entre les recettes et les dépenses. Nous recevions en dehors un million de rente de la Compagnie des Indes que nous transmettions au trésor métropolitain.

Dans un pays qui reçoit plus qu’il ne dépense, où un fonds de réserve important répond à toutes les éventualités et pare à tous les imprévus, l’administration est peu compliquée. Aussi, le conseil se bornait, pour la forme, à tenir une séance le samedi de chaque semaine : une demi-heure suffisait pour épuiser l’ordre du jour.

Donc, le samedi après déjeuner, les membres du Conseil arrivaient chez le gouverneur, les plus éloignés de l’hôtel en palanquin, les autres à pied, garantis contre les ardeurs du soleil par un vaste parasol blanc doublé de vert que leur dobachi tenait au-dessus de leur tête.

En général, on n’avait à examiner que des demandes de secours, d’indemnités ou de prêts, et ces demandes étaient accueillies le plus souvent sans de trop longues discussions.

Mais, dès que l’amiral de Verninac eut étudié la législation du pays, le système de l’impôt et de la propriété, vu de près les besoins de l’agriculture, les choses changèrent de face, et le travail, un travail sérieux cette fois, se substitua bientôt à la paresse traditionnelle.

Au premier abord, l’administration, plongée depuis un siècle dans une somnolence devenue pour elle une douce habitude, trouva qu’il était cruel de la déranger ; que cela n’était pas absolument prescrit par les règlements ; mais il s’agissait d’une innovation appelée à changer la face des choses et à rendre cher, aux populations indigènes, le souvenir de la domination française.

Le gouverneur n’hésita point et ne permit pas l’hésitation aux autres. Lui, que j’avais connu à certaines heures, paresseux avec délices, comme Figaro, se mit à compulser les budgets antérieurs et à faire des combinaisons et des calculs du matin au soir.

Par son ordre, chaque chef de service transmit à ses subordonnés, à Pondichéry et dans les autres comptoirs, un questionnaire complet, sur la situation morale et matérielle des indigènes, avec invitation d’y répondre à bref délai, paragraphe par paragraphe. C’était une vaste enquête qui comprenait tout : l’agriculture, le commerce, l’industrie, la justice, l’état religieux, etc., etc.

Prêchant d’exemple, l’amiral fut obéi sans retard, et les innombrables détails de l’enquête vinrent se centraliser au chef-lieu entre les mains d’une commission choisie parmi les membres du comité d’agriculture et du commerce.

Pour bien faire comprendre l’éclatant service rendu par l’amiral de Verninac à l’Inde française et l’inappréciable bienfait dont sa haute intelligence et la constante sollicitude de son administration ont doté ce pays, il me faut entrer ici dans quelques développements sur l’organisation de la société indienne, telle que l’avaient trouvée les Français en prenant possession d’une partie du sol de la péninsule et telle qu’elle s’est maintenue depuis sans altération.

Cette société, essentiellement aristocratique et théocratique, repose tout entière sur le livre de Manou qui est pour les Indiens ce que le Koran est pour les populations musulmanes, c’est-à-dire un évangile réglant à la fois la vie sociale et la vie privée.

Manou, qui vivait huit ou neuf siècles avant l’ère chrétienne, avait donné pour pierre angulaire à son édifice le principe monarchique absolu.

Ce n’était pas seulement toute justice qui émanait du roi, c’était toute la vie humaine. C’était le droit de propriété et tout ce qui en découle. Manou organisait, en un mot, le despotisme sous sa forme la plus concrète.

Afin de garantir contre toute atteinte sa puissante organisation, Manou avait fractionné en castes innombrables les éléments de la population. Depuis le plus élevé jusqu’au plus infime, depuis le brahme jusqu’au paria, chacun était donc cantonné dans les liens étroits d’un formalisme stupide qui assouplissait les sujets à l’obéissance passive.

Cet état social fut scrupuleusement maintenu. Quand les Indiens se donnèrent à nous, car ils ne furent pas conquis, leurs us et coutumes furent respectés. La France en avait pris l’engagement ; le pacte ne fut jamais violé.

Les terres appartenaient en principe au souverain, sur la côte de Coromandel, en vertu de la loi Malmoul. D’après la coutume du pays, elles avaient été divisées en cinq catégories :

1o Les jaquirs, terres abandonnées par le prince en faveur de chefs tributaires ;

2o Les manioms, terres affectées d’une manière irrévocable à divers fonctionnaires ou à des établissements publics ou religieux ;

3o Les strotions, petites portions de terres concédées avec ou sans redevances ;

4o Les adamanoms, ou terres dont le souverain a aliéné la jouissance à perpétuité, mais non la propriété, moyennant une redevance en argent ;

5o Les prombocs, ou terres incultes, occupées par les routes, les savanes, les étangs et les cours d’eau.

En 1824, et comme moyen de favoriser le développement de l’agriculture, l’administration française adopta un système de concessions de terres qui fut définitivement réglé par une ordonnance du 7 juin 1828. Depuis, aucun changement ne fut apporté à l’assiette de la propriété ni à celle de l’impôt.

Héritiers directs des droits des souverains indigènes, nous étant engagés à respecter la législation et les usages hindous, les modes de perception d’impôts avaient été maintenus, et la recette s’accomplissait à l’aide de percepteurs locaux placés sous la direction d’un chef appelé thassildar. Les impôts étaient restés fixés, comme au temps jadis, à la moitié du produit des terres. Ils se payaient en nature ou en argent.

CHAPITRE XXVIII

LA PROPRIÉTÉ ET L’IMPÔT


Cet état de choses devait frapper un esprit aussi porté que celui de l’amiral de Verninac vers les améliorations et les réformes utiles. Le partage du produit entre le producteur et le souverain lui semblait hors de toute proportion avec les réalités de la vie. Il y avait là, en effet, un abus excessif de la force, quelque chose d’exorbitant et d’anormal.

D’un autre côté, les terres adamanoms, les meilleures, celles que des familles cultivaient de père en fils depuis des centaines d’années, étaient les plus nombreuses et les plus importantes. N’y avait-il point à éveiller, dans les populations, qui n’en étaient qu’usufruitières, les ardeurs de la propriété ?

En cultivant un sol dont la possession était éphémère, dont il pouvait être dépossédé à tout instant, n’ayant à opposer à la mesure aucun titre sérieux et définitif, l’Indien n’était-il pas réduit à l’état d’ilote ? N’était-il pas condamné à ne pas progresser et à ne jamais connaître la force irrésistible d’expansion de l’initiative personnelle ?

Toutes ces pensées bourdonnaient dans la tête d’un homme qui joignait à une rare intelligence le cœur le plus généreux. Il fut aidé dans son œuvre si difficile par l’administration, qui lui avait opposé au début la force d’inertie, et qu’il avait fini par convaincre et par galvaniser.

L’ordonnateur, le procureur général, esprit libéral et droit, moi-même, nous nous attachâmes tous à faciliter la réalisation d’un si noble projet. Le directeur des domaines, M. Gallois-Montbrun, jeune encore, désireux d’être utile, un peu trop zélé peut-être, mais actif et intelligent, apporta à la tâche commune un concours précieux, si bien qu’en quelques mois le plan de cette immense réforme conçu par l’amiral fut rempli avec succès.

L’administration métropolitaine hésita un peu, mais, elle aussi, se vit entraînée et elle finit par accueillir le projet comme elle le devait. Par un décret du 16 janvier 1854, la France renonça à son droit de propriété sur les terres adamanoms exploitées par les indigènes.

Ce décret portait que, « à Pondichéry et dans ses districts, les détenteurs actuels du sol, à quelque titre que ce fut, qui acquittaient l’impôt réglementaire, étaient déclarés propriétaires incommutables des terres qu’ils cultivent. »

Nous ne conservions qu’un privilège sur les récoltes, et, au besoin, sur le sol, pour assurer le recouvrement de l’impôt.

Quant à l’impôt lui-même, nous lui fîmes subir une réduction de 33 pour 100. Mais cette réduction, compensée par de prévoyantes mesures, ne porta aucune atteinte aux ressources du budget dont l’équilibre ne fut jamais mieux établi que sous le gouvernement de l’amiral de Verninac. Les produits de la terre augmentèrent rapidement ; le classement des parcelles du sol, mieux étudié et mieux entendu, suffit pour combler le déficit que produisait forcément l’abaissement de l’impôt.

Cette grande et équitable mesure sera l’éternel honneur de l’administration française. Elle a laissé, parmi les populations locales, un souvenir de gratitude dont la touchante expression se fit jour lorsque les populations eurent à choisir un représentant en France. Plusieurs années s’étaient écoulées depuis la rentrée de l’amiral ; on pouvait le croire oublié à son tour, mais les Indiens allèrent le chercher dans sa retraite. La santé de M. de Verninac ne lui permit point d’accepter ce témoignage d’une reconnaissance qui vit encore dans le pays et qui y éternisera sa mémoire et son nom.

On peut le dire hautement, sans crainte de trouver un seul contradicteur, le projet, conçu et réalisé par le gouvernement de l’Inde en 1852, constitue une œuvre de justice et d’humanité ; mais il a fallu, pour l’accomplir, toute la volonté d’un cœur bienveillant, jointe à une rare sagacité et à une hauteur de vues incomparables. Toucher à la tradition consacrée par des siècles, porter la main sur une législation affirmée par les traités, était une tentative très-audacieuse et très-aléatoire.

Ce que les rois indiens n’avaient aucun intérêt à faire, ce qu’aucun gouverneur, avant lui, n’avait osé essayer de peur de n’y pas réussir peut-être, l’amiral de Verninac l’a réalisé en apportant dans ses efforts la ténacité d’un homme qui n’hésite point à risquer sa réputation pour laisser après lui un peu de bien.

Je viens de dire que les efforts avaient été tenaces, et ceci est bien vrai, puisque, au premier bruit qui se répandit d’un remaniement aussi radical, la plupart le déclarèrent impossible, insensé, et décernèrent à son auteur l’épithète de révolutionnaire, que j’eus l’honneur de partager avec lui, en ma qualité de publiciste.

Ces sentiments changèrent bientôt, et je dois rendre cette justice à l’amiral, c’est qu’il n’imposa à personne sa conviction et qu’il employa les moyens de persuasion de préférence à tous autres. Étant donnés les pouvoirs presque absolus dont sont investis les gouverneurs, il pouvait dicter des ordres ; tout le monde s’y serait soumis sans les discuter. Il agit sagement en faisant de tous ses administrés les partisans de son système, les complices de sa bonne action.

Les membres du conseil d’administration, les premiers convertis, lui prêtèrent un concours utile ; leur exemple entraîna le reste. Aussi une belle part leur revient dans le succès obtenu, et aucun d’eux, probablement, ne regrette d’avoir participé à un acte aussi considérable.

Chose singulière, après avoir achevé son œuvre, l’amiral, jugeant qu’il n’avait plus rien à faire dans l’intérêt du pays, revint à la paresse, si naturelle à certains grands esprits, et laissa l’administration locale suivre, la bride sur le cou, une route toute tracée.

La grande distraction du gouverneur, après le whist qu’il aimait avec passion, était de faire des réussites, et lorsque, par des combinaisons savantes, il arrivait à caser toutes les cartes d’une façon régulière, il éprouvait une joie d’enfant.

Chacun prend son plaisir où il le trouve, dit la sagesse des nations. L’homme qui crachait dans un puits pour faire des ronds voyait non-seulement dans cet exercice, le moyen facile de passer une heure ou deux, mais il devait y trouver une innocente distraction.

CHAPITRE XXIX

L’ÉCOLE BUISSONNIÈRE


Nous ne laissions échapper aucune occasion de faire l’école buissonnière. L’amiral accepta avec empressement les invitations qu’il avait déclinées jusque-là. Ainsi il se rendit plusieurs fois au lac d’Oussoudou, connu parmi les Européens sous le nom de Grand-Étang, et sur les bords duquel les riches négociants ont élevé à grands frais de charmantes villas.

Le lac d’Oussoudou est une immense surface d’eau, servant à l’arrosage des terres, dont la création remonte, dit-on, aux premiers souverains natifs. Elle a été entretenue avec soin et même étendue par notre administration.

C’est un point de villégiature très-recherché par les Européens. Constantine, Fantaisie, Sans-Gêne, etc., sont des propriétés bâties sur des terrains, autrefois incultes, aujourd’hui couverts d’arbres et de kiosques. On va s’y reposer, le dimanche, des préoccupations, sinon des fatigues de la semaine, et les propriétaires de ces oasis y amènent régulièrement les capitaines et les subrécargues des navires qui leur sont consignés.

Il y a donc toujours nombreuse société sur ce point, auquel la verdure et l’eau procurent une fraîcheur relative. On s’y livre à des festins qui rappellent, par le nombre des mets et la qualité des vins, les noces de Cana. On joue, pendant les heures du milieu du jour, parce que les cartes sont de toutes les fêtes dans l’Inde ; puis, dès que le soleil est sur son déclin, tout le monde va faire une longue promenade sur l’eau.

Je ne sais pas de plus agréable spectacle que celui de toutes ces barques sillonnant l’immensité du lac tranquille, ornées de pavois reflétant dans l’eau leurs vives couleurs, ayant, chacune, une équipe de rameurs mis en gaieté par un bon dîner et chantant avec plus ou moins d’ensemble des refrains appropriés à la circonstance.

Si la rive du lac la plus proche de Pondichéry appartient, à peu près entièrement, à l’élément européen, les trois autres rives ont aussi leurs visiteurs assidus. Ce sont les Indiens qui viennent là dans le but de se distraire et qui s’amusent à leur manière.

À certaines époques de l’année, j’ai vu de grandes réunions d’indigènes et même des cérémonies religieuses qui ne manquaient ni de charme ni d’originalité. Par exemple, sur une grande barque pontée, des brahmes se tiennent, avec leurs dieux en bois sculpté ou en cuivre, sous des berceaux de verdure et de fleurs, entourés des musiciens de leur pagode et de leur cortège de bayadères. Rien, je l’avoue, ne produit plus d’effet sur l’imagination que cette barque glissant lentement sur le lac.

C’est la nuit surtout que la mise en scène est séduisante. Les bayadères, couvertes de diamants, dansent au milieu d’un parterre improvisé, et l’éclat de leurs pierreries reflété par d’innombrables lumières est vraiment féerique. On ne rencontre que dans l’Inde ce mélange du sacré et du profane, cette combinaison perpétuelle de la danse et de la dévotion.

Il est peut-être superflu d’ajouter que F…, orné de l’écharpe municipale, ayant dans les mains la direction de la police, était devenu un personnage considérable et qu’il était de toutes les agapes et de toutes les réjouissances.

Le lac d’Oussoudou avait l’honneur de le recevoir souvent sur ses bords. Les jours de courses, en sa qualité de général, F… était là comme juge du camp ; il prenait une part active aux régates, et, s’il s’agissait de danser, le magistrat improvisé se livrait à une sauterie pleine d’originalité.

Il faut d’ailleurs lui rendre cette justice qu’il témoignait sa reconnaissance au gouverneur par la stricte exécution de ses moindres désirs et qu’il apporta une notable amélioration dans le service de la police en pliant ses pions à une discipline toute militaire.

Quelle chance, en sa double qualité de maire et de chef de la sûreté d’être partout et de se mêler à tout, et comme F… tirait parti de la situation !

Les dîners du Grand-Étang n’avaient pas de plus joyeux convive. Pour varier ses plaisirs F… allait de Sans-Gêne à Constantine, de Constantine à Fantaisie, de Fantaisie ailleurs. Il tenait à ne rendre jaloux aucun de ses administrés et se partageait entre eux avec une équité digne de Salomon.

C’était en même temps un chasseur émérite, et pendant bien des années il s’est procuré le facile plaisir de massacrer un gibier que, sauf quelques amateurs, personne ne songe à tuer, et qui est d’une telle abondance qu’on ne sait à quelle volée donner la préférence de ses coups de fusil.

Mais la chasse, la petite s’entend, est dangereuse dans la péninsule, où l’insolation tue plus d’Européens que le climat et la maladie. La passion de la chasse fait oublier les précautions les plus élémentaires, et un coup de soleil est mortel.

J’ai vu disparaître de ce monde plusieurs de mes compatriotes, jeunes, pleins de santé et très-vigoureux, qui, pour ne s’être pas garanti suffisamment la tête, ont succombé à des insolations. Ceci explique pourquoi F…, une fois remarié, a renoncé à la chasse.

CHAPITRE XXX

LES YAMSAYS


La période de travail une fois close, la prolongation de mon séjour au palais du gouvernement devenait inutile. J’y serais cependant resté encore si le brusque mariage du général n’avait laissé libre l’hôtel des Archives.

Le commandant d’Agon de la Contrie attendait le passage du prochain paquebot anglais pour rentrer en France avec sa famille. Il s’entendit avec son ami F…, auquel il céda la maison qu’il avait encore plusieurs mois à occuper.

Mais, l’avant-veille du jour fixé pour le départ, le pauvre commandant mourut subitement : le départ de la famille fut retardé par cet événement, et F…, pressé de mettre sa lune de miel dans ses meubles, pria la veuve d’aller s’installer ailleurs, ce qu’elle fît en se lamentant de l’impatience de son ami. Mais l’ami, pour l’empire du Grand Mogol, n’aurait pas voulu condamner sa jeune fiancée à passer la première nuit de ses noces à la belle étoile, ni retarder d’une heure son réengagement dans l’armée des maris.

Le mariage et l’organisation de la police, dont les pions ne lui présentaient pas des garanties suffisantes, étaient les deux préoccupations du général, revenu à sa première jeunesse. Il choisissait de nouveaux pions et leur inculquait l’esprit militaire ; le reste du temps appartenait à sa femme, qui lui imposa, dès les premiers jours, le respect de la discipline conjugale.

Quant au consul G…, le philhellène, nous apprîmes qu’après de nombreuses promenades à travers des contrées exotiques, il avait fini par atteindre l’île Maurice et par s’installer à Port-Louis, au moment où le chancelier du consulat de France, désespérant de le voir arriver, écrivait à Paris pour s’informer de ce qu’était devenu son chef.

Les fêtes religieuses sont très-communes dans la grande péninsule asiatique. Le culte de Brahma, Wichnou, Siva, avec leur escorte de divinités, dont le nombre dépasse celui des dieux et des déesses de l’Olympe, absorbe la plupart des jours de l’année. Les mahométans ne le cédant en rien aux Hindous sous ce rapport ; mais leurs fêtes ont toutes une origine guerrière et célèbrent de sanglantes batailles.

La plus importante est sans contredit celle des Yamsays qui se reproduit, pendant le mois d’octobre de chaque année, à l’époque du grand jeûne mahométan dit moharam. Les Yamsays sont des espèces de mascarades, d’une incontestable originalité. Elles sont presque toujours l’occasion de luttes quelquefois sanglantes entre les deux grandes sectes musulmanes, les sunny et les chia.

Le dernier jour de ce carême, qui rappelle l’ancienne descente de la Courtille, se termine par une procession tumultueuse dans laquelle figurent des gounes, sortes de mosquées en réduction, que l’on porte jusque sur le bord de l’eau et que l’on arrose avec de l’eau de mer. Les fidèles se précipitent ensuite eux-mêmes dans les flots, où, à ce qu’ils prétendent, ils se lavent de toutes les souillures.

Pendant les huit jours que duraient ces fêtes, moitié sérieuses, moitié burlesques, tandis que les sunny et les chia s’administraient force horions, le peuple hindou assistait à ces bruyantes manifestations avec l’impassibilité qui lui est propre.

Les coups actuels ne le regardaient point, en effet, et il devait s’applaudir de voir ses anciens maîtres se traiter ainsi de Turc à Maure. Cependant l’origine de la fête remontait à quelque défaite de ses aïeux ; la célébration régulière de ce triomphe aurait donc pu troubler sa quiétude.

Mais rien ne détourne de leur placidité ces populations qui, ayant vécu successivement sous des dominations diverses, toutes moins commodes que celle des Européens et par cela même à jamais maudites, se félicitent surtout de voir leurs vainqueurs d’autrefois, vaincus à leur tour, n’avoir plus de privilèges, plus de faveurs, plus d’influence et, en somme, être moins riches qu’eux.

Ils assistent, en conséquence, sans sourciller, aux rodomontades carnavalesques des musulmans ; ils ne s’offensent point de certaines manifestations des Yamsays, visant la puissance musulmane et l’abaissement de leur race.

Mais, à l’occasion, ils manifestent à leur manière l’antipathie qui les sépare.

Ainsi, lorsqu’éclata la révolte dirigée par Nana-Saïb, cette révolte, provoquée par les musulmans de l’Inde, se trouva réduite aux seules forces musulmanes. Elle ne fut comprimée qu’avec peine, après une lutte assez longue. Qu’on juge du résultat qui aurait été fatalement obtenu si les forces brahmaniques y avaient pris part, si les sectateurs de la Trimourty indienne s’étaient levés en masse pour reconquérir leur indépendance !

Dans cette hypothèse, la lutte eût pris les proportions d’une guerre sainte. À l’appel de leurs prêtres, une formidable armée, comptant ses soldats par millions, au lieu de les compter par milliers, eût étreint l’armée de la Compagnie, et pas un Anglais peut-être ne serait resté vivant dans cet immense empire.

La haine des Hindous contre la morgue musulmane a sauvé la conquête britannique. Pas un brahme n’a fait un geste pour déchaîner le torrent, car servage pour servage, la population autochtone a préféré la domination civilisée venue d’Europe à l’arbitraire cruel et barbare venu d’Asie.

Cependant, si réelle que soit l’antipathie, elle n’empêche pas les Indiens de prendre part aux plaisirs qu’entrainent les fêtes des Yamsays. Celui pour lequel ils affectent une préférence marquée est sans contredit le spectacle qui se tient, pendant les huit jours consacrés, sur la place du Gouvernement, à Pondichéry.

Les proportions grandioses de cette place se prêtent admirablement à l’édification d’une colossale baraque sur laquelle, à trois ou quatre mètres de hauteur, s’étale une scène d’une largeur démesurée.

Là, des acteurs improvisés pour la plupart, costumés de vêtements aux couleurs éclatantes, viennent parader successivement. On parle, on chante, on danse sur cette scène où se joue un drame dont l’intrigue, commencée le premier jour, ne se dénoue qu’au dernier.

Les assistants serrés forment, devant ce spectacle aussi varié que peu compréhensible, une barrière infranchissable. La population arrive sur la place avec un matériel de campement et des vivres. Hommes, femmes et enfants s’étendent sur l’herbe et n’abandonnent leurs places que lorsque la toile tombe pour la dernière fois.

Toute cette foule mange, applaudit, pousse des éclats de rire et sanglote tour à tour. Quand l’action a l’air de se ralentir, qu’une péripétie empoignante se fait trop attendre, quelques-uns se couchent sur l’herbe et font un somme, non sans avoir prié un voisin complaisant de les réveiller au bon moment.

Aucun peuple n’est plus porté que le peuple indien vers les spectacles. Frapper les yeux plutôt que l’esprit est un sûr élément de succès auprès d’eux. Ils aiment beaucoup les pièces à grand fracas, à situations fortes ; les œuvres de Pixérécourt produiraient plus d’effet là-bas que les meilleures pièces du répertoire français.

En assistant, à diverses reprises, à ces représentations sans limites, en voyant cette foule de spectateurs qu’on peut évaluer hardiment à dix ou quinze mille personnes, j’ai souvent regretté que quelques-uns de nos théâtres n’eussent pas à leur porte, chaque soir, une queue pareille ; ils pourraient se la partager entre eux, et certainement cela leur rendrait service.

CHAPITRE XXXI

LES BAYADÈRES


Un spectacle très-couru est aussi la danse des bayadères. Pour notre part, nous jouissions deux fois par an de ce divertissement qui avait le mérite de nous être personnellement offert à l’hôtel du Gouvernement.

Les pagodes ont des privilèges auxquels tiennent beaucoup et non sans raison les brahmes qui les desservent. Ces prêtres ne laissent donc échapper aucune occasion de faire leur cour au gouverneur, et, chaque année, le premier de l’an et le jour de la fête nationale, une délégation se transporte au palais, portant à la femme du gouverneur des corbeilles de fleurs et de fruits, et accompagnée des musiciens de la grande pagode et des bayadères dans leurs plus riches atours.

On offre les fleurs et les fruits ; puis le gouverneur, la gouvernante et leurs invités prennent place sur des fauteuils à un bout de la grande galerie, et la fête commence.

L’orchestre de la pagode entame ses airs monotones et les bayadères se mettent à danser, se tordant, s’étirant, se dandinant à qui mieux mieux. Ce ballet est terminé par un solo de la première danseuse de la troupe qui, laissant traîner derrière elle une longue pièce de mousseline, à peine large comme la main, se met à tourner sur elle-même.

Le mouvement de rotation, très-lent d’abord, ne tarde point à s’animer et devient de plus en plus vif à mesure que le bout de la bande de mousseline, enroulée entre les mains de la danseuse, se rapproche d’elle. À la fin, il se précipite avec une grande rapidité ; le tournoiement, devenu presque vertigineux, s’arrête tout à coup, et la bayadère présente à la gouvernante un pigeon qu’elle a fabriqué, tout en tournant sur elle-même, avec la pièce de mousseline.

C’est un tour de force évidemment, mais un tour de force, qui, ne variant que par la rapidité du mouvement de rotation, devient aussi fatigant à suivre qu’il doit l’être à exécuter. On le suit des yeux avec un certain plaisir, une première et une deuxième fois, mais la curiosité satisfaite, il n’offre plus ensuite aucun attrait.

Les Indiens raffolent du pigeon, en mousseline bien entendu, de la musique de la pagode que les Européens trouvent peu harmonieuse, et surtout de leurs bayadères, dont la danse mécanique est loin de présenter les charmes chorégraphiques du plus médiocre ballet de notre Opéra, exécuté par des élèves inexpérimentées.

On sait, d’ailleurs, ce que sont et ce que valent ces bayadères dont la réputation surfaite a longtemps régné sans conteste. Ce sont de toutes jeunes filles, fort belles et surtout admirablement faites, recrutées par les brahmes dans les familles croyantes et spécialement destinées au service du culte.

Ce motif est déterminant pour les familles qui livrent leurs enfants aux représentants des dieux. Mais, en gens habiles, les brahmes ne se contentent pas de les initier à la danse sacrée ; ils ne les consacrent point exclusivement aux cérémonies du temple ; ils leur enseignent l’art de plaire et savent tirer de leur beauté un parti peu délicat.

L’élevage des bayadères est, pour les brahmes, une affaire de satisfaction personnelle autant que de spéculation. La rivalité qui existe entre les diverses pagodes sert à merveille leurs projets. Le bijou, la pierre précieuse, le diamant et le rubis surtout, constituent, aux yeux des Hindous, plus que l’or et l’argent monnayés, les signes distinctifs de la richesse.

Les brahmes d’une pagode mettent tout leur amour propre à réunir le plus de bijoux possible, non pour orner les statues de leurs divinités, mais pour en parer le cou, les oreilles, les mains et les pieds de leurs danseuses, le jour des grandes représentations.

La pagode qui couvre ses danseuses des plus beaux ornements est plus sainte et plus honorée que la pagode rivale. Ses prêtres obtiennent du même coup une plus grande autorité, et, par suite, jouissent d’une plus profonde estime.

Or, le moyen de réunir beaucoup de bijoux est fourni par les Bayadères qui les reçoivent des étrangers et les rapportent fidèlement à leurs brahmes. L’émulation est soigneusement entretenue parmi ces femmes, les conseils ne leur sont pas épargnés, et elles ne sentent point, dans leur ignorance, que cette émulation malsaine les pousse dans la voie d’une dépravation, inconsciente d’abord, calculée ensuite.

Il existe néanmoins une sorte de correctif à tant de dépravation. Dans un pays où l’idée de la pudeur existe à peine, les bayadères rencontrent de redoutables rivales parmi les jeunes filles que les étrangers payent à leurs familles un prix convenu et qu’ils gardent, non pas à titre d’esclaves, l’esclavage n’existant plus dans l’Inde, mais à titre de servantes.

Les résidents traitent directement avec les familles qui ne se croient nullement déshonorées en livrant leurs filles, lesquelles leur reviennent plus tard avec une dot consistant en bijoux. Les mœurs indiennes admettent ces unions passagères, car les jeunes filles ne trouvent à se marier d’une façon sérieuse qu’après ce stage généralement admis comme indispensable.

Ces jeunes filles ressentent quelquefois un sincère attachement, une affection vraie, et réparent par là la faute qu’elles ont commise, selon notre civilisation, et qui n’en est pas une selon les mœurs de l’Inde.

De sorte que les gens doués de raison les préfèrent aux bayadères. Mais de même que nous voyons, à Paris, les gommeux et les gandins se ruiner bêtement pour des femmes plâtrées, peintes, n’ayant pas plus d’esprit que d’attraits, les ramollis de l’Inde se laissent plumer par les bayadères qui sont les cocottes de la grande péninsule.

Les danseuses des pagodes ont en eux une clientèle qui leur reste fidèle par la raison qu’elles ne reculent devant aucun excès ; qu’elles tiennent tête aux plus intrépides dans les orgies auxquelles elles assistent et qu’elles affichent audacieusement les scandales de leur vie excentrique.

C’est ce que constatait un vieux magistrat qui n’avait jamais su parler correctement le français, et qui, requérant contre des jeunes gens accusés de rixe et de tapage nocturne, disait que les prévenus étaient réellement coupables, puisqu’ils avaient appelé à eux « des bayadères et des saltinbamquiers. »

CHAPITRE XXXII

QUELQUES ORIGINAUX


La série des originaux était nombreuse et remarquable. Le magistrat improvisé que je viens de citer n’était pas le moins amusant de la confrérie. Il avait une manière de s’exprimer qui n’appartenait qu’à lui, et, circonstance à noter, il était à mille lieues de supposer que les rires de l’audience avaient pour cause ses discours.

Un jour, il avait lancé je ne sais quelle bourde l’assistance s’était mise à rire ; l’accusé lui-même prenait part à l’hilarité générale.

— Ce rire est indécent, s’écria l’orateur hors de lui. vous, accusé, si vous continuez, je vous adresserai une injection.

Il s’opposait à ce qu’on mît les pieds sur les gredins, et, quand il voulait dire que l’audience avait été envahie par la foule, il affirmait qu’il y avait eu influence.

Ces lapsus linguæ n’empêchaient pas notre homme de déployer sur son siège une majestueuse attitude. Il n’était que magistrat intérimaire d’ailleurs, et, dans les colonies comme à la campagne, il est sage de se contenter de ce qu’on a.

Si cet homme antique s’exprimait mal, il avait la bosse de la justice ; car, après avoir condamné un de ses voisins à cinq francs d’amende pour avoir battu un domestique, il appela la cause de son propre dobachi contre lui-même.

Ce dobachi l’avait bien volé, selon l’habitude de tous les dobachis passés, présents et futurs, et le vol lui avait valu comme gratification un coup de pied du maître ; mais il avait inscrit ce coup de pied à la colonne des profits et pertes : il ne s’était pas plaint et n’avait nulle envie de se plaindre.

Voilà que son maître, simulant une plainte dont le résultat pouvait être de lui faire rendre gorge sans lui enlever le coup de pied, introduisait sa cause devant Thémis ; c’était désolant. Heureusement, le vieux juge ne réclama pas la chose volée, et se borna, dans un mouvement bien senti d’équité, à s’adjuger à lui-même cinq francs d’amende pour avoir, d’un pied léger, atteint un homme en pleine dignité.

Il n’y a pas trop à s’étonner de l’originalité de ce juge ni de ses incorrections de langage. La société est bien mêlée, dans les colonies, et je pourrais citer tel gros négociant de Pondichéry, réalisant chaque année des bénéfices considérables, correspondant de maisons importantes de Paris, de Londres et de Marseille, entouré et chatouillé par une foule de parasites qui chantaient ses louanges du matin au soir, et à qui le défaut d’éducation inspirait des bourdes continuelles.

L’un de ces trafiquants que j’interrogeais un jour sur les apparences de la récolte me répliqua avec aplomb :

— Les fruits seront rares ; mais les céréaux viennent bien.

Et ce n’était pas là un fourchement de langue : c’était une locution que mon homme croyait française, et que je l’amenai à me répéter trois fois dans le cours de la conversation.

À côté de ceux-ci vient prendre place un commissaire de la marine, d’origine allemande, qui eut une fois une singulière altercation avec un capitaine au long cours.

Aux termes des règlements de la marine, les navires marchands sont tenus de transporter, sur réquisition, d’un point de la colonie à un autre où ils se rendent, les colis du gouvernement. Or, le capitaine venait prendre sa patente pour Karikal.

— Fort bien, dit le commissaire, vous allez à Karikal ? J’ai à vous confier divers colis à remettre au chef du service.

— Volontiers, répondit le capitaine, qu’est-ce que c’est ?

— Ce sont des bombes.

— Des bombes ! je n’en veux pas, et, comme je ne suis point obligé de les prendre, je les refuse formellement.

— Puisque je vous dis que ce sont des bombes !

— J’entends bien des bombes !

— Mais non, des bombes, des bombes, des bombes !

— Encore une fois, je ne veux pas de vos bombes qu’aucun règlement ne m’oblige à embarquer.

Les deux interlocuteurs étaient dans une violente colère. En partant, le capitaine envoya le commissaire à tous les diables, et le commissaire le menaça de lui faire retirer son commandement.

L’affaire fut portée devant le gouverneur qui manda le capitaine au long cours. Une très-courte explication suffit pour dissiper le malentendu ; il s’agissait simplement de transporter des pompes à incendie réclamées par le chef de service de Karikal ; l’accent teuton du commissaire avait transformé ces pompes en bombes incendiaires.

Le gouverneur et le capitaine rirent beaucoup du quiproquo ; le commissaire, qui était bon enfant, prit part à leur hilarité, et les pompes partirent pour leur destination.

Dans la galerie des originaux, je ne puis m’empêcher de placer un vieux magistrat, fort intègre du reste, et tout à fait digne de l’estime que ne lui ménageaient pas même ses ennemis. C’était un conseiller près la cour d’appel. Il était fils du grand Broussais ; les caprices de la fortune l’avaient placé dans un état presque voisin de l’indigence, en même temps qu’un mariage d’amour lui mettait sur les bras cinq filles à doter.

Ce Broussais avait obtenu une place de conseiller à Pondichéry, où il avait d’abord amené sa famille qu’il renvoya en France après quelques mois de séjour. Le voyage de la nichée, aller et retour, coûta en moins d’un an la somme assez ronde de 26,000 francs au trésor. Aussi le père Broussais était-il un épouvantail pour l’administration locale, qui s’attendait à chaque instant à une nouvelle demande de crédit pour le transport de cette collection de filles à marier.

Il n’en fut rien. Le conseiller Broussais se résigna à vivre seul dans l’Inde. Il laissa en France sa famille avec laquelle il partagea son traitement, ce qui réduisit de moitié ses ressources. Autant par goût que par nécessité, il s’enferma dans sa maison comme dans une forteresse et n’en sortit que pour aller à la Cour.

Le reste du temps, la nuit surtout, on apercevait sa grande silhouette aller et venir sur sa terrasse à la façon de l’ours Martin dans sa fosse. Cette solitude ne fatiguait point Broussais parce qu’elle était tout à fait volontaire, et il en profita pour se livrer à de mystérieuses rêveries qu’il transformait en innombrables volumes.

Ces volumes manuscrits ne verront jamais le jour sans doute, et c’est vraiment dommage ; à défaut d’autre mérite, ils ont probablement celui de l’originalité, leur auteur ayant enfanté, dans ses longues heures de loisir, une religion nouvelle et consigné par écrit toutes les combinaisons auxquelles sont soumises les innovations de ce genre.

Il y avait en même temps à Pondichéry un brave homme qui était venu dans l’Inde à la suite d’une burlesque aventure. Il était parmi nous depuis quelques mois et faisait partie de la gamelle.

C’était un négociant établi à Paris qui, un soir, au spectacle, se prit de querelle avec un capitaine de Marseille. Tous les deux avaient mauvaise tête, de sorte que l’affaire ne put être arrangée.

On se rendit au bois de Vincennes, le matin à la première heure ; on se mit en garde et le capitaine marchand tomba. Le négociant ramassa ses habits, revint à Paris, entassa dans une malle tout ce qui lui tomba sous la main en linge et en vêtements, prit le premier train partant pour Marseille, monta sur un paquebot qui chauffait et arriva en quelques jours à Alexandrie.

Ne se trouvant pas assez loin du théâtre du meurtre, il traversa l’Égypte et s’embarqua à Suez sur le steamer des Indes. À bord, un voyageur français auquel il conta son cas lui conseilla de se rendre tout simplement à Pondichéry, où il vivrait avec des compatriotes et ne serait pas tracassé.

Lorsque j’y arrivai, il attendait que son affaire fût terminée en France. Il lui tardait de rentrer, car il avait laissé sa maison en désarroi. Mais, et ceci fait l’éloge de son cœur, il se désolait d’avoir tué un homme.

Un jour que nous aspirions la brise à la Pointe-aux-Blagueurs, le capitaine d’un des navires mouillés au large vint pour s’asseoir dans notre cercle.

Son apparition fit bondir l’exilé volontaire :

— Mais c’est lui, s’écria-t-il, c’est lui !

— Qui lui ? demandâmes-nous.

— Eh bien ! celui que j’ai tué !

— Moi-même, dit le capitaine.

Les gens que vous tuez se portent à merveille comme vous voyez.

— Vous n’êtes pas mort ?

— Pas encore que je sache, moun pichoun, et même, si vous voulez recommencer, je vous embroche à la façon d’un poulet, car vous n’êtes pas fort. Vous m’avez effleuré d’un coup de maladroit qui ne devrait pas compter.

— Cependant vous êtes tombé !

— J’étais tellement ahuri de votre botte insensée que je me suis allongé en riant comme un bossu.

— Je suis enchanté du résultat, répliqua le négociant.

— Nous alignons-nous encore ?

— Pas le moins du monde, capitaine, dis-je à mon tour. Acceptez le dîner de la gamelle ; vous vous mesurerez à la fourchette.

— Ça me va, troun de l’air.

Les deux adversaires se prirent par le bras, et tout en marchant, le capitaine dit au négociant :

— Mais quelle peur vous avez eue ! pourquoi avez-vous pris ainsi la poudre d’escampette ?

— Le saisissement. Lorsqu’on a tué un homme !

— Oh ! si peu, si peu.

— Capitaine, on voit bien que vous ne savez pas ce que c’est que le remords.

La conséquence de la rencontre fut que le négociant refit ses malles et repartit, la semaine suivante, regrettant, nous dit-il, les queuques amis qu’il laissait à Pondichéry.

CHAPITRE XXXIII

UN SAUVAGE CIVILISÉ


Nos colonies ont été de tout temps les exutoires de la métropole. Lorsqu’un fils de famille tourne mal, ses parents, s’ils ont des relations dans le monde officiel, obtiennent pour lui un emploi qui l’éloigne du théâtre de ses folies et facilite sa conversion au bien.

Au nombre des viveurs, battus par la tempête, qui étaient venus s’échouer sur la côte de Coromandel, à leur tête peut-être, était placé un homme jeune encore, un peu trapu, vigoureusement trempé et d’une force musculaire incomparable, que M. de Verninac, en 1848, alors il occupait le ministère de la marine, avait emballé pour l’Inde, à la recommandation de son beau-frère.

L… avait été placé à la direction du domaine, seule administration ouverte dans nos départements d’outremer à ceux qui ne font pas partie de la hiérarchie maritime. Fatigué autant que dégoûté, à force d’avoir vécu vite, à l’exemple de beaucoup d’autres, L… venait de serrer les nœuds de l’hyménée, au moment où les événements politiques rapprochèrent de lui son ancien protecteur.

L’expérience et le temps avaient accompli chez ce personnage une métamorphose complète. Il ne restait plus rien en lui du viveur d’autrefois, du coureur d’aventures, du riche bohémien qui avait jeté sa fortune à tous les souffles de son caprice, dont le jeu, les duels et les faciles amours avaient été longtemps les seules occupations.

Dépouillé, en moins de trois ans, de l’héritage paternel qui s’élevait pourtant à un million, n’ayant en perspective que des espérances lointaines, le dissipateur eut assez de force de caractère pour rompre avec les vices qui l’avaient ruiné et pour manifester énergiquement la volonté de se refaire une fortune.

Ramassant quelques bribes de sa trop courte opulence, il se rendit en Amérique. Il espérait trouver ce qu’il cherchait dans quelqu’une de ces petites républiques encore mal assises dans leur autonomie et livrées à des révolutions périodiques, nécessaires peut-être à la constitution des nationalités et des peuples, comme, en matière d’hygiène, l’expulsion violente des humeurs est indispensable au corps humain.

Notre homme devint tour à tour corsaire, négrier, marchand d’esclaves. Une fois, sa barque fut coulée avec toute sa cargaison ; il échappa seul au naufrage et gagna la côte voisine à la nage.

Une autre fois il fut pris en flagrant délit de traite, mis en prison, jugé et condamné à être pendu. Il descella les barreaux de sa prison et se sauva au moment décisif, non sans avoir assommé d’un coup de poing un gardien qui avait eu l’imprudence de le poursuivre.

Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut loin de tout centre habité et s’assit sur une pointe de rocher afin de se reposer et de réfléchir. Le résultat de ses réflexions fut que n’ayant ni vivres, ni argent, ses vêtements tombant en loques et se trouvant dans l’impossibilité de les remplacer, il aurait tort de se préoccuper de rien et qu’il fallait laisser à la Providence le soin de pourvoir à ses besoins.

C’est ce qu’il fit, aidant la Providence, lorsque la soif ou la faim le tourmentait trop, mangeant de l’herbe ou des fruits sauvages et s’abreuvant à un ruisseau d’eau bourbeuse et saumâtre qui faisait semblant de couler près de l’endroit où il aurait planté sa tente s’il en avait eu une.

Trois jours se passèrent ainsi sans amener de changement dans sa situation. À l’expiration des trois jours, il s’interrogea de nouveau pour savoir ce qui lui restait à faire. Il se répondit que, la Providence lui tenant rigueur, il n’avait plus qu’à se laisser mourir de faim.

Il grava ce programme dans sa tête et commença à le mettre à exécution. Avec l’énergie de son caractère, il serait allé jusqu’au bout ; lorsque le soir, à la lueur du crépuscule, il aperçut au large un corps mobile qui se balançait sur les flots. Ce pouvait être une barque ; comme elle était loin encore, et qu’il manquait de patience, il remit au lendemain pour la reconnaître et s’endormit.

En s’éveillant avec l’aurore, il aperçut une toute petite barque amarrée à un roc, et, au-dessous de sa couche de pierre, un homme, blanc comme lui, et presque nu, qui dormait sur le sable.

Il alla à l’homme et le secoua :

— Monsieur, dit le dormeur réveillé en sursaut, nous n’avons jamais été présentés l’un à l’autre.

Cette phrase avait été prononcée dans le pur dialecte des bords de la Tamise ; elle était aussi anglaise par la pensée que par la forme. L… savait l’anglais parce qu’il avait adoré trois Anglaises au temps de sa splendeur ; il salua gravement et répondit :

— C’est juste, milord, j’ai donc l’honneur de vous présenter L…, — c’est moi, — ex-riche naturel de Paris, ex-négrier, ex-corsaire, ex-traitant, ayant en perspective pour le moment une potence et hors d’état de vous offrir mieux qu’une hospitalité archi-écossaise.

— Je vous présente à mon tour, répliqua l’Anglais, sir Williams G…, ex-riche naturel de Londres, ex-négrier, ex-corsaire, ex-traitant, ne possédant au monde que cette mauvaise barque qui l’a soustrait aux bras amoureux d’une potence à laquelle on l’avait fiancé.

— Ah ! bah ! s’écria L…, et d’où venez-vous, cher confrère ?

— Du Pérou ; les juges n’y sont pas aimables… et vous ?

— Moi, je viens du Chili ou plutôt je foule encore sa terre inhospitalière et je voudrais bien m’en aller, car la justice chilienne, qui ne vaut pas mieux que celle du Pérou, est ici sur son domaine.

— J’ai une idée, dit l’Anglais, je vous la communiquerai en route, si vous voulez bien accepter un passage sur mon vaisseau.

— Et vers quel rivage mettrons-nous le cap ?

— Vous ne pouvez rester au Chili ; je ne puis aller au Pérou : cinglons vers le Brésil, à moins que vous n’ayez une préférence quelconque.

— Je n’en ai aucune : la vie est bête partout ; les gens, qu’ils soient civilisés ou non, sont odieusement méchants ; je déteste le monde, les hommes et les femmes surtout ; mon intention est de me cacher dans quelque bois touffu et impénétrable et d’y mourir le plus tôt possible.

— C’est la proposition que j’allais vous faire. Comme vous, je n’ai plus rien à attendre de la société ; j’ai vidé d’un trait la coupe des plaisirs, il ne me reste qu’une douzaine de guinées. Allons au Brésil ; nous emploierons mes capitaux à acheter des armes de pacotille, des ustensiles de chasse et de pêche : nous vivrons dans quelque forêt vierge, où personne ne viendra nous déranger.

— C’est ça, faisons-nous sauvages : j’ai toujours senti de la vocation pour cet état.

L… enjamba la barque. Sir Williams, qui avait à bord quelques biscuits de mer et une gourde d’eau-de-vie, offrit un lunch à son hôte. Puis ils mirent la voile dehors. Ce ne fut pas sans dangers qu’ils abordèrent à la côte brésilienne.

Alors ils abandonnèrent la barque et marchèrent droit devant eux. À la première bourgade qu’ils rencontrèrent, ils achetèrent de la poudre, du plomb, des balles, un filet, des lignes et quelques autres outils, puis ils se remirent en route, s’inquiétant peu de l’endroit où la route les conduisait. Ils finirent par atteindre une de ces forêts hérissées d’arbres immenses comme on en rencontre dans l’intérieur du Brésil.

— Nous voici rendus, dit L…, nous serons là comme deux coqs, et nous aurons pour sujets plusieurs races de singes, ce qui ne nous changera pas beaucoup, quoique je les tienne pour moins désagréables que les hommes.

— Bâtissons notre wigvam dans ce lieu agreste et restons-y jusqu’à l’éternité.

Les premiers jours, ils s’y plurent beaucoup, mais peu à peu le regret du monde se révéla dans leurs entretiens. Sir Williams fut le premier à bailler, à se plaindre, à faire des allusions, timides d’abord, puis directes, à la vie civilisée.

— De quoi vous plaignez-vous ? lui disait L…, nous n’avons ni gendarmes ni gardes champêtres pour nous interdire la chasse ; nous sommes les deux consuls d’une république fantastique.

— Il nous manque quelque chose, risquait l’Anglais.

— Quoi ?

— Des femmes !

— Des femmes ! et pourquoi faire s’il vous plait ?

— Pour faire notre soupe.

— Celle que vous fabriquez est excellente.

— Notre république manquant de citoyens, je voudrais avoir sous mes ordres au moins quelques citoyennes.

— Ah ! ça, mon cher, que vous ai-je fait pour qu’il vous passe par la tête l’idée saugrenue d’introduire dans notre thébaïde des animaux malfaisants ? vous n’êtes qu’un sybarite, un faux sauvage, un affreux civilisé !

Sir Williams courbait la tête en silence et se taisait, mais il recommençait le lendemain, si bien que, vers la fin du huitième mois, il déclara qu’il ne resterait pas plus longtemps dans ce désert. L… refusa de le suivre, se prétendant engagé d’honneur à devenir homme des bois, même cannibale à l’occasion. Cependant, généreux jusqu’au bout, il délia son compagnon de la foi jurée.

— Mais qu’allez-vous faire quand je serai parti ? demanda celui-ci.

— J’apprendrai la langue des singes et je ferai la conversation avec eux, répondit fièrement L….

— Mais vous éprouverez un jour le besoin de ne pas vivre absolument seul ; vous regretterez, n’ayant pas d’ami, de n’avoir pas une femme.

— Alors j’épouserai une guenon.

— Vous voulez donc rester ici ?

— Certainement, je veux rester.

— Je me reprocherais toute ma vie de vous avoir abandonné, s’écria sir Williams qui ressentit un moment d’hésitation.

— Du tout, partez, vous me ferez plaisir. Je suis venu pour me transformer en sauvage ; je le deviendrai bien davantage quand vous ne serez plus là. Vos regrets, vos plaintes, vos soupirs m’horripilent ; vous me rendrez service en vous en allant.

— Puisqu’il en est ainsi, je file ; adieu.

L’entêtement de L… ne faiblit pas devant le départ de son ami ; il tint bon pendant quatre mois encore, vivant des produits de sa chasse et de sa pêche ; enfin son année de sauvagerie révolue, jugeant qu’il avait assez fait pour son amour-propre, notre homme quitta, à son tour, la forêt vierge et vint à Rio-Janeiro.

Il essaya en vain d’y reconstituer sa fortune, alors il retourna en France où il demanda et obtint, par l’intermédiaire de son beau-frère et de ses amis, d’être envoyé à Pondichéry en qualité de premier commis des domaines. Il occupa plus tard les fonctions de directeur ; l’excellent garçon est mort, il y a peu d’années, en revenant d’un congé passé en France.

Ce viveur, ce prodigue, ce joueur effréné possédait un cœur d’or. Il se mit à adorer sa femme puis, devenu veuf, sur les prières instantes de ses parents qui étaient millionnaires, il amena à Paris ses six enfants dont la famille voulait se charger. Mais, au moment de repartir seul pour l’Inde, la force de se séparer de ses enfants lui manque et il les ramena tous avec lui vers le pays où ils étaient nés et où il passait son temps à les manger de caresses.

Ceux qui se souviennent de L… pensent de lui à coup sûr que ce fut un original ; mais ils ajouteront qu’il avait conservé toutes les qualités des défauts avec lesquels il avait si complètement rompu lors de sa déconfiture. Il était généreux, serviable, honnête, dévoué à ses amis et il se montra toujours père de famille exemplaire.

CHAPITRE XXXIV

LE DOBACHI


J’ai parlé plusieurs fois déjà du dobachi sans dire ce qu’est ce personnage ni de quelles fonctions il est revêtu. Il importe de réparer cette négligence : le personnage vaut la peine d’être connu.

Le dobachi est le premier domestique d’une maison bien organisée, une sorte d’intendant, tenant de Figaro et de Caleb, intermédiaire obligé de toutes les transactions d’affaires ou de plaisirs parlant l’anglais ou le français, selon que la ville où il exerce est placée sous la domination anglaise ou sous la domination française, accompagnant partout le maître, dont il est l’homme de confiance ; sournois, flatteur, insinuant avec lui, mais se redressant avec hauteur devant les autres domestiques.

Un homme de cette trempe est indispensable à tout Européen. Si celui-ci sort à pied, son dobachi abrite sa tête sous un énorme parasol ; s’il sort en palanquin, le dobachi marche à côté de la portière, un bambou à la main pour écarter les curieux ; s’il est en voiture, le fidèle serviteur se tient en lapin sur le véhicule. Le maître exprime-t-il un désir, le dobachi court aux informations, interroge ses confrères, et en apprend le soir même à son maître plus que celui-ci ne tenait à savoir.

L’élément dans lequel brille de tout son éclat ce maître Jacques indien c’est l’intrigue amoureuse. Il excelle à remettre un billet doux, à écarter un fâcheux, à préparer une rencontre. Il se glisse au sein des familles comme un serpent sous l’herbe.

Lorsque, dans le cours d’une promenade, je rencontrais une femme ; si mon regard se fixait avec trop d’attention sur elle, Antou me disait :

— Saheb désire connaître cette dame ?

— Oui, est-ce que tu la connais, par hasard ?

— C’est madame A…, veuve d’un officier anglais ; elle est venue se fixer à Pondichéry afin de vivre plus confortablement avec sa pension. Si vous voulez lui rendre visite ?…

— Y songes-tu ? je viens de la voir pour la première fois.

— Laissez-moi faire : elle vous recevra bien.

Et de fait, j’étais attendu le lendemain et on me faisait le meilleur accueil.

Le dobachi sait tout, voit tout ; se faufile partout. Il rend, à divers points de vue, d’utiles services au patron, mais il remplit un peu trop auprès de lui le rôle de son ombre. C’est le joueur de flûte dont le sénat romain avait honoré le consul Duilius, avec cette différence que le dobachi ne joue pas de la flûte.

Le mien s’était fait chrétien trois ou quatre fois en vue de la prime que les missionnaires accordaient aux Indiens que leurs exhortations conduisaient au baptême. Il était revenu à Brahma afin que la prime pût lui être encore accordée. Il se nommait Antou. Le soir, lorsque, pour rentrer, je traversais l’immense place du Gouvernement, il marchait devant moi avec une lanterne.

Quand j’avais eu la chance de gagner au jeu, je lui donnais une roupie, et il me baisait les deux mains en pleurant de joie. Au reste, il me volait avec une régularité exemplaire, et je lui pardonnais de grand cœur, car il mettait dans cette mauvaise action autant de dextérité que d’esprit.

Si le sort du jeu ne m’avait laissé que de la monnaie de billon, je la plaçais sur une table, où je ne la retrouvais plus le lendemain.

Alors, prenant Antou par l’oreille, je lui disais :

— Pourquoi as-tu empoché mes caches, coquin ?

— Je n’ai rien pris ; monsieur est si bon : il avait mis là ses caches pour son pauvre dobachi. Ce n’était pas bien à moi de refuser.

— Mais je ne t’ai rien offert du tout.

— L’intention de monsieur était de m’offrir. Il a jeté ses caches sur la table avec un geste qui signifiait : c’est pour toi.

Devant cette explication, je ne pouvais m’empêcher de rire, et j’étais désarmé.

Antou achevait de m’étourdir avec une phrase peu modeste, mais qu’il articulait avec une assurance tout à fait digne de son caractère :

— Saheb, disait-il, est le premier des maîtres et Antou le premier des dobachis de l’Inde !

Au fond, il avait de solides qualités, et j’eus souvent à me louer de ses services durant les deux années de mon séjour à Pondichéry. Il a été de toutes mes excursions et s’est rendu réellement utile en diverses circonstances.

Ce garçon était fort intelligent ; seulement il possédait une vanité poussée à l’extrême et se croyait volontiers un personnage important, parce qu’il se prenait pour un fonctionnaire public. Il émargeait au budget, en effet, mes domestiques étant à la charge de la colonie, et ce simple émargement le rehaussait à ses yeux de cent coudées.

— Nous autres employés de l’État, avait-il coutume de dire à ses collègues de l’office, nous sommes au-dessus des domestiques de M. tel ou de M. tel qui étaient un si grand luxe.

Le pauvre diable a dû faire une singulière grimace lorsque, moi parti, le nouveau titulaire de l’emploi a, selon la coutume, renouvelé toute la maison et que le majestueux Antou s’est vu remplacer par un dobachi de la façon de mon successeur :

Sic transit gloria mundi !

J’espère pour lui qu’il aura trouvé une autre condition avantageuse et continué de faire briller les talents que lui avait prodigués la nature.

Pour ma part, je ne veux pas être ingrat ; je le tiens pour un précieux auxiliaire, c’est lui qui administrait ma maison et commandait à ma place, c’est de sa main que j’ai tenu les ayas qui m’ont servi, et ses choix ont été à peu près irréprochables.

CHAPITRE XXXV

LES AUTRES OFFICIEUX


À côté du dobachi brille, par son importance, le cuisinier, personnage considérable par ses fonctions. Mes autres domestiques étaient des femmes, de toutes jeunes filles, que leurs parents cèdent, pour un temps donné, aux Européens. Ces jeunes filles et un homme de peine avaient, comme Antou, l’honneur d’être inscrits au budget colonial.

Seul, le cuisinier était directement à ma solde. Il constituait le supplément indispensable à toute bonne organisation domestique. Le mien était un musulman, très-habile dans la cuisine française et qui, par cela même, résistait jusqu’au bout aux volontés de mon dobachi.

Celui-ci prétendait faire, chaque jour, les achats de denrées ; le cuisinier voulait en être exclusivement chargé. En réalité, l’un et l’autre n’avaient en vue que le prélèvement de l’impôt sur le budget quotidien de l’alimentation. Je crois que ces deux excellents serviteurs finirent par s’entendre et par faire danser ensemble l’anse du panier.

Comme dans tous les pays et à toutes époques, le barbier joue dans l’hindoustan un rôle considérable. Il n’y fait pas partie généralement de la domesticité proprement dite. Mais c’est un auxiliaire dont on ne saurait se passer. Mon barbier arrivait chaque matin vers sept heures et procédait à ma toilette. Ses soins ne se bornaient point à accommoder les cheveux et la barbe, ils s’étendaient aux mains, aux dents et à d’autres parties du corps.

Rien n’est comparable à la dextérité des barbiers hindous ; après avoir rasé et coiffé leurs clients sans que ceux-ci ressentent la moindre impression de leurs attouchements, ils les inondent de parfums ; puis ils terminent par une opération après laquelle on éprouve un bien-être à peu près complet.

Cette opération consiste à étirer les nerfs des mains, des bras, du cou et des oreilles. À chaque pression, un bruit sec se fait entendre, et quand la main légère de l’opérateur a passé partout, le corps tout entier a repris une élasticité et une souplesse incomparables.

Mon barbier possédait une grande délicatesse de touche ; mais, quoiqu’il terminât très-rapidement sa besogne quotidienne, il daignait me consacrer une heure, chaque matin, afin de me tenir au courant des événements et surtout des cancans de la ville. C’était une gazette vivante dont les nouvelles étaient toujours amusantes.

Par lui, j’apprenais que M. un tel avait fait visite à madame une telle à une heure où on ne fait plus de visites ; que madame Trois-Étoiles, dite la belle aux cheveux d’or, avait eu, la veille, une scène fort vive avec son mari qui lui avait refusé de la conduire à une fête où elle se proposait de danser, sous le spécieux prétexte qu’il n’aimait pas le monde.

Le mari était, en effet, un ours dans toute l’acception du terme, vivant seul et collectionnant avec passion des antiquités. Madame, au contraire, qui n’avait aucun goût pour les antiques, était aussi mondaine que son mari l’était peu, et détestait cordialement la manie de son époux.

Ce barbier, que m’avait présenté Antou, était au courant de la chronique scandaleuse. Il savait les amourettes nouvelles et les ruptures. Il m’annonçait que telle personne avait changé d’amant ; que tel mari avait remplacé ses ayas par de plus jeunes ; qu’il y avait promesse de mariage entre celui-ci et celle-là.

Je savais encore par lui le nombre exact des noces du mois suivant ; de celles qui se célébreraient probablement avant la fin de l’année, et j’avoue que la sagacité du narrateur était rarement en défaut.

Quoique Indien, il parlait bien le français, ce qui lui permettait d’écouter et de répéter beaucoup de petits événements. Son esprit était vif et mordant. Il critiquait volontiers tout le monde sans faire d’exception pour ses clients, c’était une sorte de Bassecour à turban qui, dans une société aussi mêlée, trouvait à exercer sa causticité naturelle.

Lorsqu’il vint me raconter l’enlèvement de madame C… par monsieur X… son amant, il ajouta :

— Quelle faute, saheb, quelle faute irréparable. Ce X… gâte le métier ; il était si bien chez lui dans ce ménage, un mari fabriqué exprès, une femme ravissante ; le voilà désormais responsable de cette femme ; c’est lui qui est le mari. Il était dans le paradis ; il s’est jeté dans l’enfer.

— Et l’autre ?

— Qui l’autre ?

— Monsieur C…

— Oh ! il a du chagrin, mais on sent que ça passera vite… C’est X… qui ne se consolera pas.

Le dobachi, le cuisinier et le barbier composaient la partie masculine de mes gens ; tout le reste appartenait au beau sexe. J’avais de délicieuses servantes, recrutées par maître Antou, jolies, gracieuses et faites de manière à tenter un sculpteur.

Quoique nées dans l’Inde, elles ne pouvaient résister à la chaleur des jours caniculaires. Elles passaient leurs journées dans la salle de bains, vaste pièce à colonnes de marbre que l’eau rafraîchissait sans relâche ; elles s’étendaient la nuit sur les canapés en rotin qui garnissaient la vérandah de mon premier étage.

J’ai toujours préféré le service des femmes à celui des hommes. Elles l’accomplissent avec plus de régularité et plus de délicatesse. Malgré les qualités d’Antou et son exactitude ordinaire, il a fait défaut plusieurs fois à l’appel, et j’ai dû me passer de lui. Les femmes restent à la maison, non pas pour filer de la laine, comme Lucrèce, mais pour ne pas se fatiguer. Mes ayas étaient à mes ordres constamment et obéissaient sans trop discuter.

Elles étaient fort habiles, d’ailleurs ; j’avais eu soin de les choisir parmi celles qui n’ont point appris à mâcher le bétel, ce qui est pis que mâcher du tabac ; leur coquetterie n’allait point jusqu’à passer un grand anneau d’or ou d’argent dans l’une de leurs narines. En outre, elles baragouinaient quelques mots de français, et comme j’avais appris assez de tamoul pour me servir des phrases les plus usuelles, nous nous entendions parfaitement.

CHAPITRE XXXVI

UNE JOLIE FEMME ET UN SERPENT


Mon barbier vint exprès un soir m’apprendre, quelques instants après l’événement, un trait de courage et de sang-froid de la part d’une femme ; ce trait mérite d’être rappelé ici.

Elle se préparait à se rendre au gouvernement, seule, bien entendu, son mari ayant manifesté la volonté de ne pas quitter ses chères collections. Madame avait pris son parti depuis assez longtemps déjà de ces fins de non-recevoir de son époux ; elle se disposait donc à faire une toilette irrésistible : son aya venait de quitter son boudoir pour aller chercher je ne sais quel objet réclamé par sa maîtresse. Celle-ci s’était assise, en attendant sa camériste, lorsqu’elle sentit tout à coup glisser sur sa cuisse un corps froid et visqueux.

C’était un serpent, entré dans la chambre on ne sait comment, et qui venait de s’enrouler autour de sa jambe.

Une autre femme, à sa place, se serait évanouie et aurait été mordue. La dame ne perdit pas la tête. Prévoyant que le moindre cri, le moindre geste, occasionneraient sa mort, elle eut la force de comprimer tout mouvement et jusqu’au tremblement que devait lui procurer le contact de son dangereux hôte.

Deux ou trois minutes, longues comme des siècles, s’écoulèrent dans une douloureuse attente. Enfin, l’aya parut à la porte. D’un geste de la main, sa maîtresse lui indiqua qu’il y avait danger de la vie et lui ordonna de ne faire aucun bruit ; puis ses lèvres à peine agitées laissèrent échapper la prière d’apporter du lait.

La servante comprit cette prière et se retira en effleurant le sol. Elle revint bientôt avec une jatte de lait qu’elle plaça près de la porte, aux deux côtés de laquelle se rangèrent silencieusement deux ou trois serviteurs armés de rotins.

L’odeur du lait dégourdit le serpent, qui se déroula lentement, glissa le long de la jambe, et se dirigea vers la jatte. Il y fut reçu par un coup de rotin qui lui brisa la colonne vertébrale et le jeta par terre en deux tronçons. C’est par ce moyen bien simple que les indigènes tuent les reptiles, et ils les tuent avec une sûreté de main et de coup d’œil vraiment surprenante.

Le danger passé, on aurait pu croire que l’héroïne de ce drame lugubre serait restée chez elle afin de se remettre d’une alarme si chaude. Peu de femmes auraient eu le courage d’agir comme elle le fit. Sans même prévenir son mari, elle acheva sa toilette et se rendit à l’hôtel du Gouvernement, où elle ne manqua pas une valse, pas une polka, pas un quadrille.

Le récit de son accident l’y avait précédée, car mon barbier, qui venait de me le raconter, l’avait sans doute raconté à d’autres, et il n’était bruit que de cela au moment où elle parut. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’elle fut l’héroïne de la soirée.

Il y avait beaucoup de monde ce soir-là ; on l’entoura, on la félicita, et le prestige de sa beauté, accentuée par des cheveux d’un rouge vif, relevé encore par le courage qu’elle venait de révéler, lui valurent, entre autres hommages, les attentions d’un jeune et riche officier anglais de la garnison de Goudelour, auquel elle accorda plusieurs contredanses.

N’y tenant plus, ce gentleman finit par lui décocher une déclaration en règle.

— Madame, lui dit-il, je vous admire comme tout le monde ici ; mais, depuis quelques instants, je sens que je vous aime comme personne ne vous aimera jamais : j’ai, en conséquence, l’honneur de vous demander votre main.

— Ce serait peut-être avec plaisir que je vous l’accorderais, monsieur, si elle était libre.

— Elle n’est pas libre ? vous n’êtes donc pas veuve ?

— Je suis mariée.

— Cependant on vous voit toujours seule ?

— Mon mari aime la solitude.

— Et il vous abandonne complètement, c’est impardonnable lorsqu’on possède une aussi jolie femme ; votre mari est un barbare.

— Il est un peu sauvage ; j’en conviens, mais il est mon mari, j’ai juré de lui être fidèle et je tiendrai mon serment. Je vous conseille donc…

— D’attendre, interrompit l’officier en s’inclinant ; j’attendrai.

— En apprenant le lendemain matin le péril qu’avait couru sa femme, le mari se borna à exprimer le regret qu’au lieu d’un serpent minuscule, elle n’eut pas reçu la visite d’une superbe cobra-capella dont il aurait enrichi sa collection.

CHAPITRE XXXVII

LA GAMELLE DES GONZES


Une table servie par un chef émérite était fort enviée ; aussi quelques personnes, des magistrats, des officiers et des fonctionnaires de la marine, garçons comme moi, me prièrent d’établir dans mon hôtel une gamelle dont chacun paierait, à la fin de chaque mois, sa quote-part de dépenses. J’y consentis d’autant plus volontiers que je m’ennuyais beaucoup de manger seul.

Dès le jour de l’installation de la gamelle, mon chef déploya tous ses talents culinaires afin de donner à ses hôtes une haute idée de son mérite.

Mes commensaux, qui, grâce à la combinaison, économisaient les frais de nombreux domestiques, une location coûteuse et beaucoup de menues dépenses, furent mieux servis qu’ils ne l’avaient jamais été, et cela leur coûta beaucoup moins cher.

On riait, on causait beaucoup à la gamelle, à tel point que de fort graves personnages briguèrent l’honneur d’y être invités, ce qui leur permit de faire quelquefois l’école buissonnière.

Nos menus étaient aussi variés qu’ils pouvaient l’être, mais ils étaient surtout très-abondants. Mes convives, étant presque tous jeunes, apportaient à table un superbe appétit qu’accompagnait une soif à peu près inextinguible.

La soif résultait naturellement de la chaleur qui, à l’heure du déjeuner surtout, était peu tolérable. Heureusement, on fait usage dans toute l’étendue de la péninsule d’un instrument qu’on aurait pu avec succès inaugurer en France pendant la période tropicale que nous venons de traverser.

Cet instrument est le panca, immense éventail suspendu au plafond d’un bout à l’autre de la table. Il consiste en un morceau de bois rectangulaire, peint ou doré, dont le bord inférieur est orné d’une frange en vétiver.

Une corde prend le panca par le milieu et sert à le balancer. Un serviteur, spécialement chargé de cette fonction, se tient dans une autre pièce où arrive le bout de la corde, et, par un mouvement régulier de va-et-vient, le panca, constamment agité, répand sur les têtes des convives un air vif et frais imprégné des senteurs de la frange qu’on a eu soin de mouiller préalablement. C’est un procédé élémentaire, on le voit ; mais il est excellent, car, pendant les journées chaudes, le meilleur repas serait trouvé détestable sans cet accessoire obligé de toutes les maisons aisées.

On m’a assuré que les Anglais, quelques-uns du moins, poussaient plus loin que nous le raffinement en pareille matière, et qu’ils dormaient, sous leurs moustiquaires, au bruit du panca, mis en branle d’une chambre voisine.

Je comprends parfaitement que les Européens qui habitent l’Inde, et qui sont assez riches pour affecter toute une équipe à ce service, se payent l’ineffable douceur de dormir éventés comme ils se la procurent à l’heure des repas. Les rajahs, les nababs et les riches scharafs ne dédaignent point ce système d’aération que nous tenons d’eux, et que j’ai toujours été surpris de ne pas voir appliquée en Europe pendant la canicule.

En général, le rez-de-chaussée des maisons indiennes n’est pas habité : il est consacré aux magasins, aux dépenses, aux cuisines et à leurs dépendances. Cependant l’usage y a maintenu les salles à manger, qui seraient de véritables fournaises sans le panca.

Notre réunion ayant fini par attirer l’attention, on se disputa l’honneur de faire partie de la gamelle ; mais, comme au ciel, il y eut beaucoup de prétendants et peu d’admis. Un trop grand nombre de convives en eut infailliblement altéré l’originalité et le sans-façon.

On la nomma la gamelle des Gonzes. Chaque fois qu’un de ses membres l’abandonnait pour se marier ou pour se rendre à une destination nouvelle, on lui donnait un festin d’adieux, que nous appelions un enterrement de première classe, auquel étaient invités ses meilleurs amis et qui se terminait par des couplets inspirés par la circonstance.

En voici un écrit à l’occasion d’un juge de nos adhérents qui se séparait de nous pour cause de mariage. Cela se chantait sur l’air du Petit homme gris.

Dès que monsieur le maire,
De lui-même enchanté
Et bardé,
De sa voix militaire
Vous aura dit ni, ni,
C’est fini.
Gardez, sur ce mot,
De jouer trop tôt
Au doux jeu du marmot ;
Sachez qu’en tout,
Sachez qu’en tout
L’excès est un défaut.


La chanson se mêlait à tout dans l’Inde où l’on avait pris des naturels la manie du mariage ; on s’y mariait pour un oui pour un non, sans prévoir qu’on courait le risque d’avoir à se repentir bientôt de s’être trop pressé. Se marier est en soi une chose morale et bonne, mais, comme elle doit durer autant que nous, il convient d’apporter à son accomplissement une prudente circonspection, et c’est ce qu’on ne fait pas toujours.

Si du moins on avait à opposer au mariage son correctif naturel, le divorce, le mal serait en partie réparable. Mais le divorce, on ne sait pourquoi, effraye certains esprits qui acceptent pourtant la séparation de corps, terme moyen anormal et absurde, tout à fait insuffisant, qui ne remédie à rien et complique la situation.

Les sceptiques se moquent volontiers de ceux qui ont le courage de leur opinion ; ils n’ont pas épargné les railleries à M. Naquet, auteur d’une proposition tendant au rétablissement du divorce ; ils l’ont accusé de n’avoir pas la bosse du mariage. M. Naquet aurait pu répondre que cette bosse n’est pas indispensable pour avoir raison : il n’a rien répondu, et sa proposition a été repoussée.

CHAPITRE XXXVIII

UN RICHE BABOU


L’un des plus opulents négociants de Pondichéry, un natif, à la tête d’une maison considérable, dont la signature avait cours sur toutes les places importantes de l’Europe, Arounassalom Sabapady, maria sa fille à un jeune Indien millionnaire, et ne manqua pas de venir en personne, accompagné du prétendu, annoncer la nouvelle au gouverneur, avec lequel l’importance de ses opérations l’avait mis en relations suivies.

Arounassalom était à cette époque un homme d’une cinquantaine d’années, à la figure douce et intelligente, à l’attitude presque majestueuse, portant avec grâce le pittoresque costume des nababs indiens. Il parlait très-correctement le français et l’anglais et était très-aimé de la population européenne en même temps que sa fortune le rendait tout à fait respectable aux yeux de ses compatriotes.

En réalité, Arounassalom méritait cette affection et ces respects par la générosité de son caractère et les largesses dont il comblait les nombreux employés de sa maison et ses compatriotes.

Je n’entreprendrai pas de raconter en détail ce que furent ces noces indiennes, ni les fêtes qui, pendant huit jours, en éternisèrent le souvenir dans la ville noire. La maison nuptiale était littéralement couverte de feuillages et de fleurs, les portes et les fenêtres étaient encadrées dans des arcs de triomphe formés de cocotiers et de palmiers ; les rues environnantes semées de feuilles odorantes.

Il y eut, pendant ces huit jours, dans toute la ville noire, une agitation indescriptible, un bruit assourdissant d’instruments discors, des flammes de Bengale aux couleurs variées, des feux d’artifice et des réjouissances ininterrompues.

Tandis que des manifestations éclatantes se produisaient parmi les groupes indigènes, et que des palanquins de toute forme débarquaient incessamment de notables Indiens, des bayadères dansaient dans les cours intérieures, où les représentants de Brahma procédaient à la cérémonie du mariage.

Cette cérémonie commence par les ablutions traditionnelles ; puis les fiancés, assis sur une peau d’antilope, sont frottés de safran et reçoivent sur le corps de l’eau, du lait et du blé que versent sur eux leurs parents ; on les parfume ensuite, on les oint d’huile de coco, on les attache ensemble avec des nœuds de mousseline, puis on les détache. Alors le brahmane officiant leur donne lecture des commandements religieux du mariage ou mantras ; cette lecture ne nous apprend rien de nouveau ; elle prouve seulement que Manou n’était pas plus galant que notre Code civil.

« L’époux est le dieu de la femme, dit la loi de Manou ; quelque vieux, laid et méchant qu’il soit ou devienne, la femme doit en faire l’idole de son cœur ; que tous ses désirs soient conformes aux siens. S’il rit, qu’elle soit prêt à rire ; s’il pleure, qu’elle verse des larmes ; s’il veut causer, qu’elle parle ; s’il garde le silence, qu’elle se taise. »

On voit que le législateur indien n’y va pas de main morte et qu’il le prend de haut avec le sexe faible. Les législateurs de l’Europe civilisée visent certainement le même but, qui est la subordination de l’épouse à l’époux, mais ils y mettent un peu plus de formes et se gardent bien surtout d’imposer le silence à la femme quand le mari n’a pas envie de parler.

Le fiancé reçoit sur l’épaule un cordon brahmanique, tandis que l’anneau nuptial, au lieu d’être placé au doigt de la fiancée, est mis à son cou. Cet anneau devient tout simplement un collier, portant, il est vrai, le symbole de l’alliance.

Après cette dernière formalité, l’alliance est définitivement conclue. Cependant la série des réjouissances ne s’arrête point pour cela. Les époux font le tour d’un feu consacré ; on procède à de nouvelles ablutions ; on brûle du riz en l’honneur des dieux protecteurs ; on désarme par des offrandes les divinités qu’on croit généralement mal disposées. Les familles répandent leurs largesses parmi les pauvres et un banquet solennel précède la procession qui, dans la péninsule hindoustanique, termine toutes les fêtes de la vie privée ou publique.

La procession ne manque pas d’éclat, d’autant mieux qu’elle a lieu, le soir, à la lueur des torches, au milieu d’une affluence considérable, et au bruit continu des tambours, des trompettes et des cymbales. Les nouveaux époux, assis dans le même palanquin orné de dorures et de pierreries, sont conduits à travers les rues et rentrent enfin chez eux, après avoir joui longuement de leur promenade triomphale.

Arounassalom vint me voir un matin, tandis que se déroulaient dans sa maison ces splendeurs matrimoniales.

— Je ne m’attendais pas à vous recevoir aujourd’hui, lui dis-je en l’apercevant, car un mariage est toujours pour vous autres Indiens une affaire capitale.

— Je me suis échappé un instant pour vous prier de me rendre un service.

— Parlez, et croyez à mon désir de vous être agréable.

— J’ai vu M. le gouverneur ; je lui ai soumis mon projet de donner une fête à la colonie européenne à l’occasion du mariage de ma fille, et il a daigné l’approuver. Il m’a même promis d’y assister, ainsi que madame de Verninac.

— Et vous venez m’inviter ?

— Cela va sans dire, puisque je compte inviter tous les Européens résidant à Pondichéry. Mais ce n’est pas tout ce que j’espère de votre obligeance.

— Expliquez-vous donc.

— Notre loi religieuse nous interdit de nous mêler aux chrétiens et de prendre part à leurs plaisirs ; c’est peut-être absurde, continua Arounassalom, mais c’est ainsi, et il faut se soumettre aux préjugés. Je voudrais donc qu’il vous fût possible de vous mettre en mon lieu et place, et de présider à cette fête européenne qui sera donnée dans ma maison lorsque les réjouissances indiennes seront terminées.

— Je consens volontiers à vous remplacer, répliquai-je ; mais il vaudrait mieux, ce me semble, désigner plusieurs commissaires, afin de ne pas faire peser sur moi seul tous les soins et toute la responsabilité.

— C’est une excellente idée. Soyez assez bon pour vous charger de choisir vos collègues.

— Maintenant, quelles sont vos intentions et de quoi se composera cette fête ?

— Elle se composera de ce que vous voudrez.

— Mais encore ? il faut préciser.

— Eh bien ! mettons un bal, un souper et une tombola où tous les assistants gagneront un objet d’art ou de luxe.

— Mais vous allez vous ruiner, mon bon ami, avec vos libéralités !

Je ne crois pas, répliqua finement mon nabab. Je viens de distribuer un lac de roupies (250,000 francs) dans la ville noire ; je puis bien en dépenser autant pour fêter les fonctionnaires français qui protègent mon commerce et les négociants, mes collègues, avec lesquels je suis en excellentes relations.

— Puisque vous êtes décidé, je me déclare tout à vous.

— Merci, saheb. Je ne vous demande plus qu’une chose, c’est de commander sans compter et d’envoyer toucher à ma caisse toutes les factures que vous aurez l’obligeance de viser. Elle payera à vue et sans rien contrôler.

CHAPITRE XXXIX

UN MARIAGE INDIEN


Ce qui fut dit fut fait. Je fis appel à plusieurs personnes qui consentirent à partager avec moi le soin de préparer cette fête qui, aux yeux d’un Européen fraîchement débarqué, aurait passé aisément pour un conte des Mille et une nuits.

Toute la colonie européenne reçut des invitations. Dès que le bruit se répandit en ville que le gouverneur avec sa famille et les hauts fonctionnaires de la ville blanche honoreraient la ville noire de leur présence, chacun fit ses préparatifs pour s’y rendre. Les femmes mirent dehors leurs toilettes les plus meurtrières. Celles qui en avaient arborèrent leurs diamants.

Dès neuf heures du soir commença le défilé des voitures et des palanquins : on n’entendait, dans la longue et large avenue qui conduit de la ville proprement dite, à la cité beaucoup plus peuplée des indigènes, que le chant cadencé des coulis, le claquement des fouets et le pas sonore des chevaux. Les véhicules couraient au milieu des groupes parmi lesquels brillaient des milliers de torches.

Toutes les maisons de la ville noire, qui appartenaient à des notables, étaient illuminées ; mais l’éclat des lumières pâlissait devant celui que lançait, dans toutes les directions, la maison nuptiale inondée, du faîte à la base, de feux aux couleurs diverses qui semblaient jaillir de l’amoncellement de verdure et de fleurs sous lequel disparaissaient ses murs de stuc.

Un commissaire se tenait sous la vérandah formant le premier vestibule et offrait à chaque visiteur un billet de tombola et, de plus, à chaque dame, un éventail. Dans un second vestibule, des serviteurs, vêtus de riches habits, passaient autour du cou des hommes un cercle de fleurs au parfum pénétrant, qui descendait jusqu’à la ceinture ; les dames recevaient, chacune, un admirable bouquet, enchâssé dans une gaine en argent ciselé ou en ivoire sculpté.

Lorsque toute la société fut réunie dans un vaste salon, dont les murs étaient formés de vérandahs à colonnes de marbre rouge, les mêmes serviteurs arrosèrent avec de l’eau de senteur le triple rang de femmes élégantes qui avaient pris place sur des banquettes, dorées. Ils se servaient pour cette aspersion de vases en vermeil fermés, comme les cassolettes, par un couvercle percé de petits trous.

Quand la voiture du gouverneur fut annoncée par les coureurs d’Arounassalom, la commission tout entière se porta au-devant du chef de la colonie, et le maître de la maison lui-même le conduisit à la place d’honneur qui lui était destinée.

Au même instant, les flammes de Bengale jaillirent avec plus de force des bassins qui les contenaient ; les boîtes éclatèrent de toutes parts, et la bruyante fanfare de cymbales, de trompettes et de tambours fit retentir les airs.

L’arrivée du gouverneur marqua le commencement de la fête. Un orchestre, qui ne valait pas précisément ceux de nos théâtres lyriques, mais qui avait le mérite de jouer sur des instruments à peu près acceptables et selon les principes de la musique, fit entendre des airs de danse, et les amateurs se mirent en branle, tandis que les gens dits raisonnables, parce qu’ils ne dansent plus, prenaient possession des tables de jeu installées dans une pièce voisine.

Un observateur aurait pu remarquer, en regardant attentivement les grillages qui séparaient les vérandahs intérieures des autres pièces de la maison, les têtes curieuses des femmes indiennes qui assistaient, cachées, à ce spectacle qu’elles n’avaient jamais vu, car si les femmes des castes inférieures vont et viennent dans les rues à peine vêtues d’un pagne transparent, les femmes des hautes castes se cachent avec soin des Européens. La loi religieuse ne leur défend pas de se montrer ; mais la jalousie des maris a ajouté aux prescriptions de Manou un codicille de sa façon.

Vers onze heures les danses cessèrent ; on passa dans une vaste salle de marbre où était dressé, sur plusieurs tables, l’un des festins les plus merveilleux auxquels j’aie jamais assisté. On mangea les mets recherchés que produit l’art des Vatels européens, les denrées les plus coûteuses, les fruits les plus savoureux ; les libations furent faites avec les vins des crus les plus renommés. L’hôte de ce palais enchanté avait mis à contribution la Bourgogne, l’Aquitaine et la Champagne ; il avait emprunté, en outre, à l’Espagne, à l’Italie et aux îles ce qu’elles avaient de meilleur en produits liquides.

Après ce repas, dont l’or, l’argent et le vermeil encadraient les merveilles, les danses reprirent avec une animation nouvelle. Elles ne furent suspendues que vers une heure du matin, moment où apparut le fameux moulougouthani, sur lequel on se jeta avec enthousiasme. J’ai dit l’infaillible succès qu’obtient le bouillon de poivre parmi les Européens résidant dans l’Inde. C’est du fanatisme.

La tombola fut tirée à quatre heures du matin, pendant une nouvelle interruption de la danse. Les lots étaient, pour la plupart, d’une certaine richesse et d’une grande élégance. Il y avait parmi eux des cachemires, des dentelles et des soieries de l’Inde, des boîtes à parfums, de très-beaux éventails, des statuettes, des ouvrages en or, en argent, en ivoire, en ébène et en écaille, des palanquins en réduction, des bijoux et des pierres précieuses, et ces mille objets que l’artisan indien cisèle simplement, mais supérieurement.

Le gouverneur quitta la fête après le tirage de la tombola, mais les danses continuèrent jusqu’à six heures du matin ; on vint alors nous avertir que le déjeuner était servi. C’était une seconde édition du souper, à laquelle personne ne toucha pour ainsi dire ; enfin, les retardataires prirent congé du maître de la maison en l’accablant de félicitations.

Après le départ de la société européenne, les serviteurs de l’opulent Babou n’auront probablement pas manqué de purifier les lieux profanés par la présence des infidèles. Ces braves Indiens avaient admiré, pendant toute la nuit, les hôtes de leur maître, mais ces hôtes étaient des maudits à leurs yeux, et ils se seront cru obligés d’effacer avec des parfums, l’empreinte de leurs pas sur les dalles de marbre.

Je ne sais pas au juste ce que coûta à Arounassalom cette fantaisie de nabab ; mais je sais bien que peu de rajahs pourraient s’en permettre de semblables, et que le Grand Mogol lui-même, au temps de sa splendeur, n’aurait dépassé le négociant de Pondichéry, ni en savoir-vivre, ni en magnificence, ni en charité.

CHAPITRE XL

LA PAGODE DE VILLENOUR


Les cérémonies religieuses chez les Indiens sont bien faites pour éveiller la curiosité et les investigations des étrangers. Ce n’est pas le côté le moins bizarre de leur civilisation. Leur vie intime, ordinairement murée, devient impénétrable lorsqu’il s’agit du culte intérieur.

Nul profane n’en a sondé les mystères ; les Européens se gardent de recherches qui, aux yeux de ces populations fanatiques, seraient considérées comme des souillures ou des profanations. J’ai lu quelque part que des voyageurs avaient été admis, moyennant des cadeaux aux brahmes, à assister aux actes secrets de l’intérieur des pagodes. Il n’en est rien : les portes des pagodes sont hermétiquement fermées, et celui qui oserait les franchir n’en sortirait pas vivant.

Un seul homme a tenté d’y pénétrer une fois ; c’est le général duc de Saint-Simon, le gouverneur le plus populaire qu’ait eu l’Inde française après l’amiral de Verninac. Eh bien ! M. de Saint-Simon n’a dû qu’à son immense popularité, à l’affection profonde de la population indigène, de se tirer sain et sauf d’une tentative qu’il ne poussa pas jusqu’au bout d’ailleurs.

Je ne puis donc parler que des cérémonies extérieures qui, à des époques déterminées, se célèbrent avec une grande pompe et appellent chez nous, des points les plus éloignés de la péninsule, les sectateurs de la Trimourti indienne.

Au nombre de ces cérémonies est la fête de l’Agriculture qui, au mois d’avril de chaque année, a lieu à Villenour, chef-lieu d’un des districts français les plus peuplés et les plus riches.

La pagode de Villenour est d’un effet saisissant. Vaste quadrilatère entouré d’une muraille de granit, elle présente la configuration de tous les antiques monuments de ce genre disséminés sur le territoire indien.

Sur chaque face s’élève une tour qui dresse vers le ciel un monde de statues, de colonnettes et de sculptures, véritable fouillis dont l’œil ne peut saisir les détails infinis.

Au milieu de l’enceinte s’étend un vaste étang au centre duquel est bâti, sur pilotis, un élégant pavillon. Là se font les ablutions si chères aux indigènes. Ainsi que le Koran, le livre de Manou les prescrit comme une étroite obligation imposée aux fidèles. C’est une mesure d’hygiène populaire sous l’apparence d’une prescription religieuse.

L’immense emplacement contient de nombreuses constructions affectées à la famille brahmanique des desservants et aux innombrables serviteurs attachés au culte.

Quoique la pagode de Villeneur soit loin d’avoir la réputation de sainteté de celle de Jaggernaut, ses fêtes sont très-suivies. On y vient du territoire anglais. Les autorités sont convoquées d’ordinaire, et j’ai eu la bonne fortune d’y assister plusieurs fois en compagnie du gouverneur et des hauts fonctionnaires de Pondichéry.

Le personnel artistique de la pagode vint au-devant de nous pour nous faire honneur. Il se compose en particulier de porteurs de gigantesques trompettes en cuivre. Celles qui firent tomber les murs de Jéricho n’avaient certes pas cette effroyable dimension ni des sons aussi effrayants.

Les abords du temple étaient garnis d’une affreuse et complète exhibition des infirmités et des folies humaines. La cour des Miracles n’a jamais, à coup sûr, rien offert de plus hideux.

Des squelettes vivants gisaient sur le sol, où s’étalaient toutes les formes de la lèpre, l’éléphantiasis avec ses pieds monstrueux, le lupus aux chairs livides et profondément ulcérées, la carie mettant à nu des tronçons de pieds et de mains.

À côté des affections résultant de la fatalité humaine, se montraient toutes les insanités et toutes les barbaries que s’inflige la superstition.

Sur un espace d’un mètre carré, calciné par le soleil, j’aperçus une tête rasée, figurant sur la terre comme la tête du décapité parlant. Le corps enfoui dans le sable disparaissait entièrement.

Ce martyr volontaire restait ainsi depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, et j’entendais dire dans la foule que des œufs, placés sur son crâne durcissaient sous cette influence torride.

Plus loin une vieille femme qui, vingt ans auparavant, avait fait vœu de tenir le bras droit levé vers le ciel, circulait parmi la foule. Le membre ankylosé avait acquis la rigidité du fer.

Une autre s’était astreinte, par expiation, à garder une de ses mains toujours fermée ; les ongles avaient poussé et s’étaient fait jour par la partie supérieure.

Un Hindou suspendu, la tête en bas, au-dessus d’un foyer ardent, se balançait pendant des heures entières aux applaudissements frénétiques de la foule.

Ce qui me frappa le plus, ce fut un enfant de dix à douze ans, couronné de fleurs à forte senteur et barbouillé de poudre de sandal. Son buste était nu. Il avait le flanc traversé de part en part par une large épée dont la pointe ressortait de plusieurs pouces.

L’enfant circulait allègrement à travers les groupes de curieux. Je le saisis au passage afin de me rendre compte du truc ingénieux qui faisait de ce joyeux garçon une victime expiatoire. J’avoue à ma honte qu’il me fut impossible d’y rien comprendre. Les Indiens excellent, on le sait, dans ces sortes d’escamotages.

Ma revue des martyrs volontaires se termina par l’examen d’un indigène extraordinairement ventru qui n’avait pour tout vêtement qu’un langouti. Il faisait promener sur son volumineux abdomen un énorme scorpion noir de la plus dangereuse espèce.

Nous nous fîmes jour avec assez de peine à travers une foule bigarrée, compacte, bruyante, transportée d’une joie tenant de la folie, quand nous fumes rassasiés d’un spectacle que peuvent seuls présenter les pays perdus de l’extrême Orient, et nous atteignîmes enfin le centre de la fête.

Un char de la hauteur d’un quatrième étage se dressait devant nous. C’était le char de la pagode, véritable monument, construit en bois de teck massif, et reposant sur quatre roues pleines, larges comme l’étaient les aubes de nos plus forts transatlantiques.

Quatre câbles formidables, gros comme les haussières d’un vaisseau à trois ponts, s’élongeaient devant le char. Quatre mille indigènes environ, en habits de fête, se tenaient prêts à saisir les câbles. L’inaltérable crédulité des Indiens affirme que, lorsque le char exécute sans encombre le tour de l’immense périmètre de la pagode, l’année est sûrement féconde.

En tête de la colossale machine, on aperçoit un quadrige de chevaux à robes impossibles : verte, jaune ou violette ; on dirait qu’ils vont s’élancer dans l’espace. C’est l’œuvre d’un sculpteur naïf.

Au-dessus de ce monstrueux attelage est le plateau sur lequel trône la divinité. Des théories de bayadères, vêtues de pagnes éclatants, couvertes de bijoux précieux et de fleurs odorantes, s’enlacent et se dénouent autour du dieu, agitent des éventails en plumes et lançant des nuages d’encens.

Comme je tiens à ne perdre aucun détail de ce spectacle et à bien saisir les nuances, après avoir joui d’un peu loin de l’ensemble que je trouve harmonieux, je m’approche, je regarde ; je recule soudain malgré moi.

L’immense char est sculpté à jour. De sa base à son faîte se déroulent une série de scènes dont rougirait la Vénus impudique elle-même. Les cauchemars de la débauche, les conceptions les plus monstrueuses de l’imagination en délire, les fantaisies les plus insensées sont épuisés et dépassés.

Les musées secrets qui ont révélé à notre siècle les tristes manifestations de la vie grecque et romaine pâlissent devant la vieille corruption du génie indien, qui a fait de l’obscène Lingam l’une des incarnations de leurs dieux.

À un signal donné, l’attelage humain saisit les câbles et produit un effort puissant ; le char s’ébranle, les roues crient ; une immense clameur sort de la foule : l’épreuve sainte est commencée.

Nulle victime volontaire ne se précipita sous les roues du char ; la prévoyance de l’administration avait placé devant chaque roue un gardien vigilant dont la mission était de s’opposer à la folie contagieuse des suicides pieux.

À Jaggernaut, le fanatisme a les coudées plus franches. On assure cependant que soit par faute de précaution, soit par surprise, deux Indiens fanatiques se firent broyer sous les yeux de M. le commissaire général Bontemps, l’un des successeurs de M. de Verninac dans le gouvernement de l’Inde.

Si cet événement a eu lieu, il s’est passé longtemps après mon séjour à Pondichéry ; mais il ne constitue qu’une exception. La pagode de Villenour n’a pas le sinistre privilège de celle de Jaggernaut, dont les fêtes se renouvellent une fois par mois.

À Jaggernaut, l’immoralité est plus grande, le fanatisme plus accentué, les pèlerins plus nombreux, les danses des bayadères plus lascives, et le sang coule à flots à chaque promenade du char. On ne compte pas moins de cinq à six mille victimes par an autour de ce temple consacré à Krichna ; la route qui mène de ce point à Bénarès est ordinairement jonchée de cadavres.

Revenons à la fête de l’Agriculture de Villenour. Le char avait triomphalement accompli son cycle, et cet heureux événement fut salué par les acclamations des quatre mille individus qui le traînaient et de l’énorme foule qui l’accompagnait.

Hommes, femmes et enfants n’avaient cessé de pousser des hurlements pendant le voyage. Ils redoublèrent à la fin de l’épreuve qui promettait une année féconde. Elle le fut, en effet, et ce résultat, dû probablement à de bonnes conditions atmosphériques, la superstition ne manqua point de l’attribuer à la faveur dont jouissait l’amiral auprès des divinités, ce qui augmenta considérablement sa popularité.

CHAPITRE XLI

LA FÊTE DU FEU


Dans les temps les plus reculés de leur histoire, les Grecs et les Romains n’étaient pas plus superstitieux que ne le sont de nos jours les habitants de la péninsule asiatique. Chose étrange ! ceux-ci sont livrés aux mêmes croyances et à des puérilités identiques à celles du paganisme.

Le corbeau qui croasse, soit à droite, soit à gauche, le lièvre qui traverse le chemin selon qu’il le traverse devant ou derrière eux, ne sont pas des présages indifférents à leurs yeux. Le moindre incident a sa signification et sa portée. Selon certains signes, les jours de la semaine sont propices ou funestes ; les hommes sont heureux ou maudits et portent avec eux la prospérité ou l’infortune.

D’où viennent ces similitudes et ces coïncidences dans les formes de la pensée et des croyances humaines ? Serait-ce que l’esprit de l’homme tourne toujours et partout dans le même cercle pour aboutir aux mêmes faiblesses, ou plutôt les ancêtres de la civilisation européenne n’avaient-ils point puisé eux-mêmes, à pleines mains, dans l’extrême Orient, leurs mœurs, fleurs usages et leurs législations ?

Je reviendrai à cet ordre d’idées dans le chapitre que je consacrerai à la partie la plus sérieuse de mes souvenirs, à l’organisation sociale et politique de l’Inde ancienne et moderne.

Constatons seulement cette conséquence fatidique : le char de l’Agriculture ayant fourni sans encombre sa course annuelle, le gouvernement de l’amiral était béni des dieux, et cette circonstance promettait à nos sujets indiens toutes les prospérités et tous les bonheurs. On a vu plus haut que, grâce à une énergique volonté, servie par une grande intelligence, il n’avait pas manqué à sa vocation.

Puisque je viens d’effleurer la question si intéressante des croyances religieuses, je ne saurais oublier la fête du Feu à laquelle j’assistai dans une vaste plaine située près de l’aldée de Dupuypett, où finit le territoire français sur la route de Madras.

Ici encore figurait un char, mais celui-là de minces proportions, dépendant d’un pagotin du voisinage : devant le char s’étendait un terrain présentant une surface de dix mètres de long sur trois mètres de large : une buée ardente s’en échappait ; le sol était incandescent ; une couche de charbon enflammé le tapissait.

La foule se tenait à une distance de vingt pas au moins, repoussée par l’intolérable chaleur projetée par cette fournaise. Dans l’espace réservé, en face du char sur lequel trônait la divinité, se pressait un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, vêtus de costumes aux couleurs éclatantes, la figure et les bras barbouillés de poudre de sandal, la tête et le cou chargés de ces colliers de fleurs blanches dont on fait un usage continuel dans les fêtes indiennes et dont le parfum pénétrant ressemble à celui du seringa double.

Le groupe semblait animé d’une sorte d’alacrité impatiente et fébrile. À un signal convenu, les martyrs s’ébranlent et vont au dieu l’un à la suite de l’autre, d’un pas tranquille et lent. Une forte odeur de chair brûlée, se répand aussitôt.

J’avais détourné la tête par un sentiment instinctif de dégoût et d’horreur ; mais je ne pus échapper à un incident de cette triste scène : un jeune enfant de sept à huit ans à peine, que son père tenait par la main, trébucha sur les charbons ardents et s’étendit tout de son long.

Il fut immédiatement relevé : pas un cri ne se fit entendre ; seulement la marche vers le dieu fut accélérée, et je pus voir les malheureuses victimes de la superstition se prosterner devant le char et réclamer à la divinité le prix de leurs sacrifices.

Mon fidèle dobachi, qui m’avait accompagné, m’assura qu’à l’aide de procédés connus d’eux seuls, les Indiens pouvaient marcher sur le feu sans compromettre leur épiderme. Cependant, l’odeur de rôti, qui m’avait si fortement affecté, et certaine claudication que les pauvres acteurs de cette scène étrange dissimulaient avec peine, me prouvaient suffisamment que, si les procédés existaient, ils étaient d’une efficacité plus que douteuse.

En assistant à ces manifestations d’un fanatisme aveugle, on ne peut s’empêcher de faire des comparaisons. Quel contraste entre cette foi robuste, cet esprit de renoncement et de sacrifice, ce rachat par la douleur volontaire, et la contagion du nihilisme qui envahit le monde européen ?

En Europe, les phases de la vie se déroulent sans qu’on y prenne garde, pour ainsi dire. Dans l’Inde, rien ne se fait sans la pensée d’en haut ; chaque acte de l’existence reporte l’esprit du croyant vers une divinité quelconque.

À la naissance, les astres sont consultés, l’horoscope se dresse, les constellations prononcent. Dans le cours de la vie et à l’heure de la mort, l’Indien se soumet constamment à une sorte de discipline de l’âme à laquelle, il est vrai, ne préside ni la logique ni la raison.

L’excès existe donc à peu près partout : où est la juste mesure ? Que vaut-il mieux pour le bonheur de l’individu et des peuples ? Grave question que je ne saurais résoudre et que je laisse au lecteur le soin de creuser.

CHAPITRE XLII

SUPERSTITIONS INDIENNES


Ce que j’ai surtout voulu faire connaître, c’est la vie indienne dans ses plus singulières manifestations, dans ses plus naïves croyances. Et qu’on ne croie point qu’elles soient propres aux populations natives seules : les préjugés et les superstitions sont de nature contagieuse.

J’ai connu à Pondichéry un blanc d’une intelligence remarquable, parfaitement doué par la nature et par l’éducation, riche négociant à la tête de grosses affaires qui s’était, sous ce rapport, étrangement indianisé.

Avant de s’établir dans une maison, il consultait les auspices, il faisait intervenir les brahmes. La caisse devait être placée dans une orientation favorable et suivant l’état des constellations dans le ciel.

L’installation faite, si le commerce prospérait, tout était strictement maintenu dans le même état ; pas un clou n’était déplacé. Si, au contraire, les affaires avaient mal marché, on bouleversait tout de fond en comble.

La toilette extérieure des maisons se renouvelle souvent dans l’Inde où l’on aime les couleurs riantes et variées. La maison de mon ami gardait la teinte sombre qu’y avaient déposée les intempéries des saisons : les années se succédaient prospères. Un jour le vent tourna, l’immeuble fut impitoyablement abandonné.

Le propriétaire du procureur général était un riche Babou malabar, en contact journalier avec la population européenne. La fréquentation aurait dû lui élargir un peu l’esprit et développer en lui le sentiment du bon goût. Ayant fait élever un étage sur sa maison à rez-de-chaussée, au-dessus des fenêtres de sa nouvelle construction, il fit peindre deux rosaces abominables, présentant confusément un mélange de toutes les couleurs.

Cette horrible peinture, sur laquelle se jouaient les rayons ardents du soleil, aveuglait les visiteurs. Le locataire, homme du monde d’une grande distinction, gémissait de voir l’odieux barbouillage qui déshonorait son habitation, et dont il ne pouvait s’expliquer ni le but ni le prétexte. Il s’en plaignit au Babou :

— Comment vous êtes-vous décidé à badigeonner ainsi votre immeuble ?

— Vous ne voyez donc pas, répondit l’honnête propriétaire, que cette peinture est là pour attirer et figer les regards des divinités ennemies qui rôdent sans cesse autour de nous.

— C’est l’effet du paratonnerre que vous espérez de votre affreux badigeonnage ? demanda le procureur général.

— Oui, attirés et fascinés par l’éclat de ces couleurs, les yeux des divinités malfaisantes ne verront point les splendeurs et les riches proportions de votre demeure. Ainsi toutes les mauvaises inspirations que suscitent leur jalousie et leur colère vous seront épargnées, vous vivrez heureux sous la protection des dieux propices.

— Vous croyez que vos dieux peuvent être jaloux de simples mortels ?

— Incontestablement, non pas Brahma le Créateur, non pas Wichnou le Conservateur, pas même Siva le Destructeur, trop haut placé pour vouloir moins que des catastrophes grandioses, mais les dieux de la suite de Siva, les dieux méchants sont terriblement envieux et ils ne se gênent point pour tracasser un homme.

— C’est bien mesquin de la part de ces immortels.

— Que voulez-vous ? cela les distrait et maintient ici-bas une salutaire crainte, une discipline dont les grands dieux n’ont guère le temps de s’occuper.

— Et vous êtes sûr que votre badigeonnage me met à l’abri des vexations des petites divinités ?

— Aussi sûr que je le suis de causer avec vous en ce moment. Je vous affirme que ces couleurs les aveuglent et qu’elles vous laisseront tranquille.

— J’accepte en ce cas le barbouillage, quoique je tienne vos petits dieux pour de pauvres hères.

— Ah ! ne blasphémez point, car s’ils ne vous voient point, ils pourraient vous entendre et vous feraient subir mille ennuis.

J’ai fait ressortir plusieurs fois déjà la désespérante uniformité de la vie dans l’Inde. Le ciel d’un azur implacable pendant dix mois de l’année, l’absence d’hiver, la régularité des jours et des nuits égaux en longueur, ne contribuent pas peu à produire cette monotonie qui engendre assez rapidement le spleen, puis la nostalgie.

On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que je saisissais avidement toutes les occasions de sortir de la léthargie dans laquelle j’étais ordinairement plongé.

Elle est tellement accablante que, malgré les merveilles d’une nature sans rivale, l’immensité des horizons, la facilité de l’existence contemplative, on ne tarde point à regretter les agitations et les soins de la vie parisienne, l’atmosphère humide, les maisons étroites divisées en mille petits compartiments où vivent parquées des familles entières.

Dans l’orient, l’air, l’espace, la verdure, les fleurs ne sont mesurés à personne ; ils sont mesurés à tous en Europe, et pourtant on a la nostalgie de l’Europe lorsqu’on en est quelque temps exilé. Un esprit actif se plie difficilement, du reste, à l’éternelle contemplation des beautés éternelles de la nature, lorsque rien ne ternit un instant sa magnificence.

La rentrée de la cour et la distribution des prix du collège malabar de la mission étaient deux de ces rares occasions que je ne laissai point échapper. Il m’est resté de ces solennités des impressions que j’ai précieusement gardées et qui m’ont donné, sur l’histoire et sur l’ethnographie des peuples de l’Inde, des notions que je n’aurais pu acquérir que par des études continues et par un séjour prolongé.

Je dois à la vérité d’ajouter que l’obligeance de M. le procureur général Ristelhueber a donné à mes souvenirs une incontestable autorité, et que j’ai eu recours à la mémoire de l’éminent jurisconsulte chaque fois qu’un doute s’est présenté à mon esprit en matière de législation hindoue.

CHAPITRE XLIII

LA LÉGISLATION DE MANOU


C’est de l’extrême Orient, a-t-on dit, que nous vient la lumière. À ne considérer que superficiellement les énormités qui se produisent dans les pays du soleil, les préjugés des castes diverses, le fanatisme absolu qui a résisté aux efforts du temps, au mélange des races et au contact d’une immigration plusieurs fois renouvelée, on ne croirait pas qu’il en pût être ainsi.

Rien n’est plus vrai, cependant. Cette vérité ressort jusqu’à l’évidence des travaux des magistrats qui, depuis trente ans, se sont succédé dans le poste éminent de chef de la justice dans l’Inde. Appelés à prononcer, chaque année, le discours de rentrée connu sous le nom de Mercuriale, ils ont été naturellement amenés à approfondir, dans ses origines et dans sa philosophie, la législation hindoue, dont l’étude et l’application sont obligatoires pour les magistrats français.

La cour et les tribunaux reprennent leurs travaux au mois de mars. La rentrée s’accomplit avec une grande pompe, dans un vaste édifice situé au bord de la mer, sur la limite du cours Chabrol. Le gouverneur y assiste avec son état-major et l’élite des fonctionnaires. La population indigène, dans ses habits de gala, se presse à ces solennités de la justice.

C’est dans une de ces cérémonies qu’en écoutant le procureur général, qui avait pris pour texte de son discours le livre de Manou, j’ai pu comprendre tout ce que notre civilisation européenne doit à celle de l’Asie.

Lorsque la Grèce et Rome s’organisaient, les sages, ces grands citoyens à qui incombait la mission de fixer par des principes les destinées de leur pays, allèrent partout cherchant les traditions du passé, cette sagesse accumulée par les siècles. Ils fouillèrent surtout l’Égypte et l’Inde, et en revinrent chargés d’une abondante moisson.

Les lois des Douze Tables, résume concret de la législation primitive de Rome, qui, gravé sur l’airain et précieusement gardé au Forum, survécut à tous les bouleversements et ne disparut de la grande cité qu’emporté par l’invasion des barbares, portaient en plus d’un endroit la trace de cette origine et de ces nombreux emprunts.

Manou vivait douze cents ans environ avant l’ère chrétienne. Son livre, dont un éloquent orateur nous faisait passer sous les yeux les textes les plus saillants, fut pour moi un sujet d’étonnement profond et une véritable révélation. Quelle fermeté dans les principes ! Quelle logique dans les déductions ! Quelle haute et irrécusable sagesse !

De chaque citation sortaient de singulières analogies avec les lois et les institutions, de notre vieille Europe. Certains textes me frappèrent au point que je ne résistai pas à l’envie de les recueillir. Peu de personnes, même parmi les plus érudits, les connaissent en France. À moins d’être un savant indianiste, qui s’occupe de remonter le cours des âges pour extraire d’un fouillis de documents la quintessence d’une morale et d’une législation spéciales ?

Le livre de Manou se composait primitivement de cent mille versets ou slocas, nombre qui, par suite de retranchements et de remaniements successifs, fut réduit à quatre mille. Ainsi que le Koran, son code est une sorte d’Évangile comprenant tout ce qui touche à la vie sociale, à la conduite civile ou religieuse de l’homme.

Il est l’interprétation la plus fidèle et la plus pure des Védas, livres sacrés de l’Inde, dont la connaissance n’a été que très-imparfaitement acquise aux investigations du dehors et, du reste, superficiellement révélée.

Manou pose, comme base de l’édifice social, cet axiome qui a été, mais dans une certaine mesure seulement, à l’usage des gouvernements, autocratiques de l’Europe :

« Toute justice émane du roi. » Dans Manou, la justice, c’est la toute-puissance ; c’est le roi.

Qu’il lance les foudres vengeresses ou qu’il le fasse assister aux tranquilles débats d’un procès civil, le législateur représente le monarque assis ou debout, modeste dans ses habits et dans ses ornements, humble de maintien, entouré de brahmanes et de conseillers expérimentés, et rendant la justice, appuyé sur la loi éternelle.

Mes lecteurs verront peut-être avec intérêt quelques-uns de ces préceptes pleins de force et d’énergie, bien qu’ils soient consacrés à imposer aux peuples une soumission aveugle aux volontés du prince et à assurer à celui-ci un droit absolu de vie et de mort sur ses sujets ou plutôt sur ses esclaves.

En tenant compte du temps où s’est produit le livre de Manou, des mœurs et du fétichisme des adeptes, on sera forcé d’admettre, une fois, le principe d’autorité accepté, qu’il n’a jamais été plus éloquemment ni plus poétiquement proclamé.

On lit au livre VII :

Sloca 3. — Ce monde privé de rois, étant de tous côtés bouleversé par la crainte, pour la conservation de tous les êtres, le Seigneur créa un roi.

Sloca 6. — De même que le soleil, le roi brûle les yeux et les cœurs, et personne sur la terre ne peut le regarder en face.

Sloca 7. — Il est le feu, le vent, le soleil, le génie qui préside à la lune, le roi de la justice, le dieu des richesses, le dieu des eaux et le souverain du firmament par sa puissance.

Sloca 8. — On ne doit point mépriser un monarque, même encore dans l’enfance, en se disant : c’est un simple mortel, car c’est une grande divinité qui réside sous cette forme humaine.

Sloca 14. — Pour aider le roi dans ses fonctions, le Seigneur produisit, dès le principe, le génie du châtiment, protecteur de tous les êtres, exécuteur de la justice, son propre fils, dont l’essence est toute divine.

Sloca 15. — C’est la crainte du châtiment qui permet à toutes les créatures mobiles et immobiles de jouir de ce qui leur est propre et qui les empêche de s’écarter de leurs devoirs.

Sloca 16. — Après avoir bien considéré le lieu et le temps, les moyens de punir et les préceptes de la loi, le roi inflige le châtiment avec justice à ceux qui se livrent à l’iniquité.

Sloca 17. — Le châtiment est un roi plein d’énergie. C’est un administrateur habile ; c’est un sage dispensateur de la loi. Il est reconnu comme le garant de l’accomplissement du devoir des quatre ordres.

Sloca 18. — Le châtiment gouverne le genre humain ; le châtiment le protège, le châtiment veille pendant que tout dort ; le châtiment c’est la justice, disent les sages.

Le livre de Manou consacre aussi le principe de la délégation. Le roi, quand il ne jugeait pas lui-même, pouvait charger un brahmine instruit du soin de remplir son office. Le législateur montre une remarquable sollicitude pour le choix de ces délégués.

« Que le prince, dit-il au sloca xx, du chapitre VIII, choisisse, si telle est sa volonté, comme interprète de la loi, un homme de la classe sacerdotale qui n’en remplit pas les devoirs et qui ait d’autres recommandations que sa naissance, ou, à défaut de brahmine, un schatria ou un wayssia, mais jamais un homme de la classe servile. »

Manou pensait sans doute, comme plus tard le divin Homère, que l’homme plongé dans l’esclavage ou réduit à la domesticité perd la moitié de sa vertu.

Certes ces préceptes, qui tendent à courber toutes les têtes devant une seule, ne sont plus de notre époque ; nous aimons la liberté parce que nous la croyons compatible avec le respect de l’autorité et qu’elle est l’essence de la dignité humaine ; mais le législateur indien s’adressait à des races primitives, crédules autant que barbares ; il avait à créer une société et une civilisation, et il avait compris qu’il n’atteindrait pas le but s’il ne frappait les masses d’une salutaire terreur.

Là où éclatent la haute pensée et la prudente morale du législateur indien, c’est dans les devoirs qu’il trace aux juges et dans les préceptes qui doivent leur servir de règle de conduite. On retrouve dans ses prescriptions la poésie naïve et forte à la fois des premiers âges. Ici les préceptes sont plus acceptables. Empruntons en quelques-unes au livre que Manou leur consacre :

Sloca 12. — Lorsque la justice, blessée par l’injustice, se présente devant la cour et que les juges ne lui retirent pas le dard, ils en sont eux-mêmes blessés.

Sloca 17. — La justice est le seul ami qui accompagne les hommes après le trépas, car toute autre affection est soumise à la même destruction que le corps.

Sloca 18. — Un quart de l’injustice d’un jugement retombe sur celui des deux contestant qui en est cause, un quart sur le faux témoin, un quart sur tous les juges, un quart sur le roi.

Sloca 19. — Lorsque le coupable est condamné, le roi est innocent, les juges sont exempts de blâme, et la faute revient à celui qui l’a commise.

Sloca 28. — Que le roi ou le juge nommé par lui découvre ce qui se passe dans l’esprit des hommes par le son de leur voix, la couleur de leur visage, leur maintien, l’état de leur corps, leurs regards et leurs gestes.

Sloca 31. — Le témoin qui dit la vérité en faisant sa déposition parvient aux séjours suprêmes et obtient dans ce monde la plus haute renommée. Sa parole est honorée de Brahma.

Sloca 84. — L’âme (atmâ) est son propre témoin, l’âme est son propre asile. Ne méprisez jamais votre âme, ce témoin par excellence des hommes.

Sloca 85. — Les méchants se disent : personne ne nous voit, mais les dieux les regardent de même que l’esprit (pouroucha) qui siège en eux.

Sloca 86. — Les divinités gardiennes du ciel, de la terre, des eaux, du cœur humain, de la lune, du soleil, du feu, des enfers, des vents, de la nuit, des deux crépuscules et de la justice, connaissent les actions de tous les êtres animés.

Sloca 91. — Ô digne homme ! tandis que tu te dis : je suis seul avec moi-même, dans ton cœur réside sans cesse cet esprit suprême, observateur attentif et silencieux de tout le bien et de tout le mal.

Sloca 92. — Cet esprit qui siège dans ton cœur, c’est un juge sévère, un punisseur inflexible, c’est un Dieu ! Si tu n’as jamais eu discorde avec lui, ne va pas en pèlerinage à la rivière de Ganga ni dans les plaines de Courou.

Je borne là mes citations ; aller plus loin serait abuser de la bienveillance de mes lecteurs. Elles doivent suffire pour justifier à leurs yeux l’intensité des impressions que j’emportai de cet exposé d’une législation qui a pour elle la concision et la clarté et qui, malgré les siècles et l’expansion des lumières, est encore la règle inflexible d’innombrables populations.

Il y a, dans ces textes si caractéristiques, une vérité éternelle, qu’on ne saurait méconnaître et à laquelle ont rendu hommage tous ceux qui ont eu pour mission d’approfondir l’œuvre de Manou et d’en coordonner les éléments avec ceux de la législation européenne. Ces éléments constituent encore aujourd’hui le code que les magistrats français et anglais appliquent dans la répartition de la justice aux natifs ou dans les procès entre natifs et Européens.

CHAPITRE XLIV

LE COLLÈGE MALABAR


Ce n’est pas seulement sous le rapport de la législation et de la sociabilité que l’Orient fut le grand initiateur de l’occident.

Les déshérités de la foi, ceux qui n’admettent ni la révélation, ni l’Évangile, ni les livres saints, se sont évertués à rechercher de quelle source avaient pu sortir les admirables doctrines du christianisme. Ils ont trouvé cette source dans l’Inde : c’est de là, en effet, qu’est venu le souffle puissant qui dissipa les ténèbres de la barbarie.

D’après eux, Jésus de Nazareth, que Renan appelle un homme exquis, apparaît pour la dernière fois en Judée, à l’âge de douze ou treize ans, enseignant les docteurs au milieu du temple. Puis une éclipse se fait dans cette vie précieuse qui vient finir sur le Golgotha d’où elle illumine le monde du rayonnement de la croix ! Qu’était devenu l’homme-Dieu jusqu’à l’âge de trente-trois ans ? Il avait voyagé : l’Inde l’avait vu se pénétrant des sublimes doctrines du bouddhisme, étudiant les lois politiques et religieuses de l’extrême Orient, comme il avait étudié, en Égypte et en Judée, les livres sacrés, et prenant à chacun de ces codes ce qui lui paraissait le mieux convenir à l’œuvre de l’émancipation de l’humanité.

J’avais pour ami un jeune prêtre plein d’une sainte ardeur, apôtre convaincu, prêt au martyre. Il était membre de la Mission de Pondichéry. Nos longues causeries abordaient souvent les sujets religieux. Que de fois, dans ses épanchements, il m’exprima les anxieuses préoccupations qu’éveillaient en lui les étranges similitudes que présentaient dans leur ensemble et même dans les détails du culte, la religion du Christ et celle de Sakia-Mouny ! Je faisais de mon mieux pour calmer ces terreurs dont sa robuste foi n’était pourtant pas ébranlée.

Ce n’était donc pas sans un certain orgueil que, sortant de l’audience de la cour comme de mes entretiens avec le missionnaire, je foulais cette terre féconde qui avait été la mère nourricière et intellectuelle de notre continent.

J’ai cité la Mission ; mais je n’ai pas eu le temps de dire tout ce que cette institution représente de services rendus chaque jour avec une modestie qui double le prix de ces services. Là seulement le pardon des injures est une vérité, l’abnégation un devoir constamment pratiqué et le sacrifice une des conditions de l’état : aussi que d’œuvres généreuses, de dévouements obscurs et de véritable esprit de charité !

Le missionnaire qui arrive de France est envoyé dans l’intérieur peu de temps après son débarquement. Il part, revêtu de la robe blanche, portant toute sa barbe et n’ayant, pour suffire à ses besoins, qu’un misérable viatique que dédaignerait le plus humble de nos desservants. Perdu parmi les populations indiennes, il passe par les plus rudes épreuves, se familiarise avec les idiomes du pays, et, sans faire de propagande bien fructueuse, conquiert bientôt l’estime et la considération qui s’attachent partout aux hommes de renoncement et de sacrifice.

Je me rendais souvent au siège de la Mission et ne manquais jamais d’aller présenter mes respects au digne prélat qui la dirigeait alors, Mgr Clément Bonnand, évêque de Drusipare, dont le diocèse embrassait une immense superficie de territoire, et qui, malgré l’âge et les fatigues d’un long apostolat dans l’Inde, ne reculait devant aucun des devoirs de son pénible ministère.

La Mission avait aussi ses fêtes, ses réunions solennelles, auxquelles je me rendais avec empressement, accompagnant l’amiral et les chefs d’administration.

Situé dans la ville noire, où l’espace n’est pas limité, l’établissement occupe une très-grande surface de terrain. Il est adossé à une très-belle église, surmontée d’un dôme, œuvre d’un missionnaire doué du génie de l’architecture.

Chaque année, la distribution des prix du collège malabar s’y faisait avec le plus de solennité possible. Obéissant à un esprit de libéralisme peu ordinaire dans les institutions religieuses, le collège de la Mission ouvrait ses portes à tous les enfants natifs, sans distinction de race ou de religion. Le parsis y coudoyait le chrétien, le sectateur de Brahma s’asseyait sur les bancs à côté de l’israélite, et le mahométan fraternisait avec toutes les écoles du protestantisme.

Les missionnaires apportent dans l’accomplissement de leur œuvre une tolérance et une charité qu’on peut louer sans réserve parce qu’elle est excessivement rare. Est-ce l’habitude de se trouver en contact avec des gens qui professent les religions les plus diverses qui impose cette tolérance à nos prêtres en Orient ? Je ne saurais le dire, mais je constate une vérité indéniable.

Des dangers incessants, une vie un peu vagabonde à travers des pays inconnus, hospitaliers souvent, mais où il est difficile d’aborder quelquefois, l’incertitude du lendemain, en exigeant des missionnaires une grande énergie et une rare sagacité, les rapprochent davantage des populations. Ce ne sont plus des ministres vivant à l’écart des autres individus, ce sont des hommes comme tous les citoyens, qui apprennent à ménager les faiblesses humaines et cherchent à les convaincre sans les violenter ni les menacer.

Les jeunes élèves, réunis sous nos yeux, dans les distributions des prix du collège malabar, présentaient les types les plus variés. L’amiral s’était beaucoup occupé d’ethnographie. Pendant deux ans, il avait vécu, au milieu des ruines de Thèbes, dans l’intimité la plus étroite avec Champollion. Chargé de transporter en France l’obélisque de Louqsor, il s’était pénétré de la science des hiéroglyphes.

Le groupe d’enfants qu’il avait sous les yeux réveilla ses vieux souvenirs. Il était vivement frappé des traits et du caractère de ces physionomies juvéniles.

— Regardez cet enfant, me disait-il, c’est un Rhamsès. Regardez attentivement cet autre, c’est un Sésostris. Je les ai vus certainement esquissés sur les monuments de Thèbes.

La ressemblance lui semblait tellement saisissante qu’il en arrivait à résoudre une question fort controversée de l’histoire des peuples de l’extrême Orient : l’Inde avait-elle conquis l’Égypte ou l’Égypte avait-elle conquis l’Inde ?

Ces types primitifs, gravés sur la pierre en traits ineffaçables, ne se retrouvent plus parmi les races égyptiennes elles-mêmes. Ils revivent, au Dekkan, dans toute leur pureté. Donc le lieu d’origine était l’Inde : c’est de là qu’étaient sortis les conquérants et la conquête.

CHAPITRE XLV

UNE EXCURSION AUX NELGHÉRIES


Entre l’Indus et le Gange, fleuves immenses qui, dans leurs bras écartés, enserrent la péninsule dans sa plus grande largeur ; de la cime extrême du Thibet à la pointe du cap Comorin, mesure de sa plus grande longueur, il n’existe qu’une contrée, une seule, où la température s’abaisse presque au niveau de celle de l’Europe méridionale. Cette contrée s’étend vers le sud-ouest, adossée à l’un des versants des Ghattes.

Elle occupe une vaste étendue de territoire parallèle à la cote du Malabar ; les Ghattes marquent sa limite occidentale, et, en s’allongeant vers l’est, du côté de Madras et Pondichéry, les montagnes qui se relient à cette chaîne forment une succession de vallées entourées d’arbres, les unes ne contenant que quelques villages, comme la vallée de Gourg ; d’autres, circonscrivant des royaumes entiers.

L’ancien empire d’Haïder-Aly et de Tippoo-Saïb, le Mysore, est enfermé dans un cercle de hautes montagnes boisées, arrosé par plusieurs bras du Cavery et fermé au sud par les Nelghéries, dont les hauteurs sont aujourd’hui couvertes de maisons de plaisance. Chose étrange et rare dans l’Inde, plusieurs de ces maisons ont des cheminées.

Ainsi, sous une zone torride, alors que la chaleur est souvent intolérable à quelques lieues de là, on se chauffe, comme en France, pendant toute une saison de l’année, et il peut arriver qu’on ait froid à peu de distance de l’équateur. Il est probable qu’on gèlerait si l’on atteignait la cime du Dodabet, la plus haute montagne des Nelghéries, placée à 2,600 mètres au-dessus du niveau de la mer.

C’est dans les vallées de Gourg que prend sa source le Cavery, qui est, pour les natifs, le fleuve sacré du Sud, comme le Gange est le fleuve sacré du Nord. Les flancs des montagnes sont couverts de forêts vierges qui donnent aux paysages une majestueuse beauté. Cependant, si pittoresques qu’ils soient, les paysages des Ghattes sont loin de l’être autant que ceux que les Nelghéries ou montagnes Bleues entourent d’une ceinture imposante.

L’aspect du cirque des Nelghéries n’a de comparable que la vue de certains sites des Pyrénées et des Alpes. Sur les pentes ornées d’une éternelle verdure, la brise fraîche et embaumée se joue au milieu de vastes parterres de fleurs. Les jardins se retrouvent partout, tantôt dans le fond des vallées où les fleurs boivent les eaux du fleuve sacré, tantôt épanouis entre des troncs d’arbres séculaires ou sur des terrasses comme les jardins suspendus de Babylone.

Le pèlerinage des Nelghéries est, pour les riches habitants de Madras, de Pondichéry ou de la ville anglaise de Trichenapoly, un rendez-vous de villégiature. Ils vont s’y retremper chaque année pendant les mois de juillet et d’août, à l’époque des plus fortes chaleurs, des fatigues des dix autres mois, et le repos qu’ils trouvent dans ce cercle de fleurs, sous une température relativement fraîche, est véritablement réparateur.

Quant aux habitants de la côte du Malabar, ils ne dépassent pas ordinairement la chaîne des Ghattes, qui atteignent une hauteur de 700 mètres ; les plus hardis poussent jusque dans la vallée de Gourg. Je dis les plus hardis, car, pour franchir les montagnes, il faut qu’ils comptent avec la population de forêts à peine explorées, composée de tigres, de léopards, de singes à longue queue et de reptiles de toute espèce.

Le moyen de locomotion le plus commode pour se rendre de la côte de Coromandel aux contre-forts des Nelghéries est tout à fait primitif. C’est la charrette à bœufs des anciens rois fainéants. On va lentement, sans doute ; mais on se fatigue moins que par tout autre moyen. On ne marche que la nuit et l’on campe pendant toute la journée, attendant, pour se remettre en route, que le soleil ait disparu de l’horizon.

Une nuit du commencement de juillet 1853, je commençai cet agréable voyage, suivi de toute ma maison, le dobachi en tête, à l’aide de deux charrettes traînées par de magnifiques paires de bœufs. J’emportais tout avec moi, les provisions et les ustensiles de cuisine ; car je savais que je ne trouverais rien sur ma route, si ce n’est du pain à trois ou quatre stations déterminées.

Dans l’Inde, les étapes sont d’environ cinq lieues. Aucun industriel n’ayant songé à fonder un hôtel à chaque étape, on se contente de l’hospitalité à la manière indienne, c’est-à-dire qu’on accepte tel qu’il est l’abri que vous offre, non pas le hasard, mais une touchante coutume dont l’origine se perd dans la nuit des temps et que la tradition a perpétuée jusqu’à nous.

À travers l’immense péninsule, dans quelque direction qu’il marche, le voyageur rencontre à chaque étape une maison élevée à son intention. Les Anglais ont décoré ces sortes de caravansérails du nom de bengalow ; les Indiens les appellent chaudries. Depuis deux siècles environ, non loin de l’asile ouvert aux natifs, il y a la maison destinée aux Européens.

Les anciens princes de l’Inde tenaient honneur d’offrir aux voyageurs des lieux de repos dans leurs royaumes où les routes étaient à peine tracées et où les distances sont considérables. De là, l’édification de ces bengalow ou chaudries, à cinq lieues l’un de l’autre, ouverts à tout venant pendant trois jours, sans que l’hôte hébergé soit tenu de payer une rémunération quelconque, si ce n’est un pourboire au gardien de l’asile.

Mais, si l’hospitalité est gratuite, ou n’y trouve absolument que de l’eau pour faire cuire les aliments et pour les soins de la propreté, et le bois pour allumer les fourneaux. Il faut donc apporter avec soi les vivres dont on a besoin, le vin et tous les condiments nécessaires à la cuisine. Il est vrai que c’est beaucoup déjà que de trouver, en arrivant au bout de l’étape, une maison contenant plusieurs chambres meublées de tables, de couchettes et de sièges en rotin, une pompe à eau et un office pour la préparation des repas.

Un voyageur, qui a publié récemment un livre sur l’Inde, écrit que le prix du séjour dans les bengalow est de 2 fr. 50 par jour. Je déclare, moi qui ai fait d’assez nombreuses excursions dans l’intérieur, que ce prix ne devient obligatoire qu’après trois jours pleins de résidence, et que les règlements qui régissent la matière déterminent formellement la gratuité de l’hospitalité. Cette mesure, généreuse et prévoyante à la fois, a fait une œuvre de haute charité de l’établissement des chaudries par les princes indigènes, à laquelle se sont associés plus tard les Européens qui ont occupé le pays après eux.

Cependant les Anglais, chez lesquels la passion de diviser l’humanité en catégories est indélébile, ont appliqué au fonctionnement des bengalow le grand principe qui règle leur administration civile et militaire dans l’Inde. Ils ont fait deux classes divisées en convenient and inconvenient service.

Les Français, eux, se sont bornés à prescrire l’hospitalité sans restriction et sans distinction ; mais nos formalistes voisins ne l’ont pas entendu ainsi ; l’orgueil britannique, plus intraitable mille fois que la morgue espagnole, n’y aurait pas trouvé son compte.

Sur le territoire anglais, il est de règle inflexible que le premier occupant d’un bengalow, s’il appartient à l’inconvenient service, doit décamper à l’arrivée d’un gentleman. Ces déménagements forcés sont fort communs par la raison que l’inconvenient service comprend tous les employés de sang mêlé, quel que soit leur grade.

Un de mes amis m’a raconté à ce sujet une aventure qui lui arriva à lui-même, et que, en sa qualité de Français, il tenait pour humiliante. Arrivant un jour à une station anglo-indienne, il trouva toutes les pièces du bengalow occupées par une famille assez nombreuse, femme, mari, fils et trois filles charmantes.

Dès qu’on le vit descendre de son palanquin, tout ce monde plia bagage et se mit en train de déménager. La famille s’en alla camper dans un champ voisin. Désolé de voir à la belle étoile toutes ces personnes à l’apparence très-distinguée, mon ami se rendit en personne au campement et épuisa les plus vives instances auprès du chef de la famille pour le décider à reprendre possession du bengalow.

On le remercia beaucoup de sa galanterie, dont les jeunes belles filles se montrèrent touchées jusqu’aux larmes ; on l’assura d’une éternelle reconnaissance, mais aucune supplication ne put vaincre la résistance de ces pauvres gens qui, possédant une grande fortune, et ayant reçu une éducation distinguée, devaient horriblement souffrir d’une humiliation prescrite par la loi.

Ne voulant pas prolonger la situation, mon ami adopta le seul moyen capable de décider cette honorable famille à reprendre possession du bengalow. Il fit recharger ses colis, remonta dans son palanquin, et, sans prendre le temps de se reposer, il se remit en route vers un autre asile. J’ai tenu à esquisser ce trait des mœurs anglaises, mœurs caractéristiques que ne saurait admettre l’esprit français, chevaleresque de sa nature, mais profondément égalitaire. Ces traits, si inexplicables qu’ils paraissent de la part de gens amoureux de la liberté, ne sont que trop réels cependant, et on les retrouve, à la fin du XIXe siècle, dans tous les événements gros ou petits de la vie publique et privée en Angleterre.

Mes lecteurs voudront bien me pardonner cette courte digression. Je reprends maintenant le cours de mon voyage.

À peine arrivé au bengalow, je descendais de ma voiture à bœufs ; j’entrais dans la maison, précédé du gardien qui me donnait toutes les indications utiles, tandis que mon cuisinier prenait possession des fourneaux, que mes ayas se jetaient sur les couchettes, et que mon dobachi, brochant sur le tout, allait et venait, stimulant les hommes de peine qui débarquaient le matériel et les approvisionnements, gourmandant celui-ci, encourageant celui-là, donnant ses ordres à tous comme un général d’armée la veille d’une affaire.

Le hasard détermine souvent, dans les bengalow, des rencontres étranges, des aventures et des relations utiles ou agréables. Des mariages s’y sont préparés d’une façon tout à fait inattendue ; des intrigues s’y sont nouées. Pour ma part, j’ai conservé un excellent souvenir de ces maisons de passage. L’usage est généralement adopté par les Européens, et surtout par les Français, de mêler leurs provisions à celles de leurs compatriotes qui arrivent en même temps qu’eux à l’étape ou qui débarquent quand ils y sont déjà installés, et de transformer leurs repas solitaires en pique-nique.

Un matin, de très-bonne heure, ma caravane atteignit le bengalow au moment où une jeune dame, d’une tournure distinguée, descendait de son palanquin sur le perron. Mon premier soin fut de mander Antou pour lui donner l’ordre de s’aboucher avec le dobachi de la voyageuse, de savoir quelle était cette personne, de lui faire remettre ma carte en demandant l’autorisation de lui présenter mes respects.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’Antou vint me dire que la voyageuse était lady G…, femme d’un général de l’armée de la Compagnie, qui venait de Madras et allait passer un mois aux Nelghéries.

— Cette dame, ajouta mon dobachi, sera heureuse de vous recevoir, dès qu’elle aura terminé sa toilette, car elle est d’origine française, et la visite d’un compatriote lui sera très-agréable.

Je fis, à mon tour, un bout de toilette, puis, lorsque je jugeai le moment venu, je fus introduit dans la chambre de lady G…. Je trouvai en elle une femme charmante, qui m’accabla de questions sur Pondichéry et sur les principales familles qui y étaient établies.

— Ne condamnez pas trop ma curiosité, me dit-elle, et surtout excusez mon indiscrétion, elles sont bien naturelles : Pondichéry est ma ville natale ; j’y ai été élevée et j’y ai passe toute ma jeunesse !

— J’aurais dû m’en douter, Madame, car vous paraissez connaître toute la colonie européenne qui l’habite.

— Certes, en devenant Anglaise par mon mariage, je n’ai pas cessé d’être Française par le cœur. J’entretiens une très-active correspondance avec mes amis de Pondichéry ; j’ai gardé d’eux le meilleur souvenir ; de leur côté, chaque jour me prouve qu’ils n’ont point oublié leur amie Sarah, la petite-fille de M. de Touffreville, l’un des bons gouverneurs de notre chère colonie.

— Quoi ! vous êtes de la famille de Touffreville ? lui dis-je. Votre parenté avec le digne colonel qui gouvernait Pondichéry en 1793 est un titre de plus à l’affection de tous vos compatriotes.

— Nous avons beaucoup à causer, ajouta-t-elle gracieusement : il me serait donc très-agréable de reprendre cette conversation à l’heure du repas.

— Je suis à vos ordres, Madame, et si vous voulez bien m’autoriser à partager votre dîner en vous offrant le mien, nos cuisiniers et nos dobachis s’entendront bien vite pour le service.

Quelques heures plus tard, nous nous assîmes à la même table, lady G… et moi, et je passai l’une des plus agréables soirées de mon séjour dans l’Inde. Elle ne fut interrompue que par le signal du départ.

Ma charmante commensale, allant en palanquin plus vite que moi avec ma lourde voiture, je lui laissai prendre les devants. Je la retrouvai, deux jours après, aux Nelghéries, dans une adorable villa enfouie sous les fleurs. Je la rencontrai plus tard à Paris ; elle me présenta au général G…, qui me fit un fort aimable accueil, et je devins l’un des commensaux de leur maison, qui était très-recherchée à cause de l’usage intelligent que ses propriétaires firent de leur fortune et de la grâce incomparable qui présidait à leurs réceptions.

CHAPITRE XLVI

LE MYSORE


À part le cercle dans lequel les touristes anglais ont circonscrit leurs villas, les paysages du Mysore semblent être revenus à l’état sauvage depuis que le dernier sultan se fit bravement tuer sur les remparts de sa capitale en défendant le dernier boulevard de l’indépendance de l’Inde.

Les derniers grands souvenirs de l’Inde des rajahs se rattachent aux noms historiques du sultan Haïder-Aly et de son fils Tippoo-Saïb, auquel est resté le surnom de Bahadour (le Brave).

Haïder-Aly était le lieutenant du rajah de Mysore. Il battit tous ses ennemis, détruisit les armées mahrattes, puis, devenu ministre, se révolta contre son maître, en 1761, et se proclama sultan du Mysore. C’était un homme de génie auquel les Français facilitèrent la conquête des côtes du Malabar et des îles Maldives et que les indigènes servirent avec dévouement parce qu’il était brave, entreprenant, apte à organiser et à gouverner un vaste empire, et qu’ils le tenaient, sur sa parole, pour un descendant direct du prophète.

Son fils Tippoo-Saïb lui ressemblait sous tous les rapports. Vainqueur des Anglais à Mangalore, à Bednor et ailleurs, il signa la paix en 1784 ; dès 1787, il sollicita l’alliance de la France. Ayant envahi le Tranvacore, il fut attaqué en même temps par les Anglais commandés par les lords Cornwallis et Abercromby, par le sultan du Nizam et par les Mahrattes, vaincus par son prédécesseur.

Dans cette lutte disproportionnée, Tippoo-Saïb devait succomber ; il succomba et paya sa défaite de la moitié de ses États et d’une indemnité de guerre de 75 millions de francs. Quelques années plus tard, il entama des négociations avec le général Bonaparte alors en Égypte. De peur de le voir secouru, les armées anglaises, aux ordres des lords Harris et Stuart, reprirent les hostilités contre ce redoutable adversaire qui chercha et trouva une mort digne de lui dans le dernier assaut donné à sa résidence.

Autour de Seringapatam, témoin de la gloire et de la munificence de l’héroïque Tippoo-Saïb et du célèbre Haïder-Aly, dans les environs de la ville de Mysore, si riche autrefois, les ruines peuplent seules ce pays fécond en souvenirs. Les sites sont toujours superbes, mais les arbustes, abandonnés à eux-mêmes, ont tapissé les grands arbres de leurs lianes entrelacées, les forêts sont devenues inextricables, et, dans les cités désormais silencieuses, les maisons se sont effondrées pierre à pierre sur le sol désert.

Je ne raconterai point en détail mon excursion de Pondichéry au Mysore. Elle se fit à petites journées, et j’allai, nonchalamment étendu dans ma charrette traînée par des bœufs au pas tranquille et lent, m’arrêtant à chaque étape réglementaire, poussant de ça et de là des pointes dans le pays selon que la disposition du paysage me promettait, au bout de quelques centaines de pas, un site original ou imprévu. Aucun incident autre que celui de ma rencontre avec lady G… ne marqua mon voyage.

Je traversai parfois des amas de ruines, de grandes flaques d’eaux stagnantes dont les émanations ont fait pénétrer la malaria au milieu de ces contrées enchantées. Mais lorsque je découvris du haut d’une montagne le cirque dans lequel s’étaient groupées les maisons de plaisance européennes, entourées de fleurs aux parfums variés, encadrées pour ainsi dire dans un fond de verdure luxuriante, je restai muet d’admiration et je ne trouvai pas un mot pour l’exprimer.

L’églantier, le jasmin, le chèvrefeuille, toutes les plantes de la vieille Europe étalaient sous un ciel clément leurs feuillages dentelés ; ma voiture roulait sur un sol parsemé de violettes ; les cactus et les arbustes des tropiques s’épanouissaient sur de larges terrasses, et, dans la plaine admirablement préparée par la nature, la main de l’homme avait planté la vigne et le pêcher à côté du cocotier et de la pamplemousse. Les végétaux et les céréales de l’occident croissaient pêle-mêle avec ceux de l’extrême Orient.

Au moment où je cherchais du regard, à travers les massifs épais, le chalet au seuil duquel s’arrêterait mon paisible équipage, le dobachi de lady G… se trouva devant moi. Il s’inclina avec un profond respect et, me tendant une clef :

— Milady a pensé à vous, me dit-il ; elle vous prie d’accepter l’hospitalité de sa villa.

— Mais elle ? demandai-je.

— Elle a trouvé ici une dame de ses amies qui lui a offert de partager sa maison de plaisance, et elle m’a ordonné de veiller à votre arrivée et de vous prévenir que vous pouviez disposer de la sienne.

Je chargeai le fidèle serviteur de transmettre à sa maîtresse l’expression de ma vive gratitude, et je me laissai conduire sans façon dans l’une des plus jolies oasis de ce ravissant pays.

Il est à peine besoin d’ajouter que j’allai moi-même offrir mes remerciements à mon hôtesse, et que sa société et celle de son amie, femme d’un juge de la présidence de Bombay, donnèrent un charme tout particulier au mois de vacances que je passai au pied des Nelghéries.

Des entretiens suivis avec deux femmes du monde, joignant à beaucoup d’esprit une excellente éducation et la pratique des voyages, font passer le temps sans même qu’on s’en aperçoive. C’est précisément ce qui m’arriva, si bien que, lorsque j’atteignis le terme de mon congé, il me sembla qu’il venait à peine de commencer.

J’ai remarqué que la population indienne de ces districts est à peu près uniquement composée de fermiers et de jardiniers qui donnent, par leur exactitude et leur empressement à rendre fertile cette terre privilégiée, un démenti formel à la réputation de paresse de leur race. Cette réputation est méritée, d’ailleurs, pour les indigènes de l’Inde ; mais sur le territoire du Mysore, en raison de l’abaissement de la température, de la distinction sensible des saisons, le travail est facile, et ceux qui s’y livrent trouvent dans la récolte une large rémunération de leur peine.

Cependant, si grand que fut le plaisir que j’éprouvai dans la conversation de mes voisines, je devais à ma situation, en quelque sorte officielle, de pousser plus loin mes investigations, et je fis, tantôt à cheval, tantôt à pied, des excursions dans le but de me familiariser avec ce côté de la presqu’île.

Je poussai un jour jusqu’à la côte de Malabar afin de visiter notre petit comptoir de Mahé, ville française que plus de cent lieues séparent de Pondichéry et aux destinées de laquelle préside un chef de service muni de pouvoirs par le gouverneur, et qui entretient avec le chef-lieu une correspondance régulière. La ville de Mahé est bâtie sur la rive gauche de la rivière qui porte son nom et que les bateaux à faible tirant d’eau remontent aisément jusqu’à une certaine distance.

Comme dans le reste de l’Inde, une barre formée par des rochers ferme l’accès de la rivière, et il est impossible de franchir cette barre à marée basse. Le commerce est d’ailleurs peu important dans le district de Mahé, qui ne comprend pas tout à fait six mille hectares et ne compte guère que quinze blancs sur une population de sept mille habitants environ.

Le climat est salubre et beaucoup plus tempéré que celui de nos autres établissements. Ainsi le thermomètre dépasse rarement 30 degrés et descend souvent à 22. Quoique des inondations artificielles y permettent la culture du riz, le sol inondé ne dégage aucune influence méphitique, l’atmosphère étant balayée incessamment par de grands vents ; la mauvaise saison ne se prolonge pas au delà de trois mois.

On ne pratique guère, à Mahé, qu’une seule industrie, celle du tissage, et elle occupe encore un certain nombre de bras. Cependant, elle a beaucoup diminué d’importance depuis que les Anglais, chez lesquels nos tisserands sont contraints de prendre leurs matières premières, se sont avisés de frapper d’un droit presque prohibitif ces matières à la sortie de leur territoire.

Si le temps ne m’avait fait défaut, j’aurais certainement poussé une pointe à Bombay, la troisième présidence des Indes anglaises. La ville est, dit-on, fort belle, et les îles d’Eléphanta et de la Salcette ménagent au touriste leurs pagodes souterraines si curieuses à voir. J’étais plus vivement sollicité encore par le désir de faire un pèlerinage sur la tombe de Victor Jacquemont, le jeune et illustre savant mort sur cette terre dont il avait surpris tous les secrets.

Il ne m’a pas été permis de satisfaire ma légitime curiosité. Bombay était fort loin de moi ; l’aller et le retour eussent exigé une quinzaine de jours au moins, et il m’était impossible de les leur consacrer. Je me proposais aussi de descendre jusqu’à Cochin et d’aller saluer dans son tombeau Vasco de Gama, qui ouvrit à l’Occident la route des Indes ; mais le moment du retour au Coromandel était venu, et je dus renoncer à mon projet.

Pour regagner le cirque des Nelghéries, il me fallut franchir de nouveau la chaîne des Ghattes inférieures, au-dessous de la vallée de Gourgh. Mes guides et moi, nous gravissions les monts au pas de nos chevaux, avançant lentement et avec une prudence extrême à travers les forêts et surtout armés jusqu’aux dents.

La précaution n’était pas inutile. À chaque instant, nous entendions le bruit que produit le serpent glissant dans les hautes herbes. Là n’est pas le danger pour le voyageur qui veille sur lui-même. En donnant au reptile l’arme terrible du venin, la Providence lui a inspiré la crainte de l’être animé. Les serpents fuient devant l’homme, et le bruit des pas de ce dernier suffit pour faire sauver toute la nichée. À moins donc de mettre le pied sur un reptile lové ou de se trouver en présence d’une femelle pleine, il n’y a rien à redouter.

Mais les tigres et les autres bêtes féroces sont très-communs dans les Ghattes : leurs cris rauques jettent l’épouvante au milieu de ces immensités. En descendant la pente des montagnes Rouges, notre caravane fut subitement attaquée par une famille de léopards qui lui aurait fait un mauvais parti sans la défection inattendue, du gros de la troupe. L’un de mes guides venait de blesser leur chef de file : au bruit de la détonation, les jeunes léopards s’élancèrent dans les bois : la mère détala à leur suite.

Le grand léopard ne fit qu’un bond sur le guide qui l’avait blessé ; j’épaulai mon fusil et je lâchai mes deux coups sur le monstre qui, atteint à la tête par mes balles, tomba lourdement sur le sol. Il essaya bien, en se débattant contre la mort, de saisir les chasseurs ; mais une quatrième balle eut raison de sa résistance ; il se roidit une dernière fois et expira.

Nous laissâmes son cadavre au milieu du chemin, et, en nous éloignant, nous pûmes voir le vol des vautours se rapprocher peu à peu de la terre où gisait notre victime. Il est supposable qu’il ne fallut pas longtemps à la compagnie des oiseaux de proie pour dépecer le redoutable quadrupède. J’avoue que ce petit voyage ne fut exempt ni de soucis ni de peur et que je fus enchanté de me retrouver sain et sauf dans la villa des Nelghéries.

J’y passai deux jours encore dans la société de lady G… et de son amie. Comme j’exprimais devant ces dames le regret de n’avoir pas visité Bombay et les pagodes souterraines d’Eléphanta et de la Salcette :

— Ne regrettez rien, me dirent-elles, nous avons vu ces prétendues merveilles, et elles ne nous ont inspiré qu’un médiocre enthousiasme. Il est étrange, sans doute, qu’on ait creusé d’énormes rochers pour faire de ces cavernes des lieux de prière ou de cérémonies ; cela pouvait exciter une certaine curiosité autrefois, mais aujourd’hui, les piliers de ces temples enfouis dans le sol, les statues des dieux, les colonnes, les symboles taillés dans la pierre tendre s’émiettent de jour en jour, et c’est à peine si l’on peut distinguer dans cet effondrement les naïves compositions des sculpteurs indiens.

— C’est égal, je me promets de faire un jour le voyage de Bombay, pour voir ce qui reste de ces témoignages de la piété brahmanique.

— Vous n’en aurez peut-être pas le temps, ajouta lady G…, encore quelques années et tout aura disparu. D’ailleurs, êtes-vous certain de revenir de ce côté ?

J’affirmai que je n’y manquerais point, ne prévoyant pas alors que je n’avais plus que quelques mois à passer dans l’Inde, et que des événements inattendus me feraient rentrer en France beaucoup plus tôt que je ne l’aurais supposé.

Ces deux jours de repos m’ayant entièrement remis de mes fatigues, je pris congé de mes deux nouvelles amies et, remontant sur ma voiture mérovingienne, j’opérai mon retour à Pondichéry sans encombre et sans incident digne d’être consigné ici.

CHAPITRE XLVII

LES NÉGOCIATIONS


À l’époque où je faisais partie de l’administration de l’Inde française, le gouvernement anglais s’occupait beaucoup des chemins de fer qui devaient mettre en relations directes les grandes villes de la péninsule et qui, d’après leurs prévisions, étaient appelés à assurer leur domination sur ce vaste pays, en leur fournissant le moyen de transporter rapidement leurs forces d’un point à un autre, en rapprochant d’eux les populations par les avantages que procure au commerce, à l’industrie et à la production la facilité des moyens de transit.

J’ai laissé pressentir, dans le cours de ces souvenirs, que les Anglais n’avaient aucune racine sérieuse dans l’Inde. Ils doivent incontestablement l’antipathie des Hindous à la soif de conquêtes de la Compagnie, soif que ses premiers agents ont employé tous les moyens pour satisfaire.

Au moment où le gouvernement britannique a substitué son autorité à celle de la Compagnie, les choses en étaient arrivées au point que l’absorption des royaumes indigènes, obtenue par l’astuce ou par la violence, poussée à l’extrême sans discernement, avait creusé un déficit de plusieurs centaines de millions dans la caisse sociale et sérieusement compromis l’avenir.

Autour de Pondichéry, où les aldées anglaises sont intercalées au milieu des aldées françaises, les termes de comparaison ne manquaient pas entre les deux modes d’administration, mis ainsi face à face. Les Indiens ne trouvaient pas notre domination aussi paternelle que celle de nos voisins leur paraissait exigeante.

La situation se dessina plus nettement encore lorsque l’abaissement de l’impôt foncier sur nos domaines et la reconnaissance de la propriété aux tenanciers eurent provoqué, parmi les habitants de la partie française, le sentiment d’une juste et profonde reconnaissance.

Les agriculteurs de la partie anglaise se plaignirent hautement de n’être pas aussi bien traités que leurs voisins et le conseil de la présidence de Madras ne nous laissa point ignorer que nous avions doublé la difficulté de sa tâche par une générosité, équitable au fond, mais qu’il ne lui était pas permis d’imiter sous peine d’achever la ruine de la royale Compagnie.

De ces récriminations à des propositions ayant pour but de parer aux inconvénients d’une sorte de promiscuité territoriale, il n’y avait qu’un pas ; ce pas fut promptement franchi.

On nous proposa donc diverses combinaisons que nous examinâmes sérieusement et dont l’une au moins aurait pu être acceptée. Je fais allusion ici à un échange de territoire autour de Pondichéry, qui aurait, en écartant de la ville les districts anglais, laissé le territoire français la circonscrire entièrement sans solution de continuité jusqu’à sa limite.

Avoir un domaine compact et qu’on puisse parcourir sans avoir à traverser le domaine d’un voisin plus ou moins commode, est assurément une chose fort désirable. Tout dépend des conditions auxquelles est soumis, par l’une ou l’autre partie, l’échange projeté. Je ne puis attribuer qu’à une difficulté survenue au dernier moment l’insuccès de négociations que je laissai en voie d’aboutir lorsque je quittai Pondichéry.

Quant au projet d’un échange de toutes nos possessions de l’Inde contre l’ancienne île de France, j’ai lu quelque part qu’il avait existé, aux débuts de la Restauration, vers 1815, mais je ne crois pas qu’il ait été remis sur le tapis depuis cette époque.

Sous le rapport du revenu, l’île Maurice n’aurait jamais produit ce que nous tirons de nos comptoirs péninsulaires si petits qu’ils soient, et, étant donné nos établissements coloniaux de l’île de la Réunion et de Madagascar au sud du continent africain, nos ports de l’Inde ont une importance commerciale et stratégique qu’il n’est guère possible de contester.

Ils maintiennent en effet notre drapeau sur une terre d’où il ne faut à aucun prix le laisser disparaître ; ils servent d’escales à nos navires desservant le trafic entre la France et l’extrême Orient ; ils sont les stations où viennent se réparer et se ravitailler nos bâtiments de guerre. Sans ces quelques villes, d’ailleurs, on aurait bientôt oublié jusqu’au nom de la France que les populations indigènes ont appris à respecter.

Le projet de voie ferrée, aujourd’hui réalisé, qui relie la présidence de Calcutta à celle de Bombay, donna lieu en même temps à un autre échange de notes. On nous demanda si nous ne consentirions pas à abandonner Chandernagor et son territoire, pour recevoir comme compensation un territoire d’une certaine étendue autour du chef-lieu de nos établissements.

Pour la royale Compagnie, qui n’aimait pas être gênée dans ses projets ni contrôlée dans ses actes, il y avait intérêt à posséder Chandernagor, appelé à devenir une importante station du nouveau chemin de fer, quitte à nous offrir à Pondichéry un arrondissement beaucoup plus considérable.

Chandernagor, au demeurant, mesure à peine la superficie d’une de nos communes. Son territoire, d’une demi-lieue de largeur, n’a guère plus d’une lieue de longueur sur la rive gauche de l’Hoogly. Son commerce est à peu près nul, et quelques indigoteries composent toute sa force industrielle.

Mais, sur ce petit territoire, à nous cédé par le grand-Mogol dès 1688, nous avons bâti une ville spacieuse et élégante. Assise au fond d’une baie formée par le fleuve, cette ville toute française jouit d’un climat tempéré, grâce aux bois qui l’entourent et aux étangs qu’on y rencontre en grand nombre.

En France, on attacherait sans doute peu d’importance à un établissement aussi peu étendu. Il n’en peut être de même dans l’Inde, car ce comptoir, placé en plein Bengale, au centre même de la puissance britannique, avec laquelle elle est en relations constantes par une voie ferrée et par un grand fleuve accessible en toute saison aux bateaux à vapeur, est un point d’observation relativement considérable.

Pourquoi, d’ailleurs, conservons-nous avec tant de soin nos cinq loges du Bengale, que nous n’administrons même pas puisqu’elles sont affermées ? Ce sont de simples maisons avec de petits jardins ; mais, sur ces maisons, flotte le pavillon français, et cette raison suffit pour en rendre la possession précieuse.

Toutes ces propositions d’échange ne réussirent donc point en dépit des offres tentantes de nos voisins ; il ne pouvait en être autrement, selon moi, car je suis convaincu que nous aurions commis une grande faute, en cédant le peu de terrain que nous avons au Bengale.

CHAPITRE XLVIII

VOYAGE AU TANJAOUR


La délimitation de la frontière entre notre arrondissement de Karikal et le Tanjaour aboutit à un tout autre résultat. Elle s’accomplit dans les termes de la plus entière cordialité, grâce aux dispositions des agents chargés d’y procéder.

Le territoire de Karikal faisait partie autrefois de la province du Tanjaour. Il ne contient que 13,515 hectares, mais les terres sont d’une grande fertilité, développée par les inondations périodiques des affluents du Cavery. La ville est bâtie non loin de l’embouchure de l’Arselar qui, pendant la saison des pluies, est navigable jusqu’à elle.

Le port de Karikal est très-fréquenté : un phare à feu fixe, élevé à l’entrée de la rivière, l’indique d’assez loin aux voyageurs.

L’aspect du pays est à peu près comme celui de Pondichéry, mais la ville est moins régulière et moins blanche ; les rues sont beaucoup moins larges que celles du chef-lieu, les jardins moins étendus et moins soignés. Il est vrai qu’il est rare de rencontrer, même dans l’Inde, une ville aussi grandiosement dessinée que l’est Pondichéry.

L’industrie est très-développée dans le district. On y fabrique des toiles de Guinée, et on y trouve, de plus, des chantiers de construction qui fournissent, chaque année, au cabotage de nombreuses embarcations et au commerce des bâtiments d’un assez fort tonnage. Le mouvement commercial est très-animé sur ce point.

Dans ce district, de temps immémorial, le droit de propriété était reconnu aux indigènes, moyennant une redevance qu’ils payaient à l’État. Mais les propriétés agricoles restent indivises et sont exploitées en commun par des titulaires associés qu’on désigne sous le nom de myrasdars.

Il n’y a donc point à s’étonner de voir les terres cultivées avec beaucoup de soin, puisque ces terres sont les seules ressources, non-seulement de ceux qui les possèdent, mais aussi de nombreux auxiliaires qui ne reçoivent d’autres gages qu’une part proportionnelle sur les récoltes. Les cinq maganoms qui composent le district : Tirnoular, Nallajendour, Karikal, Kitchery et Nedouncadou, produisent du riz en abondance.

À l’époque où s’effectua la délimitation de notre frontière du Sud, le ministre du rajah du Tanjaour vint à Pondichéry, qu’il avait habité, du reste, pendant de longues années, où il était né et avait exercé jusqu’à l’année précédente les importantes fonctions de thassildar ou receveur des domaines.

C’était un homme d’une rare intelligence, doué d’un esprit très-vif, rompu aux formes administratives, parlant et écrivant le français avec une remarquable pureté. Une circonstance douloureuse l’avait contraint de résigner ses fonctions, d’abandonner le pays natal et d’aller offrir ses services au souverain le plus voisin.

Comme tous les Indiens, le thassildar avait peut-être, dans l’exercice de ses fonctions, prélevé quelques bribes d’impôts dont il n’avait pas tenu un compte exact, fait danser l’anse du panier, comme nous disons en France en parlant des domestiques, et on eut le tort de faire une grosse affaire d’un méfait contre lequel manquaient les preuves, et qui ne constitue pas un délit aux yeux des Indiens.

Une enquête eut lieu qui aboutit à faire traduire notre homme en cour d’assises. Le thassildar fut acquitté, et, comprenant lui-même que si son aventure judiciaire ne lui faisait rien perdre de l’estime et de la sympathie de ses coreligionnaires, il n’avait plus à prétendre au même degré de confiance auprès de l’administration française, il se rendit dans le Tanjaour dont le rajah l’accueillit les bras ouverts.

J’avoue que l’esprit cultivé du thassildar, la faculté d’assimilation qui le distinguait, et surtout le charme de sa conversation, me séduisirent complètement. Lorsqu’il repartit, après avoir rempli sa mission, nous nous serrâmes les mains avec effusion.

Un mois s’était à peine écoulé depuis son départ, lorsque je reçus une lettre datée de Tanjore. C’était une invitation officielle, signée du ministre du rajah, au nom de son souverain, qui m’annonçait une série de chasses et me priait de vouloir bien y assister, en m’offrant l’hospitalité dans l’un des palais du prince.

Il réagissait, bien entendu, de chasser l’éléphant, le tigre et le léopard. Je n’avais jamais vu d’expédition pareille, qui ne se pratique point dans les districts français où manque le gibier fauve. J’étais, en outre, fortement tenté par l’hospitalité d’un prince descendant de ces rajahs du Tanjaour qui furent des premiers dans l’Inde à se jeter dans la gueule du loup, c’est-à-dire à s’allier aux Anglais pour combattre l’influence française.

La ville de Tanjore, à elle seule, méritait bien une visite. C’est l’une des places les plus fortes de l’Inde, que les Anglais assiégèrent inutilement en 1749, sur les remparts de laquelle les Français, neuf ans plus tard, émoussèrent, sans plus de succès, l’effort de leur artillerie, et que les premiers n’enlevèrent que par trahison en 1773.

Mon parti fut bientôt pris. Je demandai au gouverneur l’autorisation de faire le voyage, et je me mis en route vers le royaume du Tanjaour. Un bâtiment de commerce me conduisit à Karikal, et un palanquin me porta jusqu’à Tanjore en deux nuits.

Les estafettes du thassildar avaient signalé mon arrivée, car je trouvai le haut dignitaire qui m’attendait à l’une des portes de la ville avec une escorte d’honneur. Je pénétrai dans la capitale au bruit des tambours et des fanfares, et je fus conduit à la résidence qui m’était destinée par le roi et dans laquelle le ministre voulut m’installer lui-même.

Avant d’aller plus loin, j’ai le devoir de constater les enchantements de l’hospitalité accordée par le rajah aux étrangers qui le visitent. Il m’a été impossible de trouver un seul instant en défaut la prévoyance et la sollicitude de mon hôte invisible.

Il a fait construire, tout près de la résidence royale, un magnifique palais, dont le marbre et l’or forment l’ornementation. À l’intérieur, l’œil se complaît à admirer des raretés de toute sorte, des objets d’art et un luxe de meubles européens très-bien entendu.

La table ne laisse pas plus à désirer que le logement. Elle est servie à toutes les heures du jour, non pas à l’anglaise comme on pourrait s’y attendre, mais à la française, ce qui est une preuve de goût de la part du rajah.

Chaque matin, un majordome vient prier l’hôte du souverain de dicter lui-même le menu de son déjeuner et de son dîner ; en même temps il lui présente la carte des vins. Aucun des grands crûs n’y manque : Gruau-Larose, Château-Yquem, Laffitte, Cliquot, Moët, Tokay, Constance, Chambertin, Corton, etc., etc., rappelant les meilleures années vinicoles.

Un chef français préside à la préparation des mets les plus délicats. L’amphitryon seul fait défaut à la fête gastronomique, tant les agents de la Compagnie ont à cœur d’empêcher une trop grande intimité entre les étrangers et les descendants des vieilles dynasties qui ont régné sur la péninsule.

Le rajah absent, je pus lire sur la figure de mon introducteur le plaisir que lui causait ma visite. Il se confondit en protestations d’amitié ; je les lui rendis de mon mieux, de sorte que, lorsque l’heure de nous rendre ensemble au palais royal fut venue, nous étions les meilleurs amis du monde.

La capitale du Tanjaour, comme place de guerre, a beaucoup moins d’importance aujourd’hui qu’elle n’en a eu, il y a un siècle. Ses fortifications résistaient alors avec succès à un long siège ; elles l’ont prouvé plusieurs fois ; mais, comme elles n’ont pas été améliorées depuis, elles ne résisteraient pas longtemps à une attaque de l’artillerie nouvelle.

Qu’importe, après tout, au rajah qui l’habite ? Il a conservé le titre de roi et les apparences de la royauté ; mais il n’est plus qu’un pensionnaire de l’Angleterre. Des collecteurs anglais perçoivent les impôts, et il reçoit une pension qui le dispense de rien faire. Auprès de lui, la royale Compagnie a placé un de ses agents avec le titre de résident, un ambassadeur au petit pied, lequel n’est en réalité qu’un surveillant de tous ses actes.

En arrivant chez le rajah, j’admirai la belle architecture de son palais. Nous traversâmes une immense cour sur l’un des côtés de laquelle était campée toute une ménagerie : tigres, lions, léopards, bêtes fauves de tous poils et de toutes tailles, se dressèrent contre les barreaux de leurs cages et poussèrent d’effroyables rugissements lorsque la musique indienne salua notre arrivée.

Nous atteignîmes le salon découvert du premier étage où se tenait le roi assis sur un trône, et, sur un tabouret placé à sa gauche, le résident anglais. Le tabouret de droite était pour le ministre. La présentation eut lieu selon les formes de l’étiquette indienne. L’accueil du rajah fut tout à fait gracieux ; il n’en fut pas tout à fait de même de celui du résident qui ne me quitta pas du regard pendant l’audience, et dont l’inquiétude se trahit par une moue significative.

CHAPITRE XLIX

CHASSE AU TIGRE


Le rajah du Tanjaour était un jeune homme de petite taille, au front déprimé, aux traits fatigués, n’ayant d’autre passion que celle de collectionner des bêtes fauves, dont la ménagerie qui servait d’antichambre à sa résidence offrait de très-remarquables échantillons.

Scher-Sing était admirablement façonné pour la situation qu’il s’était faite lui-même. Ignorant et paresseux, il se reposait entièrement sur le thassildar du soin de diriger l’administration intérieure de son palais, et sur M. Fakland, le résident, pour tout ce qui touchait à la direction extérieure.

En choisissant M. Fakland pour la position qu’il occupait, la cour des directeurs avait fait preuve d’intelligence et de tact. Maigre, d’une taille élevée, d’un visage austère, lugubre comme un Anglais attaqué du spleen, le résident était doué, en outre, d’une défiance prodigieuse. Il voyait partout des ennemis ou des traîtres, prêts à ruiner son influence, à amoindrir ou à détourner son autorité.

Pour ce qui me concerne, je suis convaincu que, à ses yeux, l’invitation à laquelle je m’étais rendu avec tant d’empressement n’était qu’un prétexte pour couvrir de machiavéliques projets. Mon intimité avec le vizir lui inspira sans doute la pensée que ma visite n’avait d’autre but que de soustraire le jeune rajah à l’influence britannique, de rompre violemment le traité qui le liait à la Compagnie et de donner à la France l’ancien royaume du Tanjaour, dont les maganoms de Karikal avaient fait, pendant des siècles, partie intégrante.

C’était de la folie, sans doute ; mais, étant donné le caractère ombrageux du personnage, cette folie était sous certains rapports explicable. À ses yeux, le secrétaire général du gouvernement français était nécessairement un agent politique ayant mission de tâter le terrain et de préparer un changement de domination. M. Fakland ne songeait pas que le fonctionnaire en visite n’était, à Tanjore, qu’un simple particulier ; qu’il y était venu seul et qu’il était absurde de lui supposer l’intention d’annexer le Tanjaour aux possessions françaises du Malagala.

Quoi qu’il en soit, l’air contraint du résident et la froideur de son accueil ne me laissèrent aucun doute sur le degré de confiance que je lui inspirais. Il avait pris l’habitude de quitter le rajah le moins possible. Pendant les quelques jours que je passai à Tanjore, il se fit son ombre et le suivit impitoyablement partout. Je ne m’inquiétai guère de ces petites manœuvres ; je riais même de bon cœur des préoccupations fébriles que procurait ma présence à l’excellent M. Fakland, et je ne laissai échapper aucune occasion de les augmenter.

Ma première journée fut employée à visiter le palais du roi, qui est l’un des plus magnifiques de l’Inde. M. Fakland ne nous lâcha pas d’une minute. Le rajah nous ayant prévenus qu’un grand tigre lui était signalé dans les jungles situées à deux lieues de la capitale, sur l’un des bras du Cavery, et que la chasse aurait lieu le surlendemain, je vis pâlir M. Fakland.

Peu amateur de cette chasse dangereuse, le résident était en outre un détestable cavalier et craignait surtout de monter sur un éléphant dont les caprices pouvaient compromettre la sécurité de sa précieuse personne. Il fut bien tenté de décliner l’invitation du rajah ; mais il se décida lorsqu’il m’entendit remercier le jeune prince de sa gracieuse attention.

— Cette partie, me dit Scher-Sing, est donnée en votre honneur et pour vous, Saheb, mon vizir m’ayant assuré que vous n’avez jamais assisté à une pareille chasse.

— Je suis aux ordres de Votre Hautesse, répliquai-je en m’inclinant ; je l’accompagnerai après-demain dans les jungles. Cette petite promenade ne sera probablement pas du goût de l’aimable M. Fakland…

— J’irai, Monsieur, et avec infiniment de plaisir, s’écria alors le résident avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle.

Après avoir consacré le reste de l’après-midi à nos préparatifs pour l’expédition du lendemain, parcouru en long et en large les allées du merveilleux jardin qui tient au palais royal, je regagnai mon gîte et je me dépêchai de m’endormir afin d’être prêt à l’heure matinale fixée pour le départ.

Il était trois heures à peine, lorsque je fus réveillé en sursaut par le thassildar. Je m’habillai à la hâte. Nous trouvâmes à notre porte de fort beaux chevaux de selle, richement harnachés, et nous nous dirigeâmes au trot vers le rendez-vous de chasse, à deux lieues dans l’ouest de Tanjore, à deux cents mètres environ des jungles ; qui nous cachaient la rive droite d’un des grands bras du Cavery.

À peine y étions-nous depuis quelques minutes que nous entendîmes le piétinement des chevaux et le bruit que produisent les armes en frappant sur des corps solides. Le rajah arrivait escorté de plusieurs régiments de cavalerie et ayant à ses côtes M. Fakland, qui paraissait très-mal à l’aise sur sa monture.

Tout le monde mit immédiatement pied à terre ; puis, tandis qu’une partie des cavaliers pénétrait dans les jungles, des serviteurs amenèrent des éléphants dressés à la chasse des fauves. M. Fakland fut le seul d’entre nous qui refusa d’abandonner son cheval, parce qu’il avait toujours sur le cœur une chute assez désagréable qu’un pachyderme aussi jeune que folâtre lui avait fait subir l’année précédente.

Un officier de cipayes se détache bientôt des jungles et vint nous prévenir que le mangeur d’hommes était dans son domaine. Alors, sur un signe du rajah, les chasseurs se mirent en route. La plate-forme de chaque éléphant aurait pu rivaliser avec un arsenal pour le nombre et la variété des armes qu’on y avait entassées. Le conducteur de ma colossale monture, le mahaotte, pour le désigner par son nom indien, me fit remarquer jusqu’à quel point la prévoyance de notre hôte s’était distinguée. J’avais à portée de ma main quatre fusils à deux coups, deux revolvers et deux paires de gros pistolets tous chargés à balles, ainsi que deux sabres birmans et une hache.

Nos éléphants se portèrent d’un pas rapide et sonore jusqu’à la limite des jungles ; ils s’arrêtèrent un instant avant d’y pénétrer, dressant la trompe et flairant l’air autour d’eux. Ils sentirent le voisinage du fauve, car ils frappèrent fortement la terre de leurs pieds de devant et poussèrent des cris qui n’accusaient point la crainte, au contraire ; car ils s’élancèrent avec impétuosité vers le bouquet le plus touffu.

En se voyant pour ainsi dire acculé dans le centre du bois, ayant d’un côté le fleuve au large lit, de l’autre des milliers de soldats et de chasseurs, le tigre sentit le péril de sa situation : au froissement des branches, on devina qu’il glissait aussi doucement que possible afin de ne pas manquer son coup et de ne s’élancer que lorsqu’il aurait trouvé une issue facile.

Nos éléphants, avec l’intelligence et l’intrépidité qui distinguent ces animaux, suivirent, sans le voir, les mouvements du fauve ; les rabatteurs en firent autant de leur côté, de sorte que, lorsque le tigre bondit de la jungle, il se trouva en présence d’une multitude de bêtes et de gens prêts à le bien recevoir.

Il battit ses flancs pendant quelques secondes, regardant avec des yeux sanglants la barrière humaine qui lui fermait la retraite vers la plaine, cherchant la victime qu’il comptait immoler la première à sa terrible fureur. Nous ne le perdîmes pas de vue, et peut-être allait-il rentrer dans le fourré ou s’élancer dans le fleuve, lorsque le cheval de M. Fakland, effrayé par la présence du monstre, fit un tel mouvement de recul qu’il faillit jeter bas son cavalier. Celui-ci ne se maintint en selle qu’en le serrant vigoureusement entre ses longues jambes osseuses, et, après une ou deux oscillations, il reprit son équilibre.

Mais la pression rapprocha des flancs de l’animal les éperons démesurés dont le résident avait orné ses bottes ; le fer, pénétrant des deux côtés du ventre avec une grande violence, fit faire au cheval un bond involontaire en avant, si bien que monture et chasseur se trouvèrent à portée du fauve.

L’occasion de mériter son titre de mangeur d’hommes, en dévorant un agent supérieur de la Compagnie, ne se fut pas plutôt offerte au tigre qu’il fit un bond formidable. Heureusement, le rajah raccourcit l’ellipse qu’il prétendait accomplir en lui logeant une balle dans la mâchoire. L’effort du tigre se borna à enlever avec ses griffes une partie de la culotte du résident. Il est vrai qu’il enleva en même temps un peu de la chair, ce qui nous valut un goddam très-énergique.

À peine blessé, le fauve s’élança de nouveau, et un cavalier de l’escorte fut immédiatement couché par terre. Plusieurs coups de feu retentirent en même temps, et le mangeur d’hommes, rendu plus furieux par de nombreuses blessures, abandonna la victime qu’il tenait expirante sous sa griffe pour tenter un suprême effort. Il s’élança sur l’éléphant du rajah. Le mahaotte, voyant le danger que courait son maître, enfonça dans sa gueule la moitié de son sabre, et l’éléphant, atteint aussi par l’embrassement qu’il venait de subir, lança d’un coup de trompe l’agresseur à vingt mètres de là.

Une fois à bas, le tigre devint le but d’une fusillade générale. Cependant l’honneur de sa défaite revint entièrement aux éléphants, qui s’élancèrent sur lui, le piétinèrent malgré sa résistance désespérée, et finalement l’achevèrent en le perçant de leurs défenses.

On fit alors le relevé de la journée : nous eûmes une mort à regretter, celle du pauvre cavalier abattu par le tigre. Le mestry, ou médecin du rajah, déclara que la blessure du résident était une simple égratignure qui serait guérie le lendemain. Quant au cheval et à l’éléphant blessés ; ils l’étaient légèrement et les soins qu’on prit d’eux ne tardèrent point à les remettre en parfait état de santé.

Nous rentrâmes en ville, harassés par cet exercice violent qui avait duré plusieurs heures ; mais, en dépit de la fatigue, j’éprouvai la plus vive satisfaction d’avoir assisté à cette guerre émouvante et pleine de périls de l’homme contre le plus terrible carnassier de la création.

Au moment où j’allais me mettre au lit, des émissaires du rajah m’apportèrent de la part de leur maître la peau du tigre mis à mort par nos armes. C’était une galanterie royale. La peau, d’un jaune vif éclatant, avec des nuances qu’on aurait dites bronzées, indiquait une bête de la plus grande taille et d’une force considérable. J’ai rapporté en France ce trophée cynégétique.

CHAPITRE L

LA CHASSE AUX ÉLÉPHANTS


Les fatigues de la précédente journée me tinrent au lit jusque vers neuf heures du matin, dans cet état de somnolence et de rêve, qui n’est pas le sommeil, mais qui procure un repos plein de douceur et de bien-être.

En rouvrant les yeux, je vis entrer le thassildar, qui me rappela que nous étions attendus à dîner par le rajah, mais que, avant l’heure fixée pour le repas, il tenait à me faire visiter en détail la principale pagode de Tanjore.

— Cette pagode et le palais du roi, me dit-il ; sont les deux merveilles de ce petit royaume.

Je me levai et je suivis mon guide qui, en quelques minutes, me mit en présence d’un monument tout à fait remarquable. La grande pagode de Tanjore est d’une architecture à la fois sévère et hardie ; elle est aussi grandiose que les célèbres pagodes de Villenour et de Djaghernaut et les temples sacrés de Delhi et de Bénarès.

Je restai longtemps en contemplation devant ce chef-d’œuvre de l’art indien, et je n’en fus tiré que par la voix de mon compagnon, qui m’annonça que l’heure était venue de nous diriger vers le palais.

Nous nous rendîmes à la résidence royale, où se trouvait déjà l’inévitable M. Fakland, assez mal remis des émotions de la veille. Comme toujours, le méthodique résident était en costume de cérémonie, frac noir, souliers vernis et cravate blanche.

Mon costume faisait avec le sien un étrange contraste : j’étais en jaquette de toile et en pantalon blanc. Mon sans-façon choqua probablement l’Anglais, mais le rajah ne s’en aperçut point et me combla d’attentions de tout genre qui firent froncer le sourcil au résident.

À table, le rajah me plaça à sa droite, réservant la gauche à M. Fakland et ayant en face de lui son vizir. Tout autour allaient et venaient de nombreux domestiques, et le tableau du fond était garni d’un double rang de cavaliers en uniforme de fantaisie doré sur toutes les coutures.

Ce repas est le plus complétement original de ceux auxquels j’ai pris part pendant les deux années que j’ai passées dans l’Inde. Il consista en quarante-huit plats de karri ou, pour dire plus juste, de mets divers assaisonnés au karri. C’était de la couleur locale poussée jusqu’à l’exagération.

— Sa Hautesse, me dit le thassildar, a tenu à vous offrir une collation dont les éléments européens sont absolument préparés à la manière indienne.

Je remerciai le rajah de cette gracieuse attention, d’autant plus que j’adore le karri et que, au risque de provoquer chez moi un peu de surexcitation, je fis aux plats autant d’honneur qu’ils en méritaient.

Quant à M. Fakland, il s’occupait bien, selon ce qu’il croyait être son devoir, de ce que je pouvais dire au jeune prince, des sourires échangés entre nous et de nos moindres gestes ; mais il paraissait gêné dans ses vêtements de gala et sans doute la griffe du tigre n’était pas étrangère à son embarras.

Aussi, lorsque je lui demandai des nouvelles de sa blessure, le résident me répondit avec une grimace :

— La blessure n’est rien, et je ne m’en suis plus occupé depuis hier. Mais je ne comprends pas que la bête se soit attaquée à mon pantalon ; c’est mal choisir l’endroit pour griffer les gens.

— Ne vous plaignez point, mon cher Fakland, dit le rajah ; les ongles du tigre ne sont pas souvent aussi inoffensifs, et vous avez eu beaucoup de chance hier.

— Sans l’adresse et le courage de Votre Hautesse, interrompis-je à mon tour, M. Fakland était un homme mort.

— Aussi pourquoi persister à rester à cheval, quand il est plus commode et beaucoup moins périlleux de se poster sur un éléphant ?

— Je crains ce pachyderme ; il me donne le mal de mer.

— À propos, ajouta le rajah, nous chassons demain l’éléphant. Je regrette que vous ne soyez pas des nôtres.

— Mais je me propose d’avoir l’honneur de vous accompagner…

— Venez, si cela peut vous être agréable ; cependant votre blessure…

— Si mal placée ! murmurai-je.

— Monsieur, dit le résident d’un ton sec, ma blessure est tout à fait guérie. Je n’ai perdu dans cette affaire…

— Que votre pantalon.

Le diner terminé, le rajah nous congédia sous le prétexte de s’occuper des affaires du pays. Il est supposable qu’il ne s’en occupa pas le moins du monde, car il se renferma, tout le reste de la journée, dans les appartements de ses femmes.

Le lendemain, le départ eut lieu plus tôt encore que la veille, car nous avions une longue route à faire avant d’atteindre la frontière de la forêt où nous attendaient nos mahaottes et les éléphants apprivoisés dont le concours est indispensable dans la poursuite des pachydermes ;

Il ne nous fallut pas moins de deux heures pour atteindre la branche la plus méridionale du Cavery et de trois autres heures pour aller de là au rendez-vous désigné. Toute notre troupe, le rajah en tête, était à cheval, et nous soulevions des flots de poussière, car notre escorte d’hommes se composait de plusieurs régiments. Nous traînions même à notre suite une batterie d’artillerie.

Le point vers lequel nous nous dirigeâmes est placé à peu près au milieu de la route, entre le Cavery et Madura ; nous rencontrâmes plusieurs bois avant de nous arrêter, mais ils sont entièrement dénués d’éléphants. Ceux-ci ne campent guère que dans les forêts touffues où ils trouvent autant d’air et d’espace qu’il en faut à leur colossale constitution.

L’île de Ceylan, avec ses montagnes étagées, ses forêts immenses, ses ravins profonds, est bien le terrain qui convient aux pachydermes. Aussi y deviennent-ils d’une taille et d’une force prodigieuses. Ceux que l’on rencontre dans le sud de la péninsule, même à la hauteur de Ceylan, sont loin d’être aussi gros.

On chasse les éléphants de plusieurs manières, soit à pied ou à cheval, en tirailleurs, courant les risques d’un duel dangereux, quelquefois affrontant une lutte de ruse avec l’animal le plus terrible de la terre lorsqu’il est excité, menacé de voir une avalanche de ces monstrueux quadrupèdes fondre sur vous avec la rapidité de la foudre.

Une pareille chasse ne peut être pratiquée que par des chasseurs émérites, très-expérimentés et très-prévoyants, qui savent se ménager un refuge sur un arbre aux longs rameaux et au tronc assez solide pour que les trompes de ses adversaires ne le déracinent point. Elle serait mortelle pour des amateurs qui, se fiant uniquement sur leur courage, se verraient bientôt entourés et mis en pièces.

La course aux éléphants la plus commune, celle à laquelle nous nous livrâmes, n’est sans doute pas sans péril, mais le péril est moindre que par l’attaque directe, et les plus novices s’en tirent à leur honneur. Tantôt on produit un défoncement du sol qu’on recouvre de branchages et dans lequel vient donner l’éléphant, tantôt le traquenard ou kraal est préparé pour une bande entière.

Un vaste enclos fermé d’un côté par des barricades de bananiers et de cocotiers présente à son entrée une sorte de défilé au bout duquel on place des femelles apprivoisées. Les batteurs font lever une bande d’éléphants sauvages ; ils les cernent autant que faire se peut en dirigeant leur marche vers l’enclos ; ils les effrayent avec des feux devant lesquels recule le troupeau.

Puis, à mesure que les feux se rapprochent, la bande tout entière s’élance et pénètre comme un ouragan dans le kraal ; à sa suite, les cavaliers entrent avec des éléphants privés, et, tandis que les pachydermes sauvages sont arrêtés par les femelles, les chasseurs entourent leurs énormes pattes d’un lacet et confient la garde des prisonniers aux éléphants domestiques qui, à l’aide de leurs trompes, se chargent de mettre les récalcitrants à la raison.

Dans une expédition de ce genre, on fait rarement usage des armes à feu. On ne tue pas, on capture ; à moins que la vie d’un chasseur ne soit sérieusement menacée, personne ne tire, car on tient avant tout à enlever le gibier vivant.

Nous ne prîmes pas moins d’une douzaine d’éléphants dans la journée ; ce résultat fut obtenu sans coûter une goutte de sang à qui que ce soit. Le résident lui-même, malgré la difficulté qu’il éprouvait à se tenir à cheval, n’eut pas à regretter la perte d’un nouveau pantalon. La journée lui aurait semblé tout à fait bonne si j’avais épargné sa susceptibilité.

Mais, sur ce chapitre je me montrai impitoyable. J’aurais tout pardonné à ce rogue personnage, son caractère pointu, son humeur désagréable, ses manies excentriques ; je me serais même abstenu de rire en le voyant cavalcader à la façon d’une paire de pincettes, mais l’espionnage dont il ne nous fit pas grâce une seule minute était indigne d’un véritable gentleman, et son aveugle défiance méritait certes les petites leçons que je lui donnai.

Quand nous défilâmes, le soir, dans les rues de la capitale, à la lueur des torches, la population nous fit une ovation en règle. Elle s’agenouilla même devant les douze prisonniers que nous lui amenions, car l’éléphant est un animal sacré dans l’Inde. Il est vrai que le serpent, notamment l’horrible cobra-capella, est l’objet d’un culte régulier de la part de certaines castes, ce qui prouve une fois de plus que tous les goûts sont dans la nature.

Malgré les pressantes instances du rajah, qui voulait me retenir près de lui, et les témoignages d’affection du thassildar, après avoir passé deux jours encore dans la capitale du Tanjaour, annonçai mon départ à mes hôtes pour le jour suivant.

Le rajah me pria d’accepter quelques cadeaux. Je voulus refuser ; mais il fallut se soumettre à l’usage, car l’usage règne en souverain du nord au sud de la péninsule. Je ne pus me soustraire davantage à la garde d’honneur dont Scher-Sing me fit accompagner.

Le vizir, en personne, me conduisit jusqu’à la frontière française. Là je pris congé de mon escorte, j’embrassai le vizir, le priant de renouveler mes remerciements à son souverain et de ne pas m’oublier auprès de M. Fakland qui a dû se sentir soulagé d’un poids énorme en me voyant quitter le Tanjaour avant l’annexion.

CHAPITRE LI

L’ÉMIGRATION


Au retour de mes excursions, je trouvai l’administration fort occupée d’une question qui intéressait directement l’avenir et la prospérité de toutes nos autres colonies.

Je veux parler ici de l’émigration.

L’émancipation des esclaves, proclamée par la révolution de 1848, a été une mesure nécessaire, équitable, inévitable, qui s’imposait d’elle-même à tout esprit droit, mais dont la réalisation immédiate pouvait entraîner la ruine des grandes exploitations rurales, et, comme conséquence fatale, celle de nos colonies à esclaves.

Aussi les philanthropes, qui rêvaient l’abolition de l’esclavage sur toute l’étendue des territoires transatlantiques abrités par notre pavillon, dans le but d’éviter ou d’amoindrir la catastrophe, préparaient la transition, depuis plusieurs années, et ménageaient une sorte de compromis entre les propriétaires d’esclaves et les travailleurs agricoles.

La république de 1848 ne devait pas tenir compte des ménagements et des lenteurs d’une émancipation graduelle. Son droit était de la décréter sans délai et sans exception. C’est ce qu’elle fit et elle fit bien.

Cependant on ne tarda pas de s’apercevoir que les anciens esclaves se méprenaient complètement sur la portée de l’acte qui les rendait à la liberté. Le défaut d’éducation aidant, l’effervescence des premières heures les entraîna à croire que l’abolition de l’esclavage n’était autre chose que l’abolition du travail.

Quelques-uns des émancipés, poussant plus loin l’hyperbole, se figurèrent véritablement que la mesure dont ils étaient l’objet supprimait jusqu’à la différence des couleurs de la peau, et j’ai pu me convaincre moi-même du sens qu’ils attachaient à l’émancipation, lorsque, un jour de l’année 1849, étant entré chez un marchand de tabac d’une de nos Antilles afin d’y faire l’acquisition de quelques paquets de cigares spéciaux à nos colonies, je commis l’imprudence de demander des bouts-de-nègre.

Un nouvel émancipé, noir comme le plus noir des Caffres, se trouvait dans la boutique. Il leva la tête en entendant ma demande, et m’interpellant en mauvais français :

— Vous, Monsieur, me dit-il, oublie que Nègres ont été abolis par l’émancipation.

— Alors il n’y en a plus, mon ami ?

— Plus du tout ; moi citoyen, toi citoyen, tous égaux, tous blancs.

Je ne répliquai pas un mot ; mais, prenant mon interlocuteur par la main, je l’amenai devant une glace qui ornait le fond de la boutique.

— Regardez, lui dis-je.

Il regarda et, à son tour, ne trouva rien à répondre. Évidemment ce brave garçon n’y entendait pas malice ; il voulait dire autre chose et n’avait pas su exprimer sa pensée. Mais, en fait, son ignorance et celle de ses congénères, habilement exploitées par l’ambition politique, mirent en péril sérieux la société coloniale.

Le résultat immédiat des suggestions dont on les accabla fut la désertion des ateliers, le renoncement aux travaux de l’agriculture, qu’ils considéraient à tort comme l’une des obligations de l’esclavage, et leur affiliation à des clubs où des meneurs retors leur enseignèrent l’art de voter en leur faveur.

Une loi, aussi équitable que celle de l’abolition, avait bien indemnisé les anciens maîtres de la perte qu’on leur avait fait subir en supprimant ce qu’ils avaient acheté et payé ; mais cette loi n’allait pas et ne pouvait pas aller jusqu’à contraindre les émancipés à continuer de travailler sur les habitations, et on put craindre sérieusement que la grande culture ne disparût bientôt entièrement de nos possessions transatlantiques.

Il fallut donc de toute nécessité recourir à un expédient pour la sauver. On s’adressa à l’émigration étrangère, au travailleur libre, contractant un engagement avec un propriétaire, pour un temps déterminé, comme les garçons de ferme en contractent, en France, avec les fermiers.

On s’adressa d’abord à des habitants de Madère, où la déplorable situation de vignobles autrefois célèbres rendait la main d’œuvre à peu près inoccupée. Des Madériens se transportèrent dans nos Antilles, et essayèrent d’y remplacer les nègres. Ce premier essai échoua radicalement.

Les Madériens ne pouvant braver impunément le travail agricole dans nos colonies, on eut l’idée de recruter sur la côte d’Afrique les ouvriers ruraux dont avait besoin le sol intertropical ; mais ici on se trouva en face des lois et des règlements promulguée contre la traite.

Certes, rien ne ressemble moins à l’acte criminel qui constitue la traite et qui consiste à enlever, malgré eux, les gens d’un pays pour aller les vendre ailleurs, que la signature volontaire d’un engagement librement discuté. Mais les Anglais, sous un prétexte de philanthropie mal entendu, n’y voient point de différence et confondent volontiers sous le nom de traite les actes aussi innocents que licites du louage des bras du travailleur à un propriétaire d’usine ou de terre, moyennant un salaire convenu d’avance.

La vraie philanthropie, la philanthropie intelligente aurait, au contraire, favorisé l’émigration africaine au lieu de l’interdire. Personne n’ignore que les roitelets de l’intérieur de l’Afrique se livrent entr’eux à des guerres continuelles et qu’ils mettent volontiers à mort leurs prisonniers. Au temps de l’esclavage, ils ne les tuaient point ; ils les vendaient à des marchands de chair humaine.

Depuis que la traite est traquée sur toutes les côtes, ils en font des sacrifices humains comme au Dahomey, où chaque fête royale entraîne la mort de nombreuses victimes.

Il vaudrait mieux, dans l’intérêt de l’humanité, traiter du rachat des prisonniers qu’on transporterait dans les colonies et qu’on transformerait en engagés libres sous la surveillance et sous le patronage de l’État, à moins que l’Angleterre, d’accord avec les autres puissances civilisées, ne se décide enfin à mettre à la raison les chefs presque tous barbares du continent africain.

Le recrutement des travailleurs nous étant interdit en Afrique, la nécessité nous a contraint de le chercher ailleurs. Nous sommes parvenus, non sans peine, à le faire tant bien que mal dans l’Inde. Il nous a fallu pour cela vaincre d’abord la résistance de nos voisins sur le territoire desquels nous devions prendre nos travailleurs, puis la répugnance des Indiens eux-mêmes qui ont longtemps considéré l’expatriation comme un fait anormal, irréligieux, presque déshonorant.

Les Anglais ont fini par comprendre qu’ils n’avaient pas à interdire des opérations surveillées et honnêtes. Les Indiens se sont rendus à la voix de leurs intérêts, admettant en définitive que l’expatriation ne blesse point la loi religieuse et qu’elle ne déshonore personne.

En conséquence, Pondichéry vit une société d’émigration se former et établir son siège dans ses murs, et l’on n’évalue pas à moins de 70,000 individus le nombre d’émigrants qui, de 1848 à 1863, fut expédié par cette société dans nos colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion.

Les contrats d’engagement étaient livrés à raison de 42 roupies pour chaque travailleur expédié dans le centre Amérique et de 39 roupies pour ceux à destination de la Réunion.

Par suite d’une convention conclue entre la France et l’Angleterre le 1er juillet 1861, tous les ports de l’Inde anglaise furent ouverts à notre recrutement, et, à l’expiration du privilège de la société d’émigration, en 1862, le gouvernement français établit un agent spécial dans chacune des villes de Calcutta, Madras, Pondichéry, Yanaon, Karikal, Bombay et Mahé pourvu d’un mandat régulier et d’un exequatur du gouvernement anglais, opérant, en un mot, officiellement sans le contrôle de l’autorité des deux pays.

Les colonies adressent leurs demandes à ces agents pour le nombre de bras dont le concours est nécessaire ; elles traitent avec lui des conditions de l’engagement, de l’expédition, du voyage de retour, du salaire des travailleurs, et les agents expédient les immigrants.

Rien n’est plus moral assurément, n’offre plus de garanties que ce mode de procéder. Ces sortes d’engagements se pratiquent en France et en Angleterre, et personne n’a l’idée de les blâmer. D’où vient donc qu’on persiste à les condamner dans certains cercles politiques ?

L’orateur qui, sous la première révolution, s’écria un jour à la tribune : « Périssent nos colonies plutôt qu’un principe ! » était à coup sûr un républicain convaincu, mais, en même temps, un médiocre homme d’État. On devait croire, en tenant compte de la différence des époques, que cette phrase sonore et creuse n’aurait plus d’écho aujourd’hui. Cependant certaines gens croient bien faire en remettant en lumière les vieilles idées et les mots hors d’usage.

N’en déplaise à ces esprits chagrins et méticuleux jugeant constamment à faux, l’émigration, telle qu’elle se fait de nos jours, ne ressemble en rien à la traite de honteuse mémoire. La surveillance et le contrôle suivent l’opération dans toutes ses phases ; la liberté de l’engagé est absolument garantie, son bien-être assuré il loue son travail et n’aliène ni son corps ni son âme.

Les politiques, qui blâment l’institution, feraient mieux d’étudier un système qui vînt aider nos colonies à sortir de la crise qu’elles traversent. L’émigration jusqu’ici est le seul moyen qui les ait soutenues ; je conviens que le moyen est coûteux ; aussi je ne demande pas mieux que les critiques se cotisent pour en fournir un autre, mais je les défie bien de le trouver en dehors du travail.

Or, ces mêmes politiques ne nieront peut-être point que leurs prédications plus ou moins intéressées ont causé le mal dont souffrent nos départements d’outre-mer. Si, profitant de l’influence que les événements leur avaient donnée sur des esprits faibles et crédules, ils leur avaient appris que le travail est la loi de l’humanité, que le travail procure l’indépendance à l’homme et assure la liberté du peuple, les anciens esclaves, devenus citoyens, n’auraient pas déserté l’atelier ni la culture.

On a préféré lancer ces pauvres diables dans le mouvement, leur parler de leurs droits sans jamais leur dire un mot des devoirs que ces droits leur imposent, si bien que la masse ignorante a pu dire hautement :

— J’étais contraint de travailler autrefois quand j’étais esclave. Maintenant libre, je ne veux plus rien faire.

Or, si les anciens cultivateurs coloniaux se croisent les bras, la conséquence logique de leur attitude est de forcer les propriétaires à les remplacer par des immigrants décidés à travailler. Je ne vois donc que d’autre solution à cette grave question. Il ne s’agit que d’améliorer les procédés de l’émigration, qui peut avoir des vices mais qui est perfectible comme toutes les choses humaines et qui, en tous cas, est aussi morale que la traite était odieuse et l’esclavage monstrueux.

CHAPITRE LII

LE CONGÉ


Les absents ont toujours tort, si l’on en croit la sagesse des nations ; je devais éprouver à mon tour la vérité du proverbe. Mes longues absences réitérées avaient été mises à profit par mes ennemis et surtout par mes obligés, et je sentis, vers la fin de l’année 1853, une certaine froideur s’établir dans mes relations avec l’hôtel du gouvernement.

Dénué d’ambition, ne faisant jamais de zèle hors de propos, incapable de flatter la puissance, me moquant volontiers des démonstrations de servilité que je voyais se manifester sous mes yeux, je devais fatalement provoquer l’explosion d’une hostilité trop longtemps comprimée ; une ligue se forma contre moi. Je la prévis avant son éclosion et je ne fis rien pour l’empêcher.

Mes adversaires, admirablement servis par mon indifférence, trouvèrent mille occasions pour une, de faire naître la défiance là où régnait la plus sympathique affection. Le mois que je passai aux Nelghéries, les quelques jours de mon excursion dans le Tanjaour, un autre mois consacré à remplir une mission au Bengale donnèrent à la médisance le temps nécessaire pour produire tout son effet.

Il m’aurait suffi d’une courte explication pour changer l’état des choses et bouleverser le complot. Je dédaignai de la demander et je m’arrangeai pour qu’on ne me l’offrit point. À partir de cette époque, je ne reçus plus que les visites de quelques amis restés fidèles ; je rompis ouvertement, non-seulement avec les malveillants mais aussi avec les indécis et les poltrons. Seuls, les Indiens me témoignèrent une touchante sympathie pour la part très-active que j’avais prise à la mesure qui avait consacré leurs droits en diminuant leurs charges.

Je n’assistai donc plus aux dîners du gouvernement que comme un invité ordinaire, à titre officiel, et lorsqu’il ne me fut pas possible de décliner l’invitation. Je m’abstins désormais de paraître à ces bals dont j’étais autrefois le commissaire obligé. Les dix-huit mois que j’avais vécu dans l’Inde commençaient même à me peser beaucoup, et je rêvais à une combinaison qui me permit de reprendre la route de France lorsqu’une indisposition vint à mon aide.

Cette indisposition n’était qu’un prétexte, mais je m’en servis avec une certaine habileté. Un matin, j’allai rendre visite à l’amiral de Verninac, qui me reçut fort bien ; je lui communiquai mon désir de quitter la colonie, où, lui dis-je, je n’ai plus de services à rendre ni au pays, ni à la population, ni à vous.

— Vous auriez tort, me dit l’amiral, d’abandonner la position que vous occupez ici. Quoi que vous supposiez, mes sentiments pour vous sont restés les mêmes, et rien ne les changera. Seulement, ayant usé de la collaboration de bien des gens, je crois qu’il est d’une bonne politique de vivre avec eux sur le pied de la cordialité. Imitez-moi et vous serez tranquille.

— Je me sens peu propre à me montrer gracieux à l’endroit des gens dont vous parlez, amiral ; je suis malade ; je sens la nostalgie m’envahir, et comme je me suis surmené, toutes les fatigues passées m’accablent à la fois.

— Cependant tout le monde se trouve bien ici.

— Oui, ceux qui s’en tiennent à la vie négative ; mais songez aux courses auxquelles je me suis livré coup sur coup. On ne se meut pas impunément dans l’Inde comme en Europe. Vous m’avez envoyé à Dacca, loge française située au nord-est de Calcutta, sur les confins du Bengale et du pays d’Assam, parce que la tradition prétendait qu’en évacuant ce point les Français y avaient enterré des trésors. J’ai fait faire des fouilles qui ont duré une quinzaine de jours et sont restées infructueuses. En passant, j’ai profité de l’occasion pour visiter notre comptoir d’Yanaon, sur la côte d’Orixa, et notre loge de Mazulipatam, dans les Circars.

— De superbes pays, interrompit l’amiral.

— Très-beaux, en effet, mais Mazulipatam est à cent dix lieues de Pondichéry, et j’ai accompli cette traite pour voir une maison de garde surmontée d’un pavillon français, deux petits terrains habités par deux cents Indiens et une aldée de quelques familles, Francepett (Pett, en tamoul, signifie bourg), grande comme une des places de Paris.

— Yanaon est une ville charmante peuplée de sept mille habitants.

— Tout à fait charmante, précisément parce qu’elle est bâtie au confluent du Godavéry et de la rivière Coringny, mais il faut aller la chercher à trente lieues au-dessus de Mazulipatam, sous un climat accablant, et, comme je remplis mes missions en conscience, j’ai parcouru les 1430 hectares de son territoire par un soleil à rôtir un troupeau de bœufs en marche.

— Juger par soi-même est une excellente chose ; vous êtes revenu convaincu que ce comptoir est bien placé, que son sol est très-fertile et qu’on y fabrique des tissus et des statuettes en cuivre, en bois et en ivoire, qui ne manquent pas de mérite. Enfin, ne perdez pas de vue qu’Yanaon faisait partie autrefois de la province de Golconde, fameuse par ses diamants et par ses richesses de toute sorte.

— De là, je me suis rendu à Chandernagor, puis à Calcutta, afin de solliciter du vice-roi des Indes l’autorisation de porter nos fouilles en dehors de notre loge de Dacca et d’opérer, au besoin, sur le territoire anglais.

— N’oubliez point, interrompit l’amiral, que vous avez sollicité vous-même la mission que vous avez remplie. Vous désiriez voir le plus possible de ce pays féerique. Sur la courte distance qui sépare Calcutta de Chandernagor, vous avez visité, sur la rive gauche de l’Hoogly, l’ancienne ville de Sérampour, bâtie par les Danois, et la grande imprimerie où une corporation d’anabaptistes tire chaque année la Bible à des millions d’exemplaires. Sur la rive droite, vous avez admiré la villa de plaisance du vice-roi, Barrackpour, avec son parc immense, ses volières, sa ménagerie, ses fermes et tout ce qu’on y a entassé de rare et de précieux.

— Certes, je ne me plains pas, amiral, d’avoir vu tout cela ; ce sont autant de souvenirs amoncelés dans les casiers de ma mémoire ; mais j’ai voulu inspecter nos cinq loges du Bengale situées à des centaines de lieues l’une de l’autre. Il en coûterait moins de fatigue à un homme de faire trois fois de suite le tour de la France que d’aller de Cassimbazar à Balasore, de Jougdia à Patna. Je ne suis pas non plus fâché d’avoir franchi trois ou quatre bras de l’Hoogly et d’avoir passé le Gange pour atteindre Dacca. Mais j’ai été très-éprouvé par ces courses, par l’humidité et par la chaleur. Je sens que j’ai besoin de l’air natal pour me remettre, et je vous prie de m’accorder un congé.

— Sauf les cas bien constatés de maladie grave, nos règlements s’opposent à ce qu’un congé soit accordé à un fonctionnaire avant qu’il ait accompli cinq années de résidence.

— Je me verrai donc contraint de donner ma démission.

— Pour rentrer en France à vos frais ! Avez-vous les quatre ou cinq mille francs nécessaires à votre rapatriement ?

— Je n’ai pas la moindre économie.

Le cas était embarrassant. Cependant l’amiral comprit que ma résolution était irrévocable, et il me promit de chercher un biais. Le lendemain même le biais était trouvé. L’amiral s’entendit avec l’ordonnateur, le commissaire de la marine Moras, qui était resté de mes amis ; ils firent appeler le chef du service de santé qui constata, après un court examen de ma personne, la maladie grave que je lui désignai ; puis, à la prochaine réunion du conseil de gouvernement, lecture faite du rapport du médecin, un congé de six mois à passer en France me fut voté à l’unanimité. Ce vote impliquait celui d’un crédit pour mes dépenses de voyage.

Enchanté de se séparer de moi, le contrôleur Robert ne fit aucune objection ; il vota même le congé ; on m’a assuré, depuis, qu’il avait adressé un rapport contraire au contrôleur en chef à Paris, et j’ai lieu de croire à ce rapport, puisque mon congé ne fut pas approuvé et qu’une dépêche prescrivit au gouverneur d’infliger un blâme à l’ordonnateur qui l’avait proposé.

Or, lorsque la dépêche parvint à Pondichéry, l’amiral était en tournée dans les districts de Karikal ; les fonctions de gouverneur étaient exercées intérimairement par l’excellent M. Moras qui n’aura pas manqué sans doute de se décerner à lui-même le suif, comme on dit en langage maritime, dont le ministre donnait l’ordre au chef de la colonie de lui transmettre l’expression.

CHAPITRE LIII

FAREWELL


Je fixai mon départ au 1er janvier 1854, à une heure du matin. Cette précaution me dispensait des visites officielles du jour de l’an, aussi ennuyeuses qu’inutiles. Je me bornai à convier mes fidèles à diner, le 31 décembre, à la gamelle. Ma dernière soirée à Pondichéry fut ainsi consacrée à ceux que j’aimais. J’éprouvai un sentiment de joie très-vive à me voir entouré, au moment de dire un éternel adieu au pays, de cœurs émus et à serrer des mains loyales.

La reconnaissante affection de la population indienne me ménageait une autre satisfaction. Il est d’usage que, dans la nuit qui précède le 1er janvier, les serviteurs hindous couvrent de feuillages et de fleurs la maison du maître qu’ils veulent honorer. Le bruit de mon départ s’était répandu dans la ville et, cette fois, les habitants de la ville noire se chargèrent de remplir la tâche dévolue aux gens du service intérieur. Voulant que ma maison fût ornée à temps, des escouades de coolies vinrent y travailler pendant le dîner. Ils opérèrent avec tant de discrétion, que je ne me doutai pas un seul instant de la surprise qui m’attendait à la sortie.

Obéissant à l’affection que j’avais su leur inspirer, mes domestiques avaient sollicité comme une faveur de m’accompagner jusqu’à Madras, où je devais prendre le paquebot anglais. Mon dobachi avait organisé notre caravane. Des charrettes à bœufs, chargées du bagage que j’emportais avec moi en France, et mes ayas m’attendaient, vers deux heures, à la halte la plus voisine, où il était convenu que je les rejoindrais en palanquin.

À l’heure fixée, ayant pris congé de mes amis, je montai dans mon palanquin au milieu d’une foule immense composée d’indigènes, qui me saluèrent de leurs acclamations. Plusieurs centaines de torches éclairaient cette scène ; mon hôtel, de la base au faîte, était couvert de verdure, avec toutes leurs branches et leurs fruits. La porte cochère était encadrée de cocotiers et de palmiers. Mes porteurs eurent une peine infinie à se frayer un passage à travers cette multitude, et, lorsqu’ils purent s’élancer au pas rapide et régulier qui distingue leur caste, la plus grande partie des assistants se mirent à leurs trousses en faisant retentir l’air de vivats prolongés.

J’atteignis ainsi le Bengalow, où stationnaient mes voitures et la moitié de ma maisonnée, ayant pour cortège tous mes autres serviteurs et quelques milliers d’Indiens agitant leurs torches et criant de toute la force de leurs poumons :

— Saheb ! Saheb ! Adieu, saheb !

La même scène se renouvela, lorsque, ayant renvoyé mon palanquin, mes charrettes se mirent en marche. Je portai la main sur mon cœur en signe d’adieu à la foule, qui reprit lentement le chemin de Pondichéry. À partir de ce moment, la marche de mon équipage prit l’allure calme et majestueuse qui convient à des bœufs traînant une grandeur déchue, et j’arrivai à Madras sans autre incident que celui qui m’attendait à Saint-Thomé, sur l’une des hauteurs qui dominent la ville.

Un corps d’armée de la Compagnie s’y livrait à des manœuvres au moment où ma caravane défilait. La musique d’un régiment de higlanders se fit entendre alors ; ce fut un chant français très-connu qui frappa mon oreille. On aurait dit que la musique n’attendait que mon passage pour le saluer d’un air de mon pays : cet air était le Chant des Girondins, dont les rues de Paris avaient si longtemps retenti.

Malgré moi, je me mis à répéter ces paroles :

Mourir pour la patrie !

J’allais la revoir : deux larmes tombèrent de mes yeux.

À peine installé dans un hôtel modeste, laissant mes domestiques prendre les dernières dispositions pour un séjour qui devait être de courte durée, je me dirigeai vers la demeure d’un honorable négociant français, établi à Madras depuis longtemps, et pour lequel j’avais une lettre de recommandation et de crédit. En même temps que la banque et les opérations d’importation et d’exportation, M. Lecot exerçait les fonctions de vice-consul de France dans ce port. Ses compatriotes sont unanimes pour louer la façon dont il remplit cet important mandat.

Généreux autant que riche, M. Lecot est venu en aide à bien des misères. Le titre de Français était à ses yeux un titre à sa bienveillance. Il eut l’obligeance de me conduire lui-même à l’agence de la malle afin d’arrêter mon passage sur le paquebot attendu le lendemain, de Calcutta. J’acquittai le prix du transport jusqu’à Marseille, et, tranquille de ce côté, je m’apprêtai à prendre congé de mon guide en le remerciant de sa complaisance, mais l’excellent homme ne l’entendait pas ainsi.

— Il est à peine dix heures du matin, me dit-il, vous avez toute la journée à vous. Je veux que vous déjeuniez avec moi.

J’essayai vainement de décliner cette offre.

— Je n’admets point de défaite, ajouta-t-il ; vous me désobligeriez fort en n’acceptant point. Nous irons déjeuner à ma villa, qui est à trois milles de la ville ; je vous présenterai à ma femme et à ma famille. Je vous promets de vous ramener à quatre heures au plus tard et de vous rendre votre liberté ; jusque-là, vous êtes mon prisonnier.

En quelques minutes, une élégante victoria, menée par des chevaux rapides, nous entraina à la villa de l’honorable M. Lecot, petit palais de marbre dans laquelle tout ce que le luxe peut enfanter de merveilles était réuni. Un goût exquis avait présidé à l’ameublement de cette délicieuse retraite cachée au milieu des fleurs les plus rares.

La maîtresse de la maison se montra d’une grâce charmante pour son convive improvisé. Après un déjeuner somptueux, mademoiselle Lecot, blonde jeune fille aux traits délicats et agréables, à la taille svelte et bien prise, dont l’attitude et la toilette révélaient la distinction native, nous fit entendre quelques romances en s’accompagnant sur le piano.

À trois heures et demie, la voiture qui nous avait amenés vint nous prendre ; je dis adieu à ces dames et, à quatre heures précises, je me retrouvai au centre de la ville. Je serrai une dernière fois la main à M. Lecot et je me hâtai de rentrer chez moi afin de consacrer la soirée à mes gens.

Je réglai leurs gages en y ajoutant une large gratification ; je rendis la volée à mes ayas, qui reçurent en bijoux des dots suffisantes pour qu’elles pussent se choisir des maris. Le lendemain, ma maison tout entière m’accompagna jusqu’à la schelingue qui devait me faire franchir la barre et me conduire au paquebot.

Les adieux furent déchirants. Mes ayas pleuraient et sanglotaient sans qu’aucune phrase parvint à calmer leur désespoir ; mes coolies embrassaient mes vêtements. Antou et le cuisinier tenaient chacun une de mes mains et les couvraient de baisers. En manière de dénouement, un Indien accourut comme je franchissais le bord de la schelinguer et me remit un pli cacheté.

Ce pli était une adresse des notables indigènes de Pondichéry, par laquelle ils me suppliaient d’agréer l’expression de leur profonde gratitude, me recommandaient de me souvenir d’eux et me donnaient l’assurance que mon nom resterait à jamais gravé dans leurs cœurs.

Ces braves gens n’avaient pas osé me faire remettre ce témoignage de leur affection sur le territoire français, de peur de blesser quelque susceptibilité malveillante ; ils avaient chargé un émissaire de me l’apporter à Madras au moment même de l’embarquement.

CHAPITRE LIV

SUR LE STEAMER


Je n’étais pas aussi largement installé sur l’Himalaya que je l’avais été sur le steamer qui m’avait amené de Suez à Madras, près de deux ans auparavant ; ma cabine était beaucoup moins spacieuse ; je manquais de baignoire, et cependant je m’y trouvai mieux, parce que l’Himalaya me ramenait vers la terre natale.

Il y avait à bord de l’encombrement ; les passagers étaient nombreux. C’était, pour la plupart, des officiers et des agents de la Compagnie se rendant en congé en Angleterre ; des pacotilleurs allant faire leurs achats ; de riches familles de Sumatra et de Bornéo et quelques colons d’Australie, entre autres un évêque espagnol in partibus infidelium, venant des Philippines.

Ce prélat, petit et barbu, s’était mis en route pour Rome avec un bagage considérable ; il traînait avec lui des animaux peu domestiques, destinés au pape, et il ne s’occupa guère que de ses bêtes pendant toute la traversée.

Ici trouve naturellement sa place une observation que tous les voyageurs ont pu faire, qui doit choquer fortement l’esprit français imbu du sentiment de l’égalité. Les navires de toutes les nations, qui admettent des passagers à leur bord, ont diverses classifications pour ces passagers qui sont répartis selon des tarifs déterminés. Il n’est point humiliant chez nous d’être placé à la troisième ou quatrième classe ; cela prouve seulement qu’on n’a pas assez de fortune pour prendre la première ou la seconde.

Nos voisins ont un autre système qui montre une fois de plus combien ils sont formalistes et aristocratiques. Sur leurs steamers, il n’y a qu’une classe, dont le tarif est très-élevé, la classe des gentlemen et des ladies ; au-dessous, on ne trouve que les cases pour les domestiques, nourris de la desserte de la table, et encore pour être admis dans cette fosse commune est-il nécessaire de justifier qu’on est la chose de quelqu’un.

Il résulte de ce système qu’un fort honnête homme, qui n’aurait pas quatre ou cinq mille francs pour payer son passage normal, serait obligé — c’est le règlement et il est inflexible — de prier un passager ou un officier de le faire inscrire comme son domestique. N’être pas riche, en Angleterre, est un malheur bien plus terrible que chez nous où l’homme bien élevé n’est déplacé nulle part et n’est pas assimilé à un laquais, parce qu’il n’a pas la bourse très garnie.

Parvenu à Aden, notre steamer reçut à son bord un supplément de voyageurs provenant de la malle accessoire de Maurice. Quelques-uns des nouveaux venus étaient Français et arrivaient en ligne directe de l’île de la Réunion ou de Madagascar ; parmi eux se trouvait un autre prélat, Mgr Desprez, évêque de Saint-Denis, qui se rendait également à Rome.

Mgr Desprez, qui occupe depuis près de vingt ans le siège archiépiscopal de Toulouse, était jeune à l’époque où je fis sa rencontre à Aden, paraissait fort instruit et aimait beaucoup à causer. Sa conversation était aussi variée qu’élégante.

Notre traversée de la mer Rouge et le voisinage de l’Arabie servirent de texte à nos entretiens. Prenant pour base de sa démonstration la position qu’occupe la fontaine de Moïse, il m’indiqua l’endroit où avait dû passer le peuple hébreu, fuyant la persécution, et où l’armée de Pharaon fut engloutie par la marée montante.

Vers la fin de janvier 1854, lorsque nous débarquâmes à Suez, nous trouvâmes sur ce point, où se condensent la chaleur du désert et celle de la mer Rouge, une température inconnue aux habitants de la haute Égypte. Le froid était très-vif et même rigide. La boue qui couvrait les rues s’était congelée. Çà et là, à notre grande stupéfaction, nous mettions le pied sur des plaques de glace.

Jamais, de mémoire d’homme, on n’avait vu de glace sur ce point. La population était consternée et abasourdie ; plusieurs fellahs moururent de froid ; un très-grand nombre se trouvèrent fort incommodés de ce renversement des lois atmosphériques, et moi-même je me sentis indisposé.

C’était de ma faute. J’avais quitté l’Inde sans prévoir ce rigoureux hiver ; j’étais surtout loin de me douter qu’il se donnerait la peine de venir à ma rencontre jusqu’à Suez, qui est l’un des endroits du globe où la chaleur est le plus intolérable en toutes saisons.

Dans les colis assez lourds qui m’accompagnaient, je n’avais que des vêtements de toile légère, et il ne m’avait pas été possible de m’en procurer d’autres avant de quitter Pondichéry, où le drap n’est connu que de réputation et ne résiste pas longtemps aux piqûres des insectes.

Pour traverser l’Égypte, transformée en Sibérie, je n’avais donc à ma disposition que des habits et des pantalons blancs peu en harmonie avec la température. Je suppléai à l’insuffisance de l’étoffe en accumulant vêtements sur vêtements, et, malgré cette précaution, le froid me fit cruellement souffrir, surtout dans le désert.

Un incident vint nous distraire un peu lorsque nous ne fûmes plus qu’à trois ou quatre lieues du Caire. L’évêque espagnol s’aperçut que ses domestiques avaient laissé s’échapper deux autruches. Il demanda à grands cris des chameaux et rebroussa chemin à la poursuite des fugitives.

Convaincu que le prélat et ses gens, aussi ignorants que lui de la topographie du désert, ne manqueraient pas de s’y perdre, nous nous élançâmes, cinq ou six jeunes gens et moi, sur les traces des imprudents ; mais en nous hissant sur des chameaux, nous eûmes le soin de prendre avec nous deux ou trois guides.

Nous allâmes très-rapidement à travers les sables recevant en plein visage les tourbillons glacés soulevés par le vent, et ce n’est qu’au bout de deux ou trois heures que nous rencontrâmes nos chasseurs égarés. L’intrépide monseigneur avait reconquis ses deux autruches et les tenait triomphalement en laisse. Notre caravane gagna le Caire, et nous arrivâmes juste à temps pour reprendre place dans le convoi qui ne nous aurait pas attendus.

Une fois à Alexandrie, j’aperçus dans le port, à côté d’un immense steamer qui chauffait, l’un des paquebots des Messageries. Ce dernier repartait le lendemain pour Marseille ; la vue du pavillon m’inspira la plus violente envie de faire la traversée d’Alexandrie à Marseille sur un bâtiment français.

Il y avait un mois que je n’entendais parler qu’anglais. L’éternel Tea, les inévitables sandwichs, les plums, à peine cuits et si indigestes, qui forment la base de l’alimentation britannique, commençaient à m’inspirer de la répugnance. Aussi, quoique mon passage fût payé d’avance sur le steamer qui devait déposer à Marseille les malles pour Londres, j’arrêtai l’embarquement de mon bagage, et j’attendis le lendemain dans une hôtellerie.

CHAPITRE LV

LE RETOUR


L’amour du pavillon ne me réussit pas ; je puis avouer aujourd’hui que mon idée ne fut pas heureuse. Sa mise à exécution me coûta d’abord un second passage. Puis nous fûmes pris, presque à la sortie du port d’Alexandrie, par une tempête terrible qui ne nous permit ni d’avancer, ni de revenir au point de départ ; de sorte que, pendant une douzaine de jours, hors d’état de se conduire et ayant dévoré à peu près sa provision de charbon, impropre à tenir en panne, notre paquebot fut ballotté tantôt vers Messine, tantôt vers Malte, tantôt vers la côte d’Afrique.

Il ne m’est pas possible de dire le déplorable état dans lequel se trouvaient les passagers entassés dans leurs cabines ; ils étaient horriblement malades, s’inquiétant peu de leurs voisins et de l’existence de tous mise en péril sérieux.

Personne ne parut à table pendant cette longue tourmente, qui provoqua de la part d’un vieux matelot breton l’exclamation suivante :

— Ils disent que la Méditerranée c’est comme de l’huile ? quelle s…-t-huile !

Nous nous tenions accroupis sous l’entre-pont, dans une obscurité profonde, car le navire était couvert d’immenses prélarts destinés à recevoir et à faire écrouler les montagnes d’eau qui l’envahissaient à chaque instant. Enfin, j’entendis donner l’ordre d’abattre les mâts, et cet ordre sonna mal à mes oreilles.

J’interrogeai le capitaine qui me répondit :

— Je crois que nous sommes à la hauteur de la Valette. Comme je n’ai plus de charbon à bord, je fais préparer le combustible pour entrer dans le port, si nous parvenons à rencontrer son embouchure.

L’ouragan nous avait heureusement poussés devant Malte et nous pûmes atteindre le mouillage en chauffant la machine avec notre mâture. Il était temps ! officiers et matelots étaient sur les dents ; les passagers n’avaient pas quitté la position horizontale ; le bâtiment avait d’assez graves avaries et ne pouvait continuer son voyage.

La plus grande activité régnait alors à Malte où les Anglais faisaient leurs préparatifs pour la guerre de Crimée. Le port était littéralement encombré d’innombrables colis qui étaient amoncelés sur les quais. Au milieu de ce désordre, l’évêque de Saint-Denis s’embarqua pour Civita-Vecchia. Quant à nous, nous restâmes à Malte, en attendant qu’un autre paquebot vînt nous chercher.

Nous y étions encore lorsqu’une dépêche de Rome vint réclamer l’un des colis de l’évêque espagnol qui, ayant suivi sa route sur le steamer, avait précédé son collègue dans la ville éternelle. On chercha vainement cette malle, mais on eut bientôt la clé de l’énigme. La malle du prélat était repartie pour l’Égypte, à la suite d’un ouvrier boulanger, tandis que l’évêque avait emporté à Rome le bagage de cet ouvrier.

Qu’on juge de sa stupéfaction, lorsqu’il voulut revêtir ses vêtements pontificaux pour se rendre au Vatican, et qu’il ne trouva sous sa main que les hardes d’un mitron. Cette erreur fut bientôt réparée, et les deux voyageurs rentrèrent, quelques jours après, en possession de leurs colis.

Pendant notre relâche dans le port de la Valette, le vent s’était calmé, la mer était devenue moins houleuse ; mais le froid sévissait avec une intensité croissante. Un officier du paquebot eut pitié de moi et me prêta un vieux caban que j’endossai sur ma série de pantalons blancs. Ce caban me maintint à la température de la glace ; je ne descendis plus à vingt degrés au-dessous de zéro.

Au moment précis de l’appareillage, un prêtre monta à bord avec un billet de seconde classe pour Marseille.

J’ai déjà dit que l’encombrement était énorme en quittant Alexandrie ; à Malte nous avions pris un supplément de voyageurs. L’un des domestiques du paquebot, las de chercher une case pour le dernier venu, le fit entrer dans une cabine à huit lits qui était pleine de monde.

— Mais, mon ami, dit le prêtre, il n’y a pas de place là-dedans.

— Installez-vous pour le moment, répondit le garçon qui était provençal et goguenard ; à Marseille, nous verrons…

Il le poussa dans la cabine où l’abbé fut forcé de s’installer comme il put.

J’arrivai transi à Marseille, où j’appris que le steamer anglais avait mouillé à l’heure réglementaire. Ainsi, j’avais payé deux fois mon passage et j’arrivais avec quinze jours de retard, ayant subi, pendant ces quinze jours, un froid sibérien ! N’y pouvant plus résister, je laissai aller mon bagage à la douane ; je me précipitai dans une maison de confection, la première venue, et j’en sortis aussi lourdement vêtu que je l’étais légèrement avant d’y entrer.

Je me rendis immédiatement chez mon ami le chanteur du Nil, que je trouvai dans une jolie boutique d’armurerie de la rue Paradis. En voyant descendre de voiture à sa porte un personnage couvert de fourrures des pieds à la tête, il ne me reconnut pas d’abord et me prit certainement pour un boyard.

Dès que je lui dis mon nom, il me sauta au cou et nous nous embrassâmes cordialement.

— Vous arrivez à propos, me dit-il, je liquide ma ferraille. Allons à mon petit cabanon d’Endoume.

— Mais votre boutique ?

— Je la ferme en votre honneur. Le jour où vous arrivez est un jour de fête.

Et le brave garçon m’entraîna à Endoume où il me présenta à sa jeune femme et à deux adorables petites filles, qui, comme leur père, sont devenues des artistes distinguées.

Je passai dans ce cabanon une journée heureuse. Pour donner au repas de la couleur locale, mon hôte m’offrit des coquillages, la bouillabaisse, la brandade et l’ayoli, plats nationaux de la Provence maritime ; on chanta, on rit, on but à tout et à tout le monde, et chacun se montra d’une gaîté un peu folle.

Trois jours plus tard, je reprenais mes promenades sur le bitume du boulevard, heureux d’y être revenu, mais ne regrettant pas de m’être indianisé pendant près de deux ans.


FIN.