L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre LVI

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 582-588).


CHAPITRE LVI.

De la bataille inouïe et formidable que livra Don Quichotte au laquais Tosilos, en défense de la fille de dame Rodriguez.



Le duc et la duchesse n’eurent point à se repentir des tours joués à Sancho Panza, dans le gouvernement pour rire qu’ils lui avaient donné, d’autant plus que, ce jour même, leur majordome revint et leur conta de point en point presque toutes les paroles et toutes les actions que Sancho avait dites ou faites en ce peu de jours. Finalement, il leur dépeignit l’assaut de l’île, la peur de Sancho, et son départ précipité ; ce qui les divertit étrangement.

Après cela, l’histoire raconte que le jour fixé pour la bataille arriva. Le duc avait, à plusieurs reprises, instruit son laquais Tosilos de la manière dont il devait s’y prendre avec Don Quichotte pour le vaincre, sans le tuer ni le blesser. Il régla qu’on ôterait le fer des lances, en disant à Don Quichotte que la charité chrétienne, qu’il se piquait d’exercer, ne permettait pas que le combat se fît au péril de la vie ; et que les combattants devaient se contenter de ce qu’il leur donnait le champ libre sur ses terres, malgré le décret du saint concile de Trente, qui prohibe ces sortes de duels, sans qu’ils voulussent encore vider leur querelle à outrance. Don Quichotte répondit que son excellence n’avait qu’à régler les choses comme il lui plairait, et qu’il s’y conformerait en tout point avec obéissance.

Le duc avait fait dresser devant la plate-forme du château un échafaud spacieux où devaient se tenir les juges du camp et les demanderesses, mère et fille. Quand le terrible jour arriva, une multitude infinie accourut de tous les villages et hameaux circonvoisins pour voir le spectacle nouveau de cette bataille ; car jamais dans le pays on n’en avait vu ni ouï raconter une autre semblable, pas plus ceux qui vivaient que ceux qui étaient morts.

Le premier qui entra dans l’estacade du champ clos fut le maître des cérémonies, qui parcourut et examina toute la lice, afin qu’il n’y eût aucune supercherie, aucun obstacle caché, où l’on pût trébucher et tomber. Ensuite, parurent la duègne et sa fille ; elles s’assirent sur leurs sièges, couvertes par leurs voiles jusqu’aux yeux, et même jusqu’à la gorge, et témoignant une grande componction. Don Quichotte était déjà présent au champ clos. Bientôt après on vit arriver, par un des côtés de la plate-forme, accompagné de plusieurs trompettes, et monté sur un puissant cheval qui faisait trembler la terre, le grand laquais Tosilos, la visière fermée, le corps droit, et couvert d’armes épaisses et luisantes. Le cheval était du pays de Frise ; il avait le poitrail large, et la robe d’un beau gris-pommelé. Le vaillant champion était bien avisé par le duc, son seigneur, de la manière dont il devait se conduire avec le valeureux Don Quichotte de la Manche. Il lui était enjoint, par-dessus tout, de ne pas le tuer ; mais, au contraire, d’éviter le premier choc, pour soustraire le chevalier au danger d’une mort certaine, s’il le rencontrait en plein. Tosilos fit le tour de la place ; et, quand il arriva où se trouvaient les duègnes, il se mit à considérer quelque temps celle qui le demandait pour époux.

Le maréchal du camp appela Don Quichotte, qui s’était déjà présenté dans la lice ; et, en présence de Tosilos, il vint demander aux duègnes si elles consentaient à ce que Don Quichotte prît leur cause en main. Elles répondirent que oui, et que tout ce qu’il ferait en cette occasion, elles le tiendraient pour bon, valable et dûment fait. En ce moment le duc et la duchesse s’étaient assis dans une galerie qui donnait au-dessus du champ clos, dont les palissades étaient couronnées par une infinité de gens qui s’étaient empressés de venir voir, pour la première fois, cette sanglante rencontre. La condition du combat fut que, si Don Quichotte était vainqueur, son adversaire devait épouser la fille de Doña Rodriguez ; mais que, s’il était vaincu, l’autre demeurait quitte et libre de la parole qu’on lui réclamait, sans être tenu à nulle autre satisfaction.

Le maître des cérémonies partagea aux combattants le sol et le soleil, et les plaça chacun dans le poste qu’ils devaient occuper. Les tambours battirent, l’air retentit du bruit des trompettes, la terre tremblait sous les pieds des chevaux ; et, dans cette foule curieuse qui attendait la bonne ou la mauvaise issue du combat, les cœurs étaient agités de crainte et d’espérance. Finalement, Don Quichotte, en se recommandant du fond de l’âme à Dieu Notre Seigneur, et à sa dame Dulcinée du Toboso, attendait qu’on lui donnât le signal de l’attaque. Mais notre laquais avait bien d’autres idées en tête, et ne pensait qu’à ce que je vais dire tout à l’heure. Il paraît que, lorsqu’il s’était mis à regarder son ennemie, elle lui sembla la plus belle personne qu’il eût vue de sa vie entière, et l’enfant aveugle, qu’on a coutume d’appeler amour par ces rues, ne voulut pas perdre l’occasion qui s’offrait de triompher d’une âme d’antichambre, et de l’inscrire sur la liste de ses trophées. Il s’approcha sournoisement, sans que personne le vît, et enfonça dans le flanc gauche du pauvre laquais une flèche de deux aunes, qui lui traversa le cœur de part en part ; et vraiment il put faire son coup bien en sûreté, car l’amour est invisible ; il entre et sort comme il lui convient, sans que personne lui demande compte de ses actions. Je dis donc que, lorsqu’on donna le signal de l’attaque, notre laquais était transporté, hors de lui, en pensant aux attraits de celle qu’il avait faite maîtresse de sa liberté ; aussi ne put-il entendre le son de la trompette, comme le fit Don Quichotte, qui n’en eut pas plus tôt entendu le premier appel, qu’il lâcha la bride, et s’élança contre son ennemi de toute la vitesse que lui permettaient les jarrets de Rossinante. Quand son bon écuyer Sancho le vit partir, il s’écria de toute sa voix : « Dieu te conduise, crème et fleur des chevaliers errants ! Dieu te donne la victoire, puisque la justice est de ton côté ! »

Bien que Tosilos vît Don Quichotte fondre sur lui, il ne bougea pas d’un pas de sa place ; au contraire, appelant à grands cris le maréchal du camp, qui vint aussitôt voir ce qu’il voulait, il lui dit : « Seigneur, cette bataille ne se fait-elle point pour que j’épouse ou n’épouse pas cette dame ? — Précisément, lui fut-il répondu. — Eh bien ! reprit le laquais, je crains les remords de ma conscience, et je la chargerais gravement si je donnais suite à ce combat. Je déclare donc que je me tiens pour vaincu, et que je suis prêt à épouser cette dame sur-le-champ. » Le maréchal du camp fut étrangement surpris des propos de Tosilos ; et, comme il était dans le secret de la machination de cette aventure, il ne put trouver un mot à lui répondre. Pour Don Quichotte, il s’était arrêté au milieu de la carrière, voyant que son ennemi ne venait pas à sa rencontre. Le duc ne savait à quel propos la bataille était suspendue ; mais le maréchal du camp vint lui rapporter ce qu’avait dit Tosilos, ce qui le jeta dans une surprise et une colère extrêmes.

Pendant que cela se passait, Tosilos s’approcha de l’estrade où était Doña Rodriguez, et lui dit à haute voix : « Je suis prêt, madame, à épouser votre fille, et ne veux pas obtenir par des procès et des querelles ce que je puis obtenir en paix et sans danger de mort. » Le valeureux Don Quichotte entendit ces paroles, et dit à son tour : « S’il en est ainsi, je suis libre et dégagé de ma promesse. Qu’ils se marient, à la bonne heure ; et, puisque Dieu la lui donne, que saint Pierre la lui bénisse. »

Le duc cependant était descendu sur la plate-forme du château, et, s’approchant de Tosilos, il lui dit : « Est-il vrai, chevalier, que vous vous teniez pour vaincu, et que, poussé par les remords de votre conscience, vous vouliez épouser cette jeune fille ? — Oui, seigneur, répondit Tosilos. — Il fait fort bien, reprit en ce moment Sancho, car ce que tu dois donner au rat, donne-le au chat, et de peine il te sortira. » Tosilos s’était mis à délacer les courroies de son casque à visière, et priait qu’on l’aidât bien vite à l’ôter, disant que le souffle lui manquait, et qu’il ne pouvait rester plus long temps enfermé dans cette étroite prison ; on lui ôta sa coiffure au plus vite, et son visage de laquais parut au grand jour. Quand Doña Rodriguez et sa fille l’aperçurent, elles jetèrent des cris perçants. « C’est une tromperie, disaient-elles, une tromperie infâme. On a mis Tosilos, le laquais du duc monseigneur, en place de mon vénérable époux. Au nom de Dieu et du roi, justice d’une telle malice, pour ne pas dire d’une telle friponnerie. — Ne vous affligez pas, mesdames, s’écria Don Quichotte ; il n’y a ni malice, ni friponnerie ; ou, s’il y en a, ce n’est pas le duc qui en est cause, mais bien les méchants enchanteurs qui me persécutent, lesquels, jaloux de la gloire que j’allais acquérir dans ce triomphe, ont converti le visage de votre époux en celui de l’homme que vous dites être laquais du duc. Prenez mon conseil, et, malgré la malice de mes ennemis, mariez-vous avec lui, car, sans aucun doute, c’est celui-là même que vous désirez obtenir pour époux. » Le duc, qui entendit ces paroles, fut sur le point de laisser dissiper sa colère en éclats de rire. « Les choses qui arrivent au seigneur Don Quichotte, dit-il, sont tellement extraordinaires que je suis prêt à croire que ce mien laquais n’est pas mon laquais. Mais usons d’adresse et essayons d’un stratagème : nous n’avons qu’à retarder le mariage de quinze jours, si l’on veut, et garder jusque-là sous clef ce personnage qui nous tient en suspens. Peut-être que, pendant cette quinzaine, il reprendra sa première figure, et que la rancune que portent les enchanteurs au seigneur Don Quichotte ne durera pas si longtemps ; surtout lorsqu’il leur importe si peu d’user de ces fourberies et de ces métamorphoses. — Oh ! seigneur, s’écria Sancho, vous ne savez donc pas que ces malandrins ont pour usage et coutume de changer de l’une en l’autre toutes les choses qui regardent mon maître ? Il vainquit, ces jours passés, un chevalier qui s’appelait le chevalier des Miroirs ; eh bien ! ils l’ont transformé et montré sous la figure du bachelier Samson Carrasco, natif de notre village, et notre intime ami. Quant à madame Dulcinée du Toboso, ils l’ont changée en une grossière paysanne. Aussi j’imagine que ce laquais doit vivre et mourir laquais tous les jours de sa vie. » Alors la fille de la Rodriguez s’écria : « Quel que soit celui qui me demande pour épouse, je lui en sais infiniment de gré, car j’aime mieux être femme légitime d’un laquais, que maîtresse séduite et trompée d’un gentilhomme, bien que celui qui m’a séduite ne le soit pas. »

Finalement, tous ces événements et toutes ces histoires aboutirent à ce que Tosilos fût renfermé, jusqu’à ce qu’on vît où aboutirait sa transformation. Tout le monde cria Victoire à Don Quichotte ! et la plupart s’en allèrent tristes et tête basse, voyant que les champions si attendus ne s’étaient pas mis en morceaux ; de même que les petits garçons s’en vont tristement, quand le pendu qu’ils attendaient ne va pas au gibet, parce qu’il a reçu sa grâce, soit de l’accusateur, soit de la justice. Les gens s’en allèrent ; le duc et la duchesse rentrèrent au château ; Tosilos fut renfermé ; Doña Rodriguez et sa fille restèrent enchantées de voir que, de façon ou d’autre, cette aventure devait finir par un mariage ; et Tosilos ne demandait pas mieux.