L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre LVIII

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 595-607).


CHAPITRE LVIII.

Comment tant d’aventures vinrent à pleuvoir sur Don Quichotte, qu’elles ne se donnaient point de relâche les unes aux autres.



Quand Don Quichotte se vit en rase campagne, libre et débarrassé des poursuites amoureuses d’Altisidore, il lui sembla qu’il était dans son centre, et que les esprits vitaux se renouvelaient en lui pour continuer et poursuivre son œuvre de chevalerie. Il se tourna vers Sancho, et lui dit : « La liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux que le ciel ait faits aux hommes. Rien ne l’égale, ni les trésors que la terre enferme en son sein, ni ceux que la mer recèle en ses abîmes. Pour la liberté, aussi bien que pour l’honneur, on peut et l’on doit aventurer la vie ; au contraire, l’esclavage est le plus grand mal qui puisse atteindre les hommes. Je te dis cela, Sancho, parce que tu as bien vu l’abondance et les délices dont nous jouissions dans ce château que nous venons de quitter. Eh bien ! au milieu de ces mets exquis et de ces boissons glacées, il me semblait que j’avais à souffrir les misères de la faim, parce que je n’en jouissais pas avec la même liberté que s’ils m’eussent appartenu ; car l’obligation de reconnaître les bienfaits et les grâces qu’on reçoit sont comme des entraves qui ne laissent pas l’esprit s’exercer librement. Heureux celui à qui le ciel donne un morceau de pain sans qu’il soit tenu d’en savoir gré à d’autres qu’au ciel même ! — Et pourtant, reprit Sancho, malgré tout ce que votre grâce vient de me dire, il ne serait pas bien de laisser sans reconnaissance de notre part deux cents écus d’or que m’a donnés dans une bourse le majordome du duc, laquelle bourse je porte sur le cœur, comme un baume réconfortant, pour les occasions qui se peuvent offrir. Nous ne trouverons pas toujours des châteaux où l’on nous régalera ; peut-être aurons-nous à rencontrer des hôtelleries où l’on nous assommera sous le bâton. »

En s’entretenant de la sorte marchaient le chevalier et l’écuyer errants, lorsqu’ils virent, après avoir fait un peu plus d’une lieue, une douzaine d’hommes habillés en paysans, qui dînaient, assis sur l’herbe d’une verte prairie, ayant fait une nappe de leurs manteaux. Ils avaient près d’eux comme des draps blancs étendus et dressés de loin en loin qui semblaient couvrir quelque chose. Don Quichotte s’approcha des dîneurs, et après les avoir poliment salués, il leur demanda ce que couvraient ces toiles. Un d’eux lui répondit : « Seigneur, sous ces toiles sont de saintes images en relief et en sculpture, qui doivent servir à un reposoir que nous dressons dans notre village ; nous les portons couvertes, crainte qu’elles ne se flétrissent, et sur nos épaules, crainte qu’elles ne se cassent. — Si vous vouliez le permettre, répliqua Don Quichotte, j’aurais grand plaisir à les voir, car des images qu’on porte avec tant de soins ne peuvent manquer d’être belles. — Comment, si elles sont belles ! reprit un autre ; leur prix n’a qu’à le dire ; car en vérité, il n’y en a pas une qui coûte moins de cinquante ducats. Et pour que votre grâce voie que je dis vrai, attendez un moment, et vous le verrez de vos propres yeux. » Se levant aussitôt de table, l’homme alla découvrir la première image, qui se trouva être celle de saint Georges, monté sur son cheval, foulant aux pieds un dragon et lui traversant la gueule de sa lance, avec l’air fier qu’on a coutume de lui donner. L’image entière ressemblait, comme on dit, à une châsse d’or. « Ce chevalier, dit Don Quichotte en le voyant, fut un des meilleurs chevaliers errants qu’eut la milice divine ; il s’appela saint Georges, et fut en outre grand défenseur de filles. Voyons cette autre. » L’homme la découvrit, et l’on aperçut l’image de saint Martin, également à cheval, qui partageait son manteau avec le pauvre. Don Quichotte ne l’eut pas plus tôt vue, qu’il s’écria : « Ce chevalier fut aussi des aventuriers chrétiens, et, je crois, plus libéral que vaillant, comme tu peux le voir, Sancho, puisqu’il partage son manteau avec le pauvre et lui en donne la moitié ; encore était-ce probablement pendant l’hiver, sans quoi il le lui eût donné tout entier, tant il était charitable. — Ce n’est pas cela, répliqua Sancho ; il doit plutôt s’en tenir au proverbe qui dit : Pour donner et pour avoir, compter il faut savoir. » Don Quichotte se mit à rire, et pria qu’on enlevât une autre toile, sous laquelle on découvrit le patron des Espagnols, à cheval, l’épée sanglante, culbutant des Mores et foulant leurs têtes aux pieds. Quand il la vit, Don Quichotte s’écria : « Oh ! pour celui-ci, il est chevalier, et des escadrons du Christ ; il s’appelle saint Jacques Matamoros[1] ; c’est l’un des plus vaillants saints et chevaliers qu’ait possédés le monde et que possède à présent le ciel. » On leva ensuite une autre toile qui couvrait un saint Paul tombant à bas de cheval, avec toutes les circonstances qu’on a coutume de réunir pour représenter sa conversion. Quand il le vit si bien rendu qu’on aurait dit que Jésus lui parlait, et que Paul répondait : « Celui-ci, dit Don Quichotte, fut le plus grand ennemi qu’eut l’église de Dieu Notre Seigneur en son temps, et le plus grand défenseur qu’elle aura jamais : chevalier errant pendant la vie, saint en repos après la mort, infatigable ouvrier dans la vigne du Seigneur, docteur des nations, qui eut les cieux pour école, et pour maître et professeur Jésus-Christ lui-même. »

Comme il n’y avait pas d’autres images, Don Quichotte fit recouvrir celles-là, et dit à ceux qui les portaient : « Je tiens à bon augure, frères, d’avoir vu ce que vous m’avez fait voir, car ces saints chevaliers exercèrent la profession que j’exerce, qui est celle des armes, avec cette différence, toutefois, qu’ils étaient saints et qu’ils combattirent à la manière divine, tandis que je suis pécheur et que je combats à la manière des hommes. Ils conquirent le ciel à force de bras, car le ciel se laisse prendre de force[2] ; et moi, jusqu’à présent, je ne sais trop ce que j’ai conquis à force de peines. Mais si ma Dulcinée du Toboso pouvait échapper à celles qu’elle endure, peut-être que, mon sort s’améliorant et ma raison reprenant son empire, j’acheminerais mes pas dans une meilleure route que celle où je suis engagé. — Que Dieu t’entende, et que le péché fasse la sourde oreille ! » dit tout bas Sancho.

Ces hommes ne furent pas moins étonnés des propos de Don Quichotte que de sa figure, bien qu’ils ne comprissent pas la moitié de ce qu’il voulait dire. Ils achevèrent de dîner, chargèrent leurs images sur leurs épaules, et, prenant congé de Don Quichotte, continuèrent leur route.

Pour Sancho, comme s’il n’eût jamais connu son seigneur, il resta tout ébahi de sa science, s’imaginant qu’il n’y avait histoire au monde qu’il n’eût gravée sur l’ongle et plantée dans la mémoire. « En vérité, seigneur notre maître, lui dit-il, si ce qui nous est arrivé aujourd’hui peut s’appeler aventure, elle est assurément l’une des plus douces et des plus suaves qui nous soient arrivées dans tout le cours de notre pèlerinage. Nous en sommes sortis sans alarme et sans coups de bâton ; nous n’avons pas mis l’épée à la main, ni battu la terre de nos corps, ni souffert les tourments de la famine. Dieu soit béni, puisqu’il m’a laissé voir une telle chose de mes propres yeux. — Tu as raison, Sancho, dit Don Quichotte ; mais fais attention que tous les temps ne se ressemblent pas, et qu’on ne court pas toujours la même chance. Quant aux choses de hasard que le vulgaire appelle communément augures, et qui ne se fondent sur aucune raison naturelle, celui qui se pique d’être sensé les juge et les tient pour d’heureuses rencontres. Qu’un de ces gens superstitieux se lève de bon matin, qu’il sorte de sa maison, et qu’il rencontre un moine de l’ordre du bienheureux saint François ; le voilà qui tourne le dos, comme s’il avait rencontré un griffon, et qui s’en revient chez lui. Qu’un autre répande le sel sur la table, et voilà que la mélancolie se répand sur son cœur, comme si la nature était obligée de donner avis des disgrâces futures par de si petits moyens. L’homme sensé et chrétien ne doit pas juger sur des vétilles de ce que le ciel veut faire. Scipion arrive en Afrique, trébuche en sautant à terre, et voit que ses soldats en tirent mauvais augure. Mais lui, embrassant le sol : « Tu ne pourras plus m’échapper, Afrique, s’écrie-t-il, car je te tiens dans mes bras. » Ainsi donc, Sancho, la rencontre de ces saintes images a été pour moi un heureux événement. — Je le crois bien, répondit Sancho ; mais je voudrais que votre grâce me dît une chose : Pourquoi les Espagnols, quand ils veulent livrer quelque bataille, disent-ils, en invoquant saint Jacques Matamoros, « Saint-Jacques, et ferme, Espagne[3] ? » Est-ce que, par hasard, l’Espagne est ouverte et qu’il soit bon de la fermer ? ou quelle cérémonie est-ce là ? — Que tu es simple, Sancho ! répondit Don Quichotte ; fais donc attention que ce grand chevalier de la Croix-Vermeille, Dieu l’a donné pour patron à l’Espagne, principalement dans les sanglantes rencontres qu’ont eues les Espagnols avec les Mores. Aussi l’invoquent-ils comme leur défenseur, dans toutes les batailles qu’ils livrent, et bien des fois on l’a vu visiblement attaquer, enfoncer et détruire les escadrons sarrasins. C’est une vérité que je pourrais justifier par une foule d’exemples tirés des histoires espagnoles les plus véridiques. »

Changeant alors d’entretien, Sancho dit à son maître : « Je suis émerveillé, seigneur, de l’effronterie de cette Altisidore, la demoiselle de la duchesse. Elle doit être bravement blessée par ce petit drôle qu’on appelle Amour. C’est, dit-on, un chasseur aveugle qui, tout myope qu’il est, ou plutôt sans yeux, s’il prend un cœur pour but, il l’atteint, si petit qu’il soit, et le perce de part en part avec ses flèches. J’ai bien ouï dire que, contre la pudeur et la sagesse des filles, les flèches de l’Amour s’émoussent et se brisent ; mais il paraît que, dans cette Altisidore, elles s’aiguisent plutôt que de s’émousser. — Remarque donc, Sancho, répondit Don Quichotte, que l’Amour ne garde ni respect ni ombre de raison dans ses desseins. Il a le même caractère que la mort, qui attaque aussi bien les hautes tours des palais des rois que les humbles cabanes des bergers ; et quand il prend entière possession d’une âme, la première chose qu’il fait, c’est de lui ôter la crainte et la honte. Aussi est-ce sans pudeur qu’Altisidore a déclaré ses désirs, qui ont engendré dans mon cœur moins de pitié que de confusion. — Notable cruauté ! s’écria Sancho, ingratitude inouïe ! Pour moi, je puis dire que je me serais rendu et laissé prendre au plus petit propos d’amour qu’elle m’eût tenu. Mort de ma vie ! quel cœur de marbre ! quelles entrailles de bronze ! quelle âme de mortier ! Mais je ne puis concevoir ce qu’a vu cette donzelle en votre personne pour s’éprendre et s’enflammer ainsi. Quelle parure, quelle prestance, quelle grâce, quel trait du visage a-t-elle admiré ? Comment chacune de ces choses en particulier, ou toutes ensemble, ont-elles pu l’amouracher de la sorte ? En vérité, en vérité, je m’arrête bien souvent pour examiner votre grâce depuis la pointe du pied jusqu’au dernier cheveu de la tête, et je vois des choses plus faites pour épouvanter les gens que pour les rendre amoureux. Comme j’ai ouï dire également que la beauté est la première et la principale qualité pour éveiller l’amour, votre grâce n’en ayant pas du tout, je ne sais trop de quoi s’est amourachée la pauvre fille. — Fais attention, Sancho, répondit Don Quichotte, qu’il y a deux espèces de beauté, l’une de l’âme, l’autre du corps. Celle de l’âme brille et se montre dans l’esprit, dans la bienséance, dans la libéralité, dans la courtoisie, et toutes ces qualités peuvent trouver place chez un homme laid. Quand on vise à cette beauté, et non à celle du corps, l’amour n’en est que plus ardent et plus durable. Je vois bien, Sancho, que je ne suis pas beau, mais je reconnais aussi que je ne suis pas difforme, et il suffit à un homme de bien, pourvu qu’il ait les qualités de l’âme que j’ai dites, de n’être pas un monstre, pour être aimé tendrement. »

Tout en causant ainsi, ils étaient entrés dans une forêt qui se trouvait à côté de la route, et soudain, sans y penser, Don Quichotte se trouva pris dans des filets de soie verte qui étaient étendus d’un arbre à l’autre. Ne concevant pas ce que ce pouvait être, il dit à Sancho : « Il me semble, Sancho, que la rencontre de ces filets doit être une des plus étranges aventures qui se puissent imaginer. Qu’on me pende si les enchanteurs qui me persécutent ne veulent m’y retenir et suspendre mon voyage, comme en punition de la rigueur dont j’ai payé la belle Altisidore. Eh bien, moi, je leur fais savoir que si ces filets, au lieu d’être faits de soie verte, étaient durs comme le diamant, ou plus forts que ceux dans lesquels le jaloux Vulcain enferma Vénus et Mars, je les romprais cependant, comme s’ils étaient de joncs marins ou d’effilures de coton. » Cela dit, il voulait passer outre, et briser toutes les mailles, quand tout à coup s’offrirent à sa vue, sortant d’une touffe d’arbres, deux belles bergères, ou du moins deux femmes vêtues en bergères, si ce n’est que les corsets de peau étaient de fin brocart, et les jupons de riche taffetas d’or. Elles avaient les cheveux tombant en boucles sur les épaules, et si blonds qu’ils pouvaient le disputer à ceux même du soleil. Leurs têtes étaient couronnées de guirlandes où s’entrelaçaient le vert laurier et la rouge amaranthe. Leur âge, en apparence, passait quinze ans, sans atteindre dix-huit. Cette apparition étonna Sancho, confondit Don Quichotte, fit arrêter le soleil dans sa carrière, et les retint tous quatre dans un merveilleux silence. Enfin, la première personne qui le rompit fut une des deux bergères : « Retenez la bride, seigneur cavalier, dit-elle à Don Quichotte, et ne brisez point ces filets, qui n’ont pas été tendus pour votre dommage, mais pour notre divertissement. Et comme je sais que vous allez nous demander pourquoi on les a tendus, et qui nous sommes, je veux vous le dire en peu de mots. Dans un village, à deux lieues d’ici, où demeurent plusieurs gens de qualité et plusieurs riches hidalgos, divers amis et parents se sont concertés avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, leurs amis et leurs parents, pour venir se réjouir en cet endroit, qui est un des plus agréables sites de tous les environs. Nous formons à nous tous une nouvelle Arcadie pastorale ; les filles sont habillées en bergères, et les garçons en bergers. Nous avons appris par cœur deux églogues, l’une du fameux Garcilaso de la Vega, l’autre de l’excellent Camoëns, dans sa propre langue portugaise. Nous ne les avons point encore représentées, car c’est hier seulement que nous sommes arrivés ici. Nous avons planté quelques tentes parmi ce feuillage et sur le bord d’un ruisseau abondant qui fertilise toutes ces prairies. La nuit dernière, nous avons tendu ces filets à ces arbres, pour tromper les oiseaux qui, chassés par notre bruit, viendraient s’y jeter sans méfiance. S’il vous plaît, seigneur, de devenir notre hôte, vous serez accueilli avec courtoisie et libéralité, car en cet endroit nous ne laissons nulle place au chagrin et à la tristesse. »

La bergère se tut, et Don Quichotte répondit : « Assurément, belle et noble dame, Actéon ne dut pas être plus surpris, plus émerveillé, quand il surprit Diane au bain, que je ne le suis à la vue de votre beauté. Je loue l’objet de vos divertissements, et vous sais gré de vos offres obligeantes. Si, à mon tour, je puis vous servir, vous pouvez commander, sûres d’être obéies ; car ma profession n’est autre que de me montrer reconnaissant et bienfaisant envers toute espèce de personnes, mais surtout avec les gens de qualité, comme témoignent l’être vos personnes. Si ces filets, qui ne doivent occuper qu’un petit espace, occupaient toute la surface de la terre, j’irais chercher de nouveaux mondes pour passer sans les rompre : et pour que vous donniez quelque crédit à cette hyperbole, sachez que celui qui vous fait une telle promesse n’est rien moins que Don Quichotte de la Manche, si toutefois ce nom est arrivé jusqu’à vos oreilles. — Ah ! chère amie de mon âme ! s’écria sur-le-champ l’autre bergère, quel bonheur nous est venu ! Vois-tu ce seigneur qui nous parle ? Eh bien ! je te fais savoir que c’est le plus vaillant chevalier, le plus amoureux et le plus poli qu’il y ait au monde ; à moins qu’une histoire de ses prouesses qui circule imprimée, et que j’ai lue, ne mente et ne nous trompe. Je gagerais que ce brave homme qu’il mène avec lui est un certain Sancho Panza, son écuyer, dont rien n’égale la grâce et les saillies. — C’est la vérité, dit Sancho, je suis ce plaisant et cet écuyer que vous dites, et ce seigneur est mon maître, le même Don Quichotte de la Manche, imprimé et raconté en histoire. — Ah ! chère amie, s’écria l’autre, supplions-le de rester ; nos parents et nos frères en auront une joie infinie. J’ai ouï parler aussi de sa valeur et de ses mérites de la même façon que tu viens d’en parler. On dit surtout qu’il est le plus constant et le plus loyal amoureux que l’on connaisse, et que sa dame est une certaine Dulcinée du Toboso, à qui toute l’Espagne décerne la palme de la beauté. — C’est avec raison qu’on la lui donne, reprit Don Quichotte, si, toutefois, votre beauté sans pareille ne met la chose en question. Mais ne perdez point votre temps, mesdames, à vouloir me retenir, car les devoirs impérieux de ma profession ne me laissent reposer nulle part. »

Sur ces entrefaites, arriva près des quatre interlocuteurs un frère de l’une des deux bergères, vêtu avec une élégance et une richesse qui répondaient à celles de leur accoutrement. Elles lui contèrent que celui qui parlait avec elles était le valeureux Don Quichotte de la Manche, et l’autre, son écuyer Sancho, que le jeune homme connaissait déjà pour avoir lu leur histoire. Aussitôt le galant berger fit au chevalier ses offres de service, et le pria si instamment de l’accompagner à leurs tentes, que Don Quichotte fut contraint de céder ; il le suivit. En ce moment se faisait la chasse aux huées, et les filets s’emplirent d’une multitude d’oiseaux qui, trompés par la couleur des mailles, se jetaient dans le péril qu’ils fuyaient à tire d’ailes. Plus de trente personnes se réunirent en cet endroit, toutes galamment habillées en bergers et en bergères. Elles furent aussitôt informées que c’étaient là Don Quichotte et son écuyer, ce qui les ravit de joie, parce qu’elles les connaissaient déjà par leur histoire.

On regagna les tentes, où l’on trouva les tables dressées, riches, propres et abondamment servies. On fit à Don Quichotte l’honneur du haut bout. Tous le regardaient et s’étonnaient de le voir. Finalement, quand on leva la nappe, Don Quichotte prit la parole, et dit : « Parmi les plus grands péchés que les hommes commettent, bien que certaines personnes disent que c’est l’orgueil qui a la première place, moi, je dis que c’est l’ingratitude, m’en rapportant à ce qu’on a coutume de dire, que l’enfer est peuplé d’ingrats. Ce péché, j’ai tâché de le fuir, autant qu’il m’a été possible, depuis l’instant où j’eus l’usage de la raison. Si je ne peux payer les bonnes œuvres qui me sont faites par d’autres bonnes œuvres, je mets à la place le désir de les rendre ; et, si cela ne suffit point, je les publie ; car celui qui raconte et publie les bienfaits qu’il reçoit les reconnaîtra, s’il le peut, par d’autres bienfaits. Effectivement, la plupart de ceux qui reçoivent sont inférieurs à ceux qui donnent. Ainsi est Dieu pardessus tout le monde, parce qu’il est le bienfaiteur de tous, et les présents de l’homme ne peuvent répondre avec égalité à ceux de Dieu, à cause de l’infinie distance qui les sépare. Mais, à cette impuissance, à cette misère, supplée en quelque sorte la reconnaissance. Moi donc, reconnaissant de la grâce qui m’est faite ici, mais ne pouvant y répondre à la même mesure, et, me renfermant dans les étroites limites de mon pouvoir, j’offre ce que je puis et ce qui vient de mon crù. Je dis donc que, pendant deux jours naturels, je soutiendrai, au milieu de cette grand’route qui conduit à Saragosse, que ces dames, déguisées en bergères, sont les plus belles et les plus courtoises personnes qu’il y ait au monde, à l’exception cependant de la sans pareille Dulcinée du Toboso, unique maîtresse de mes pensées, soit dit sans offenser aucun de ceux et de celles qui m’écoutent. »

Quand Sancho entendit cela, lui qui avait écouté avec attention, il ne put se tenir, et s’écria : « Est-il possible qu’il y ait au monde des gens assez osés pour dire et jurer que ce mien maître-là est fou ! Dites un peu, messieurs les bergers, y a-t-il curé de village, si savant et si beau parleur qu’il soit, qui puisse dire ce que mon maître a dit ? Y a-t-il chevalier errant, quelque réputation de vaillance qu’il ait, qui puisse offrir ce qu’offre mon maître ? » Don Quichotte se tourna brusquement vers Sancho, et lui dit, le visage enflammé de colère : « Est-il possible, ô Sancho ! qu’il y ait dans tout l’univers une seule personne qui dise que tu n’es pas un sot doublé de même, avec je ne sais quelles bordures de malice et de coquinerie ? Pourquoi te mêles-tu de mes affaires, et qui te charge de vérifier si je suis sensé ou imbécile ? Tais-toi, sans répliquer un mot, et va seller Rossinante, s’il est dessellé ; puis allons mettre mon offre à exécution ; car, avec la raison que j’ai de mon côté, tu peux bien tenir pour vaincus tous ceux qui s’aviseraient de me contredire. » Cela dit, il se leva de son siège, avec des gestes d’indignation, et laissa tous les spectateurs dans l’étonnement, les faisant douter s’il fallait le prendre pour sage ou pour fou.

Finalement, ce fut en vain qu’ils essayèrent de le détourner de son entreprise chevaleresque, en lui disant qu’ils tenaient pour dûment reconnus ses sentiments de gratitude, et qu’il n’était nul besoin de nouvelles démonstrations pour faire également connaître sa valeur, puisque celles que rapportait son histoire étaient bien suffisantes. Don Quichotte n’en persista pas moins dans sa résolution. Il monta sur Rossinante, prit sa lance, embrassa son écu, et fut se placer au beau milieu d’un grand chemin qui passait près de la verte prairie. Sancho le suivit sur son âne, ainsi que tous les gens de la compagnie pastorale, désireux de voir où aboutirait son offre arrogante et singulière.

Campé, comme on l’a dit, au milieu du chemin, Don Quichotte fit retentir l’air de ces paroles : « Ô vous, passagers et voyageurs, chevaliers, écuyers, gens à pied et à cheval, qui passez ou devez passer sur ce chemin pendant les deux jours qui vont suivre, sachez que Don Quichotte de la Manche, chevalier errant, s’est ici posté pour soutenir que toutes les beautés et les courtoisies de la terre sont surpassées par celles que possèdent les nymphes habitantes de ces prés et de ces bois, laissant toutefois à part la reine de mon âme, Dulcinée du Toboso ; ainsi donc, que celui qui serait d’un avis contraire se présente ; je l’attends ici. » Par deux fois il répéta mot à mot cette apostrophe, et par deux fois elle ne fut entendue d’aucun chevalier errant. Mais le sort, qui menait ses affaires de mieux en mieux, voulut que, peu de temps après, on découvrît sur le chemin une multitude d’hommes à cheval, portant pour la plupart des lances à la main, qui s’avançaient tous pressés, mêlés, et en grande hâte. Dès que ceux qui accompagnaient Don Quichotte les eurent aperçus, ils tournèrent les talons, et s’écartèrent bien loin de la grand’route, parce qu’ils virent bien qu’en attendant cette rencontre ils pouvaient s’exposer à quelque danger. Don Quichotte seul, d’un cœur intrépide, resta ferme sur la place, et Sancho Panza se fit un bouclier des reins de Rossinante. Cependant la troupe confuse des lanciers s’approchait, et l’un d’eux, qui marchait en avant, se mit à crier de toute sa force à Don Quichotte : « Gare, homme du diable, gare du chemin ; ces taureaux vont te mettre en pièces. — Allons donc, canaille, répondit Don Quichotte, il n’y a pas pour moi de taureaux qui vaillent, fussent-ils les plus terribles de ceux que le Jarama nourrit sur ses rives. Confessez, malandrins, confessez en masse et en bloc la vérité de ce que j’ai publié tout à l’heure ; sinon, je vous livre bataille. »

Le vacher n’eut pas le temps de lui répondre, ni Don Quichotte celui de se détourner, quand même il l’eût voulu ; ainsi, le troupeau des taureaux de combat, avec les bœufs paisibles qui servent à les conduire[4], et la multitude de vachers et de gens de toutes sortes qui les menaient à une ville où devait se faire une course le lendemain, tout cela passa par-dessus Don Quichotte, et par-dessus Sancho, Rossinante et le grison, les roulant à terre et les foulant aux pieds. De l’aventure, Sancho resta moulu, Don Quichotte épouvanté, le grison meurtri de coups, et Rossinante fort peu catholique. Pourtant ils se relevèrent tous à la fin, et Don Quichotte, bronchant par-ci, tombant par-là, se mit aussitôt à courir après l’armée de bêtes à cornes, criant de toute sa voix : « Arrêtez, arrêtez, canaille de malandrins, un seul chevalier vous attend, lequel n’est ni de l’humeur ni de l’avis de ceux qui disent : À l’ennemi qui fuit, faire un pont d’argent. » Mais les fuyards pressés ne ralentirent pas leur course pour cela, et ne firent pas plus de cas de ces menaces que des nuages de l’an passé. La fatigue arrêta Don Quichotte, qui, plus enflammé de courroux que rassasié de vengeance, s’assit sur le bord du chemin, attendant que Sancho, Rossinante et le grison revinssent auprès de lui. Ils arrivèrent enfin ; maître et valet reprirent leurs montures, et, sans retourner prendre congé de la feinte Arcadie, avec plus de honte que de joie, ils continuèrent leur chemin.


  1. Littéralement : Tue-Mores.
  2. Regnum cœlorum vim patitur. (Saint Matthieu, chap. ii, v. 12.)
  3. Santiago, y cierra, España. Littéralement, saint Jacques, et attaque, Espagne. Le mot cerrar, qui a voulu dire anciennement attaquer, signifie maintenant fermer. De là le jeu de mots de Sancho.
  4. Les gardiens des taureaux destinés aux courses les gardent à cheval, et portent des lances au lieu de fouets. Les taureaux qu’on amène des pâturages au cirque, la veille des combats, sont conduits par des bœufs dressés à cet usage, et qu’on appele Cabestros.