L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre X

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 96-107).


CHAPITRE X.

Où l’on raconte quel moyen prit l’industrieux Sancho pour enchanter madame Dulcinée, avec d’autres événements non moins risibles que véritables.



En arrivant à raconter ce que renferme le présent chapitre, l’auteur de cette grande histoire dit qu’il aurait voulu le passer sous silence, dans la crainte de n’être pas cru, parce que les folies de Don Quichotte touchèrent ici au dernier terme que puissent atteindre les plus grandes qui se puissent imaginer, et qu’elles allèrent même deux portées d’arquebuse au-delà. Mais finalement, malgré cette appréhension, il les écrivit de la même manière que le chevalier les avait faites, sans ôter ni ajouter à l’histoire un atome de la vérité, et sans se soucier davantage du reproche qu’on pourrait lui adresser d’avoir menti. Il eut raison, parce que la vérité, si fine qu’elle soit, ne casse jamais, et qu’elle nage sur le mensonge comme l’huile au dessus de l’eau.

Continuant donc son récit, l’historien dit, qu’aussitôt que Don Quichotte se fut embusqué dans le bosquet, bois ou forêt proche du Toboso, il ordonna à Sancho de retourner à la ville, et de ne point reparaître en sa présence qu’il n’eût d’abord parlé de sa part à sa dame, pour la prier de vouloir bien se laisser voir de son captif chevalier, et de daigner lui donner sa bénédiction, afin qu’il pût se promettre une heureuse issue dans toutes les entreprises qu’il affronterait désormais. Sancho se chargea de ce que lui commandait son maître, et promit de lui rapporter une aussi bonne réponse que la première fois. — Va, mon fils, répliqua Don Quichotte, et ne te trouble point quand tu te verras devant la lumière du soleil de beauté, à la quête de qui tu vas, heureux par-dessus tous les écuyers du monde ! Aie bonne mémoire, et rappelle-toi bien comment elle te recevra, si elle change de couleur pendant que tu exposeras l’objet de ton ambassade, si elle se trouble et rougit en entendant mon nom. Dans le cas où tu la trouverais assise sur la riche estrade d’une femme de son rang, regarde si elle ne peut tenir en place sur ses coussins ; mais si elle est debout, regarde si elle se pose tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, si elle répète deux ou trois fois la réponse qu’elle te donnera, si elle la change de douce en amère, ou d’aigre en amoureuse ; si elle porte la main à sa chevelure pour l’arranger, quoiqu’elle ne soit pas en désordre. Finalement, mon fils, remarque avec soin toutes ses actions, tous ses mouvements ; car, si tu me les rapportes bien tels qu’ils se sont passés, j’en tirerai la connaissance de ce qu’elle a de caché dans le fond du cœur au sujet de mes amours. Il faut que je t’apprenne, Sancho, si tu l’ignores, que les gestes et les mouvements extérieurs qui échappent aux amants, quand on parle de leurs amours, sont de fidèles messagers qui apportent des nouvelles de ce qui se passe dans l’intérieur de leur âme. Pars, ami ; sois guidé par un plus grand bonheur que le mien, et ramené par un meilleur succès que celui que je resterai à espérer et à craindre dans cette amère solitude où tu me laisses.

— J’irai et je reviendrai vite, répondit Sancho. Voyons, seigneur de mon âme, laissez gonfler un peu ce petit cœur qui ne doit pas être maintenant plus gros qu’une noisette. Considérez ce qu’on a coutume de dire, que bon cœur brise mauvaise fortune, et qu’où il n’y a pas de lard, il n’y a pas de crochets pour le pendre. On dit aussi : Où l’on s’y attend le moins, saute le lièvre. Je dis cela parce que si, cette nuit, nous n’avons pas trouvé le palais, ou l’alcazar de ma dame, maintenant qu’il est jour j’espère le trouver quand j’y penserai le moins ; et, quand je l’aurai trouvé, laissez-moi démêler mes flûtes avec elle. — Assurément, Sancho, reprit Don Quichotte, tu amènes les proverbes si bien à propos sur ce que nous traitons, que je ne dois pas demander à Dieu plus de bonheur en ce que je désire. »

À ces mots, Sancho tourna le dos, et bâtonna son grison, tandis que Don Quichotte restait à cheval, s’appuyant sur ses étriers et sur le bois de sa lance, la tête pleine de tristes et confuses pensées. Nous le laisserons là, pour aller avec Sancho, lequel s’éloignait de son seigneur non moins pensif et troublé qu’il ne le laissait ; tellement qu’à peine hors du bois, il tourna la tête, et, voyant que Don Quichotte n’était plus en vue, il descendit de son âne, s’assit au pied d’un arbre, et commença de la sorte à se parler à lui-même : « Maintenant, mon frère Sancho, sachons un peu où va votre grâce. Allez-vous chercher quelque âne que vous ayez perdu ? — Non, assurément. — Eh bien ! qu’allez-vous donc chercher ? — Je vais chercher comme qui dirait une princesse, et en elle le soleil de la beauté et toutes les étoiles du ciel. — Et où pensez-vous trouver ce que vous dites là, Sancho ? — Où ? dans la grande ville du Toboso. — C’est fort bien ; et de quelle part l’allez-vous chercher ? — De la part du fameux Don Quichotte de la Manche, qui défait les torts, qui donne à boire à ceux qui ont faim et à manger à ceux qui ont soif. — C’est encore très-bien ; mais savez-vous sa demeure, Sancho ? — Mon maître dit que ce doit être un palais royal ou un superbe alcazar. — Et l’avez-vous vue quelquefois, par hasard ? — Ni moi ni mon maître ne l’avons jamais vue. — Mais ne vous semble-t-il pas qu’il serait bien trouvé et bien fait aux gens du Toboso, s’ils savaient que vous êtes ici avec l’intention d’embaucher leurs princesses et de débaucher leurs dames, de vous moudre les côtes à grands coups de gourdin, sans vous laisser place nette sur tout le corps ? — Oui, ils auraient en vérité bien raison, s’ils ne considéraient pas que j’agis par ordre d’autrui, et que vous êtes messager, mon ami, vous ne méritez aucune peine[1]. — Ne vous y fiez pas, Sancho, car les Manchois sont une gent aussi colère qu’estimable, et ils ne se laissent chatouiller par personne. Vive Dieu ! s’ils vous dépistent, vous n’êtes pas dans de beaux draps. — Oh ! oh ! je donne ma langue aux chiens. Pourquoi me mettrais-je à chercher midi à quatorze heures pour les beaux yeux d’un autre ? D’ailleurs, chercher Dulcinée par le Toboso, c’est demander le comte à la cour ou le bachelier dans Salamanque. Oui, c’est le diable, le diable tout seul qui m’a fourré dans cette affaire. »

Sancho disait ce monologue avec lui-même, et la conclusion qu’il en tira fut de se raviser tout à coup. « Pardieu, se dit-il, tous les maux ont leur remède, si ce n’est la mort, sous le joug de laquelle nous devons tous passer, quelque dépit que nous en ayons, à la fin de la vie. Mon maître, à ce que j’ai vu dans mille occasions, est un fou à lier, et franchement, je ne suis guère en reste avec lui ; au contraire, je suis encore plus imbécile, puisque je l’accompagne et le sers, s’il faut croire au proverbe qui dit : Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es ; ou cet autre : Non avec qui tu nais, mais avec qui tu pais. Eh bien, puisqu’il est fou, et d’une folie qui lui fait la plupart du temps prendre une chose pour l’autre, le blanc pour le noir et le noir pour le blanc, comme il le fit voir quand il prétendit que les moulins à vent étaient des géants aux grands bras, les mules des religieux des dromadaires, les hôtelleries des châteaux, les troupeaux de moutons des armées d’ennemis, ainsi que bien d’autres choses de la même force, il ne me sera pas difficile de lui faire accroire qu’une paysanne, la première que je trouverai ici sous ma main, est madame Dulcinée. S’il ne le croit pas, j’en jurerai ; s’il en jure aussi, j’en jurerai plus fort, et s’il s’opiniâtre, je n’en démordrai pas : de cette manière j’aurai toujours ma main par-dessus la sienne, advienne que pourra. Peut-être le dégoûterai-je ainsi de m’envoyer une autre fois à de semblables messages, en voyant les mauvais compliments que je lui en rapporte. Peut-être aussi pensera-t-il, à ce que j’imagine, que quelque méchant enchanteur, de ceux qui lui en veulent, à ce qu’il dit, aura changé, pour lui jouer pièce, la figure de sa dame. »

Sur cette pensée, Sancho Panza se remit l’esprit en repos et tint son affaire pour heureusement conclue. Il resta couché sous son arbre jusqu’au tantôt pour laisser croire à Don Quichotte qu’il avait eu le temps d’aller et de revenir. Tout se passa si bien, que lorsqu’il se leva pour remonter sur le grison il aperçut venir du Toboso trois paysannes, montées sur trois ânes, ou trois ânesses, car l’auteur ne s’en explique pas clairement ; mais on peut croire que c’étaient plutôt des bourriques, puisque c’est la monture ordinaire des paysannes, et, comme ce n’est pas un point de haut intérêt, il est inutile de nous arrêter davantage à le vérifier. Finalement, dès que Sancho vit les paysannes, il revint au trot chercher son seigneur Don Quichotte, qu’il trouva jetant des soupirs au vent, et faisant mille lamentations amoureuses. Aussitôt que Don Quichotte l’aperçut, il lui dit : « Qu’y a-t-il, ami Sancho ? Pourrai-je marquer ce jour avec une pierre blanche ou une pierre noire[2] ? — Vous ferez mieux, répondit Sancho, de le marquer en lettres rouges comme les écriteaux de collège, afin que ceux qui le verront puissent le lire de loin. — De cette manière, reprit Don Quichotte, tu apportes de bonnes nouvelles ? — Si bonnes, répliqua Sancho, que vous n’avez rien de mieux à faire que d’éperonner Rossinante, et de sortir en rase campagne pour voir madame Dulcinée du Toboso, qui vient avec deux de ses femmes rendre visite à votre grâce. — Sainte Vierge ! s’écria Don Quichotte ; qu’est-ce que tu dis, ami Sancho ? Ah ! je t’en conjure, ne me trompe pas, et ne cherche point par de fausses joies à réjouir mes véritables tristesses. — Qu’est-ce que je gagnerais à vous tromper, répliqua Sancho, surtout quand vous seriez si près de découvrir mon mensonge ? Donnez de l’éperon, seigneur, et venez avec moi, et vous verrez venir notre maîtresse la princesse, vêtue et parée comme il lui convient. Elle et ses femmes, voyez-vous, ce n’est qu’une châsse d’or, que des épis de perles, que des diamants, des rubis, des toiles de brocart à dix étages de haut. Les cheveux leur tombent sur les épaules, si bien qu’on dirait autant de rayons de soleil qui s’amusent à jouer avec le vent. Et par-dessus tout, elles sont à cheval sur trois cananées pies qui font plaisir à regarder. — Haquenées, tu as voulu dire, Sancho ? dit Don Quichotte. — De haquenées à cananées, il n’y a pas grande distance, reprit Sancho ; mais qu’elles soient montées sur ce qu’elles voudront, elles n’en sont pas moins les plus galantes dames qu’on puisse souhaiter, notamment la princesse Dulcinée, ma maîtresse, qui ravit les cinq sens. — Marchons, mon fils Sancho, s’écria Don Quichotte, et pour te payer les étrennes de ces nouvelles aussi bonnes qu’inattendues, je te fais don du plus riche butin que je gagnerai dans la première aventure qui m’arrivera ; et si cela ne te suffit pas encore, je te donne les poulains que me feront cette année mes trois juments qui sont prêtes à mettre bas, comme tu sais, dans le pré communal du pays. — Je m’en tiens aux poulains, répondit Sancho, car il n’est pas bien sûr que le butin de la première aventure soit bon à garder. »

En disant cela, ils sortirent du bois et découvrirent tout près d’eux les trois villageoises. Don Quichotte étendit les regards sur toute la longueur du chemin du Toboso ; mais, ne voyant que ces trois paysannes, il se troubla et demanda à Sancho s’il avait laissé ces dames hors de la ville. « Comment, hors de la ville ? s’écria Sancho ; est-ce que par hasard votre grâce a les yeux dans le chignon ? Ne voyez-vous pas celles qui viennent à nous, resplendissantes comme le soleil en plein midi ? — Je ne vois, Sancho, répondit Don Quichotte, que trois paysannes sur trois bourriques. — À présent que Dieu me délivre du diable ! reprit Sancho ; est-il possible que trois hacanées, ou comme on les appelle, aussi blanches que la neige, vous semblent des bourriques ? Vive le Seigneur ! je m’arracherais la barbe, si c’était vrai. — Eh bien, je t’assure, ami Sancho, répliqua Don Quichotte, qu’il est aussi vrai que ce sont des bourriques ou des ânes, que je suis Don Quichotte et toi Sancho Panza. Du moins ils me semblent tels. — Taisez-vous, seigneur, s’écria Sancho, ne dites pas une chose pareille ; mais frottez-vous les yeux, et venez faire la révérence à la dame de vos pensées, que voilà près de nous. »

À ces mots, il s’avança pour recevoir les trois villageoises, et, sautant à bas du grison, il prit au licou l’âne de la première ; puis, se mettant à deux genoux par terre, il s’écria : « Reine, princesse et duchesse de la beauté, que votre hautaine grandeur ait la bonté d’admettre en grâce et d’accueillir avec faveur ce chevalier votre captif, qui est là comme une statue de pierre, tout troublé, pâle et sans haleine de se voir en votre magnifique présence. Je suis Sancho Panza, son écuyer ; et lui, c’est le fugitif et vagabond chevalier Don Quichotte de la Manche, appelé de son autre nom le chevalier de la Triste-Figure. »

En cet instant, Don Quichotte s’était déjà jeté à genoux aux côtés de Sancho, et regardait avec des yeux hagards et troublés celle que Sancho appelait reine et madame. Et, comme il ne découvrait en elle qu’une fille de village, encore d’assez pauvre mine, car elle avait la face bouffie et le nez camard, il demeurait stupéfait sans oser découdre la bouche. Les paysannes n’étaient pas moins émerveillées, en voyant ces deux hommes de si différent aspect, agenouillés sur la route, et qui ne laissaient point passer leur compagne. Mais celle-ci, rompant le silence, et d’une mine toute rechignée : « Gare du chemin, à la malheure, dit-elle, et laissez-nous passer, que nous sommes pressées. — Ô princesse ! répondit Sancho Panza, ô dame universelle du Toboso ! comment ! votre cœur magnanime ne s’attendrit pas en voyant agenouillé devant votre sublime présence la colonne et la gloire de la chevalerie errante ? » L’une des deux autres, entendant ce propos : « Ohé ! dit-elle, ohé ! viens donc que je te torche, bourrique du beau-père[3]. Voyez un peu comme ces muscadins viennent se gausser des villageoises, comme si nous savions aussi bien chanter pouille qu’eux autres. Passez votre chemin, et laissez-nous passer le nôtre, si vous ne voulez qu’il vous en cuise. — Lève-toi, Sancho, dit aussitôt Don Quichotte, car je vois que la fortune, qui ne se rassasie pas de mon malheur, a fermé tous les chemins par où pouvait venir quelque joie à cette âme chétive que je porte en ma chair[4]. Et toi, ô divin extrême de tous les mérites, terme de l’humaine gentillesse, remède unique de ce cœur affligé qui t’adore ! puisque le malin enchanteur qui me poursuit a jeté sur mes yeux des nuages et des cataractes, et que pour eux, mais non pour d’autres, il a transformé ta beauté sans égale et ta figure céleste en celle d’une pauvre paysanne, pourvu qu’il n’ait pas aussi métamorphosé mon visage en museau de quelque vampire pour le rendre horrible à tes yeux, oh ! ne cesse point de me regarder avec douceur, avec amour, en voyant dans ma soumission, dans mon agenouillement devant ta beauté contrefaite, avec quelle humilité mon âme t’adore et se confond devant toi. — Holà ! vous me la baillez belle, répondit la villageoise, et je suis joliment bonne pour les cajoleries. Gare, encore une fois, et laissez-nous passer, nous vous en serons bien obligées. »

Sancho se détourna et la laissa partir, enchanté d’avoir si bien conduit sa fourberie. À peine la villageoise qui avait fait le rôle de Dulcinée se vit-elle libre, qu’elle piqua sa cananée avec un clou qu’elle avait au bout d’un bâton, et se mit à courir le long du pré ; mais comme la bourrique sentait la pointe de l’aiguillon qui la tourmentait plus que de coutume, elle se mit à lâcher des ruades de façon qu’elle jeta madame Dulcinée par terre. À la vue de cet accident, Don Quichotte accourut pour la relever, et Sancho pour arranger le bât qui était tombé sous le ventre de la bête. Quand le bât fut remis et sanglé, Don Quichotte voulut enlever sa dame enchantée, et la porter dans ses bras sur l’ânesse ; mais la dame lui en épargna la peine ; elle se releva, fit quelques pas en arrière, prit son élan, et posant les deux mains sur la croupe de la bourrique, elle sauta sur le bât, plus légère qu’un faucon, et y resta plantée à califourchon comme un homme. « Vive saint Roch ! s’écria Sancho, notre maîtresse saute mieux qu’un chevreuil, et pourrait apprendre la voltige au plus adroit écuyer de Cordoue ou du Mexique ; elle a passé d’un seul bond par-dessus l’arçon de la selle, et sans éperons elle fait détaler son hacanée comme un zèbre, et, ma foi, ses femmes ne sont pas en reste ; elles courent toutes comme le vent. » C’était la vérité ; car, voyant Dulcinée à cheval, elles avaient donné du talon, et toutes trois enfilèrent la venelle, sans tourner la tête, l’espace d’une grande demi-lieue.

Don Quichotte les suivit long-temps des yeux, et quand elles eurent disparu il se tourna vers Sancho : « Que t’en semble, Sancho ? dit-il. Vois quelle haine me portent les enchanteurs ! vois jusqu’où s’étend leur malice et leur rancune, puisqu’ils ont voulu me priver du bonheur que j’aurais eu à contempler ma dame dans son être véritable ! Oh, oui ! je suis né pour être le modèle des malheureux, le blanc qui sert de point de mire aux flèches de la mauvaise fortune. D’ailleurs, remarque, Sancho, que ces traîtres ne se sont pas contentés de transformer Dulcinée, et de la transformer en une figure aussi basse, aussi laide que celle de cette villageoise ; mais encore ils lui ont ôté ce qui est le propre des grandes dames, je veux dire la bonne odeur, puisqu’elles sont toujours au milieu des fleurs et des parfums ; car il faut que tu apprennes, Sancho, que lorsque je m’approchai pour mettre Dulcinée sur sa monture (haquenée suivant toi, mais qui m’a toujours paru une ânesse), elle m’a envoyé une odeur d’ail cru qui m’a soulevé le cœur et empesté l’âme. — Ô canaille ! s’écria Sancho de toutes ses forces ; ô enchanteurs pervers et malintentionnés ! que ne puis-je vous voir tous enfilés par les ouïes, comme des sardines à la brochette ! Beaucoup vous savez, beaucoup vous pouvez, et beaucoup de mal vous faites. Il devait pourtant vous suffire, coquins maudits, d’avoir changé les perles des yeux de ma dame en méchantes noix de chêne, ses cheveux d’or pur en poil de vache rousse, et finalement tous ses traits de charmants en horribles, sans que vous touchiez encore à son odeur ! Par elle, du moins, nous aurions conjecturé ce qui était caché sous cette laide écorce ; bien qu’à dire vrai moi je n’aie jamais vu sa laideur, mais seulement sa beauté, que relevait encore un gros signe qu’elle a sur la lèvre droite, en manière de moustache, avec sept ou huit poils blonds comme des fils d’or, et longs de plus d’un palme. — Outre ce signe, dit Don Quichotte, et suivant la correspondance qu’ont entre eux ceux du visage et ceux du corps[5], Dulcinée doit en avoir un autre sur le plat de la cuisse, qui correspond au côté où elle a celui du visage. Mais les poils de la grandeur que tu as mentionnée sont bien longs pour des signes. — Eh bien ! je puis dire à votre grâce, répondit Sancho, qu’ils semblaient là comme nés tout exprès. — Je le crois bien, ami, répliqua Don Quichotte, car la nature n’a rien mis en Dulcinée qui ne fût la perfection même ; aussi aurait-elle cent signes comme celui dont tu parles, que ce serait autant de signes du zodiaque et d’étoiles resplendissantes[6]. Mais dis-moi, Sancho, ce qui me parut un bât, et que tu remis en place, était-ce une selle plate ou une selle en fauteuil ? — C’était, pardieu, une selle à l’écuyère[7], répondit Sancho, avec une housse de campagne qui vaut la moitié d’un royaume, tant elle est riche. — Faut-il que je n’aie pas vu tout cela, Sancho ! s’écria Don Quichotte ; oh ! je le répète et le répéterai mille fois, je suis le plus malheureux des hommes ! »

Le sournois de Sancho avait fort à faire pour ne pas éclater de rire en écoutant les extravagances de son maître, si délicatement dupé. Finalement, après bien d’autres propos, ils remontèrent tous deux sur leurs bêtes, et prirent le chemin de Saragosse, où ils espéraient arriver assez à temps pour assister à des fêtes solennelles qui se célébraient chaque année dans cette ville insigne[8]. Mais avant de s’y rendre il leur arriva des aventures si nombreuses, si surprenantes et si nouvelles, qu’elles méritent d’être écrites et lues, ainsi qu’on le verra en poursuivant.


  1. Mensagero sois, amigo,
    Non mereceis culpa, non.

    Vers d’un ancien romance de Bernard del Carpio, répétés depuis dans plusieurs autres romances, et devenus très-populaires.

  2. 0 diem lætum, notandumque mihi candidissimo calculo ! (Plin., cap. vi, L. ii.)
  3. Xo, que te estrego, burra de mi suegro, expression proverbiale très-ancienne, et en jargon villageois.
  4. Il y a, dans cette phrase, plusieurs hémistiches pris à Garcilaso de la Véga, que Don Quichotte se piquait de savoir par cœur.
  5. « Les physionomistes, dit Covarrubias (Tesoro de la lengua castellana, au mot lunar), jugent de ces signes, et principalement de ceux du visage, en leur donnant correspondance aux autres parties du corps. Tout cela est de l’enfantillage… »
  6. Dans l’original, le jeu de mots roule sur lunares (signes, taches de naissance), et lunas (lunes).
  7. Silla a la gineta. C’est la selle arabe, avec deux hauts montants ou arçons, l’un devant, l’autre derrière.
  8. Cervantès voulait en effet conduire son héros aux joutes de Saragosse ; mais quand il vit que le plagiaire Avellaneda l’avait fait assister à ces joutes, il changea d’avis, comme on le verra au chapitre LIX.