L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Prologue

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 1-5).


PROLOGUE.

AU LECTEUR.



Vive Dieu ! avec quelle impatience, lecteur illustre, ou peut-être plébéien, tu dois attendre à présent ce prologue, croyant y trouver des vengeances, des querelles, des reproches outrageants à l’auteur du second Don Quichotte ! je veux dire à celui qui fut, dit-on, engendré à Tordésillas, et qui naquit à Tarragone[1]. Eh bien ! en vérité, je ne puis te donner ce contentement ; car, si les outrages éveillent la colère dans les cœurs les plus humbles, dans le mien cette règle souffre une exception. Voudrais-tu que je lui jetasse au nez qu’il est un âne, un sot, un impertinent ? Je n’en ai pas seulement la pensée. Que son péché le punisse, qu’il le mange avec son pain, et grand bien lui fasse.

Ce que je n’ai pu m’empêcher de ressentir, c’est qu’il m’appelle injurieusement vieux et manchot, comme s’il avait été en mon pouvoir de retenir le temps, de faire qu’il ne passât point pour moi ; ou comme si ma main eût été brisée dans quelque taverne, et non dans la plus éclatante rencontre qu’aient vue les siècles passés et présents, et qu’espèrent voir les siècles à venir[2]. Si mes blessures ne brillent pas glorieusement aux yeux de ceux qui les regardent, elles sont appréciées du moins dans l’estime de ceux qui savent où elles furent reçues ; car il sied mieux au soldat d’être mort dans la bataille, que libre dans la fuite. Je suis si pénétré de cela, que, si l’on me proposait aujourd’hui d’opérer pour moi une chose impossible, j’aimerais mieux m’être trouvé à cette prodigieuse affaire, que de me trouver, à présent, guéri de mes blessures, sans y avoir pris part. Les blessures que le soldat porte sur le visage et sur la poitrine sont des étoiles qui guident les autres au ciel de l’honneur et au désir des nobles louanges. D’une autre part, il faut observer que ce n’est point avec les cheveux blancs qu’on écrit ; mais avec l’entendement, qui a coutume de se fortifier par les années.

Une autre chose encore m’a fâché : c’est qu’il m’appelât envieux, et m’expliquât, comme si je l’eusse ignoré, ce que c’est que l’envie ; car, en bonne vérité, des deux sortes d’envie qu’il y a, je ne connais que la sainte, la noble, la bien intentionnée. S’il en est ainsi, comment irais-je m’attaquer à aucun prêtre, surtout quand il ajoute à cette qualité celle de familier du saint-office[3] ? Si l’autre l’a dit pour celui qu’il semble avoir désigné, il se trompe du tout au tout, car de celui-ci j’adore le génie, j’admire les œuvres, et je loue l’occupation continuelle et vertueuse. Toutefois, je suis fort obligé à monsieur l’auteur de dire que mes Nouvelles sont plus satiriques qu’exemplaires, mais qu’elles sont bonnes, et qu’elles ne pourraient l’être s’il ne s’y trouvait un peu de tout.

Il me semble que tu vas dire, lecteur, que je me restreins étrangement, et me contiens un peu trop dans les limites de ma modestie ; mais je sais qu’il ne faut pas ajouter affliction sur affliction, et celle qu’endure ce seigneur doit être bien grande, puisqu’il n’ose paraître en plein air et en plein jour, qu’il déguise son nom, qu’il dissimule sa patrie, comme s’il avait commis quelque attentat de lèse-majesté. Si, par hasard, tu viens à le connaître, dis-lui de ma part que je ne me tiens pas pour offensé, que je sais fort bien ce que sont les tentations du diable, et qu’une des plus puissantes qu’il emploie, c’est de mettre à un homme dans la tête qu’il peut composer et publier un livre, qui lui donnera autant de renommée que d’argent, et autant d’argent que de renommée. Et même, pour preuve de cette vérité, je veux qu’avec ton esprit et ta bonne grâce, tu lui racontes cette histoire-ci :

« Il y avait à Séville un fou, qui donna dans la plus gracieuse extravagance dont jamais fou se fût avisé au monde. Il fit un tuyau de jonc, pointu par le bout ; et quand il attrapait un chien dans la rue, ou partout ailleurs, il lui prenait une patte sous son pied, lui levait l’autre avec la main, et, du mieux qu’il pouvait, lui introduisait la pointe du tuyau dans certain endroit où, en soufflant par l’autre bout, il faisait devenir le pauvre animal rond comme une boule. Quand il l’avait mis en cet état, il lui donnait deux petits coups de la main sur le ventre, et le lâchait en disant aux assistants qui étaient toujours fort nombreux : « Vos grâces penseront-elles maintenant que ce soit un petit travail que d’enfler un chien ? — Penserez-vous maintenant que ce soit un petit travail que de faire un livre ? » Si ce conte, ami lecteur, ne lui convient pas, tu lui diras celui-ci, qui est également un conte de fou et de chien.

« Il y avait à Cordoue un autre fou, lequel avait coutume de porter sur sa tête un morceau de dalle en marbre, ou un quartier de pierre, non des plus légers ; quand il rencontrait quelque chien qui ne fût pas sur ses gardes, il s’en approchait, et laissait tomber d’aplomb le poids sur lui. Le chien, roulant sous le coup, jetait des hurlements, et se sauvait à ne pas s’arrêter au bout de trois rues. Or il arriva que, parmi les chiens sur lesquels il déchargea son fardeau, se trouva le chien d’un bonnetier, que son maître aimait beaucoup. La pierre, en tombant, lui frappa sur la tête ; le chien assommé jeta des cris perçants ; le maître, qui le vit maltraiter, en devint furieux. Il empoigna une aune, tomba sur le fou, et le bâtonna de la tête aux pieds. À chaque décharge, il lui disait : « Chien de voleur, à mon lévrier[4] ! N’as-tu pas vu, cruel, que mon chien était lévrier ? » Et lui répétant le nom de lévrier mainte et mainte fois, il renvoya le fou moulu comme plâtre. Le châtiment fit son effet : le fou se retira, et de plus d’un mois ne se montra dans les rues. À la fin, il reparut avec la même invention, et une charge plus forte. Il s’approchait de la place où était le chien, le visait de son mieux ; mais, sans oser laisser tomber la pierre, il disait : « Celui-ci est lévrier, gare ! » Effectivement, tous les chiens qu’il rencontrait, fussent-ils dogues ou roquets, il disait qu’ils étaient lévriers, et dès lors il ne lâcha plus jamais la pierre. »

Peut-être en arrivera-t-il autant à cet historien ; il n’osera plus lâcher le poids de son esprit en livres, qui, lorsqu’ils sont mauvais, sont plus durs que des pierres. Dis-lui encore que la menace qu’il me fait de m’enlever tout profit avec son livre, je m’en soucie comme d’une obole, et qu’en me conformant au fameux intermède de la Perendenga[5], je lui réponds : « Vive pour moi le veinticuatro, mon seigneur[6], et le Christ pour tous. » Oui, vive le grand comte de Lémos, dont la vertu chrétienne et la libéralité bien connue me maintiennent en pied contre tous les coups de ma mauvaise fortune, et vive la suprême charité de l’illustrissime archevêque de Tolède, Don Bernardo de Sandoval y Rojas ; après cela, qu’il n’y ait pas même d’imprimerie au monde, ou qu’on y imprime contre moi autant de livres que contient de lettres la complainte de Mingo Révulgo[7]. Ces deux princes, sans que mon adulation, sans qu’aucune autre espèce d’éloge les sollicite, et par seule bonté d’âme, ont pris à leur charge le soin de venir généreusement à mon aide : en cela, je me tiens pour plus heureux et plus riche que si la fortune, par une voie ordinaire, m’eût conduit à son faîte. L’honneur peut rester au pauvre, mais non au pervers ; la pauvreté peut couvrir d’un nuage la noblesse, mais non l’obscurcir entièrement. Pourvu que la vertu jette quelque lumière, ne serait-ce que par les fentes de la détresse, elle finit par être estimée des hauts et nobles esprits, et par conséquent favorisée.

Ne lui dis rien de plus ; et je ne veux pas non plus t’en dire davantage. Je te ferai seulement observer que cette seconde partie du Don Quichotte, dont je te fais offrande, est taillée sur le même patron et du même drap que la première. Dans celle-ci, je te donne Don Quichotte conduit jusqu’au terme, et finalement mort et enterré, afin que personne ne s’avise de lui dresser de nouveaux actes certificatifs, puisque les anciens sont bien suffisants. Il suffit aussi qu’un honnête homme ait rendu compte de ses discrètes folies, sans que d’autres veuillent encore y mettre les doigts. L’abondance des choses, même bonnes, les déprécie, et la rareté des mauvaises mêmes, les fait apprécier en un point. J’oubliais de te dire d’attendre le Persilès, que je suis en train d’achever, et la seconde partie de Galatée.


  1. C’est l’écrivain qui s’est caché sous le nom du licencié Alonzo Fernandez de Avellanéda, natif de Tordésillas, et dont le livre fut imprimé à Tarragone.
  2. La bataille de Lépante.
  3. Allusion à Lope de Véga, qui était en effet prêtre et familier du saint-office, après avoir été marié deux fois.
  4. Il y a dans le texte podenco, qui veut dire chien courant. J’ai mis lévrier, pour que le mot chien ne fût pas répété tant de fois en quelques lignes.
  5. Petite pièce de l’époque, dont l’auteur est inconnu.
  6. On nomme veinticuatros, les regidores ou officiers municipaux de Séville, de Grenade et de Cordoue, depuis que leur nombre fut réduit de trente-six à vingt-quatre par Alphonse–le-Justicier.
  7. Las coplas de Mingo Revulgo sont une espèce de complainte satirique sur le règne de Henri IV (el impotente). Les uns l’ont attribuée à Juan de Ména, auteur du poëme el Laberinto ; d’autres à Rodrigo Cota, premier auteur de la Célestine ; d’autres encore au chroniqueur Fernando del Pulgar. Celui-ci, du moins, l’a commentée à la fin de la chronique de Henri IV par Diégo Enriquez del Castillo.