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L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre II

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 70-80).


CHAPITRE II.

Qui traite de la première sortie que fit de son pays l’ingénieux Don Quichotte.



Ayant donc achevé ces préparatifs, il ne voulut pas attendre davantage pour mettre à exécution son projet. Ce qui le pressait de la sorte, c’était la privation qu’il croyait faire au monde par son retard, tant il espérait venger d’offenses, redresser de torts, réparer d’injustices, corriger d’abus, acquitter de dettes. Ainsi, sans mettre âme qui vive dans la confidence de son intention, et sans que personne le vît, un beau matin, avant le jour, qui était un des plus brûlants du mois de juillet, il s’arma de toutes pièces, monta sur Rossinante, coiffa son espèce de salade, embrassa son écu, saisit sa lance, et, par la fausse porte d’une basse-cour, sortit dans la campagne, ne se sentant pas d’aise de voir avec quelle facilité il avait donné carrière à son noble désir. Mais à peine se vit-il en chemin qu’une pensée terrible l’assaillit, et telle, que peu s’en fallut qu’elle ne lui fît abandonner l’entreprise commencée. Il lui vint à la mémoire qu’il n’était pas armé chevalier ; qu’ainsi, d’après les lois de la chevalerie, il ne pouvait ni ne devait entrer en lice avec aucun chevalier ; et que, même le fût-il, il devait porter des armes blanches, comme chevalier novice, sans devise sur l’écu, jusqu’à ce qu’il l’eût gagnée par sa valeur. Ces pensées le firent hésiter dans son propos ; mais, sa folie l’emportant sur toute raison, il résolut de se faire armer chevalier par le premier qu’il rencontrerait, à l’imitation de beaucoup d’autres qui en agirent ainsi, comme il l’avait lu dans les livres qui l’avaient mis en cet état. Quant aux armes blanches, il pensait frotter si bien les siennes, à la première occasion, qu’elles devinssent plus blanches qu’une hermine. De cette manière, il se tranquillisa l’esprit, et continua son chemin, qui n’était autre que celui que voulait son cheval, car il croyait qu’en cela consistait l’essence des aventures.

En cheminant ainsi, notre tout neuf aventurier se parlait à lui-même, et disait : « Qui peut douter que, dans les temps à venir, quand se publiera la véridique histoire de mes exploits, le sage qui les écrira, venant à conter cette première sortie que je fais si matin, ne s’exprime de la sorte ? « À peine le blond Phébus avait-il étendu sur la spacieuse face de la terre immense les tresses dorées de sa belle chevelure ; à peine les petits oiseaux nuancés de mille couleurs avaient-ils salué des harpes de leurs langues, dans une douce et mielleuse harmonie, la venue de l’aurore au teint de rose, qui, laissant la molle couche de son jaloux mari, se montre aux mortels du haut des balcons de l’horizon castillan, que le fameux chevalier Don Quichotte de la Manche, abandonnant le duvet oisif, monta sur son fameux cheval Rossinante, et prit sa route à travers l’antique et célèbre plaine de Montiel. » En effet, c’était là qu’il cheminait ; puis il ajouta : « Heureux âge et siècle heureux celui où paraîtront à la clarté du jour mes fameuses prouesses, dignes d’être gravées dans le bronze, sculptées en marbre, et peintes sur bois, pour vivre éternellement dans la mémoire des âges futurs ! Ô toi, qui que tu sois, sage enchanteur, destiné à devenir le chroniqueur de cette merveilleuse histoire, je t’en prie, n’oublie pas mon bon Rossinante, éternel compagnon de toutes mes courses et de tous mes voyages. » Puis, se reprenant, il disait, comme s’il eût été réellement amoureux : « Ô princesse Dulcinée, dame de ce cœur captif ! une grande injure vous m’avez faite en me donnant congé, en m’imposant, par votre ordre, la rigoureuse contrainte de ne plus paraître en présence de votre beauté. Daignez, ma dame, avoir souvenance de ce cœur, votre sujet, qui souffre tant d’angoisses pour l’amour de vous[1]. » À ces sottises, il en ajoutait cent autres, toutes à la manière de celles que ses livres lui avaient apprises, imitant de son mieux leur langage. Et cependant, il cheminait avec tant de lenteur, et le soleil, qui s’élevait, dardait des rayons si brûlants, que la chaleur aurait suffi pour lui fondre la cervelle, s’il en eût conservé quelque peu.

Il marcha presque tout le jour, sans qu’il lui arrivât rien qui fût digne d’être conté ; et il s’en désespérait, car il aurait voulu rencontrer aussitôt quelqu’un avec qui faire l’expérience de la valeur de son robuste bras. Des auteurs disent que la première aventure qui lui arriva fut celle du Port-Lapice[2] ; d’autres, celle des moulins à vent. Mais ce que j’ai pu vérifier à ce sujet, et ce que j’ai trouvé consigné dans les annales de la Manche, c’est qu’il alla devant lui toute cette journée, et qu’au coucher du soleil, son bidet et lui se trouvèrent harassés et morts de faim. Alors, regardant de toutes parts, pour voir s’il ne découvrirait pas quelque château, quelque hutte de bergers, où il pût chercher un gîte et un remède à son extrême besoin, il aperçut, non loin du chemin où il marchait, une hôtellerie[3] ; ce fut comme s’il eût vu l’étoile qui le guidait au port de sa rédemption. Il pressa le pas, si bien qu’il y arriva à la tombée de la nuit. Par hasard, il y avait sur la porte deux jeunes filles, de celles-là qu’on appelle de joie, lesquelles s’en allaient à Séville avec quelques muletiers qui s’étaient décidés à faire halte cette nuit dans l’hôtellerie. Et, comme tout ce qui arrivait à notre aventurier, tout ce qu’il voyait ou pensait, lui semblait se faire et venir à la manière de ce qu’il avait lu, dès qu’il vit l’hôtellerie, il s’imagina que c’était un château, avec ses quatre tourelles et ses chapiteaux d’argent bruni, auquel ne manquaient ni le pont-levis, ni les fossés, ni aucun des accessoires que de semblables châteaux ont toujours dans les descriptions. Il s’approcha de l’hôtellerie, qu’il prenait pour un château, et, à quelque distance, il retint la bride à Rossinante, attendant qu’un nain parût entre les créneaux pour donner avec son cor le signal qu’un chevalier arrivait au château. Mais voyant qu’on tardait, et que Rossinante avait hâte d’arriver à l’écurie, il s’approcha de la porte, et vit les deux filles perdues qui s’y trouvaient, lesquelles lui parurent deux jolies demoiselles ou deux gracieuses dames qui, devant la porte du château, folâtraient et prenaient leurs ébats.

En ce moment il arriva, par hasard, qu’un porcher qui rassemblait dans des chaumes un troupeau de cochons (sans pardon, ils s’appellent ainsi) souffla dans une corne, au son de laquelle ces animaux se réunissent. Aussitôt Don Quichotte s’imagina, comme il le désirait, qu’un nain donnait le signal de sa venue. Ainsi donc, transporté de joie, il s’approcha de l’hôtellerie et des dames, lesquelles, voyant venir un homme armé de la sorte, avec lance et bouclier, allaient, pleines d’effroi, rentrer dans la maison. Mais Don Quichotte comprit à leur fuite la peur qu’elles avaient. Il leva sa visière de carton, et, découvrant son sec et poudreux visage, d’un air aimable et d’une voix posée, il leur dit : «  Que vos grâces ne prennent point la fuite, et ne craignent nulle discourtoise offense, car, dans l’ordre de chevalerie que je professe, il n’appartient ni ne convient d’en faire à personne, et surtout à des demoiselles d’aussi haut parage que le démontrent vos présences. » Les filles le regardaient, et cherchaient de tous leurs yeux son visage sous la mauvaise visière qui le couvrait. Mais quand elles s’entendirent appeler demoiselles, chose si hors de leur profession, elles ne purent s’empêcher d’éclater de rire, et ce fut de telle sorte, que Don Quichotte vint à se fâcher. Il leur dit gravement : « La politesse sied à la beauté, et le rire qui procède d’une cause légère est une inconvenance ; mais je ne vous dis point cela pour vous causer de la peine, ni troubler votre belle humeur, la mienne n’étant autre que de vous servir. » Ce langage, que ne comprenaient point les dames, et la mauvaise mine de notre chevalier augmentaient en elles le rire, et en lui le courroux, tellement que la chose eût mal tourné, si, dans ce moment même, n’eût paru l’hôtelier, gros homme que son embonpoint rendait pacifique ; lequel, voyant cette bizarre figure, accoutrée d’armes si dépareillées, comme étaient la bride, la lance, la rondache et le corselet, fut tout près d’accompagner les demoiselles dans l’effusion de leur joie. Mais cependant, effrayé de ce fantôme armé en guerre, il se ravisa et résolut de lui parler poliment : « Si votre grâce, seigneur chevalier, lui dit-il, vient chercher un gîte, sauf le lit, car il n’y en a pas un seul dans cette hôtellerie, tout le reste s’y trouvera en grande abondance. » Don Quichotte, voyant l’humilité du commandant de la forteresse, puisque tels lui paraissaient l’hôte et l’hôtellerie, lui répondit : «  Pour moi, seigneur châtelain, quoi que ce soit me suffit. Mes parures, ce sont les armes ; mon repos, c’est le combat, etc.[4]. » L’hôte pensa que l’étranger l’avait appelé châtelain, parce qu’il lui semblait un échappé de Castille[5], quoiqu’il fût Andaloux, et de la plage de San-Lucar, aussi voleur que Cacus, aussi goguenard qu’un étudiant ou un page. Il lui répondit donc : «  À ce train-là, les lits de votre grâce sont des rochers durs, et son sommeil est toujours veiller[6]. S’il en est ainsi, vous pouvez mettre pied à terre, bien assuré de trouver dans cette masure l’occasion et les occasions de ne pas dormir, non de la nuit, mais de l’année entière. »

En disant cela, il fut tenir l’étrier à Don Quichotte, lequel descendit de cheval avec beaucoup de peines et d’efforts, comme un homme qui n’avait pas rompu le jeûne de toute la journée. Il dit aussitôt à l’hôtelier d’avoir grand soin de son cheval, parce que c’était la meilleure bête qui portât selle au monde. L’autre la regarda, et ne la trouva pas si bonne que disait Don Quichotte, pas même de moitié. Il l’arrangea pourtant dans l’écurie, et revint voir ce que voulait son hôte, que les demoiselles s’occupaient à désarmer, s’étant déjà réconciliées avec lui. Elles lui avaient bien ôté la cuirasse de poitrine et celle d’épaules, mais jamais elles ne purent venir à bout de lui déboîter le hausse-col, ni de lui ôter l’informe salade que tenaient attachée des rubans verts. Il fallait couper ces rubans, dont on ne pouvait défaire les nœuds ; mais Don Quichotte ne voulut y consentir en aucune façon, et préféra rester toute cette nuit la salade en tête, ce qui faisait la plus étrange et la plus gracieuse figure qui se pût imaginer ; et, pendant cette cérémonie, se persuadant que les coureuses qui le désarmaient étaient de grandes dames du château, il leur dit, avec une grâce parfaite, ces vers d’un vieux romance : « Jamais ne fut chevalier si bien servi des dames que Don Quichotte quand il vint de son village ; les demoiselles prenaient soin de lui, et les princesses de son rossin, »[7] ou Rossinante, car tel est, mesdames, le nom de mon cheval, comme Don Quichotte de la Manche est celui de votre serviteur ; et, bien que je ne voulusse pas me découvrir jusqu’à ce que m’eussent découvert les exploits faits en votre service et profit, le besoin d’ajuster à l’occasion présente ce vieux romance de Lancelot a été cause que vous avez su mon nom avant la juste époque. Mais un temps viendra pour que vos seigneuries commandent et que j’obéisse, et pour que la valeur de mon bras témoigne du désir que j’ai de vous servir. » Les jeunes filles, qui n’étaient pas faites à de semblables rhétoriques, ne répondaient mot. Elles lui demandèrent s’il voulait manger quelque chose. « Quoi que ce fût, je m’en accommoderais, répondit Don Quichotte, car, si je ne me trompe, toute chose viendrait fort à point. »

Par bonheur, ce jour-là tombait un vendredi, et il n’y avait dans toute l’hôtellerie que des tronçons d’un poisson séché qu’on appelle, selon le pays, morue, merluche ou truitelle. On lui demanda si, par hasard, sa grâce mangerait de la truitelle, puisqu’il n’y avait pas d’autre poisson à lui servir. « Pourvu qu’il y ait plusieurs truitelles, répondit Don Quichotte, elles pourront servir de truites, car il m’est égal qu’on me donne huit réaux en monnaie ou bien une pièce de huit réaux. D’ailleurs, il se pourrait qu’il en fût de ces truitelles comme du veau, qui est plus tendre que le bœuf, ou comme du chevreau, qui est plus tendre que le bouc. Mais, quoi que ce soit, apportez-le vite ; car la fatigue et le poids des armes ne se peuvent supporter sans l’assistance de l’estomac. » On lui dressa la table à la porte de l’hôtellerie, pour qu’il eût plus frais, et l’hôte lui apporta une ration de cette merluche mal détrempée et plus mal assaisonnée, avec du pain aussi noir et moisi que ses armes. C’était à mourir de rire que de le voir manger ; car, comme il avait la salade mise et la visière levée, il ne pouvait rien porter à la bouche avec ses mains. Il fallait qu’un autre l’embecquât ; si bien qu’une de ces dames servit à cet office. Quant à lui donner à boire, ce ne fut pas possible ; et ce ne l’aurait jamais été, si l’hôte ne se fût avisé de percer de part en part un jonc dont il lui mit l’un des bouts dans la bouche, tandis que par l’autre il lui versait du vin. À tout cela, le pauvre chevalier prenait patience, plutôt que de couper les rubans de son morion. Sur ces entrefaites, un châtreur de porcs vint par hasard à l’hôtellerie, et se mit, en arrivant, à souffler cinq ou six fois dans son sifflet de jonc. Cela suffit pour confirmer Don Quichotte dans la pensée qu’il était en quelque fameux château, qu’on lui servait un repas en musique, que la merluche était de la truite, le pain bis du pain blanc, les drôlesses des dames, et l’hôtelier le châtelain du château. Aussi donnait-il pour bien employées sa résolution et sa sortie. Pourtant, ce qui l’inquiétait le plus, c’était de ne pas se voir armé chevalier ; car il lui semblait qu’il ne pouvait légitimement s’engager dans aucune aventure sans avoir reçu l’ordre de chevalerie.


  1. Allusion à un passage d’Amadis, lorsque Oriane lui ordonne de ne plus se présenter devant elle. (Liv. II, chap. 44.)
  2. En Espagne, on appelle port, puerto, un col, un passage dans les montagnes.
  3. Je conserve, faute d’autre, le mot consacré d’hôtellerie, mais il traduit bien mal celui de venta. On appelle ainsi ces misérables auberges isolées qui servent de station entre les bourgs trop éloignés, et dans lesquelles on ne trouve d’autre gîte qu’une écurie, d’autres provisions que de l’orge pour les mulets.
  4. Vers d’un ancien romance :

         Mis arreos son las armas
         Mi descanso el pelear.

    (Canc. de Rom.)

    Voir mis arreos son las armas (espagnol)

  5. Il y a ici un double jeu de mots. Castellano signifie également châtelain et Castillan ; mais Cervantès emploie l’expression de sano de Castilla qui, dans l’argot de prison, signifie un voleur déguisé.
  6. C’est la continuation du romance cité par Don Quichotte.

         Mi cama las duras penas
         Mi dormir siempre velar.

  7. Adaptation de Lanzarote y el orgulloso (espagnol)