L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre XLVIII
CHAPITRE XLVIII.
Où le chanoine continue à discourir sur les livres de chevalerie, avec d’autres choses dignes de son esprit.
![V](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/59/L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche_tome_1_illustration_p._681.jpg/200px-L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche_tome_1_illustration_p._681.jpg)
ôtre grâce, seigneur chanoine, reprit le curé, a parfaitement raison, et c’est là ce qui rend plus dignes de blâme ceux qui ont jusqu’à présent composé de semblables livres, sans réflexion, sans jugement, sans s’attacher à l’art et aux règles qui auraient pu, en les guidant, les rendre aussi fameux en prose que l’ont été en vers les deux princes de la poésie grecque et latine. — Pour moi, du moins, répliqua le chanoine, j’ai eu certaine tentation d’écrire un livre de chevalerie, en y gardant toutes les conditions dont je viens de faire l’analyse. S’il faut même confesser la vérité, je dois dire qu’il y en a bien cent feuilles d’écrites ; et, pour m’assurer par expérience si elles méritaient la bonne opinion que j’en ai, je les ai communiquées à des hommes passionnés pour cette lecture, mais doctes et spirituels, et à d’autres, ignorants, qui ne cherchent que le plaisir d’entendre conter des extravagances. Chez les uns comme chez les autres, j’ai trouvé une agréable approbation. Néanmoins, je n’ai pas poussé plus loin ce travail, d’abord, parce qu’il m’a paru que je faisais une chose étrangère à ma profession ; ensuite, parce que le nombre des gens simples est plus grand que celui des gens éclairés ; et que, bien qu’il vaille mieux être loué du petit nombre des sages que la dupe du grand nombre des
sots, je ne veux pas me soumettre au jugement capricieux de l’impertinent vulgaire, auquel appartient principalement la lecture de semblables livres. Mais ce qui me l’ôta surtout des mains, et m’enleva jusqu’à la pensée de le terminer, ce fut un raisonnement que je fis en moi-même, à propos des comédies qu’on représente aujourd’hui. Si ces comédies à la mode, me dis-je, aussi bien celles d’invention que celles tirées de l’histoire, ne sont, pour la plupart, que d’évidentes extravagances, qui n’ont réellement ni pieds ni tête ; si, pourtant, le vulgaire les écoute avec plaisir, les approuve et les tient pour bonnes, quand elles sont si loin de l’être ; si les auteurs qui les composent et les acteurs qui les jouent disent qu’elles doivent être ainsi, parce qu’ainsi les veut le public ; que celles qui respectent et suivent les règles de l’art ne sont bonnes que pour quatre hommes d’esprit qui les entendent, quand tous les autres ne comprennent rien à leur mérite, et qu’il leur convient mieux de gagner de quoi vivre avec la multitude, que de la réputation avec le petit nombre ; la même chose arrivera à mon livre, quand je me serai brûlé les sourcils pour garder les préceptes, et je deviendrai, comme on dit, le tailleur de Campillo, qui fournissait le fil et la façon. J’ai tâché quelquefois de persuader aux auteurs qu’ils se trompent dans leur opinion, qu’ils attireraient plus de monde et gagneraient plus de renommée en représentant des comédies régulières que des pièces extravagantes ; mais ils sont si obstinés, si profondément ancrés dans leur avis, qu’il n’y a plus ni raisonnement, ni évidence qui puissent les en faire revenir. Je me rappelle qu’un jour je dis à l’un de ces entêtés : « Ne vous souvient-il pas qu’il y a peu d’années l’on représenta en Espagne trois tragédies composées par un célèbre poëte de ces royaumes, telles toutes les trois qu’elles étonnèrent et ravirent tous ceux qui les virent jouer, le vulgaire comme les hommes d’élite, et qu’elles rapportèrent à elles seules plus d’argent aux comédiens que trente des meilleures qu’on ait faites depuis ? — Sans doute, répondit l’auteur dont je parle, que votre grâce veut faire allusion à l’Isabelle, à la Philis et à l’Alexandra[1] ? — Justement, répliquai-je, c’est d’elles qu’il s’agit. Elles suivaient assurément les préceptes de l’art ; eh bien ! voyez : pour les avoir suivis, ont-elles manqué de paraître ce qu’elles étaient, et de plaire à tout le monde ? La faute n’est donc pas au public, qui demande des sottises, mais à ceux qui ne savent pas lui servir autre chose. On ne trouve pas plus d’extravagance dans l’Ingratitude vengée, dans la Numancia, dans le Marchand amoureux, moins encore dans l’Ennemie favorable[2], ni dans quelques autres que composèrent des poëtes habiles au profit de leur renommée et de la bourse des acteurs qui les jouèrent. » J’ajoutai encore d’autres choses qui le laissèrent un peu confus, un peu ébranlé, mais non pas assez convaincu pour le tirer de son erreur. — Votre grâce, seigneur chanoine, reprit alors le curé, vient de toucher un sujet qui a réveillé chez moi l’ancienne rancune que je porte aux comédies à la mode aujourd’hui, et non moins forte que celle qui m’anime contre les livres de chevalerie. Lorsque la comédie, au dire de Cicéron, doit être le miroir de la vie humaine, l’exemple des mœurs et l’image de la vérité, celles qu’on joue à présent ne sont que des miroirs d’extravagance, des exemples de sottises et des images d’impudicité. En effet, quelle plus grande extravagance peut-il y avoir dans la matière qui nous occupe que de faire paraître un enfant au maillot à la première scène du premier acte, et de le ramener, à la seconde, homme fait avec de la barbe au menton[3] ? Quelle plus grande sottise que de nous peindre un vieillard bravache, un jeune homme poltron, un laquais rhétoricien, un page conseiller, un roi crocheteur, et une princesse laveuse de vaisselle ? Que dirai-je ensuite de l’observation du temps pendant lequel pouvaient arriver les événements que l’on représente ? N’ai-je pas vu telle comédie dont le premier acte commence en Europe, le second se continue en Asie, le troisième finit en Afrique ; et, s’il y avait quatre actes, le quatrième se terminerait en Amérique, de façon que la pièce se serait passée dans les quatre parties du monde[4] ? Si l’imitation historique est la principale qualité de la comédie, comment la plus médiocre intelligence pourrait-elle être satisfaite lorsque, dans une action qui arrive au temps de Pépin ou de Charlemagne, on attribue au personnage principal d’avoir porté, comme l’empereur Héraclius, la croix à Jérusalem, et d’avoir conquis le Saint-Sépulcre sur les Sarrasins, comme Godefroy de Bouillon, tandis![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/cb/L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche_tome_1_illustration_p._684.jpg/350px-L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche_tome_1_illustration_p._684.jpg)
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e6/L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche_tome_1_illustration_p._688.jpg/350px-L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche_tome_1_illustration_p._688.jpg)
que le mulet aux provisions, qui devait être arrivé déjà dans l’hôtellerie, était assez bien chargé pour qu’on n’eût rien à y prendre que de l’orge. — En ce cas, reprit le chanoine, conduisez-y toutes nos montures, et faites revenir le mulet. »
Pendant que cet ordre s’exécutait, Sancho, voyant qu’il pouvait enfin parler à son maître sans la continuelle présence du curé et du barbier, qu’il tenait pour suspects, s’approcha de la cage où gisait Don Quichotte, et lui dit : « Seigneur, pour la décharge de ma conscience, je veux vous
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/06/L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche_tome_1_illustration_p._689.jpg/350px-L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche_tome_1_illustration_p._689.jpg)
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/f/f7/L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche_tome_1_illustration_p._691.jpg/350px-L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche_tome_1_illustration_p._691.jpg)
soit. Mais voyons, parle, demande ; car, en vérité, Sancho, tu me
fatigues avec tant de préambules, d’ambages et de circonlocutions. — Je dis, répliqua Sancho, que je suis parfaitement sûr de la franchise et de la véracité de mon maître ; et dès lors, comme cela vient fort à point pour notre histoire, j’oserai lui faire une question, parlant par respect : Depuis que votre grâce est encagée, ou plutôt enchantée dans cette cage, est-ce que, par hasard, il lui serait venu l’envie de faire, comme on dit, le petit ou le gros ? — Je n’entends rien, Sancho, répondit Don Quichotte, à ces paroles de petit et de gros. Explique-toi plus clairement si tu veux que je te réponde avec précision. — Est-il possible, reprit Sancho, que votre grâce n’entende pas ce que c’est que le gros et le petit ? Mais c’est avec cela qu’on sèvre les enfants à l’école. Eh bien ! sachez donc que je veux dire s’il vous est venu quelque envie de faire ce que personne ne peut faire à votre place. — J’y suis, j’y suis, Sancho, s’écria Don Quichotte. Oh, oui ! bien des fois, et maintenant encore. Tire-moi de ce péril, si tu ne veux que je me trouve dans de beaux draps. »![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/6c/L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche_tome_1_illustration_p._692.jpg/150px-L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche_tome_1_illustration_p._692.jpg)
- ↑ Ces trois pièces sont de Lupercio Leonardo de Argensola, qui a mieux réussi, comme son frère Bartolomé, dans la poésie lyrique que sur le théâtre. L’Isabella et l’Alexandra ont été publiées dans le sixième volume du Parnaso español de Don Juan Lopez Sedano. La Filis est perdue.
- ↑ L’Ingratitude vengée (la Ingratitud vengada) est de Lope de Vega ; la Numancia, de Cervantès lui-même ; le Marchand amoureux (el Mercador amante), de Gaspar de Aguilar, et l’Ennemie favorable (la Enemiga favorable) du chanoine Francisco Tarraga.
- ↑ Comme cela se voit dans plusieurs pièces de Lope de Vega, Urson y Valentin, los Porceles de Murcia, el primer Rey de Castilla, etc.
- ↑ Peu s’en faut qu’il n’en soit ainsi dans plusieurs comédies du même Lope de Vega, el Nuevo mundo descubierto por Cristoval Colon, el rey Bamba, las Cuentas del grand Capitan, la Doncella Teodor, etc.
- ↑ Lope de Vega avait fait mieux encore dans la comédie la Limpieza no manchada (la Pureté sans tache). On y voit le roi David, le saint homme Job, le prophète Jérémie, saint Jean-Baptiste, sainte Brigitte, et l’université de Salamanque.
- ↑ Ou Autos sacramentales. Lope de Vega en a fait environ quatre cents : San Francisco, san Nicolas, san Agustin, san Roque, san Antonio, etc.
- ↑ Je ne sais trop sur quoi Cervantès fonde son éloge des théâtres étrangers. Les Italiens n’avaient guère que la Mandragore et les pièces du Trissin ; la scène française était encore dans les langes ; la scène allemande était à naître, et Shakespeare, le seul grand auteur dramatique de l’époque, ne se piquait assurément guère de cette régularité classique qui permettait aux étrangers d’appeler barbares les admirateurs de Lope de Vega.
- ↑ Cet heureux et fécond génie est Lope de Vega, contre lequel Cervantès a principalement dirigé sa critique du théâtre espagnol. À l’époque où parut la première partie du Don Quichotte, Lope de Vega n’avait pas encore composé le quart des dix-huit cents comédies de capa y espada qu’a écrites sa plume infatigable.
Il faut observer aussi qu’à la même époque le théâtre espagnol ne comptait encore qu’un seul grand écrivain ; c’est depuis qu’ont paru Calderon, Moreto, Tirso de Molina, Rojas, Solis, etc., lesquels ont laissé bien loin derrière eux les contemporains de Cervantès.