L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre XXII

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 285-298).


CHAPITRE XXII.

De la liberté que rendit Don Quichotte à quantité de malheureux que l’on conduisait, contre leur gré, où ils eussent été bien aises de ne pas aller.



Cid Hamet Ben-Engéli, auteur arabe et manchois, raconte, dans cette grave, douce, pompeuse, humble et ingénieuse histoire, qu’après que le fameux Don Quichotte de la Manche et Sancho Panza son écuyer eurent échangé les propos qui sont rapportés à la fin du chapitre XXI, Don Quichotte leva les yeux et vit venir, sur le chemin qu’il suivait, une douzaine d’hommes à pied, enfilés par le cou à une longue chaîne de fer comme les grains d’un chapelet, et portant tous des menottes aux bras. Ils étaient accompagnés de deux hommes à cheval et de deux hommes à pied, ceux à cheval portant des arquebuses à rouet, ceux à pied des piques et des épées. Dès que Sancho les aperçut, il s’écria : « Voilà la chaîne des galériens, forçats du roi, qu’on mène ramer aux galères. — Comment, forçats ? répondit Don Quichotte. Est-il possible que le roi fasse violence à personne ? — Je ne dis pas cela, reprit Sancho ; je dis que ce sont des gens condamnés, pour leurs délits, à servir par force le roi dans les galères. — Finalement, répliqua Don Quichotte, et quoi qu’il en soit, ces gens que l’on conduit vont par force et non de leur plein gré ? — Rien de plus sûr, répondit Sancho. — Eh bien ! alors, reprit son maître, c’est ici que se présente l’exécution de mon office, qui est d’empêcher les violences et de secourir les malheureux. — Faites attention, dit Sancho, que la justice, qui est la même chose que le roi, ne fait ni violence, ni outrage à de semblables gens, mais qu’elle les punit en peine de leurs crimes. »

Sur ces entrefaites, la chaîne des galériens arriva près d’eux, et Don Quichotte, du ton le plus honnête, pria les gardiens de l’informer de la cause ou des causes pour lesquelles ils menaient de la sorte ces pauvres gens. « Ce sont des forçats, répondit un des gardiens à cheval, qui vont servir sa majesté sur les galères. Je n’ai rien de plus à vous dire, et vous rien de plus à demander. — Cependant, répliqua Don Quichotte, je voudrais bien savoir sur chacun d’eux en particulier la cause de leur disgrâce. » À cela il ajouta d’autres propos si polis pour les engager à l’informer de ce qu’il désirait tant savoir, que l’autre gardien à cheval lui dit enfin : « Nous avons bien ici le registre où sont consignées les condamnations de chacun de ces misérables ; mais ce n’est pas le moment de nous arrêter pour l’ouvrir et en faire lecture. Approchez-vous et questionnez-les eux-mêmes ; ils vous répondront s’ils en ont envie, et bien certainement ils l’auront, car ce sont des gens qui prennent également plaisir à faire et à raconter des tours de coquins. »

Avec cette permission, que Don Quichotte aurait bien prise si on ne la lui eût accordée, il s’approcha de la chaîne, et demanda au premier venu pour quels péchés il allait en si triste équipage. « Pour avoir été amoureux, répondit l’autre. — Quoi ! pas davantage ? s’écria Don Quichotte. Par ma foi, si l’on condamne les gens aux galères pour être amoureux, il y a long-temps que je devrais y ramer. — Oh ! mes amours ne sont pas de ceux qu’imagine votre grâce, répondit le galérien. Quant à moi, j’aimai si éperdument une corbeille de lessive remplie de linge blanc, et je la serrai si étroitement dans mes bras que, si la justice ne me l’eût arrachée par force, je n’aurais pas encore, à l’heure qu’il est, cessé mes caresses. Je fus pris en flagrant délit, il n’était pas besoin de question : la cause fut bâclée, on me chatouilla les épaules de cent coups de fouet, et quand j’aurai, par dessus le marché, fauché le grand pré pendant trois ans, l’affaire sera faite. — Qu’est-ce que cela, faucher le grand pré ? demanda Don Quichotte. — C’est ramer aux galères, » répondit le forçat, qui était un jeune homme d’environ vingt-quatre ans, natif, à ce qu’il dit, de Piédraïta.

Don Quichotte fit la même demande au second, qui ne voulut pas répondre un mot, tant il marchait triste et mélancolique. Mais le premier répondit pour lui : « Celui-là, seigneur, va aux galères en qualité de serin de Canarie, je veux dire de musicien et de chanteur. — Comment donc ! s’écria Don Quichotte, envoie-t-on les musiciens et les chanteurs aux galères ? — Oui, seigneur, répondit le forçat ; il n’y a rien de pire au monde que de chanter dans le tourment. — Mais, au contraire, reprit Don Quichotte ; j’avais toujours entendu dire, avec le proverbe : Qui chante ses maux enchante. — Eh bien ! c’est tout au rebours ici, repartit le galérien ; qui chante une fois pleure toute sa vie. — Je n’y comprends rien, » dit Don Quichotte. Mais un des gardiens lui dit : « Seigneur cavalier, parmi ces gens de bien, chanter dans le tourment veut dire confesser à la torture. Ce drôle a été mis à la question, et a fait l’aveu de son crime, qui est d’avoir été voleur de bestiaux ; et, sur son aveu, on l’a condamné à six ans de galères, sans compter deux cents coups de fouet qu’il porte déjà sur les épaules. Il marche toujours triste et honteux, à cause que les autres voleurs qui l’accompagnent le méprisent, le bafouent et le maltraitent, parce qu’il a confessé le délit et n’a pas eu le courage de tenir bon pour le nier ; car ils disent qu’il n’y a pas plus de lettres dans un non que dans un oui, et que c’est trop de bonheur pour un accusé d’avoir sur sa langue sa vie ou sa mort, et non pas sur la langue des témoins et des preuves ; et, quant à cela, je trouve que tout le tort n’est pas de leur côté. — C’est bien aussi ce que je pense, » répondit Don Quichotte ; lequel, passant au troisième, lui fit la même question qu’aux autres ; et celui-ci, sans se faire tirer l’oreille, répondit d’un ton dégagé : « Moi, je vais faire une visite de cinq ans à mesdames les galères faute de dix ducats. — J’en donnerais bien vingt de bon cœur pour vous préserver de cette peine, s’écria Don Quichotte. — Cela ressemble, reprit le galérien, à celui qui a sa bourse pleine au milieu de la mer, et qui meurt de faim, ne pouvant acheter ce qui lui manque. Je dis cela parce que, si j’avais eu en temps opportun les vingt ducats que m’offre à présent votre grâce, j’aurais graissé la patte du greffier, avivé l’esprit et la langue de mon avocat, de manière que je me verrais aujourd’hui au beau milieu de la place de Zocodover à Tolède, et non le long de ce chemin, accouplé comme un chien de chasse. Mais Dieu est grand, la patience bonne, et tout est dit. »

Don Quichotte passa au quatrième. C’était un homme de vénérable aspect, avec une longue barbe blanche qui lui couvrait toute la poitrine ; lequel, s’entendant demander pour quel motif il se trouvait à la chaîne, se mit à pleurer sans répondre un mot ; mais le cinquième condamné lui servit de truchement. « Cet honnête barbon, dit-il, va pour quatre ans aux galères, après avoir été promené en triomphe dans les rues, à cheval et magnifiquement vêtu. — Cela veut dire, si je ne me trompe, interrompit Sancho, qu’il a fait amende honorable, et qu’il est monté au pilori. — Tout justement, reprit le galérien ; et le délit qui lui a valu cette peine, c’est d’avoir été courtier d’oreilles, et même du corps tout entier ; je veux dire que ce gentilhomme est ici en qualité de Mercure galant, et parce qu’il avait aussi quelques pointes et quelques grains de sorcellerie. — De ces pointes et de ces grains, je n’ai rien à dire, répondit Don Quichotte ; mais, quant à la qualité de Mercure galant tout court, je dis que cet homme ne mérite pas d’aller aux galères, si ce n’est pour y commander et pour en être le général. Car l’office d’entremetteur d’amour n’est pas comme le premier venu ; c’est un office de gens habiles et discrets, très-nécessaire dans une république bien organisée, et qui ne devrait être exercé que par des gens de bonne naissance et de bonne éducation. On devrait même créer des inspecteurs et examinateurs pour cette charge, comme pour les autres, et fixer le nombre des membres en exercice, ainsi que pour les courtiers de commerce. De cette manière, on éviterait bien des maux, dont la seule cause est que trop de gens se mêlent du métier ; gens sans tenue et sans intelligence, femmelettes, petits pages, drôles de peu d’années et de nulle expérience, qui, dans l’occasion la plus pressante, et quand il faut prendre un parti, ne savent plus reconnaître leur main droite de la gauche, et laissent geler leur soupe de l’assiette à la bouche. Je voudrais pouvoir continuer ce propos, et démontrer pourquoi il conviendrait de faire choix des personnes qui exerceraient dans l’état cet office si nécessaire ; mais ce n’est ni le lieu, ni le temps. Quelque jour j’en parlerai à quelqu’un qui puisse y pourvoir. Je dis seulement aujourd’hui que la peine que m’a causée la vue de ces cheveux blancs et de ce vénérable visage, mis à si rude épreuve pour quelques messages d’amour, s’est calmée à cette autre accusation de sorcellerie. Je sais bien pourtant qu’il n’y a dans le monde ni charmes ni sortilèges qui puissent contraindre ou détourner la volonté, comme le pensent quelques simples. Nous avons parfaitement notre libre arbitre : ni plantes, ni enchantements, ne peuvent lui faire violence. Ce que font quelques femmelettes par simplicité, ou quelques fripons par fourberie, ce sont des breuvages, des mixtures, de vrais poisons, avec lesquels ils rendent les hommes fous, faisant accroire qu’ils ont le pouvoir de les rendre amoureux, tandis qu’il est, comme je le dis, impossible de contraindre la volonté[1]. — Cela est bien vrai, s’écria le bon vieillard ; et en vérité, seigneur, quant à la sorcellerie, je n’ai point de faute à me reprocher : je ne puis nier quant aux entremises d’amour ; mais jamais je n’ai cru mal faire en cela. Ma seule intention était que tout le monde se divertît, et vécût en paix et en repos, sans querelles comme sans chagrins. Mais ce désir charitable ne m’a pas empêché d’aller là d’où je pense bien ne plus revenir, tant je suis chargé d’années, et tant je souffre d’une rétention d’urine qui ne me laisse pas un instant de répit. » À ces mots, le bon homme se remit à pleurer de plus belle, et Sancho en prit tant de pitié qu’il tira de sa poche une pièce de quatre réaux, et lui en fit l’aumône.

Don Quichotte, continuant son interrogatoire, demanda au suivant quel était son crime ; celui-ci, d’un ton non moins vif et dégagé que le précédent, répondit : « Je suis ici pour avoir trop folâtré avec deux de mes cousines germaines, et avec deux autres cousines qui n’étaient pas les miennes. Finalement, nous avons si bien joué tous ensemble aux petits jeux innocents qu’il en est arrivé un accroissement de famille, tel et tellement embrouillé qu’un faiseur d’arbres généalogiques n’aurait pu s’y reconnaître. Je fus convaincu par preuves et témoignages ; la faveur me manqua, l’argent aussi, et je me vis en danger de périr par la gorge. On m’a condamné à six ans de galères, je n’ai point appelé, c’est la peine de ma faute ; mais je suis jeune, la vie est longue, et tant qu’on l’a il y a remède à tout. Si votre grâce, seigneur chevalier, a de quoi secourir ces pauvres gens, Dieu vous le paiera dans le ciel, et nous aurons grand soin sur la terre de prier Dieu dans nos oraisons pour la santé et la vie de votre grâce, afin qu’il vous les donne aussi bonne et longue que le mérite votre respectable personne. » Celui-ci portait l’habit d’étudiant, et l’un des gardiens dit qu’il était très-élégant discoureur, et fort avancé dans le latin.

Derrière tous ceux-là venait un homme d’environ trente ans, bien fait et de bonne mine ; cependant, quand il regardait, il mettait l’un de ses yeux dans l’autre. Il était attaché bien différemment de ses compagnons, car il portait au pied une chaîne si longue qu’elle lui faisait, en remontant, le tour du corps ; puis deux forts anneaux à la gorge, l’un rivé à la chaîne, l’autre comme une espèce de carcan duquel partaient deux barres de fer qui descendaient jusqu’à la ceinture et aboutissaient à deux menottes où il avait les mains attachées par de gros cadenas ; de manière qu’il ne pouvait ni lever ses mains à sa tête, ni baisser sa tête à ses mains. Don Quichotte demanda pourquoi cet homme portait ainsi bien plus de fers que les autres. Le gardien répondit que c’était parce qu’il avait commis plus de crimes à lui seul que tous les autres ensemble, et que c’était un si hardi et si rusé coquin que, même en le gardant de cette manière, ils n’étaient pas très-sûrs de le tenir, et qu’ils avaient toujours peur qu’il ne vînt à leur échapper. « Mais quels grands crimes a-t-il donc faits, demanda Don Quichotte, s’ils ne méritent pas plus que les galères ? — Il y est pour dix ans, répondit le gardien, ce qui emporte la mort civile ; mais il n’y a rien de plus à dire, sinon que c’est le fameux Ginès de Passamont, autrement dit Ginésille de Parapilla. — Holà ! seigneur commissaire, dit alors le galérien, tout doucement, s’il vous plaît, et ne nous amusons pas à épiloguer sur les noms et surnoms. Je m’appelle Ginès, et non Ginésille ; et Passamont est mon nom de famille, non point Parapilla, comme vous dites. Et que chacun à la ronde se tourne et s’examine, et ce ne sera pas mal fait. — Parlez un peu moins haut, seigneur larron de la grande espèce, répliqua le commissaire, si vous n’avez envie que je vous fasse taire par les épaules. — On voit bien, reprit le galérien, que l’homme va comme il plaît à Dieu ; mais, quelque jour, quelqu’un saura si je m’appelle ou non Ginésille de Parapilla. — N’est-ce pas ainsi qu’on t’appelle, imposteur ? s’écria le gardien. — Oui, je le sais bien, reprit le forçat ; mais je ferai en sorte qu’on ne me donne plus ce nom, ou bien je m’arracherai la barbe, comme je le dis entre mes dents. Seigneur chevalier, si vous avez quelque chose à nous donner, donnez-nous-le vite, et allez à la garde de Dieu, car tant de questions sur la vie du prochain commencent à nous ennuyer ; et si vous voulez connaître la mienne, sachez que je suis Ginès de Passamont, dont l’histoire est écrite par les cinq doigts de cette main. — Il dit vrai, reprit le commissaire ; lui-même a écrit sa vie, et si bien qu’on ne peut rien désirer de mieux ; mais il a laissé le livre en gage dans la prison pour deux cents réaux. — Et je pense bien le retirer, s’écria Ginès, fût-il engagé pour deux cents ducats. — Est-il donc si bon ? demanda Don Quichotte. — Si bon, reprit le galérien, qu’il fera la barbe à Lazarille de Tormès, et à tous ceux du même genre écrits ou à écrire. Ce que je puis dire à votre grâce, c’est qu’il rapporte des vérités, mais des vérités si gracieuses et si divertissantes, qu’aucun mensonge ne peut en approcher. — Et quel est le titre du livre ? demanda Don Quichotte. — La vie de Ginès de Passamont, répondit l’autre. — Est-il fini ? reprit Don Quichotte. — Comment peut-il être fini, répliqua Ginès, puisque ma vie ne l’est pas ? Ce qui est écrit comprend depuis le jour de ma naissance jusqu’au moment où l’on m’a condamné cette dernière fois aux galères. — Vous y aviez donc été déjà ? reprit Don Quichotte. — Pour servir Dieu et le roi, répondit Ginès, j’y ai déjà fait quatre ans une autre fois, et je connais le goût du biscuit et du nerf de bœuf ; et je n’ai pas grand regret d’y retourner encore, car j’aurai le temps d’y finir mon livre ; il me reste une foule de bonnes choses à dire, et, dans les galères d’Espagne, on a plus de loisir que je n’en ai besoin, d’autant plus qu’il ne m’en faut pas beaucoup pour ce qui me reste à écrire, car je le sais déjà par cœur[2]. — Tu as de l’esprit, lui dit Don Quichotte. — Et du malheur, répondit Ginès, car le malheur poursuit toujours l’esprit. — Poursuit toujours la scélératesse ! s’écria le gardien. — Je vous ai déjà dit, seigneur commissaire, répliqua Passamont, de parler plus doux. Ces messieurs de la chancellerie ne vous ont pas mis cette verge noire en main pour maltraiter les pauvres gens qui sont ici, mais pour nous conduire où l’ordonne sa majesté. Sinon, et par la vie de… mais suffit ; quelque jour les taches faites dans l’hôtellerie pourraient bien s’en aller à la lessive ; que chacun se taise, et vive bien, et parle mieux encore, et suivons notre chemin, car c’est bien assez de fadaises comme cela. » Le commissaire leva sa baguette pour donner à Passamont la réponse à ses menaces ; mais Don Quichotte, se jetant au devant du coup, le pria de ne point le frapper : « Ce n’est pas étonnant, lui dit-il, que celui qui a les mains si bien attachées ait du moins la langue un peu libre. » Puis, s’adressant à tous les forçats de la chaîne, il ajouta : « De tout ce que vous venez de me dire, mes très-chers frères, je découvre clairement que, bien qu’on vous ait punis pour vos fautes, les châtiments que vous allez subir ne sont pas fort de votre goût, et qu’enfin vous allez aux galères tout-à-fait contre votre gré. Je découvre aussi que le peu de courage qu’a montré l’un dans la question, le manque d’argent pour celui-ci, pour celui-là le manque de faveur, et finalement, l’erreur ou la passion du juge, ont été les causes de votre perdition, et vous ont privés de la justice qui vous était due. Tout cela maintenant s’offre à ma mémoire pour me dire et me persuader de montrer à votre égard pourquoi le Ciel m’a mis au monde, pourquoi il a voulu que je fisse profession dans l’ordre de chevalerie dont je suis membre, et pourquoi j’ai fait vœu de donner secours aux malheureux et aux faibles qu’oppriment les forts. Mais comme je sais qu’une des qualités de la prudence est de ne pas faire par la violence ce qui peut se faire par la douceur, je veux prier messieurs les gardiens et monsieur le commissaire de vouloir bien vous détacher et vous laisser aller en paix ; d’autres ne manqueront pas pour servir le roi en meilleures occasions, et c’est, à vrai dire, une chose monstrueuse de rendre esclaves ceux que Dieu et la nature ont faits libres. Et d’ailleurs, seigneurs gardiens, continua Don Quichotte, ces pauvres diables ne vous ont fait nulle offense ; eh bien ! que chacun d’eux reste avec son péché ; Dieu est là-haut dans le ciel, qui n’oublie ni de châtier le méchant, ni de récompenser le bon, et il n’est pas bien que des hommes d’honneur se fassent les bourreaux d’autres hommes, quand ils n’ont rien à voir à cela. Je vous prie avec ce calme et cette douceur, afin d’avoir, si vous accédez à ma demande, à vous remercier de quelque chose. Mais si vous ne le faites de bonne grâce, cette lance et cette épée, avec la valeur de mon bras, vous feront bien obéir par force.

— Voilà, pardieu, une gracieuse plaisanterie ! s’écria le commissaire ; c’était bien la peine de tant lanterner pour accoucher de cette belle idée. Tiens ! ne veut-il pas que nous laissions aller les forçats du roi, comme si nous avions le pouvoir de les lâcher, ou qu’il eût celui de nous en donner l’ordre ? Allons donc, seigneur, passez votre chemin, et redressez un peu le bassin que vous avez sur la tête, sans vous mêler de chercher cinq pattes à notre chat. — C’est vous qui êtes le chat, le rat, le forçat, et le goujat, s’écria Don Quichotte. » Et, sans dire gare, il s’élance sur lui avec tant de furie, qu’avant que l’autre eût eu le temps de se mettre en garde, il le jette sur le carreau grièvement blessé d’un coup de lance. Le bonheur voulut que ce fût justement l’homme à l’arquebuse. Les autres gardes restèrent d’abord étonnés et stupéfaits à cette attaque inattendue ; mais, reprenant bientôt leurs esprits, ils empoignèrent, ceux à cheval leurs épées, ceux à pied leurs piques, et assaillirent tous ensemble Don Quichotte, qui les attendait avec un merveilleux sang-froid. Et sans doute il eût passé un mauvais quart d’heure, si les galériens, voyant cette belle occasion de recouvrer la liberté, n’eussent fait tous leurs efforts pour rompre la chaîne où ils étaient attachés côte à côte. La confusion devint alors si grande, que les gardiens, tantôt accourant aux forçats qui se détachaient, tantôt attaquant Don Quichotte, dont ils étaient attaqués, ne firent enfin rien qui vaille. Sancho aidait de son côté à délivrer Ginès de Passamont, qui prit le premier la clef des champs ; et celui-ci, dès qu’il se vit libre, sauta sur le commissaire abattu, lui prit son épée et son arquebuse, avec laquelle, visant l’un, visant l’autre, sans tirer jamais, il eut bientôt fait vider le champ de bataille à tous les gardes, qui échappèrent, en fuyant, aussi bien à l’arquebuse de Passamont qu’aux pierres que leur lançaient sans relâche les autres galériens délivrés.

Sancho s’affligea beaucoup de ce bel exploit, se doutant bien que ceux qui se sauvaient à toutes jambes allaient rendre compte de l’affaire à la Sainte-Hermandad, laquelle se mettrait, au son des cloches et des tambours, à la poursuite des coupables. Il communiqua cette crainte à son maître, qu’il pria de s’éloigner bien vite du chemin et de s’enfoncer dans la montagne qui était proche. « C’est fort bien, répondit Don Quichotte ; mais je sais ce qu’il convient de faire avant tout. » Appelant alors tous les galériens qui couraient pêle-mêle, et qui avaient dépouillé le commissaire jusqu’à la peau, ces honnêtes gens se mirent en rond autour de lui pour voir ce qu’il leur voulait. Don Quichotte leur tint ce discours : « Il est d’un homme bien né d’être reconnaissant des bienfaits qu’il reçoit, et l’un des péchés qui offensent Dieu davantage, c’est l’ingratitude. Je dis cela, parce que vous avez vu, seigneurs, par manifeste expérience, le bienfait que vous avez reçu de moi, en paiement duquel je désire, ou plutôt telle est ma volonté, que, chargés de cette chaîne dont j’ai délivré vos épaules, vous vous mettiez immédiatement en chemin pour vous rendre à la cité du Toboso ; que là, vous vous présentiez devant ma dame Dulcinée du Toboso, à laquelle vous direz que son chevalier, celui de la Triste Figure, lui envoie ses compliments, et que vous lui contiez mot pour mot tous les détails de cette fameuse aventure, jusqu’au moment où je vous ai rendu la liberté si désirée. Après quoi vous pourrez vous retirer, et vous en aller chacun à la bonne aventure[3]. »

Ginès de Passamont, se chargeant de répondre pour tous, dit à Don Quichotte : « Ce que votre grâce nous ordonne, seigneur chevalier notre libérateur, est impossible à faire, de toute impossibilité ; car nous ne pouvons aller tous ensemble le long de ces grands chemins ; mais, au contraire, seuls, isolés, chacun tirant à part soi, et s’efforçant de se cacher dans les entrailles de la terre, pour n’être pas rencontrés par la Sainte-Hermandad, qui va sans aucun doute lâcher ses limiers à nos trousses. Ce que votre grâce peut faire, et ce qu’il est juste qu’elle fasse, c’est de commuer ce service et cette obligation de passage devant cette dame Dulcinée du Toboso en quelques douzaines de Credo et d’Ave Maria, que nous dirons en votre intention. C’est du moins une pénitence qu’on peut faire de nuit et de jour, pendant la fuite comme pendant le repos, en paix comme en guerre. Mais penser que nous allons maintenant retourner en terre d’Égypte, je veux dire que nous allons reprendre notre chaîne et suivre le chemin du Toboso, c’est penser qu’il fait nuit à présent, quoiqu’il ne soit pas dix heures du matin ; et nous demander une telle folie, c’est demander des poires à l’ormeau. — Eh bien ! je jure Dieu, s’écria Don Quichotte s’enflammant de colère, Don fils de mauvaise maison, Don Ginésille de Paropillo, ou comme on vous appelle, que vous irez tout seul, l’oreille basse et la queue entre les jambes, avec toute la chaîne sur le dos. » Passamont, qui n’était pas fort endurant de sa nature, et qui n’était plus à s’apercevoir que la cervelle de Don Quichotte avait un faux pli, puisqu’il avait commis une aussi grande extravagance que celle de leur rendre la liberté, se voyant traiter si cavalièrement, cligna de l’œil à ses compagnons, lesquels, s’éloignant tout d’une volée, firent pleuvoir sur Don Quichotte une telle grêle de pierres, qu’il n’avait pas assez de mains pour se couvrir de sa rondache ; et quant au pauvre Rossinante, il ne faisait pas plus de cas de l’éperon que s’il eût été coulé en bronze. Sancho se jeta derrière son âne, et se défendit avec cet écu du nuage de pierres qui crevait sur tous les deux. Mais Don Quichotte ne put pas si bien s’abriter que je ne sais combien de cailloux ne l’atteignissent dans le milieu du corps, et si violemment qu’ils l’emmenèrent avec eux par terre. Dès qu’il fut tombé, l’étudiant lui sauta dessus, et lui ôta de la tête son plat à barbe, dont il lui donna trois ou quatre coups sur les épaules, puis qu’il frappa autant de fois sur la terre, et qu’il mit presque en morceaux. Ces vauriens prirent ensuite au pauvre chevalier un pourpoint à doubles manches, qu’il portait par-dessus ses armes, et lui auraient enlevé jusqu’à ses bas, si l’armure des grèves n’en eût empêché. Ils débarrassèrent aussi Sancho de son manteau court, et le laissèrent en juste-au-corps ; puis, ayant partagé entre eux tout le butin de la bataille, ils s’échappèrent chacun de son côté, ayant plus de soin d’éviter la Sainte-Hermandad, dont ils avaient grand’peur, que de se mettre la chaîne au cou et de se présenter en cet état devant madame Dulcinée du Toboso. Il ne resta plus sur la place que l’âne, Rossinante, Sancho et Don Quichotte ; l’âne, pensif et tête basse, secouant de temps en temps les oreilles, comme si l’averse de pierres n’eût pas encore cessé ; Rossinante, étendu le long de son maître, car une autre décharge l’avait aussi jeté sur le carreau ; Sancho, en manches de chemise, et tremblant à l’idée de la Sainte-Hermandad ; enfin Don Quichotte, l’âme navrée de se voir ainsi maltraité par ceux-là même qui lui devaient un si grand bienfait.


  1. On trouve dans le vieux code du treizième siècle, appelé Fuero Juzgo, des peines contre ceux qui font tomber la grêle sur les vignes et les moissons, ou ceux qui parlent avec les diables, et qui font tourner les volontés aux hommes et aux femmes. (Lib. VI, tit. 2, ley 4.) Les Partidas punissent également ceux qui font des images ou autres sortilèges, et donnent des herbes pour l’amourachement des hommes et des femmes. (Part. VII, tit. 23, ley 2 y 3.)
  2. L’auteur de Guzman d’Alfarache, Mateo Aleman, dit de son héros : « … Il écrit lui-même son histoire aux galères, où il est forçat à la rame, pour les crimes qu’il a commis… »
  3. Amadis de Gaule, ayant vaincu le géant Madraque, lui accorde la vie, à condition qu’il se fera chrétien, lui et tous ses vassaux, qu’il fondera des églises et des monastères, et qu’enfin il mettra en liberté tous les prisonniers qu’il gardait dans ses cachots, lesquels étaient plus de cent, dont trente chevaliers et quarante duègnes ou damoiselles. Amadis leur dit, quand ils vinrent lui baiser les mains, en signe de reconnaissance : « Allez trouver la reine Brisena, dites-lui comment vous envoie devant elle son chevalier de l’Île-Ferme, et baisez-lui la main pour moi. » (Amadis de Gaule, liv. III, chap. 65.)