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L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre XXVII

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 357-375).


CHAPITRE XXVII.

Comment le curé et le barbier vinrent à bout de leur dessein, avec d’autres choses dignes d’être rapportées dans cette grande histoire.



Le barbier ne trouva rien à redire à l’invention du curé ; elle lui parut si bonne, au contraire, qu’ils la mirent en œuvre sur-le-champ. Ils demandèrent à l’hôtesse de leur prêter une jupe et des coiffes, en lui laissant pour gages une soutane neuve du curé. Le barbier se fit une grande barbe avec une queue de vache, toute rousse, aux poils de laquelle l’hôte accrochait son peigne. L’hôtesse les pria de lui dire pour quoi faire ils demandaient ces nippes. Le curé lui conta en peu de mots la folie de Don Quichotte, et comment ils avaient besoin de ce déguisement pour le tirer de la montagne où il était encore abandonné. L’hôtelier et sa femme devinèrent aussitôt que ce fou était leur hôte, le faiseur de baume et le maître de l’écuyer berné ; aussi contèrent-ils au curé tout ce qui s’était passé chez eux, sans taire ce que taisait si bien Sancho. Finalement, l’hôtesse accoutra le curé de la plus divertissante manière. Elle lui mit une jupe de drap, chamarrée de bandes de velours noir d’un palme de large, et toute tailladée, avec un corsage de velours vert, garni d’une bordure de satin blanc, corsage et jupe qui devaient avoir été faits du temps du bon roi Wamba[1]. Le curé ne voulut pas permettre qu’on lui mît des coiffes ; mais il se couvrit la tête d’un petit bonnet de toile piquée, qu’il portait la nuit pour dormir ; puis, il se serra le front avec une large jarretière de taffetas noir, et fit de l’autre une espèce de voile qui lui cachait fort bien la barbe et tout le visage. Par-dessus le tout, il enfonça son chapeau clérical, qui était assez grand pour lui servir de parasol, et, se couvrant les épaules de son manteau, il monta sur sa mule à la manière des femmes, tandis que le barbier enfourchait la sienne, avec une barbe qui lui tombait sur la ceinture, moitié rousse, moitié blanche, car elle était faite de la queue d’une vache rouane. Ils prirent congé de tout le monde, même de la bonne Maritornes, qui promit de réciter un chapelet, bien que pécheresse, pour que Dieu leur donnât bonne chance dans une entreprise si difficile et si chrétienne. Mais le curé n’eut pas plus tôt passé le seuil de l’hôtellerie, qu’il lui vint un scrupule à la pensée. Il trouva que c’était mal à lui de s’être accoutré de la sorte, et chose indécente pour un prêtre, bien que ce fût à bonne intention. « Mon compère, dit-il au barbier, en lui faisant part de sa réflexion, changeons de costume, je vous prie ; il est plus convenable que vous fassiez la damoiselle quêteuse ; moi, je ferai l’écuyer, et je profanerai moins ainsi mon caractère ; si vous refusez, je suis résolu à ne point passer outre, dût le diable emporter Don Quichotte. »

Sancho arriva dans ce moment, et ne put s’empêcher de rire en les voyant tous deux en cet équipage. Le barbier consentit à tout ce que voulut le curé, et celui-ci, changeant de rôle, se mit à instruire son compère sur la manière dont il fallait s’y prendre, et sur les paroles qu’il fallait dire à Don Quichotte, pour l’engager et le contraindre à ce qu’il s’en vînt avec eux, et laissât le gîte qu’il avait choisi pour sa vaine pénitence. Le barbier répondit que, sans recevoir de leçon, il saurait bien s’acquitter de son rôle. Il ne voulut pas se déguiser pour le moment, préférant attendre qu’ils fussent arrivés près de Don Quichotte ; il plia donc ses habits, tandis que le curé ajustait sa barbe, et ils se mirent en route, guidés par Sancho Panza. Celui-ci leur conta, chemin faisant, ce qui était arrivé à son maître et à lui avec le fou qu’ils avaient rencontré dans la montagne, mais en cachant toutefois la trouvaille de la valise et de ce qu’elle renfermait ; car, tout benêt qu’il fût, le jeune homme n’était pas mal intéressé.

Le jour suivant, ils arrivèrent à l’endroit où Sancho avait semé les branches de genêt pour retrouver en quelle place son maître était resté. Dès qu’il l’eut reconnu, il leur dit qu’ils étaient à l’entrée de la montagne, et qu’ils n’avaient qu’à s’habiller, si leur déguisement devait servir à quelque chose pour la délivrance de son seigneur. Ceux-ci, en effet, lui avaient dit auparavant que, d’aller ainsi de compagnie et de se déguiser de la sorte, était de la plus haute importance pour tirer son maître de la méchante vie à laquelle il s’était réduit. Ils lui avaient en outre recommandé de ne point dire à son maître qui ils étaient, ni qu’il les connût, et que, si Don Quichotte lui demandait, comme c’était inévitable, s’il avait remis la lettre à Dulcinée, il répondît que oui, mais que la dame, ne sachant pas lire, s’était contentée de répondre de vive voix qu’elle lui ordonnait, sous peine d’encourir sa disgrâce, de venir, à l’instant même, se présenter devant elle, chose qui lui importait essentiellement. Enfin, ils avaient ajouté qu’avec cette réponse et ce qu’ils pensaient lui dire de leur côté, ils avaient la certitude de le ramener à meilleure vie, et de l’obliger à se mettre incontinent en route pour devenir empereur ou monarque ; car il n’y avait plus à craindre qu’il voulût se faire archevêque.

Sancho écouta très-attentivement leurs propos, se les mit bien dans la mémoire, et les remercia beaucoup de l’intention qu’ils témoignaient de conseiller à son maître qu’il se fit empereur et non pas archevêque ; car il tenait, quant à lui, pour certain, qu’en fait de récompenses à leurs écuyers, les empereurs pouvaient plus que les archevêques errants. « Il sera bon, ajouta-t-il, que j’aille en avant retrouver mon seigneur, et lui donner la réponse de sa dame ; peut-être suffira-t-elle pour le tirer de là, sans que vous vous donniez tant de peine. » L’avis de Sancho leur parut bon, et ils résolurent de l’attendre jusqu’à ce qu’il rapportât la nouvelle de la découverte de son maître. Sancho s’enfonça dans les gorges de la montagne, laissant ses deux compagnons au milieu d’une étroite vallée, où courait, en murmurant, un petit ruisseau, et que couvraient d’une ombre rafraîchissante de hautes roches et quelques arbres qui croissaient sur leurs flancs. On était alors au mois d’août, temps où, dans ces parages, la chaleur est grande, et il pouvait être trois heures de l’après-midi. Tout cela rendait le site plus agréable, et conviait nos voyageurs à y attendre le retour de Sancho. Ce fut aussi le parti qu’ils prirent. Mais tandis qu’ils étaient tous deux assis paisiblement à l’ombre, tout-à-coup une voix parvint à leurs oreilles, qui, sans s’accompagner d’aucun instrument, faisait entendre un chant doux, pur et délicat. Ils ne furent pas peu surpris, n’ayant pu s’attendre à trouver dans ce lieu quelqu’un qui chantât de la sorte. En effet, bien qu’on ait coutume de dire qu’on rencontre au milieu des champs et des forêts, et parmi les bergers, de délicieuses voix, ce sont plutôt des fictions de poëtes que des vérités. Leur étonnement redoubla quand ils s’aperçurent que ce qu’ils entendaient chanter étaient des vers, non de grossiers gardeurs de troupeaux, mais bien d’ingénieux citadins. Voici, du reste, les vers tels qu’ils les recueillirent[2].

« Qui causait le tourment de ma vie ? le dédain. Et qui augmente mon affliction ? la jalousie. Et qui met ma patience à l’épreuve ? l’absence. De cette manière, aucun remède ne peut être apporté au mal qui me consume, puisque toute espérance est tuée par le dédain, la jalousie et l’absence.

» Qui m’impose cette douleur ? l’amour. Et qui s’oppose à ma félicité ? la fortune. Et qui permet mon affliction ? le ciel. De cette manière, je dois appréhender de mourir de ce mal étrange, puisqu’à mon détriment s’unissent l’amour, la fortune et le ciel.

» Qui peut améliorer mon sort ? la mort. Et le bonheur d’amour, qui l’obtient ? l’inconstance. Et ses maux, qui les guérit ? la folie. De cette manière, il n’est pas sage de vouloir guérir une passion, quand les remèdes sont la mort, l’inconstance et la folie. »


L’heure, le temps, la solitude, la belle voix et l’habileté du chanteur, tout causait à la fois à ses auditeurs de l’étonnement et du plaisir. Ceux-ci se tinrent immobiles dans l’espoir qu’ils entendraient encore autre chose. Enfin, voyant que le silence du musicien durait assez longtemps, ils résolurent de se mettre à sa recherche, et de savoir qui chantait si bien. Mais, comme ils se levaient, la même voix les retint à leur place, en se faisant entendre de nouveau. Elle chantait le sonnet suivant :


« Sainte amitié, qui, laissant ton apparence sur la terre, t’es envolée d’une aile légère vers les âmes bienheureuses du Ciel, et résides, joyeuse, dans les demeures de l’empyrée ;

» De là, quand il te plaît, tu nous montres ton aimable visage couvert d’un voile à travers lequel brille parfois l’ardeur des bonnes œuvres, qui deviennent mauvaises à la fin.

» Quitte le ciel, ô amitié, et ne permets pas que l’imposture revête ta livrée, pour détruire l’intention sincère ;

» Si tu ne lui arraches ton apparence, bientôt le monde se verra dans la mêlée de la discorde et du chaos. »


Ce chant fut terminé par un profond soupir, et les deux auditeurs écoutaient toujours avec la même attention si d’autres chants le suivraient encore. Mais, voyant que la musique s’était changée en plaintes et en sanglots, ils s’empressèrent de savoir quel était le triste chanteur dont les gémissements étaient aussi douloureux que sa voix était délicieuse. Ils n’eurent pas à chercher longtemps ; au détour d’une pointe de rocher, ils aperçurent un homme de la taille et de la figure que Sancho leur avait dépeintes quand il leur conta l’histoire de Cardénio. Cet homme, en les voyant, ne montra ni trouble ni surprise ; il s’arrêta, et laissa tomber sa tête sur sa poitrine, dans la posture d’une personne qui rêve profondément, sans avoir levé les yeux pour les regarder, si ce n’est la première fois, lorsqu’ils parurent à l’improviste devant lui. Le curé, qui était un homme d’élégante et courtoise parole, l’ayant reconnu au signalement qu’en avait donné Sancho, s’approcha de lui, et, comme quelqu’un au fait de sa disgrâce, il le pria, en termes courts mais pressants, de quitter la vie si misérable qu’il menait en ce désert, crainte de l’y perdre enfin, ce qui est, de tous les malheurs, le plus grand. Cardénio se trouvait alors avec tout son bon sens, et libre de ces accès furieux qui le mettaient si souvent hors de lui. Aussi, quand il vit ces deux personnes dans un costume si peu à l’usage de ceux qui fréquentent ces âpres solitudes, il ne laissa pas d’éprouver quelque surprise, surtout lorsqu’il les entendit lui parler de son histoire comme d’une chose à leur connaissance ; car les propos du curé ne lui laissaient pas de doute à cet égard. Il leur répondit en ces termes : « Je vois bien, seigneurs, qui que vous soyez, que le Ciel, dans le soin qu’il prend de secourir les bons, et maintes fois aussi les méchants, m’envoie, sans que je mérite cette faveur, en ces lieux si éloignés du commerce des hommes, des personnes qui, retraçant à mes yeux, sous les plus vives images, quelle est ma démence à mener la vie que je mène, essaient de me tirer de cette triste retraite pour me ramener en un meilleur séjour. Mais, comme elles ne savent point ce que je sais, moi, qu’en sortant du mal présent, j’aurais à tomber dans un pire, elles doivent sans doute me tenir pour un homme de faible intelligence, et peut-être même privé de tout jugement. Ce ne serait point une chose surprenante qu’il en fût ainsi, car je m’aperçois bien moi-même que le souvenir de mes malheurs est si continuel et si pesant, et qu’il a tant d’influence pour ma perdition, que, sans pouvoir m’en défendre, je reste quelquefois comme une pierre, privé de tout sentiment et de toute connaissance. Il faut bien que je reconnaisse cette vérité, quand on me dit, en m’en montrant les preuves, ce que j’ai fait pendant que ces terribles accès se sont emparés de moi. Alors je ne sais qu’éclater en plaintes inutiles, que maudire sans profit ma mauvaise étoile, et, pour excuse de ma folie, j’en raconte l’origine à tous ceux qui veulent l’entendre. De cette manière, quand les gens sensés apprennent la cause, ils ne s’étonnent plus des effets ; s’ils ne trouvent point de remède à m’offrir, du moins ne trouvent-ils pas de faute à m’imputer, et l’horreur de mes extravagances se change en pitié de mes malheurs. Si vous venez donc, seigneurs, dans la même intention que d’autres sont venus, je vous en supplie, avant de continuer vos sages et charitables conseils, écoutez ma fatale histoire. Peut-être, après l’avoir entendue, vous épargnerez-vous la peine que vous prendriez à consoler une infortune à laquelle est fermée toute consolation. »

Les deux amis, qui ne désiraient autre chose que d’apprendre de sa bouche même la cause de son mal, le prièrent instamment de la leur conter, et lui promirent de ne faire rien de plus qu’il ne voudrait pour le guérir ou le soulager. Le triste chevalier commença donc sa déplorable histoire à peu près dans les mêmes termes et avec les mêmes détails qu’il l’avait déjà contée à Don Quichotte et au chevrier, peu de jours auparavant, lorsque, à l’occasion de maître Élisabad, et par la ponctualité de Don Quichotte à remplir les devoirs de la chevalerie, le récit, comme on l’a vu, en resta inachevé. Mais à présent, un heureux hasard permit que l’accès de furie ne reprît point Cardénio, et lui laissât le temps de continuer jusqu’au bout.

Quand il fut arrivé à l’endroit du billet que Don Fernand trouva dans un volume d’Amadis de Gaule : « J’en ai parfaitement conservé le souvenir, ajouta-t-il, et voici comment il était conçu :


« LUSCINDE À CARDÉNIO

» Chaque jour je découvre en vous des mérites qui m’obligent à vous estimer davantage. Si donc vous voulez que j’acquitte ma dette, sans que ce soit aux dépens de l’honneur, vous pourrez facilement réussir. J’ai un père qui vous connaît et qui m’aime, lequel, sans contraindre ma volonté, satisfera celle qu’il est juste que vous ayez, s’il est vrai que vous m’estimiez comme vous me le dites, et comme je le crois. »

« C’est ce billet qui m’engagea à demander la main de Luscinde, comme je vous l’ai conté ; c’est ce billet qui la fit passer, dans l’opinion de Don Fernand, pour une des femmes les plus spirituelles et les plus adroites de son temps, et qui fit naître en lui l’envie de me perdre, avant que mes désirs fussent comblés. Je confiai à Don Fernand que le père de Luscinde exigeait que le mien la lui demandât, et que je n’osais en prier mon père, dans la crainte qu’il ne voulût pas y consentir, non qu’il ne connût parfaitement la qualité, les vertus et les charmes de Luscinde, bien capables d’ennoblir toute autre maison d’Espagne, mais parce que je supposais qu’il ne voudrait point me laisser marier avant de savoir ce que le duc Ricardo voulait faire de moi. Finalement, je lui dis que je ne me hasarderais point à m’ouvrir à mon père, tant à cause de cet obstacle que de plusieurs autres que j’entrevoyais avec effroi, sans savoir quels ils fussent, et seulement parce qu’il me semblait que jamais mes désirs ne seraient satisfaits. À tout cela Don Fernand me répondit qu’il se chargeait, lui, de parler à mon père, et de le décider à parler pour moi au père de Luscinde[3]. Traître ami, homme ingrat, perfide et cruel, que t’avait fait cet infortuné qui te découvrait avec tant d’abandon les secrets et les joies de son cœur ? Quelle offense as-tu reçue de moi ? quelle parole t’ai-je dite, quel conseil t’ai-je donné, qui n’eussent pour but unique ton intérêt et ton illustration ? Mais pourquoi me plaindre, hélas ! N’est-ce point une chose avérée que, lorsque le malheur nous vient d’une fatale étoile, comme il se précipite de haut en bas avec une irrésistible violence, il n’y a nulle force sur la terre qui puisse l’arrêter, nulle prudence humaine qui puisse le prévenir ? Qui aurait pu s’imaginer que Don Fernand, cavalier de sang illustre et d’esprit distingué, mon obligé par mes services, assez puissant pour obtenir tout ce qu’un désir amoureux lui faisait souhaiter, quelque part qu’il s’adressât, irait se mettre en tête de me ravir, à moi, ma seule brebis, que même je ne possédais pas encore[4] ? Mais laissons de côté ces considérations inutiles, et renouons le fil rompu de ma triste histoire.

» Don Fernand, qui trouvait dans ma présence un obstacle à l’exécution de son infâme dessein, résolut de m’envoyer auprès de son frère aîné. Ce fut sous le prétexte de demander quelque argent à celui-ci pour payer six chevaux qu’à dessein, et dans le seul but de m’éloigner pour laisser le champ libre à sa perfidie, il avait achetés le jour même qu’il s’offrit de parler à mon père. Pouvais-je, hélas ! prévenir cette trahison ? pouvait-elle seulement tomber dans ma pensée ? Non, sans doute : au contraire, je m’offris de bon cœur à partir aussitôt, satisfait de ce marché. Dans la nuit, je parlai à Luscinde ; je lui dis ce que nous avions concerté, Don Fernand et moi, et j’ajoutai qu’elle eût la ferme espérance de voir combler bientôt nos justes et saints désirs. Elle me répondit, aussi peu défiante que moi de la trahison de Don Fernand, que je fisse en sorte de revenir bien vite, parce qu’elle croyait aussi que nos souhaits ne tarderaient à s’accomplir qu’autant que mon père tarderait à parler au sien. Je ne sais ce qui lui prit en ce moment ; mais, comme elle achevait de me dire ce peu de mots, ses yeux se remplirent de larmes, sa voix s’éteignit ; il sembla qu’un nœud qui lui serrait la gorge ne lui laissait plus articuler les paroles qu’elle s’efforçait de me dire encore. Je restai stupéfait de ce nouvel accident, qui jamais ne lui était arrivé. En effet, chaque fois qu’un heureux hasard ou mon adresse nous permettaient de nous entretenir, c’était toujours avec allégresse et contentement, sans que jamais nos entretiens fussent mêlés de pleurs, de soupirs, de jalousies ou de soupçons. Je ne faisais, de mon côté, qu’exalter mon bonheur de ce que le ciel me l’avait donnée pour dame et pour maîtresse ; je vantais les attraits de sa personne et les charmes de son esprit. Elle, alors, me rendait ingénument la pareille, louant en moi ce que son amour lui faisait paraître digne d’éloge. Au milieu de tout cela, nous nous contions mille enfantillages, et les aventures de nos voisins ou de nos connaissances ; et jamais ma hardiesse n’allait plus loin qu’à prendre, presque de force, une de ses belles mains blanches, que j’approchais de ma bouche autant que le permettaient les étroits barreaux d’une fenêtre basse par lesquels nous étions séparés. Mais la nuit qui précéda le fatal jour de mon départ, elle pleura, elle gémit, et s’en fut, me laissant plein de trouble et d’alarmes, effrayé d’avoir vu chez Luscinde ces nouveaux et tristes témoignages de regret et d’affliction. Toutefois, pour ne pas détruire moi-même mes espérances, j’attribuai tout à la force de l’amour qu’elle me portait, et à la douleur que cause toujours l’absence à ceux qui s’aiment avec ardeur. Enfin je partis, triste et pensif, l’âme remplie de soupçons et de frayeurs, sans savoir ce qu’il fallait soupçonner et craindre : manifestes indices du coup affreux qui m’attendait.

» J’arrivai au pays où j’étais envoyé ; je remis les lettres au frère de Don Fernand ; je fus bien reçu de lui, mais non pas bien promptement dépêché, car il me fit attendre, à mon grand déplaisir, huit jours entiers, et dans un endroit où le duc ne put me voir, parce que Don Fernand écrivait qu’on lui envoyât de l’argent sans que son père en eût connaissance. Tout cela fut une ruse du perfide, puisque, l’argent ne manquant pas à son frère, il pouvait m’expédier sur-le-champ. Cet ordre imprévu m’autorisait à lui désobéir, car il me semblait impossible de supporter la vie tant de jours en l’absence de Luscinde, surtout l’ayant laissée dans la tristesse que je vous ai dépeinte. Cependant je me résignai à obéir, en bon serviteur, bien que je visse que ce serait aux dépens de mon repos et de ma santé. Au bout de quatre jours, un homme arrive, me cherchant pour me remettre une lettre que je reconnus être de Luscinde à l’écriture de l’adresse. Je l’ouvre, tout saisi d’effroi, pensant bien que quelque grand motif l’avait seul décidée à m’écrire pendant l’absence ; car, présente, elle le faisait rarement. Mais, avant de lire cette lettre, je demande à l’homme quelle personne la lui avait donnée et quel temps il avait mis à faire le chemin. Il me répond que, passant par hasard dans une rue de la ville vers l’heure de midi, une très-belle dame l’avait appelé d’une fenêtre, les yeux baignés de larmes, et qu’elle lui avait dit en grande hâte : « Mon frère, si vous êtes chrétien comme vous le paraissez, je vous supplie, par l’amour de Dieu, de porter vite, vite, cette lettre au pays et à la personne qu’indique l’adresse, et que tout le monde connaît ; vous ferez une bonne œuvre devant notre Seigneur. Et, pour que vous puissiez commodément la faire, prenez ce que contient ce mouchoir. » En disant cela, ajouta le messager, elle jeta par la fenêtre un mouchoir où se trouvaient enveloppés cent réaux, cette bague d’or que je porte et cette lettre que vous tenez ; puis, aussitôt, sans attendre ma réponse, elle s’éloigna de la fenêtre, après avoir vu pourtant que j’avais ramassé le mouchoir et la lettre, et quand je lui eus dit par signes que je ferais ce qu’elle m’avait prescrit. Me voyant donc si bien payé de la peine que j’allais prendre, et connaissant à l’adresse de la lettre qu’on m’envoyait auprès de vous, seigneur, que je connais bien, Dieu merci ; touché surtout des larmes de cette belle dame, je résolus de ne me fier à personne et de venir moi-même vous apporter la lettre ; aussi, depuis seize heures qu’elle me l’a donnée, j’ai fait le chemin, qui est, comme vous savez, de dix-huit lieues. »

« Tandis que le reconnaissant messager me donnait ces détails, j’étais, comme on dit, pendu à ses paroles, et les jambes me tremblaient si fort que je pouvais à peine me soutenir. Enfin, j’ouvris la lettre, et je vis qu’elle contenait ce peu de mots :


« La parole que vous avait donnée Don Fernand de parler à votre père pour qu’il parlât au mien, il l’a remplie plus à son contentement qu’à votre profit. Sachez, seigneur, qu’il a demandé ma main ; et mon père, aveuglé par les avantages qu’il pense qu’a sur vous Don Fernand, consent à la lui donner. La chose est tellement sérieuse que, d’ici à deux jours, les fiançailles doivent se faire, mais si secrètement, qu’elles n’auront d’autres témoins que le ciel et quelques gens de la maison. En quel état je suis, imaginez-le ; s’il vous importe d’accourir, jugez-en ; et si je vous aime ou non, l’événement vous le fera connaître. Plaise à Dieu que ce billet arrive en vos mains avant que la mienne se voie contrainte de s’unir à celle d’un homme qui sait si mal garder la foi qu’il engage ! »


» Telles furent en substance les expressions de la lettre. À peine eus-je achevé de la lire que je partis à l’instant même, sans attendre ni argent, ni réponse à ma mission, car je reconnus bien alors que ce n’était pas pour acheter des chevaux, mais pour laisser le champ libre à ses désirs, que Don Fernand m’avait envoyé à son frère. La juste fureur que je conçus contre cet ami déloyal, et la crainte de perdre un cœur que j’avais gagné par tant d’années d’amour et de soumission, me donnèrent des ailes. J’arrivai le lendemain dans ma ville, juste à l’heure convenable pour entretenir Luscinde. J’entrai secrètement, et je laissai la mule que j’avais montée chez le brave homme qui m’avait apporté la lettre. Un heureux hasard permit que je trouvasse Luscinde à la fenêtre basse, si longtemps témoin de nos amours. Elle me reconnut aussitôt, et moi je la reconnus aussi ; mais non point comme elle devait me revoir, ni moi la retrouver. Y a-t-il, hélas ! quelqu’un au monde qui puisse se flatter d’avoir sondé l’abîme des confuses pensées et de la changeante condition d’une femme ? personne, assurément. Dès que Luscinde me vit : « Cardénio, me dit-elle, je suis vêtue de mes habits de noces ; déjà m’attendent dans le salon Don Fernand le traître et mon père l’ambitieux, avec d’autres témoins, qui seront plutôt ceux de ma mort que de mes fiançailles. Ne te trouble point, ami, mais tâche de te trouver présent à ce sacrifice ; si mes paroles n’ont pas le pouvoir de l’empêcher, un poignard est caché là, qui saura me soustraire à toute violence, qui empêchera que mes forces ne succombent, et qui, en mettant fin à ma vie, mettra le sceau à l’amour que je t’ai voué. » Je lui répondis, plein de trouble et de précipitation, craignant de n’avoir plus le temps de me faire entendre : « Que tes œuvres, ô Luscinde, justifient tes paroles ; si tu portes un poignard pour accomplir ta promesse, j’ai là une épée pour te défendre, ou pour me tuer si le sort nous est contraire. » Je ne crois pas qu’elle pût entendre tous mes propos, car on vint l’appeler en grande hâte pour la mener où le fiancé l’attendait. Alors, je puis le dire ainsi, le soleil de ma joie se coucha et la nuit de ma tristesse acheva de se fermer ; je demeurai les yeux sans vue et l’intelligence sans raison, ne pouvant ni trouver l’entrée de sa demeure, ni me mouvoir d’aucun côté. Mais enfin, considérant combien ma présence importait dans une circonstance si critique et si solennelle, je me ranimai du mieux que je pus, et j’entrai dans la maison. Comme j’en connaissais dès longtemps toutes les issues, j’y pénétrai, sans que personne me vît, à la faveur du trouble et de la confusion qui régnaient ; je parvins à me glisser jusque dans un recoin que formait une fenêtre du salon même, et que couvraient de leurs plis deux rideaux en tapisserie, à travers lesquels je pouvais voir, sans être vu, tout ce qui se passait dans l’appartement. Qui pourrait dire à présent quelles alarmes firent battre mon cœur tout le temps que je passai dans cette retraite ! quelles pensées m’assaillirent ! quelles résolutions je formai ! Elles furent telles qu’il est impossible et qu’il serait mal de les redire. Il suffit que vous sachiez que le fiancé entra dans la salle, sans autre parure que ses habits ordinaires. Il avait pour parrain de mariage le cousin germain de Luscinde, et, dans tout l’appartement, il n’y avait personne que les serviteurs de la maison. Un peu après, Luscinde sortit d’un cabinet de toilette, accompagnée de sa mère et de deux suivantes, vêtue et parée comme l’exigeaient sa naissance et sa beauté, et comme l’avait pu faire la perfection de son bon goût. L’égarement où j’étais ne me permit pas de remarquer les détails de son costume ; j’en aperçus seulement les couleurs, qui étaient le rouge et le blanc, et les reflets que jetaient les riches bijoux dont sa coiffure et tous ses habits étaient ornés. Mais rien n’égalait la beauté singulière de ses cheveux blonds, qui brillaient aux yeux d’un éclat plus vif que les pierres précieuses, plus vif que les quatre torches qui éclairaient la salle. Ô souvenir, ennemi mortel de mon repos ! à quoi sert-il de me représenter maintenant les incomparables attraits de cette ennemie adorée ? Ne vaut-il pas mieux, cruel souvenir, que tu me rappelles et me représentes ce qu’elle fit alors, afin qu’un si manifeste outrage me fasse chercher, sinon la vengeance, au moins le terme de ma vie ? Ne vous lassez point, seigneurs, d’entendre les digressions auxquelles je me laisse aller ; mais ma douloureuse histoire n’est pas de celles qui se peuvent conter succinctement, à la hâte ; et chacune de ces circonstances me semble, à moi, digne d’un long discours. »

Le curé lui répondit que, non-seulement ils ne se lassaient point de l’entendre, mais qu’ils prenaient au contraire grand intérêt à tous ces détails, qui méritaient la même attention que le fond même du récit.

Cardénio continua donc : « Aussitôt, dit-il, que tout le monde fut réuni dans la salle, on fit entrer le curé de la paroisse, lequel prit les deux fiancés par la main, pour faire ce qu’exige une telle cérémonie. Lorsqu’il prononça ces mots sacramentels : « Voulez-vous, madame, prendre le seigneur Don Fernand, ici présent, pour votre légitime époux, comme l’ordonne la sainte mère Église ? » je passai toute la tête et le cou hors de la tapisserie, et me mis, d’une oreille attentive et d’une âme troublée, à écouter ce que répondrait Luscinde, attendant de sa réponse l’arrêt de ma mort ou la confirmation de ma vie. Oh ! pourquoi n’ai-je pas alors quitté ma retraite ? pourquoi ne me suis-je pas écrié : « Luscinde, Luscinde ! vois ce que tu fais, vois ce que tu me dois ; considère que tu es à moi et ne peux être à un autre ; que prononcer le oui, et m’ôter la vie, ce sera l’affaire du même instant. Et toi, traître Don Fernand, ravisseur de mon bien, meurtrier de ma vie, que veux-tu ? que prétends-tu ? ne vois-tu pas que tu ne peux chrétiennement satisfaire tes désirs, puisque Luscinde est ma femme, et que je suis son mari ? » Malheureux insensé ! à présent que je suis loin du péril, je dis bien ce que je devais faire et ce que je ne fis pas ; à présent que j’ai laissé ravir mon plus cher trésor, je maudis vainement le ravisseur, dont j’aurais pu me venger, si j’avais eu autant de cœur pour frapper, que j’en ai maintenant pour me plaindre ! Enfin, puisque je fus alors imbécile et lâche, il est juste que je meure maintenant honteux, repentant et insensé. Le curé attendait toujours la réponse de Luscinde, qui resta fort longtemps à la faire ; et, lorsque je pensais qu’elle allait tirer son poignard pour tenir sa promesse, ou délier sa langue pour déclarer la vérité et parler dans mes intérêts, j’entends qu’elle prononce, d’une voix faible et tremblante : Oui, je le prends. Don Fernand dit la même parole, lui mit au doigt l’anneau de mariage, et ils furent unis d’un indissoluble nœud. Le marié s’approcha pour embrasser son épouse ; mais elle, posant la main sur son cœur, tomba évanouie dans les bras de sa mère.

» Il me reste à dire maintenant en quel état je me trouvai lorsque, dans ce oui fatal, que j’avais entendu, je vis la perte de mes espérances, la fausseté des promesses et de la parole de Luscinde, et l’impossibilité de recouvrer, en aucun temps, le bien que cet instant venait de me faire perdre. Je restai privé de sens, me croyant abandonné du Ciel et devenu pour la terre un objet d’inimitié ; car l’air ne fournissait plus d’haleine à mes soupirs, ni l’eau de matière à mes larmes ; le feu seul s’était accru, et tout mon cœur brûlait de jalousie et de rage. L’évanouissement de Luscinde avait mis en émoi toute l’assemblée ; et sa mère l’ayant délacée pour lui donner de l’air, on découvrit sur son sein un papier cacheté que Don Fernand saisit aussitôt, et qu’il se mit à lire à la lueur d’une des torches. Dès qu’il eut achevé cette lecture, il se jeta sur une chaise, et resta la tête appuyée sur sa main, dans la posture d’un homme rêveur, sans se mêler aux soins qu’on prodiguait à sa femme pour la faire revenir de son évanouissement. Pour moi, quand je vis toute la maison dans cette confusion et ce trouble, je me hasardai à sortir, sans me soucier d’être vu, et bien déterminé, dans ce cas, à faire un si sanglant éclat, que tout le monde connût la juste indignation qui poussait mon cœur au châtiment du traître, et même à celui de l’inconstante, encore évanouie. Mais mon étoile, qui me réservait sans doute pour de plus grands maux, s’il est possible qu’il y en ait, ordonna que j’eusse alors trop de jugement, elle qui, depuis, m’en a complètement privé. Ainsi, sans vouloir tirer vengeance de mes plus grands ennemis, ce qui m’était facile, puisque nul ne pensait à moi, j’imaginai de la tirer de moi-même, et de m’infliger la peine qu’ils avaient méritée ; et sans doute avec plus de rigueur que je n’en aurais exercé contre eux, si je leur eusse en ce moment donné la mort, car celle qui frappe à l’improviste a bientôt terminé le supplice, tandis que celle qui se prolonge en tourments interminables, tue perpétuellement sans ôter la vie. Enfin, je m’échappai de cette maison, et me rendis chez l’homme où j’avais laissé ma mule. Je la fis aussitôt seller ; et, sans prendre congé de lui, je quittai la ville, n’osant pas, comme un autre Loth, tourner la tête pour la regarder. Quand je me vis seul, au milieu de la campagne, couvert par l’obscurité de la nuit, et invité par son silence à donner cours à mes plaintes, sans crainte d’être écouté ou reconnu, je déliai ma langue et j’éclatai en malédictions contre Luscinde et Fernand, comme si j’eusse ainsi vengé l’outrage que j’avais reçu d’eux. Je m’attachais surtout à elle, lui donnant les noms de cruelle, d’ingrate, de fausse et de parjure, mais par-dessus tout, d’intéressée et d’avaricieuse, puisque c’était la richesse de mon ennemi qui avait ébloui ses yeux, et lui avait fait préférer celui envers qui la fortune s’était montrée plus libérale de ses dons ; puis, au milieu de la fougue de ces emportements et de ces malédictions, je l’excusais en disant : « Peut-on s’étonner qu’une jeune fille, élevée dans la retraite, auprès de ses parents, accoutumée à leur obéir toujours, ait voulu condescendre à leur désir, lorsqu’ils lui donnaient pour époux un gentilhomme si noble, si riche, si bien fait de sa personne, qu’en le refusant, elle aurait fait croire, ou qu’elle avait perdu l’esprit, ou qu’elle avait déjà donné son cœur, ce qui eût porté une grave atteinte à sa bonne réputation ? » Puis, je revenais au premier sentiment, et me disais : « Pourquoi n’a-t-elle pas dit que j’étais son époux ? on aurait vu qu’elle n’avait pas fait un choix si indigne qu’elle ne pût s’en justifier, car, avant que Don Fernand ne s’offrît, ses parents eux-mêmes ne pouvaient, s’ils eussent mesuré leur désir sur la raison, souhaiter mieux que moi pour époux de leur fille. Ne pouvait-elle donc, avant de s’engager dans ce dernier et terrible pas, avant de donner sa main, dire qu’elle avait déjà reçu la mienne, puisque je me serais prêté, dans ce cas, à tout ce qu’elle eût voulu feindre ? » Enfin, je me convainquis que peu d’amour, peu de jugement, beaucoup d’ambition et de désirs de grandeur lui avaient fait oublier les promesses dont elle m’avait bercé, trompé et entretenu dans mon honnête et fidèle espoir. Pendant cette agitation et ces entretiens avec moi-même, je cheminai tout le reste de la nuit, et me trouvai, au point du jour, à l’une des entrées de ces montagnes. J’y pénétrai, et continuai de marcher devant moi trois jours entiers, sans suivre aucun chemin ; enfin, j’arrivai à une prairie, dont je ne sais trop la situation, et je demandai à des bergers qui s’y trouvaient où était l’endroit le plus désert et le plus âpre de ces montagnes. Ils m’indiquèrent celui-ci ; je m’y acheminai aussitôt avec le dessein d’y finir ma vie. En entrant dans cette affreuse solitude, ma mule tomba morte de faim et de fatigue, ou plutôt, à ce que je crois, pour se débarrasser d’une charge aussi inutile que celle qu’elle portait en ma personne. Je restai à pied, accablé de lassitude, exténué de besoin, sans avoir et sans vouloir chercher personne qui me secourût. Après être demeuré de la sorte je ne sais combien de temps, étendu par terre, je me levai, n’ayant plus faim, et je vis auprès de moi quelques chevriers, ceux qui avaient sans doute pourvu à mes extrêmes besoins. Ils me racontèrent, en effet, comment ils m’avaient trouvé, et comment je leur avais dit tant de niaiseries et d’extravagances que j’annonçais clairement avoir perdu l’esprit. Hélas ! j’ai bien senti moi-même, depuis ce moment, que je ne l’ai pas toujours libre et sain ; mais, au contraire, si affaibli, si troublé, que je fais mille folies, déchirant mes habits, parlant tout haut au milieu de ces solitudes, maudissant ma fatale étoile, et répétant sans cesse le nom chéri de mon ennemie, sans avoir alors d’autre intention que celle de laisser exhaler ma vie avec mes cris. Quand je reviens à moi, je me trouve si fatigué, si rendu, qu’à peine puis-je me soutenir. Ma plus commune habitation est le creux d’un liége, capable de couvrir ce misérable corps. Les pâtres et les chevriers qui parcourent ces montagnes avec leurs troupeaux, émus de pitié, me donnent ma nourriture, en plaçant des vivres sur les chemins et sur les rochers où ils pensent que je pourrai les trouver en passant ; car, même dans mes accès de démence, la nécessité parle, et l’instinct naturel me donne le désir de chercher à manger, et la volonté de satisfaire ma faim. D’autres fois, à ce qu’ils me disent quand ils me rencontrent en mon bon sens, je m’embusque sur les chemins, et j’enlève de force, quoiqu’ils me les offrent de bon cœur, les provisions que des bergers apportent du village à leurs cabanes. C’est ainsi que je passe le reste de ma misérable vie, jusqu’à ce qu’il plaise au Ciel de la conduire à son dernier terme, ou de m’ôter la mémoire, afin que je perde tout souvenir des charmes et du parjure de Luscinde, et des outrages de Don Fernand. S’il me faisait cette grâce, sans m’ôter la vie, je ramènerais sans doute mes pensées vers la droite raison ; sinon, je n’ai plus qu’à le prier de traiter mon âme avec miséricorde, car je ne sens en moi ni le courage, ni la force de tirer mon corps des austérités où l’a condamné mon propre choix. Voilà, seigneurs, l’amère histoire de mes infortunes. Dites-moi s’il est possible de la conter avec moins de regret et d’affliction que je ne vous en ai montré ? surtout, ne vous fatiguez point à me vouloir persuader, par vos conseils, ce que la raison vous suggérera pour remédier à mes maux ; ils ne me seraient pas plus utiles que n’est le breuvage ordonné par le médecin au malade qui ne veut pas le prendre. Je ne veux point de guérison sans Luscinde ; et, puisqu’il lui a plu d’appartenir à un autre, étant ou devant être à moi, il me plaît d’appartenir à l’infortune, ayant pu être au bonheur. Elle a voulu, par son inconstance, rendre stable ma perdition ; eh bien ! je voudrai, en me perdant, contenter ses désirs. Et l’on dira désormais qu’à moi seul a manqué ce qu’ont pour dernière ressource tous les malheureux, auxquels sert de consolation l’impossibilité même d’être consolés[5] ; c’est au contraire, pour moi, la cause de plus vifs regrets et de plus cruelles douleurs, car j’imagine qu’ils doivent durer même au-delà de la mort. »

Ici, Cardénio termina le long récit de sa triste et amoureuse histoire ; et, comme le curé se préparait à lui adresser quelques mots de consolation, il fut retenu par une voix qui frappa tout à coup leurs oreilles, et qui disait, en plaintifs accents, ce que dira la quatrième partie de cette narration ; car c’est ici que mit fin à la troisième le sage et diligent historien Cid Hamed Ben-Engeli.


  1. Roi goth, détrôné en 680, et dont le nom est resté populaire en Espagne.
  2. Comme le plus grand charme des trois strophes qui suivent est dans la coupe de vers et l’ingénieux arrangement des mots, je vais, pour les faire comprendre, transcrire une de ces strophes en original.

     
    ¿ Quien menoscaba mis bienes ?
    Desdenes.
    ¿ Y quien aumenta mis duelos ?
    Los zelos.
    ¿ Y quien prueba mi paciencia ?
    Ausencia.
    De ese modo en mi dolencia
    Ningun remedio se alcanza,
    Pues me matan la esperanza
    Desdenes, zelos y ausencia.

  3. Malgré mon respect pour le texte de Cervantès, j’ai cru devoir supprimer ici une longue et inutile série d’imprécations, où Cardénio donne à Fernand les noms de Marius, de Sylla, de Catilina, de Julien, etc., en les accompagnant de leurs épithètes classiques. Cette érudition de collège aurait fait tache dans un récit habituellement simple et toujours touchant.
  4. Parabole du prophète Nathan, pour reprocher à David l’enlèvement de la femme d’Urie. (Rois, liv. II, chap. 12.)
  5. Pellicer croit voir ici une allusion à cette sentence de Virgile :
    Una salus victis nullam sperare salutem.