L’Innocente/I

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Paul Ollendorff (N° 14 de la Collection Ollendorff illustréep. 24-48).
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I


Philippe commença en ces termes :

Je t’ai dit déjà que cette jeune femme fut ma marraine. Elle est gracieusement mêlée à mes meilleurs souvenirs d’enfance. Elle a joué un grand rôle dans ma petite vie, le rôle qu’on prête, dans certains contes, aux bonnes fées ou aux belles princesses. Mon père était un homme laborieux et grave, qui ne s’occupait guère de moi : non par indifférence, mais par manque de loisir. Ma mère, souvent malade, m’aimait en tristesse, si je peux dire : c’était un être doux et craintif, d’une bonté trop timide pour être bien efficace, très inquiète d’observer les caprices de l’opinion, très sujette à s’effrayer de dangers imaginaires. Si mon père n’eût trouvé quelquefois le temps d’intervenir, elle m’aurait toujours gardé dans ses jupes en tremblant pour moi. Ma marraine fut donc le sourire, la grâce, la gaieté de mes premières années.

Les figures chères que la mort a emportées me reviennent toujours en une attitude déterminée. Elle, quand je cherche à me la rappeler autrement qu’à travers son portrait, je la revois les mains chargées de fleurs, descendant le sentier qui ramène du bois à la ville, en passant devant la grille de notre jardin, en toilette claire, sur un fond de printemps, de lumière, de prés semés de boutons d’or. Les fleurs qu’elle portait, c’était une touffe de reines-des-prés, dont les grappes pâles affectionnent l’ombre de nos bois et la fraîcheur de nos ruisseaux. Le jour où je la vis ainsi, elle ne s’arrêta pas, comme elle faisait volontiers, pour m’embrasser ou pour dire à ma mère quelques paroles affectueuses. J’étais sur le balcon : elle se contenta de m’envoyer un sourire, en agitant vers moi son beau bouquet blanc. Et son image se photographia dans mes yeux, où je la retrouve avec une surprenante netteté : sans doute parce que, très peu de temps après, le lendemain ou le surlendemain, pendant que je pensais encore à ma belle marraine revenant de la forêt comme une princesse de conte, le printemps dans les mains et dans les yeux, éclata le drame qui, comme un coup de baguette d’un enchanteur mauvais, la changea en une pauvre créature de souffrance et de deuil.

Après ce préambule, Philippe s’arrêta un instant, comme s’il eût cherché la meilleure manière de poursuivre son récit, dont j’attendais la suite. Il reprit :

Tu ne saurais comprendre sa destinée qu’après quelques explications sur notre milieu, que tu ignores. Nous n’avons pas encore traversé la ville ensemble. Cependant, il a dû te suffire de la parcourir cet après-midi pour acquérir une idée assez exacte de ce qu’en est la population. La province se ressemble toujours à elle-même. Pourtant, il y a des nuances : ici, l’on est avant tout tranquille et travailleur. Point de bruit : toi qui aimes le silence, tu seras servi à souhait. En revanche, beaucoup de travail. D’honnêtes artisans, qui sont à la fois bourgeois, paysans et ouvriers, confectionnent des mouvements de montres, tant que durent les quatre saisons, sans se reposer jamais, sauf les dimanches et jours fériés qu’ils observent pieusement. Ce métier, qui absorbe leur vie, leur assure, pour leurs vieux jours, une modeste aisance : retirés des affaires, ils cultivent de petits jardins autour des anciens remparts ; ceux qui ont le mieux réussi achètent, hors de ville, une maison dans le genre de la mienne, car je la dois à mon arrière-grand-père, qui fut horloger comme les autres. Parfois, au bout de trois ou quatre générations, quelque membre de la famille ayant couru le monde ou fait fortune, les petits-fils des artisans les plus économes sont devenus des espèces de gentilshommes campagnards : ils vivent alors de leurs terres, qu’ils cultivent en s’aidant du produit de leurs valeurs mobilières, placées en bonnes rentes ; et il est bon qu’ils en aient, car notre sol est peu généreux. Un trait frappant de ces familles, enrichies ou en voie de s’enrichir, c’est qu’elles ne quittent pas volontiers le pays. Ceux qui sont partis reviennent : ce qui explique que la ville augmente peu à peu, sans perdre aucun de ses caractères traditionnels. Ai-je besoin de te dire que ces braves gens sont vertueux ? Il n’y a pas un vice ici. Point d’ivrognes : si tu en rencontres, tu peux être sûr que ce sont des journaliers savoyards, engagés pour les gros travaux de la campagne : on ne les aime guère, mais on ne peut se passer d’eux. Pas de rixes, même en temps d’élections : l’on s’inquiète peu de la politique. Mais cette vertu, hélas ! a les inconvénients de la vertu trop consciente et trop sûre : elle est âpre, exigeante, sévère, maussade : elle manque de grâce et de vraie bonté ; à l’occasion, elle s’exaspère jusqu’à devenir féroce. Non seulement ces honnêtes gens ne pèchent pas : ils veulent encore que personne ne pèche autour d’eux. Ils sont ombrageux, ils s’épient les uns les autres avec le désir constant de se prendre réciproquement en faute. Ce jeu-là développe la malveillance : dans le fait, ils se complaisent à interpréter en mal leurs actes les plus innocents, ils se prêtent volontiers les uns aux autres d’abominables pensées. D’aigres racontars, enfiellés de calomnie, circulent sans cesse parmi eux : on ne sait jamais s’ils y croient ou non, mais, en tout cas, ils les colportent, ils les répètent, ils les aggravent comme s’ils y croyaient. Ce sont d’honnêtes gens insupportables, qui feraient presque aimer toutes les abominations, par la façon dont ils les détestent et les combattent. Ils ressemblent à ces haies d’épines qui séparent leurs champs : en automne, elles portent de bons petits fruits dont on peut faire des confitures ou du sirop ; mais elles piquent toute l’année.

Tel est le fonds de la population.

Mais il y a « la noblesse », comme dit le menu fretin, c’est-à-dire une douzaine de familles, qui constituent un petit cercle très fermé, avec des subdivisions. Trois ou quatre d’entre elles sont de noblesse authentique ; deux ou trois sont parvenues à affubler leur nom de la particule ; les autres ne sont acceptées qu’en raison de leur fortune et du mélange des classes. Comme il arrive aux animaux humains qui vivent d’une existence semblable, ces personnes ont fini par se ressembler entre elles. Leur type ne varie guère : l’homme est solennel, épais, sentencieux, lourd dans sa démarche, lent dans ses paroles, plutôt gras, car la bonne chère est son seul défaut, si tant est qu’il en puisse avoir un. Tu sais que nous touchons à la Bresse, terre classique de la gourmandise, que nos ruisseaux abondent en truites que tu as pu apprécier, et en écrevisses que tu apprécieras demain, « à la Nantua ». Tu m’en donneras des nouvelles ! Quant aux femmes, elles sont petites, pointues, guindées, loquaces. L’aisance générale leur enlève, ou à peu près, la ressource des bonnes œuvres ; il ne leur reste donc d’autre occupation que le commérage. Elles en abusent : leur bonté n’ayant pas l’occasion de s’exercer, c’est leur méchanceté qui se développe.

Il me sembla que Philippe devenait satirique. Je ne pus m’empêcher de l’interrompre en insinuant :

— Voilà un tableau qui promet.

Il se reprit :

— Peut-être vais-je un peu loin dans ma critique. C’est parce que je pense à ma pauvre marraine, qui a tant souffert par eux, — oiseau du Paradis tombé dans une ruche et dévoré par l’essaim. Mais je t’assure que ces gens ont d’excellentes qualités. Leur commerce n’est point aussi désagréable que mes paroles ont pu te le faire croire ; ils ne manquent ni d’esprit ni de finesse ; à défaut de bienveillance, ils ont du bon sens ; ils ne sont pas aimables, mais ils sont loyaux et solides. Il en est d’eux comme du paysage : on s’y accoutume et on l’aime.

Philippe s’arrêta un instant pour rallumer son cigare, en tira quelques bouffées, continua :

— Il faut maintenant que je t’introduise de plus près dans ce monde dont je viens de t’indiquer le caractère général ; il faut que je te présente mes héros. Tu sais que je ne suis pas romancier, moi. Je ne sais pas raconter. Point de ficelles. C’est la vérité qui te parle. Je te dis ce que j’ai vu, comme je l’ai vu, sans ornements de rhétorique.

Parmi les familles les plus haut cotées, celle des comtes des Pleiges occupait naturellement le premier rang. Ils étaient, ceux-là, de vieille noblesse, et de la meilleure, avec des merlettes dans leurs armoiries, un long passé d’histoire locale, quelques échappées dans l’histoire générale. Sans parler des croisades, où l’un de leurs ancêtres avait péri devant Saint-Jean-d’Acre, un des Pleiges avait combattu à Arques contre Henri IV, un autre à Rocroy avec Condé. Ils habitaient ce château qui, après eux, a été acquis par un brasseur anglais, lequel l’a fait restaurer à son idée, s’y est ennuyé considérablement pendant deux étés, et l’a revendu à la Ville. Dans mon enfance, la famille se composait du comte Anthony, un vieillard très vert, très vigoureux, très intelligent, qui, du haut de son château, avait vu passer presque tout le siècle ; de sa mère, la comtesse Adélaïde, âgée de près de quatre-vingt-dix ans : une volonté terrible, trempée par de redoutables épisodes de la Révolution changée ensuite en despotisme intraitable par l’étroitesse du milieu où elle avait pu se développer ; de sa sœur, plus jeune, qu’on appelait mademoiselle Éléonore : personne effacée et sournoise, qui avait dû souffrir beaucoup de la rigoureuse sujétion où la tenait la comtesse, chef véritable du clan ; enfin, de son fils unique, le vicomte Pierre : un jeune homme de vingt-cinq ans, timide, épeuré, et d’ailleurs d’une santé toujours chancelante, qui semblait incapable d’action, comme effarouché par la vie. On racontait que sa terrible grand’mère lui en voulait d’être faible, le traitait mal, et qu’il tremblait devant elle. Élevé hors de la maison, il venait d’y rentrer ; on se demandait quel y serait son rôle. Quelquefois, on le voyait passer à cheval, à côté de son père, — et c’était lui qui semblait le vieillard. Plus souvent, il se promenait seul, au pas, comme si son indolence naturelle se fût communiquée à sa monture. Quand il passait ainsi par les rues de la ville, les bons horlogers arrêtaient un instant leur travail, mettaient leur loupe au milieu du front, et le suivaient d’un regard pitoyable. On disait :

— Les des Pleiges n’ont pas de chance avec leur héritier.

Ou bien :

— Sûrement, c’est par celui-là que finira la race !

Et l’on s’en affligeait : car nos tranquilles bourgeois restaient attachés par de solides liens d’affection et de respect à la famille de leurs anciens maîtres. À leurs yeux, elle était l’ornement de la ville, ne faisant qu’un avec le vieux château dont l’effondrement aurait déparé la contrée ; elle représentait des choses passées que peut-être ils ne connaissaient pas très bien, mais qui exhalaient pour eux un parfum glorieux de vaillance et de chevalerie. Les des Pleiges demeuraient les seigneurs du pays : seigneurs sans droits d’aucune sorte, idéaux, si l’on peut dire, dépourvus d’autorité effective, mais qui conservaient leur prestige ancien et dont nul ne se fût avisé de discuter les actes. D’ailleurs, ils se montraient bons princes, volontiers accessibles à ce que la ville produisait de mieux, frayant même avec les autres familles, bien qu’inférieures, pourvu qu’elles eussent rang sur le « livre d’or ». Seulement, pour marquer la nuance, ils invitaient beaucoup et ne sortaient guère. Et personne ne s’en offusquait. Les plus prétentieux, qui éprouvaient seuls le besoin de les excuser de cette réserve un peu haute, alléguaient leur grand âge. On disait d’eux :

— Ils sont si vieux !

Et l’on englobait, dans cette explication, les vingt-cinq ans du vicomte.

Parmi les personnes de leur intimité, je ne parlerai que de ceux dont le nom viendra dans mon histoire :

C’était, d’abord, Mme d’Ormoise, une vieille dame dont il serait oiseux de te faire la généalogie, de trente ans plus jeune que la comtesse, dont elle semblait le lieutenant. Vive, alerte, pimpante, avec des cheveux gris en tire-bouchons, des allures de gendarme, elle était toujours en mouvement et se mêlait de toutes choses. C’était elle qui dirigeait l’opinion : force occulte indéfinissable, qui joue parmi nous un rôle important. Elle venait souvent chez mes parents, où l’amenaient des prétextes divers. Elle élevait une jeune nièce, nommée Alice, assez insignifiante, que son rêve ardent eût été de faire épouser au vicomte. Pour le réaliser, ce rêve ambitieux, elle déploya une ingéniosité prodigieuse. Mais il ne devait point aboutir.

Ensuite, il y avait les Lesdiguettes. Ceux-ci, père, mère, deux fils, une fille, étaient des bourgeois enrichis depuis deux générations à peine. Ils n’en mettaient que plus de passion à s’élever sur l’échelle mondaine, menant grand train, — pour autant qu’on peut mener grand train dans notre contrée, — éblouissant nos bons horlogers par la calèche qui les promenait en ville, par leurs toilettes d’été, par leurs voyages de vacances dont les détails fastueux défrayaient mille conversations, par les belles étrangères qu’ils recevaient parfois en séjour. On disait d’eux :

— C’est une famille qui a fait son chemin !

Mais on les critiquait à voix basse, et même on se moquait de leurs prétentions.

Leur vanité, d’ailleurs, souffrait d’un mal permanent : ils avaient une parente restée pauvre, qui s’appelait comme eux et que la ville connaissait sous le nom de Mlle Félicité. Elle donnait des leçons de musique. En vain ses « cousins » essayèrent-ils, à maintes reprises, de la faire renoncer à ce métier qui, jugeaient-ils, n’était point compatible avec la dignité de leur famille ; Mlle Félicité était une originale qui s’enorgueillissait de sa pauvreté, l’exagérait, l’affichait, et voulait absolument gagner sa vie. Très active, très âpre, elle enseignait le piano à n’importe qui, pourvu qu’on la payât si peu que ce fût, sans avoir même le bon goût élémentaire de trier sa clientèle ; et elle parlait sans cesse, avec une nuance de comique mépris, de ses « cousins les millionnaires ! » Ceux-ci, au contraire, ne parlaient jamais d’elle : en revanche, rien ne les réjouissait comme de pouvoir citer leurs belles relations, et, depuis qu’on les accueillait deux ou trois fois par année au château, ils affectaient de considérer les des Pleiges comme des amis intimes. C’étaient donc de simples snobs, comme on dit aujourd’hui. Le snobisme est un travers bien innocent : tu verras qu’il peut tourner à l’aigre, et devenir pernicieux et cruel.

Un été, — quelque temps avant que je fusse au monde, — parmi les hôtes auxquels s’ouvrit l’hospitalière maison des Lesdiguettes, se trouvèrent deux personnes qui attirèrent bientôt l’attention des Pleiges : le colonel Marian et sa fille Micheline. Quelles étaient leurs attaches avec nos snobs ? quelles circonstances les avaient amenés parmi nous ? je n’en sais rien. Toujours est-il que le colonel, causeur spirituel, bel homme, élégant cavalier, ne tarda point à faire la conquête de la ville. Avec ses crânes allures d’ancien officier de la campagne d’Afrique et de parfait gentleman, il apportait dans notre petit milieu une note nouvelle : il étonna et il plut, bien que dans les cercles étroits ces deux sentiments soient plutôt contradictoires. D’ailleurs, j’imagine qu’on l’aurait accueilli avec moins d’empressement si l’on avait prévu qu’il prendrait racine dans notre sol : car sa franchise un peu brusque eût inquiété nos prudentes habitudes, et sa fille était si jolie, que les demoiselles du cru ne l’eussent regardée qu’avec méfiance. Elle n’avait pas encore vingt ans ; le portrait que tu vois là est d’une époque un peu postérieure. Mais on les prenait pour des oiseaux de passage, et tu sais que ces oiseaux-là, hirondelles ou cigognes, bénéficient toujours un peu de ce qu’on les sait passagers. Cependant un beau jour, le bruit se répandit que M. Marian venait d’acheter une maison de campagne, assez modeste, aux portes de la ville. Ce fut un événement ; on parla d’un mariage probable entre sa fille et l’un des fils Lesdiguettes. Cette rumeur ne se confirma pas. En revanche, peu de temps après son établissement, on annonça les fiançailles de Micheline et du vicomte Pierre. Je ne te raconte pas les commentaires dont cette nouvelle fut entourée, ni les déceptions qu’elle causa. Mme d’Ormoise en fut atterrée. On affirma que la vieille comtesse n’aurait jamais permis un tel mariage, et que s’il pouvait se faire, c’est qu’elle venait d’être frappée d’une attaque de paralysie qui la privait de ses facultés. On blâma le comte Anthony, coupable de s’être laissé enjôler par « des gens qu’on ne connaissait pas ». Mlle Éléonore prit des airs doucereux de personne qui en sait long et ne veut rien dire. Mais les rumeurs ne circulèrent qu’en sourdine et s’apaisèrent sitôt le mariage célébré, nul n’ayant envie de se fâcher avec les des Pleiges ou de leur déplaire. Le colonel resta dans sa propriété. Les nouveaux époux s’installèrent dans une aile du château. On répéta qu’ils s’adoraient et que le comte Anthony était enchanté de sa bru : il n’y avait donc plus rien à dire.

Au bout d’une année, la jeune Mme des Pleiges mit au monde un garçon. Elle eut des couches difficiles. Les soins que lui donna mon père, qui la sauva, nous valurent son amitié ; et, comme je vins au monde quelques semaines après son fils, elle voulut me servir de marraine.

Je ne te décrirai pas mon baptême ; mais il paraît que ce fut une belle cérémonie. Ma mère aimait à le raconter, avec le détail des costumes, le menu du repas, les propos des invités. Pendant ma petite enfance, on m’en fit maintes fois le récit, en sorte que c’est presque comme si j’en avais gardé mémoire. J’étais « noyé dans des flots de dentelles », mon cher ! Beaucoup de personnes profitèrent de l’occasion pour envoyer quelque témoignage de leur reconnaissance à mon père, que tout le monde aimait : la majeure partie de mon argenterie date de ce jour-là. Ma marraine portait sa belle robe de satin bleu, celle-là même qu’elle a dans son portrait. Le curé lut une pièce de vers. Et les dragées ! Jamais aux Pleiges, il n’y avait eu pareille débauche de dragées. On eût dit, devant l’église, une couche de neige fleurie, une couche de neige d’été, rose et blanche. Enfin, rien ne manqua à la cérémonie. Après l’avoir racontée, ma mère ajoutait quelquefois, avec un soupir :

— Pourtant, c’est de ton baptême qu’est venu « tout le mal ».

C’est qu’il y avait à ce baptême, parmi les assistants, — non certes parmi ceux de marque, — un mien cousin, mon aîné d’un bon quart de siècle, nommé Jacques Nattier. C’était un beau garçon : en fouillant mes souvenirs, — car il ne quitta la ville que plusieurs années plus tard, et j’eus le plaisir de jouir de sa compagnie, — je retrouve un grand gaillard avec des moustaches fauves et des yeux luisants. On lui trouvait l’air crâne et des allures d’officier. Pourtant, il n’était que fonctionnaire. Très vivant, très gai, il parlait abondamment et bien. Il chantait aussi : sa voix, vibrante et chaude, se prêtait aux grands effets des airs d’opéra. Il ne manquait point d’esprit, ni surtout d’une certaine drôlerie communicative, qui devait lui valoir de jolis succès dans une ville où l’on ne riait guère. Or, le jour de mon baptême, il fut présenté à ma marraine : honneur auquel, en d’autres circonstances, il n’aurait jamais pu prétendre. Et il arriva que, au lieu d’être intimidé, au lieu de se montrer embarrassé et gauche, il s’efforça de plaire, comme si elle eût été une simple petite bourgeoise à marier, et ne la quitta pas. On remarqua son audace et le succès qu’il en obtint ; on observa que la vicomtesse l’écoutait volontiers, qu’elle riait de ses propos derrière son éventail, qu’elle dansa plusieurs fois avec lui. De bonnes personnes commencèrent à murmurer sur leur passage :

— Le joli couple !

Ou bien :

— Comme ils vont bien ensemble !

À des étrangers, on expliqua complaisamment que ce n’était point le mari et la femme.

— Le mari de cette jolie dame, le voici !

Et on leur montrait le vicomte Pierre qui, suivant sa coutume, s’effaçait, l’air lassé ou absent, souriant quelquefois de la gaieté de sa femme qu’il ne quittait pas du regard.

Peu de jours plus tard, la ville apprit avec stupéfaction que Jacques Nattier, le petit fonctionnaire, avait été retenu à dîner au château, où il faisait de la musique avec la vicomtesse. Quelque invraisemblable qu’elle fût, la nouvelle était vraie. Jacques ne se gêna point de la confirmer. Il en triomphait : il se rengorgeait au café, il se dandinait en passant par les rues, comme un homme qui vient d’obtenir un très grand succès, il jouissait vaniteusement des propos qui l’accompagnaient :

— Il dîne au château… Ah ! ah !…

— Pas possible !… Qu’en dit le comte Anthony ?

— Il le trouve charmant !

— Est-ce bien vrai ?… Et le vicomte ?

— Ah ! lui, il approuve tout ce que fait sa femme. Et vous savez, c’est elle qui invite !

— C’est elle, ah ! vraiment… Vous êtes sûr que c’est elle ?

— Parfaitement.

De tels propos couraient la ville, défrayant les conversations chez les « gros » et chez les « minces », selon les expressions locales qui désignent les classes extrêmes de la population. Nos bons horlogers interrompaient leur patient travail pour s’étonner, leur loupe fichée au milieu du front comme un œil de cyclope. Il y avait du scandale dans l’air. On rapportait que Mme d’Ormoise avait osé dire :

— On a toujours tort de se mésallier !

Et de bonnes dames secouaient leur tête respectable en approuvant ce propos, marqué au coin de la sagesse.

Le comte Anthony et sa mère étant morts à peu d’intervalle l’un de l’autre, ce double événement interrompit les commérages. Il fut d’ailleurs suivi d’une absence prolongée des jeunes époux, que les exigences de la vie de famille avaient jusqu’alors internés aux Pleiges, et qui s’en allèrent passer un hiver dans le Midi. Cet hiver-là fut mélancolique pour tout le monde : les Lesdiguettes s’étaient aussi absentés avec leur train, de sorte que la ville semblait plus morne encore que de coutume. Mlle Éléonore y promenait son abandon, non sans se plaindre de l’égoïsme de ses petits-neveux qui auraient dû, selon elle, l’emmener avec eux. Quant à mon cousin Jacques, le pauvre garçon ne s’amusa pas : il n’était plus qu’un héros déchu, un don Juan sans Elvire, une épave oubliée par le beau vaisseau parti vers la lumière. Après l’avoir envié, on s’apitoya sur son compte avec des douceurs qui griffaient. Il y eut des conversations dans ce goût-ci :

— Vous voyez qu’il n’y avait rien, puisqu’elle est partie.

— Je vous l’avais bien dit.

— On est toujours très pressé de croire au mal.

— Après tout, qu’est-ce que nous en savons ? La seule chose certaine, c’est qu’à présent, on nous l’a laissé pour compte !

Le revirement se dessinait d’autant mieux que, depuis la mort de son père, Pierre des Pleiges se trouvait être le chef de la famille, que l’antique respect inspiré par son nom se reportait sur lui seul, qu’on le savait épris de sa femme et dominé par elle : on redevenait prudent, par crainte de l’irriter. Mme d’Ormoise elle-même ne parlait plus des absents qu’avec précautions. Mlle Éléonore, tout en se plaignant d’être délaissée, ne tarissait pas d’éloges sur sa « chère nièce ». Bref, les langues les plus vipérines se tournaient, comme on dit, trois fois dans la bouche avant de rien dire, et l’on pouvait croire l’ordre rétabli.

Mais au retour, le chœur mauvais reprit, en sourdine, avec toutes sortes de réticences, d’autant plus que le genre de vie qu’adopta le jeune couple, par cela seul qu’il différait des habitudes consacrées par leurs parents, ouvrit aux commentaires une large carrière. Avec eux, le château perdait ses derniers airs féodaux. La grâce accueillante de la comtesse Micheline et la bienveillance timide de son mari en firent bientôt une maison ouverte, où l’on entra sans distinction de caste. Le colonel Marian s’y était installé : il y reçut des amis de « son monde », qui n’était point celui de son gendre. Les Lesdiguettes furent admis sur le pied d’égalité. Facilement conquise, volontiers amicale, la comtesse, maintenant, rendit les visites, entra dans des maisons que jamais ses beaux-parents n’eussent honorées de leur présence : loin de lui en savoir gré, on blâma son libéralisme. Mme d’Ormoise disait, en pinçant les lèvres :

— Cette chère amie a un peu trop de bienveillance : cela nuit à son discernement.

Mlle Éléonore prenait des airs désolés de reine dont le trône chancelle :

— Nous ne serons bientôt plus que les premiers bourgeois des Pleiges, disait-elle.

Et, comme mon cousin Jacques figura de nouveau parmi les hôtes les plus assidus du château, l’on recommença à rapprocher son nom de celui de ma marraine, avec plus de prudence que jamais et plus de perfidie.

Connais-tu cette façon particulière qu’a la province de calomnier ? Une façon discrète, pateline, d’air innocent. On ne se compromet pas : on lance sa flèche et l’on s’enfuit. Par exemple, on prononce le nom de la femme à qui l’on en veut, puis celui de l’homme qui doit justifier les soupçons. Rien de plus. On ne sourit même pas : on se tait, on se regarde, et l’infamie est commise :

— J’ai rencontré cet après-midi la comtesse Micheline, qui faisait des emplettes.

— Moi aussi. Un instant après, j’ai rencontré M. Nattier… Pas le docteur, l’autre, son neveu.

Cela est clair ; des naïfs n’y verraient pas malice.

Deux ou trois ou quatre années passèrent ainsi : en province, tu sais, les drames se développent avec lenteur. L’orage s’amassait, sans qu’aucun des intéressés s’en doutât. Mlle Éléonore, qui ne manquait pas une occasion d’ajouter quelque perfidie aux insinuations dont sa « chère nièce » était l’objet, l’accablait de démonstrations affectueuses. M. Marian, qui s’entendait à merveille avec son gendre, commençait à vieillir. Toujours gaie, le rire facile et clair, la jeune comtesse avait trouvé moyen de transformer le château par les inventions de son esprit enjoué. C’est surtout pendant cette période qu’elle me fut bonne et chère. Elle venait souvent à la maison, quelquefois pour un instant :

— Bonjour ! C’est moi, je passe !…

Un rayon de soleil qui entre et se retire, une fée dont l’ombre amicale s’estompe sur le clair de lune et disparaît. Son passage, si rapide qu’il fût, nous mettait tous en joie. Le visage de mon père s’illuminait ; ma mère souriait, tout heureuse de se lever, pour la visiteuse, du fauteuil où ses souffrances l’immobilisaient souvent. Moi, je courais dans les bras de ma marraine :

— Eh bien, filleul, es-tu sage ?

Le petit sac qu’elle portait d’habitude avec elle cachait toujours quelque surprise. Quand elle n’en avait aucune, elle me donnait une fleur, et j’étais aussi content que d’un jouet ou d’un bonbon, parce que ses fleurs à elle ne ressemblaient point à celles que je pouvais cueillir au jardin ou dans la prairie. Avant de me les offrir, ma marraine les touchait de sa baguette magique, dont elles recevaient des couleurs plus vives, un meilleur parfum…

J’interrompis Philippe et j’insinuai :

— En deux mots, ta marraine fut ton premier amour.

— Peut-être bien, me répondit-il en souriant.

Avec un soupir, il ajouta :

— Je crois que je n’en ai jamais eu de meilleur !

Et il reprit son récit :