L’Innocente/IV

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff (N° 14 de la Collection Ollendorff illustréep. 72-91).
◄  III
V  ►


IV


Les mauvais propos qui couraient la ville ne pénétraient point au château, où, pendant un temps, on vécut tout à fait isolé. Quelques personnes avaient fait des visites de condoléance ; quelques autres, en moindre nombre, des visites d’amitié : celles-ci songeaient, comme on dit, à ménager la chèvre et le chou, et voulaient voir où soufflerait le vent, avant de se fâcher tout à fait avec une famille qui, suivant les circonstances, pouvait retrouver toute sa considération. Leur nombre alla décroissant, à mesure que s’étendaient les rumeurs. On ne s’en froissa pas. On se contenta de conclure :

— Nos amis se lassent un peu.

Telle est l’humaine indifférence, que cet abandon où tombent vite les malheureux paraît légitime à ceux-là mêmes qui en souffrent.

Du reste, les bons observateurs, dont les yeux restaient braqués sur le château, remarquèrent bientôt que, si les amis de la veille le délaissaient, des visages nouveaux, en revanche, s’y multipliaient ; et l’on sut que c’étaient des hommes d’affaires, avocats, avoués, notaires, venus de grandes villes. Ce fut un nouveau sujet de plaintes : est-ce qu’il n’y avait pas aux Pleiges un excellent notaire, Me Féréday, qui avait administré jusqu’alors le bien de la famille : pourquoi lui retirer une confiance dont il restait digne ? En fait d’avoués et d’avocats, il y avait aussi, sur place, ce qu’on pouvait désirer de mieux : des gens honnêtes, respectables, incapables de pousser à de vaines chicanes par intérêt professionnel ; pour quelle raison mystérieuse leur préférait-on des inconnus, des étrangers, des oiseaux de proie qu’il eût mille fois mieux valu ne pas attirer sur la ville, où ils ne manqueraient pas d’exercer leurs ravages habituels ? Mais la comtesse et M. Marian ne prenaient conseil de personne, pas même de Mlle Éléonore ; celle-ci, qui brûlait de savoir ce qu’on ne lui apprenait pas, courait de maison en maison, en quête de renseignements ou d’hypothèses ; et, pour marquer sans doute qu’il ne fallait point la confondre avec les autres habitants du château, elle répétait à tout venant :

— Ma nièce n’a point de confiance en moi !

On la plaignait, on la consolait, on insinuait :

— Probablement qu’ils ont de bonnes raisons pour cacher leurs actes.

Alors, elle se mettait à gémir :

— Je ne sais pas ce qui se passe, ma chère amie, mais je suis bien inquiète !

Et c’étaient des :

— Si le comte Anthony voyait cela !

Ou bien :

— Si la vieille comtesse revenait de l’autre monde !

Après lesquels on concluait :

— Cette pauvre Mlle Éléonore est bien à plaindre !

Presque seul, mon père continuait à fréquenter le château où, d’ailleurs, la santé précaire du petit Anthony nécessitait fréquemment ses visites. Il m’emmenait souvent avec lui, malgré ma mère, qui n’aimait point qu’on bravât l’opinion. Elle cherchait parfois à nous retenir sous des prétextes, ou demandait :

— Cette visite est-elle absolument nécessaire aujourd’hui ?

Mon père, qui la devinait, la regardait dans les yeux :

— As-tu peur ? lui disait-il.

Alors elle se troublait, se sentant prise en défaut, et balbutiait :

— Il vaut mieux éviter de froisser les gens.

Ce qui lui valait toujours cette réplique :

— Il faut être brave avant tout !

J’ai souvent pensé que ces deux êtres, excellents tous les deux, devaient beaucoup s’étonner l’un l’autre : mon père avait une âme de bataille, toujours prête à partir en avant, comme un cheval de combat à la voix du clairon ; ma bonne mère tremblait sans cesse. Ce contraste ne t’explique-t-il pas certains traits du caractère de ton vieil ami ?…

… Le visage de deuil de ma pauvre marraine s’éclairait quand nous arrivions :

— Bonjour, docteur ! Bonjour, filleul !

Mais comme elle était amaigrie et pâle dans sa robe de crêpe, — plus jolie encore dans sa tristesse qu’autrefois dans sa gaieté, si délicieusement jolie que j’éprouvais pour elle une tendresse infinie. Comme je la sentais malheureuse sans pouvoir connaître l’étendue de son malheur, cette tendresse devenait plus vive, presque passionnée. Quand je voyais qu’elle avait pleuré, des larmes me montaient aux yeux : j’aurais voulu pleurer aussi, pour elle. Et puis, je comprenais que de méchantes gens cherchaient à lui nuire ou l’affligeaient ; et j’aurais aussi voulu la défendre, me faire son chevalier, mourir pour elle, comme au bon temps d’autrefois dont je commençais à lire les histoires. Mais j’étais un petit garçon que personne ne prendrait au sérieux : tout ce que je pus, ce fut de faire encore, à l’occasion, le coup de poing avec mes camarades, sans pénétrer, n’étant point précoce, le sens de leurs sous-entendus. Dans une de ces batailles, j’eus un œil fâcheusement poché, et justement, l’après midi, nous allions au château.

— Qu’est-ce que tu as ? me demanda ma marraine.

— Je me suis battu.

— Pourquoi ?

Je rougis en répondant :

— Je ne sais pas… Comme ça, pour rien !…

Alors elle me gronda doucement.

— Il ne faut jamais faire de mal à personne… Il faut vivre en paix avec tout le monde…

Je baissai la tête, l’air penaud. Mais, au fond, j’étais fier d’avoir souffert pour elle, et de ne pas le lui dire, et d’être grondé ; et je pensais :

« Va, va, ma bonne marraine, vous avez beau dire, je recommencerai demain, après-demain, les autres jours, toutes les fois qu’il faudra vous défendre ! »

Elle, cependant, songeant sans doute qu’il ne fallait rien ajouter au chagrin de ma défaite, me prit sur ses genoux pour embrasser mon œil blessé ; et je ne fus plus seulement fier, je fus heureux. Et ce jour-là j’osai lui dire :

— Oh ! ma marraine, je vous aime de tout mon cœur !

Ma marraine ne s’occupait pas bien longtemps de moi : elle appelait son fils et, tout inquiète, le livrait à mon père qui l’interrogeait, l’auscultait, le palpait longuement. Elle demandait, en le rhabillant :

— Eh bien, docteur ?

Mon père la rassurait.

— Faites-le jouer, disait-il. Je vous laisse Philippe jusqu’à ce soir. Qu’ils courent ensemble, qu’ils s’amusent : c’est le meilleur remède.

Il partait. Ma marraine nous disait :

— Allez jouer !

Alors, nous jouions, sans entrain, par devoir. Cet enfant frêle, beaucoup plus grand que moi, bien que nous eussions le même âge, me causait toujours une sorte de malaise effrayé. Il avait une singulière figure, allongée, avec des traits menus, des yeux bleu pâle inquiets, de longs cheveux plats, très blonds. De plus, grave comme une grande personne, il ne tenait jamais que des propos sages. Le plus souvent, nous marchions à côté l’un de l’autre, dans les longues allées silencieuses du parc, que jonchaient les feuilles de hêtres et les aiguillettes des sapins, en devisant comme des philosophes. C’était toujours moi qui lui disais :

— Courons !

Alors il prenait ma main et nous nous mettions à courir. Mais il était tout de suite essoufflé.

Par les jours de pluie, nous restions dans une immense salle qu’on lui avait donnée pour chambre de jeu : elle était décorée de panoplies et meublée de chaises sculptées et d’une longue table, où les armées de nos soldats de plomb pouvaient manœuvrer à l’aise. Anthony se plaisait, non pas à les renverser pêle-mêle en des massacres effroyables, mais à les arranger selon les lois d’une stratégique compliquée, qu’il inventait avec application. D’ailleurs, il s’en lassait assez vite : il préférait me montrer ses livres et m’en expliquer les images. Ou bien, il s’installait dans un fauteuil, oubliait ma présence pour se plonger dans ses réflexions, et finissait par m’adresser les questions les plus singulières :

— Philippe, est-ce que les bêtes ont une âme comme nous ?

Je ne savais jamais que lui répondre. Et il discutait avec lui-même, en me demandant de temps en temps : « Qu’est-ce que tu en penses, toi ? » sans m’écouter, d’ailleurs, quand je me hasardais à expliquer tant bien que mal mes confuses idées.

Aussi n’avais-je guère d’amitié pour lui : en le quittant, je conservais un vague malaise, une espèce de crainte inavouée, comme si j’eusse rencontré un être surnaturel. Sans l’attrait de voir ma marraine, mes visites au château eussent été pour moi de pénibles corvées.

Un jour que mon père me ramenait, nous rencontrâmes le curé, et fîmes route ensemble.

Notre curé de ce temps-là, M. Verguières, — un homme d’une stature exceptionnelle, taillé en Hercule, avec une bonne tête de mouton, — était d’âme excellente, mais timoré comme ma mère. On racontait que, dans sa jeunesse, il avait eu, avec son évêque, des difficultés sur un point de dogme, qui avaient failli briser sa carrière : de là, peut-être, la crainte de déplaire ou d’avoir raison tout seul, qui le poursuivait sans cesse. Il était de ceux qui suivent le vent et cèdent toujours. Mon père se mit à lui parler avec une extrême animation, bien qu’à voix basse, à cause de moi. D’abord, je ne saisis que quelques bribes de leur conversation : « Méchanceté publique…, bruits calomnieux…, au-dessus de toute attaque », etc. Puis, comme il arrive volontiers aux grandes personnes qui croient toujours les enfants plus petits qu’ils ne sont, ils oublièrent ma présence, ou pensèrent que je ne comprendrais pas ; en sorte que, peu à peu, ils élevèrent la voix. J’entendis à peu près ceci :

— Je vous le répète, monsieur le curé, de telles calomnies devraient déshonorer aux yeux des honnêtes gens ceux qui les propagent ou les répandent !

— Sans doute, sans doute, monsieur le docteur. Pourtant, vous reconnaîtrez que les apparences…

— Les apparences ne signifient rien, vous le savez bien, n’est-ce pas ? D’ailleurs, ces apparences mêmes n’existent pas : ce sont des menteurs et des lâches qui les ont créées pour les besoins de leur vilaine cause !

Le curé parut réfléchir :

— Oui, fit-il en remuant la tête, tout cela est triste, triste…

Alors, mon père, s’arrêtant au milieu du chemin, le prit par un bouton de sa soutane :

— Voyons, lui demanda-t-il, vous, ne pourriez-vous pas empêcher ces infamies ?

M. Verguières se dégaga, l’air angoissé, en balbutiant :

— Mon Dieu ! je ne vois pas…, non…, je ne vois pas ce que je pourrais faire…

— Parler aux gens ! s’écria mon père avec véhémence, leur dire qu’ils se trompent, qu’ils sont injustes, méchants, cruels…

Le curé sourit avec finesse :

— Les gens ne croient jamais ces choses-là d’eux-mêmes, monsieur le docteur. On a beau les leur répéter, ils ne les croient pas davantage. Ils sont toujours persuadés qu’ils ont raison.

Tout ce que me révéla cette conversation, c’est qu’il y avait dans la vie de ma marraine un danger, une menace, un mystère : j’ouvris tout grands mes yeux d’enfant sur ce mystère humain, je tendis mon attention, de toutes mes forces, pour tâcher de le pénétrer. Une vague idée s’estompait dans mon cerveau : celle que ma marraine pouvait avoir commis une faute, ou qu’au moins on l’en accusait. Mais je la repoussais avec horreur, et j’en étais affreusement tourmenté. Mon père, quand il me trouvait en train de lire un livre de sa bibliothèque, — ce qui m’arrivait quelquefois, — me le prenait en disant : « Cela n’est pas pour toi ! » Cela, non plus, n’était pas pour moi ; pourtant j’y pensais sans cesse.


La réclusion de la comtesse, cependant, ne pouvait durer indéfiniment. Elle sortit, au bras de son père : on la vit traverser la ville avec des allures hésitantes de convalescente.

Les rues des Pleiges sont habituellement désertes ; néanmoins, on a peu de chance de les suivre dans toute leur longueur sans rencontrer quelque dame faisant des emplettes de ménage ou quelque notable allant au cercle, d’un pas grave. La comtesse Micheline fit donc plusieurs rencontres. Sans doute, elle s’attendait à des saluts respectueux, à de sympathiques questions sur sa santé ou sur celle de son fils. Il ne se passa rien de semblable. Me Féréday s’arrêta devant une boutique en tournant le dos, pour éviter de saluer ; et M. Marian dit à sa fille :

— Il nous en veut de lui avoir retiré la gestion de nos affaires. S’il savait pourquoi, le brave homme…

Mme d’Ormoise passa sur l’autre trottoir sans regarder, et la comtesse dit à son père :

— Elle ne nous a pas vus.

J’imagine qu’elle fut un peu peinée de rentrer dans sa solitude sans avoir échangé une parole avec personne. Elle devait s’apercevoir bientôt que ce n’était là qu’un commencement.

La première visite qu’elle rendit fut celle d’une jeune femme à qui elle avait toujours marqué une vive sympathie, qui se nommait Mme Aubry : une nature plus ouverte, plus gaie, plus généreuse aussi peut-être que la moyenne de ses combourgeoises, mais esclave de cette frayeur du qu’en-dira-t-on qui, dans les petits milieux, tient lieu d’honneur, de dignité, de vertu, détruit toute velléité d’héroïsme, étouffe tout germe d’indépendance. Mme Aubry n’osa pas se dérober ; mais la conversation ne fut qu’un échange de monosyllabes.

Telle est la lâcheté humaine que, plus tard, Mme Aubry, bien qu’elle ne fût point méchante, se vanta de sa cruauté, toute fière d’avoir jeté la première pierre.

— J’ai été glaciale, disait-elle, à peine polie. Aussi la comtesse a-t-elle compris ce que je pensais.

Peut-être que cette humiliation infligée à une personne dont quelques semaines plus tôt elle recherchait la compagnie avec obséquiosité, — qui sait ? — flattait son petit orgueil de caste. Mais elle se trompait en supposant que son attitude avait révélé quelque chose à Mme des Pleiges. Ma pauvre marraine ne se doutait de rien. Pour l’éclairer, il fallut que Mme d’Ormoise lui fît répondre par sa femme de chambre qu’elle ne recevait pas. N’étant point accoutumée à ce qu’on ne se dérangeât pas pour elle, elle dut bien se rendre à l’évidence. Mais quelle pouvait être la cause de ces animosités, maintenant constatées ? Voilà ce qu’elle ne parvenait point à deviner. Elle s’inquiéta ; le colonel, pour éclaircir l’affaire, arriva un jour tout fumant chez mon père.

Les deux hommes s’enfermèrent longtemps ensemble. De ma chambre de jeu, j’entendais les éclats de voix de M. Marian, et, de temps en temps, un juron retentissant. Je pensais : « Que se passe-t-il donc ? » Je le sus à dîner : car en ma présence, — on partait toujours de l’idée que je ne comprenais rien, — mon père raconta toute leur conversation. Je compris si bien, qu’aujourd’hui même, je me la rappelle dans ses grandes lignes, et que je ne m’éloignerai certainement pas beaucoup de la vérité en la résumant :

Le colonel. — Docteur, c’est à vous que je m’adresse. Vous n’êtes pas seulement un médecin, vous êtes un homme…, le seul que je connaisse dans ce misérable trou… Voyons, dites-moi ce qui se passe ?

Mon père (embarrassé, cherchant à esquiver une explication difficile qui, de plus, lui semblait inutile). — Ce qui se passe, monsieur ?… Que voulez-vous dire par là ?… Que je sache, il ne se passe rien.

Le colonel (impatient). — Ne faites pas semblant de ne pas comprendre, je vous en prie ! Vous voyez bien que… les choses ne sont pas dans leur ordre habituel… Comment ! ma fille va sonner chez Mme d’Ormoise, et cette pécore refuse de la recevoir !… Moi-même, j’avais des doutes depuis plusieurs jours : oui, oui, la mine des gens ne me revenait pas… Et hier soir, je suis allé au cercle… pour la première fois depuis… la catastrophe Eh bien, docteur, ils sont tous partis les uns après les autres !… Personne pour ma partie d’écarté… Je suis resté maître du terrain… Et le tenancier me faisait des yeux !… Qu’est-ce que cela signifie ?… Je n’ai pas la peste, que diable !

Mon père (en hésitant). — On a beaucoup parlé… de la mort… du comte Pierre…

Le colonel. — Et après ?… Est-ce parce que mon gendre s’est suicidé qu’on évite ma fille et que je ne trouve personne pour faire une partie ? Vos Pleigeans sont bien bêtes, mais pas à ce point-là ! Il y a autre chose ! Dites-moi ce qu’il y a…

Mon père. — Mon Dieu !… je viens de vous le dire : on a entouré la mort du comte de toutes sortes de commentaires…

Le colonel. — Mais, enfin… quels commentaires ?

Mon père. — Hé ! que sais-je ? Des commérages, de sottes inventions, dont il ne vaut pas la peine de parler.

Le colonel. — Si fait, il vaut la peine ! Je veux tout savoir, et je compte sur vous…

Mon père (interrompant). — Ah ! monsieur, permettez ! Vous m’avez fait l’honneur de me dire que je suis un homme. Eh bien, je vous le demande : est-il de la dignité d’un homme de rapporter des propos désobligeants et stupides ? Pour ma part, je ne sais pas de rôle plus odieux. Ne me demandez pas de le jouer.

Le colonel (plus doucement). — Vous avez raison, docteur… Oui, sans doute, vous avez raison… Et pourtant… discutons un peu, voulez-vous ?… Nous sommes seuls, ici, ma fille et moi… Nous avons des ennemis, à ce qu’il paraît… Du diable, si je m’en serais jamais douté… Nous en sommes entourés, docteur !… Ils nous menacent… Il faut bien connaître le danger pour le combattre !

Mon père (après avoir réfléchi un instant). — Pour le combattre ! Est-ce qu’on peut le combattre ?… Connaissez-vous un moyen de combattre la calomnie ?

Le colonel. — Ah ! c’est donc de la calomnie ?

Mon père. — Que voudriez-vous que ce fût d’autre ? Est-ce que la calomnie n’est pas le fléau des petites villes ? Est-ce qu’elle ne surgit et ne se développe pas d’elle-même partout où il y a un mystère ?

Le colonel (après un silence). — Ainsi, l’on nous calomnie ?

Mon père. — Pas vous.

Le colonel. — Alors, ma fille ?… Ah ! mille tonnerres ! Qu’est-ce qu’on ose dire d’elle ?…

Mon père. — Oh ! qu’importe ? Qu’importe le mensonge ? Il se transforme, il se multiplie, il change de couleurs tous les jours. Ce qu’on peut dire d’une jeune femme, vous pouvez l’imaginer sans qu’il soit besoin de préciser…

Le colonel. — Ah ! les misérables, les menteurs, les bandits !… Elle qui est pure, elle qui est vaillante, elle qui est noble !… Mais elle a son père qui est encore bon pour la défendre !… Vous avez raison, docteur, les infamies qu’ils ont inventées, je ne veux pas les connaître… Mais vous allez me dire…

Mon père. — Quoi donc ?

Le colonel. — Les noms… Oui, les noms des lâches qui les inventent et les colportent !

Mon père. — Les noms ?…

Le colonel. — Vous ne voulez pas ?

Mon père. — Je ne peux pas ! Ce n’est pas un homme à qui vous pourriez vous en prendre, ce n’est pas une femme dont vous pourriez attaquer le mari : c’est la ville… Remonter à l’origine ? Impossible !… Choisir au hasard le premier venu ? Vous savez qu’il n’y a pas de héros, ici : chacun vous répondra : « Ce n’est pas moi ! » On ne désinfecte pas une source empoisonnée : le poison sort avec l’eau de profondeurs où l’on ne peut le poursuivre…

Le colonel. — Ainsi, je ne puis rien ?… Rien ! rien ! rien !… Et vous croyez que nous allons nous incliner comme des coupables ? supporter l’outrage ?… Ah ! non, par exemple !… J’en trouverai bien un qui payera pour les autres !… Je trouverai bien, dans le tas, une paire d’oreilles à arracher… Et après… après… Ah ! mille tonnerres, comme nous filerons vite de ce maudit pays !…

En racontant cette douloureuse scène, mon père disait :

— Partir !… Je crois bien que c’est la meilleure résolution qu’ils pourraient prendre…, et peut-être la seule !…

Ma mère approuva :

— Oui, c’est vrai… Il faudra qu’ils s’en aillent !…

Et elle les plaignit.

— Les pauvres gens !…

Cette expression me serra le cœur. « Les pauvres gens ! » Comment pouvait-on parler ainsi de ma marraine, la brillante fée au tout-puissant sourire, si gaie avant sa douleur, si belle, si bonne ! Longtemps, je m’attristai en songeant qu’elle était malheureuse, qu’elle partirait, que bientôt je ne la verrais plus…