L’Innocente/VII

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Paul Ollendorff (N° 14 de la Collection Ollendorff illustréep. 116-126).
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VII


Eh bien, non, ils ne partirent pas.

Il fallait que des liens bien solides les attachassent à ce coin de terre où le hasard les avait un jour poussés, où la vie les avait un instant inclinés vers le bonheur, et qui n’était plus pour eux qu’un cabinet de tortures. Car, enfin, se figure-t-on l’existence de ces trois pauvres êtres, seuls avec eux-mêmes, isolés au milieu de la haine qui les assiégeait dans leur château abandonné ? Ils représentaient les trois âges de la vie, dont chacun a besoin d’affection, de sociabilité, de compagnie. Il faut que l’enfant s’épanouisse parmi les enfants, ses complices en insouciance, en joie, en gaieté. Il faut au vieillard des compagnons de causerie, qui l’aident à remuer la cendre des souvenirs, à tuer la monotonie des lentes soirées qui précèdent sa dernière nuit. Et qu’est-ce que la jeunesse d’une femme, lorsqu’elle se consume dans le deuil, la tristesse, l’ennui ? Oh ! ma pauvre marraine, quelles années vous avez passées, là, tout près de cette maison où règne votre image, à deux pas de votre filleul qui grandissait, tournait au gamin, et, si même il vous oubliait souvent pour sa toupie, vous gardait au fond du cœur une dévotion où il y avait comme un germe d’amour inconscient ! Je la savais malheureuse ; sans comprendre la cause de sa douleur, je l’en aimai davantage. De grands airs de chevalerie allumaient en moi la folle envie de la secourir dans sa détresse ignorée. J’imaginais des romans, où je me battais pour elle ; ou bien, la sentant accusée sans savoir au juste de quoi, je faisais éclater son innocence, et la ville tombait à ses pieds…

Rêves d’enfant dont on ne surveille pas assez les lectures ! Je crois que, son innocence eût-elle été dix fois démontrée, la ville n’aurait pas désarmé. L’aventure supposée de Mme des Pleiges avait provoqué, dans son milieu, une crise de vertu aiguë, qui s’excitait, s’irritait, s’exaspérait à ses dépens, non sans ressembler, en petit, à ces crises de folie dévote qu’enregistre l’histoire. Elle en était la victime expiatoire. On la chargeait de toutes les fautes, pour qu’elle les expiât et qu’on pût s’en absoudre. Sa légende grossissait. On l’agrémentait d’histoires abominables sur son passé, que je ne le répéterai même pas. À quoi bon ? Lâchée sur une piste coupable, l’imagination des honnêtes gens devient terrible. Elle franchit toutes les barrières. Elle se grise d’elle-même comme un cheval de vent, et malheur à ceux qu’elle poursuit !

Elle, cependant, avec peut-être le sentiment que les infamies dont on l’accablait pourraient atteindre jusqu’à son âme, luttait de son mieux pour en écarter le contact. Autour d’elle, dans le cercle étroit qui lui restait, elle trouvait des ressources, des points d’appui, des objets pour occuper sa tendresse, pour exercer sa bonté. Elle avait son père, dont la haute taille se voûtait peu à peu, comme si elle eût plié sous un poids trop lourd, et dont il fallut bientôt soutenir la démarche lente et lasse. Elle avait son fils, pauvre être qui exigeait des soins infinis, d’ailleurs d’une sensibilité maladive, idolâtre de sa mère, attendant d’elle, toujours, l’air et la vie qu’elle semblait lui faire au jour le jour, tout exprès pour ses poumons fragiles, pour son cœur irrégulier. Elle avait notre famille, où elle trouvait un accueil amical et réconfortant. Elle avait ses pauvres… Et quels pauvres, mon ami ! Non pas des pauvres professionnels, dressés pour satisfaire aux besoins de la charité courante, propres, ragoûtants, sachant se plaindre et dire merci, comme il en existait quelques-uns aux Pleiges pour occuper les loisirs de Mme d’Ormoise et de ses amies ; mais de vrais pauvres lamentables, grossiers, abrutis par la misère, abandonnés de tous. Elle n’aurait pas osé s’adresser à ceux de la ville, par crainte de les compromettre : elle allait les chercher loin, dans des villages, dans des masures isolées. Elle les trouvait malades, et les soignait. Elle leur apportait, avec des secours, de bonnes paroles. Ils l’adoraient. Mais ils étaient peu nombreux, et totalement dépourvus d’influence. Leurs voix compteront au tribunal du Seigneur : devant la justice des hommes, elles n’ont point de prix. Et la bonté même qu’elle leur témoignait, lui valait des censures : car elle n’était point bonne comme les autres « dames » de l’endroit, qu’offusquait la nature de sa bonté. Je me souviens d’une anecdote qui fera comprendre ce que je veux dire :

Il y avait en ce temps-là une orpheline, dont le père avait été tué dans un incendie. C’était une jolie fille, qu’on appelait Annette. Élevée aux frais de la ville, en reconnaissance de la mort vaillante de son père, elle travaillait, comme couturière, dans les meilleures maisons, en attendant qu’elle trouvât à se marier. On la payait mal, de peur de lui gâter le caractère ou d’éveiller en elle des ambitions malsaines, mais on lui témoignait quelques égards. On lui faisait de petits présents. On l’invitait les jours de fête. On l’asseyait au bout de la table, en d’éternelles robes grises qui la désolaient, parce qu’elle était coquette. Le gris étant la nuance de sa condition, il fallait bien qu’elle portât du gris, n’est-ce pas ? Ses fraîches couleurs, ses cheveux noirs, ses jolis yeux de velours s’en accommodaient comme ils pouvaient. Dans son genre, Annette était un personnage. On s’occupait énormément d’elle. On prenait chaque semaine la mesure de sa vertu. On commentait ses paroles, ses gestes, son air, à l’infini. J’ai bien entendu prononcer mille fois, avec une inquiétude où il y avait certainement plus de malveillance que de charité, cette phrase menaçante :

— Est-ce qu’Annette se gâterait ?

Et des lèvres minces se pinçaient, et des têtes sévères hochaient, et des yeux roulaient ou se levaient au plafond ; et cette mimique signifiait toujours :

« Si elle n’est pas encore gâtée, la pauvre fille, elle se gâtera. Cela ne peut manquer d’arriver. Nous perdons notre peine à vouloir la sauver ! »

Or, il arriva qu’un dimanche de Pâques, à l’église, la ville entière put constater qu’Annette avait posé son uniforme gris : elle portait une robe claire, une robe de jaconas, une robe à fond blanc semé de petits bouquets, et elle avait des fleurs à son chapeau ! Le service en fut troublé. À la sortie, on ne parla pas d’autre chose :

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Ah ! ma chère, cela devait arriver. Annette est perdue.

— Nous qui avons tant fait pour la maintenir dans le bon chemin !…

— J’ai toujours dit que cette enfant…

Tu entends se croiser les jugements sympathiques. Mais le scandale devint énorme quand on apprit que cette malheureuse robe, avec le ruban qui servait de ceinture, et les fleurs du chapeau, venaient de Mme des Pleiges. Mon Dieu, oui ; ma chère marraine avait eu l’idée néfaste de faire à cette jolie fille une aumône de luxe, pour égayer une fois, dans la saison où les prés fleurissent, ses yeux de velours et son cœur de seize ans. Tel était son nouveau crime. Je n’ai pas besoin de te dire les anathèmes qu’il lui valut. Sache seulement que les protectrices d’Annette intervinrent, l’accablèrent de reproches, la menacèrent de lui retirer à jamais leur précieuse bienveillance. La robe fut donc abandonnée ; Annette ne la porta plus jamais, reprit son gris uniforme et ne retourna plus au château. Et Mme d’Ormoise prononça :

— Nous n’admettons pas qu’elle pervertisse les personnes que nous aimons !

Comme tu le vois par cette historiette, il y avait un irréductible malentendu entre ma tendre marraine et notre ville. Je le comprends bien, à présent. Si ces gens ne l’avaient pas soupçonnée du crime qui, à leurs yeux, est le pire de tous, ils l’eussent accusée d’autre chose. Il ne se pouvait pas qu’elle ne fût pas leur victime. Quand j’y pense, je trouve qu’il n’y a pas lieu de leur en vouloir pour cela. Les animaux d’une certaine espèce n’acceptent point parmi eux les représentants d’une espèce étrangère. Te représentes-tu le sort d’un insecte ailé tombé dans une fourmilière ? Dévoré, mon cher, en un instant, avant d’avoir pu reprendre son essor. Pourtant, les fourmis sont de bonnes petites bêtes, laborieuses, douées de toutes les qualités bourgeoises, qui pourraient, à beaucoup d’égards, nous servir de modèles…

Dans le cas présent, les occasions d’affirmer leur cruauté manquaient à nos fourmis féroces. Elles en avaient une, pourtant, dont elles surent profiter : la messe. Oui, mon cher, à ce moment-là, le seul où Mme des Pleiges fût mêlée à leur armée agressive, elles oubliaient que le Dieu qu’elles venaient adorer a recommandé la charité et s’est réservé le droit exclusif de juger nos actes et nos cœurs. Elles jugeaient et signifiaient leurs jugements. Elles avaient des attitudes, des chuchotements, des regards, des airs qui exprimaient mieux que des paroles leur mépris et leur rancune. Notre bon curé s’en désolait, mais qu’y pouvait-il faire ? À deux ou trois reprises, il prêcha sur des textes indulgents ou hasarda, dans ses prônes, quelques allusions. Peine perdue !

Ma pauvre marraine, qui trouvait quelques consolations dans la maison de Dieu, se la vit à la fin fermer par les méchantes gens. Et quand elle cessa de fréquenter l’église, les Pleigeans s’en réjouirent comme d’une victoire pour la bonne cause.

Du reste, à chaque instant, quelque incident nouveau survenait pour entretenir ou ranimer l’effervescence.

Ainsi, le bruit se répandit un jour que Mlle Éléonore, qui continuait à voir de temps en temps sa nièce, ne fût-ce que pour augmenter la créance de ses calomnies, avait été mise à la porte du château. On se refusa d’abord à le croire. Il fallut pourtant bien se rendre à l’évidence quand elle-même fit, à sa manière, le récit de sa mésaventure. C’était un acte d’énergie du colonel qu’exaspéraient les aigreurs doucereuses de la vieille fille, ou qui avait eu vent de ses propos venimeux. Ayant remarqué qu’après chacune de ses visites, la comtesse Micheline pleurait davantage, il s’était soudain relevé de son affaissement pour l’exécuter, sans aucun ménagement, d’ailleurs, avec une brutalité de soldat en fureur. Sans se départir de son exaspérante onction, Mlle Éléonore colportait de maison en maison le détail de la scène :

— Il m’a traitée de…, disait-elle, non, jamais je ne répéterai ce mot-là. Je lui ai répondu : « Eh bien, monsieur, si je suis de trop ici, je ne reviendrai plus ! » Alors, il m’a répliqué, avec d’abominables jurons : « J’espère bien, nom d… ! Et vous allez partir ! Et plus vite que cela ! » Et, comme je voulais lui répondre, il m’a prise par le bras…, oui, ma chère, il a osé porter la main sur moi !

À chaque fois qu’elle recommençait son histoire, on levait les yeux au ciel, on s’écriait :

— Est-il possible !… Porter la main sur vous !… Est-il possible !

Larmoyante, elle gémissait :

— La maison où j’ai vu mourir mes parents, mon frère, tous les miens…, la maison où se passa mon enfance… Il m’en a chassée, je ne la verrai plus.

Tous sentaient l’outrage fait par l’intrus à celle qui seule représentait, à leurs yeux, l’ancienne et glorieuse famille dont le pays s’honorait. Ma mère en pleura ; mon père en fut atterré.

— M. Marian a eu tort de manquer de patience, disait-il ; on doit supporter beaucoup des siens.

Pourtant, il ajoutait :

— Il est vrai qu’à sa place…

Il n’en disait pas davantage, et je t’assure que c’était déjà beaucoup.