L’Inscription maritime

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L’Inscription maritime
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 182-212).
L’INSCRIPTION MARITIME[1]


I

Le Parlement va être appelé à réviser les bases de notre recrutement naval. Un projet de loi déposé par le ministre de la Marine y introduit des principes nouveaux. Les transformations de notre flotte, rendues nécessaires par le développement des flottes rivales, imposent elles-mêmes de promptes modifications dans les équipages. Et le mouvement commercial, autant que le mouvement militaire universel, oblige notre pays, s’il ne veut pas se voir bientôt distancé, à rajeunir sa législation maritime. D’autre part, les grèves ruineuses qui ont suspendu la vie de nos ports, l’agitation du personnel marin, le recul de notre armement, ont attiré l’attention générale sur cette situation et sur les dispositions légales dont elle dépend. On va donc toucher à l’œuvre de Colbert. Elle forme un vaste ensemble, complexe et équilibré, dont le balancement et les lointaines conséquences ne sont pas toujours facilement saisissables. Les siècles, qui en ont consacré le principe, ont aussi multiplié les détails. Une institution qui se plie à tant d’états sociaux et politiques, à tant de circonstances et de changemens, mérite l’admiration et l’étude ; mais elle ne s’y plie pas sans s’y compliquer, et parfois s’y obscurcir, sans s’y déformer et parfois s’y affaiblir. Des craquemens, d’année en année, se font entendre dans l’édifice. On y remarque des lézardes, on sent qu’il n’est plus fait pour abriter les générations grandissantes et les nouveaux besoins. On cherche par où réparer et consolider. C’est à quoi les Chambres vont s’essayer.

Elles se trouveront en face de l’Inscription maritime, puisqu’elle est la loi qui régit les marins ; elles s’y trouveront encore par le fait des critiques de l’armement, des révoltes du personnel, des attaques de la presse qui la mettent en cause.

Qu’est donc cette Inscription maritime qui fait tant parler d’elle ? Et, d’autre part, quelles forces profondes secouent brusquement le petit monde des marins, modèle traditionnel jusqu’ici de parfaite et bienveillante discipline ? A Marseille, notre plus grand port, à quatre reprises depuis 1904 des grèves ont interrompu les services de la Méditerranée, coupant la France continentale de la France africaine : soit du 22 avril au 22 mai 1904, du 22 août au 20 octobre 1904, le mois de juin 1907 tout entier, le mois de juin 1909 tout entier aussi. Si, plus récemment, l’initiative des pouvoirs publics permit de continuer les transports avec les matelots de l’Etat, les inscrits n’en ont pas moins fait grève encore du 6 avril au 20 mai 1910. Ils sont les premiers à se plaindre du régime légal auquel ils sont soumis, et le Parlement a dû plusieurs fois s’occuper d’eux ; les armateurs, de leur côté, s’efforçant de conjurer la décadence de leur industrie, font le procès de l’Inscription maritime : il faut donc chercher en elle une cause du malaise dont souffre notre marine marchande.

Mais l’Inscription maritime n’est pas chose simple, facile à connaître et à analyser. Elle représente le code militaire, social et professionnel d’une part notable de la population française, celle qui fait métier de la navigation, catégorie plus importante encore que nombreuse. En régissant la carrière, en dominant et en déterminant la vie des marins, ce code national de la mer commande toutes nos activités maritimes. Nulle part plus qu’en ce domaine privilégié des énergies viriles, la valeur du personnel emporte tout.

Dans l’application, on peut définir de façon plus précise l’Inscription maritime une mesure d’ordre général en vertu de laquelle tous les Français qui naviguent professionnellement sont immatriculés sur des registres, mais qui a pour double conséquence d’assurer une source principale de recrutement à la flotte de guerre et de créer aux marins un statut économique spécial. Au sens strict, ce n’est donc qu’une immatriculation des gens de mer ; en fait, elle prend une tout autre portée ; et ces deux aspects, sous lesquels on peut l’envisager, expliquent la double opinion qu’on en peut avoir. Mesure d’ordre public, simple condition de clarté administrative, l’immatriculation ne soulèverait point de colères ; elle ne saurait non plus disparaître sans inconvéniens. Mais il y a une Inscription maritime, loi de privilège, charte de la dernière corporation subsistant plus d’un siècle après la Révolution française, qu’il est temps d’effacer de nos codes.

Historiquement, l’Inscription maritime se défend par une longue tradition ; elle a longtemps résisté aux changemens des mœurs et à l’assaut des critiques. La complexité de cette loi qui embrasse encore tout ce qui touche à la mer est le dernier effet de l’indépendance reconnue jadis au monde maritime et de son unité naturelle. L’amiral de France et après lui l’Amirauté centralisaient tous les pouvoirs. C’était un État dans l’Etat. La puissance de ce groupement de forces et d’intérêts parut telle à Richelieu qu’il voulut le briser. Mais Colbert dut le rétablir, et après avoir fait ses efforts pour le démembrer, il crut nécessaire de prendre pour lui-même la charge d’amiral. C’est Richelieu qui le premier eut l’idée d’où devait sortir l’Inscription maritime. Avant lui, on prête à Charlemagne l’institution d’un enrôlement obligatoire exercé sur les habitans des côtes pour le « guet de la mer. » Pour Richelieu, la question était d’armer ses navires, et il fit dresser dans tous les ports un état des marins de profession. Il organisa même et paya des compagnies de canonniers. L’application de cette mesure n’ayant pas été suivie, Colbert la reprit en 1665. Elle reçut sa forme définitive en 1689, de Seignelay, continuateur de son père. Jusqu’à Colbert, on n’avait d’autre moyen d’armer les vaisseaux du Roi que la « presse. » On fermait un port et on faisait main basse sur tous les hommes du métier qu’on trouvait dans la ville ou sur les navires marchands ; Ce régime barbare a d’ailleurs subsisté jusqu’au XIXe siècle en Angleterre. Les grandes ordonnances de 1668 et 1689, faites « dans l’intention d’assurer au Roi le nombre de mariniers et matelots nécessaires au service de ses vaisseaux, » devaient aussi « pourvoir à la commodité de ses sujets qui équipent des bâtimens pour leur commerce, soit pour la pêche ou la marchandise. » Chaque année, les marins habitant les villes et communautés des côtes étaient dénombrés et inscrits sur les rôles de mer, puis répartis en trois classes (quatre dans certaines provinces). Chaque classe ainsi constituée était appelée à tour de rôle, c’est-à-dire une fois tous les trois ou quatre ans, à servir une année dans la flotte royale. Et les capitaines marchands furent responsables de l’inscription de leurs subordonnés, c’est-à-dire de leur soumission au service militaire : cette précaution contre la fraude est l’origine du monopole commercial des inscrits.

Colbert venait ainsi d’instituer pour la première fois un service personnel et obligatoire, dont on ne trouvera l’équivalent pour les armées de terre que deux siècles plus tard. Notons qu’il avait hésité et songé d’abord à établir le recrutement de la flotte sur des engagemens volontaires à long terme, analogues à ceux qui forment aujourd’hui la principale source de nos équipages.

Il ne se contenta pas d’une obligation sans contre-partie. Emu de pitié à l’arrivée de la flotte de d’Estrées, il fit construire, à l’usage des invalides, deux hôpitaux pour l’entretien desquels il inaugura la retenue sur toutes les soldes de la marine. C’est l’origine de l’établissement des Invalides. Colbert accorda d’autre part aux marins débarqués la demi-solde jusqu’à l’expiration de l’année de service à laquelle leur classe était assujettie. Enfin il créa des écoles d’hydrographie.

Le régime des classes subit après lui de nombreuses retouches dans toutes ses parties. La caisse des Invalides, dont nous venons de voir le caractère strictement militaire, ne tarda pas à en prendre un tout différent. Par suite du développement de la course, on trouva naturel d’assimiler les corsaires aux marins de l’Etat et de leur accorder les mêmes secours en cas d’infirmités. Pour attirer les équipages, on développa ces secours en pensions de demi-solde. La Révolution, les dédoublant, maintint la pension d’infirmité et créa la pension de vieillesse. Militaires et civils étaient toujours confondus dans ces mêmes faveurs. C’est seulement en 1885 que, mettant à la charge du Trésor les pensions militaires, on réserva pour la marine marchande la caisse des Invalides.

Quant au recrutement militaire, en 1784 le maréchal de Castries en change la base en ne formant plus qu’un rôle unique où les célibataires sont inscrits sur une colonne à part. On leur impose un tiers de service de plus qu’aux gens mariés. Une limite d’âge apparaît pour la première fois : ce fut soixante ans ; et par ailleurs l’inscrit était autorisé à se faire rayer des contrôles. Un décret de 1790 abaisse la limite de soixante à cinquante-six ans. Vient enfin la loi du 3 brumaire an IV qui la fixe à cinquante et répartit les marins en quatre classes nouvelles : célibataires, veufs sans enfans, hommes mariés, pères de famille, chacune de ces catégories ne devant être appelée qu’après levée complète de la précédente. En réalité, cette loi si peu égalitaire et où rien encore, sauf la vieillesse, ne limitait la durée du service à l’Etat ne fut jamais appliquée ; elle vécut néanmoins plus d’un siècle. Elle eut cette originalité d’étendre ses prescriptions aux ouvriers aptes aux travaux des arsenaux : charpentiers, calfats, etc. Un cas analogue au leur se retrouve actuellement dans l’armée de terre, celui des troupes du génie, auxquelles sont affectés d’office les ouvriers de certaines professions.

Déjà la marine pour son recrutement avait dii, à côté de l’Inscription maritime, faire appel à l’engagement volontaire ou racolage. En 1823, elle se vit ouvrir une nouvelle source : elle fut autorisée à puiser en cas de besoin dans les contingens mêmes de l’armée de terre. Enfin une simple circulaire ministérielle, du 9 avril 1835, apportait la dernière grande modification, en instituant la levée permanente. Jusqu’alors, l’inégalité des charges était flagrante, et certains des assujettis échappaient au service, soit par leur absence momentanée, soit en raison des situations de famille. La levée permanente, au contraire, contraignit tous les marins à concourir également au service, en les prenant tous au même âge pour une période équivalente, quelles que fussent les nécessités extérieures. On constituait ainsi des réservoirs d’hommes pour lesquels il fallut organiser les dépôts des équipages.

A partir de ce moment, plus de modifications importantes. L’Inscription maritime subissait déjà de violentes attaques. En 1845, une grande discussion au Corps législatif mettait aux prises MM. de Chasseloup-Laubat, de Lamartine et Thiers. Dix ans plus tard, une Commission dut reconnaître que la majeure partie des dispositions légales sur l’Inscription maritime étaient tombées en désuétude. En 1866, la discussion reprit au Parlement. L’évolution industrielle accentuait l’anachronisme du principe. Nouvel assaut en 1872. Cependant la loi de 1896, actuellement en vigueur, sans apporter d’innovations véritables, se contenta de codifier les innombrables règlemens émis sur la matière.


II

À la fois loi militaire et commerciale, l’Inscription maritime régla le sort de tous les Français qui exercent effectivement et à titre professionnel la navigation, c’est-à-dire remplissent à bord quelqu’une des fonctions relatives à la marche, à la conduite et à l’entretien des bâtimens naviguant sur mer ou à l’embouchure des fleuves.

Pour voir clair dans l’état de choses créé par la loi, il est utile de le considérer séparément sous ses divers aspects. Touchant à l’ordre militaire et à l’ordre économique, il offre, dans chacun deux, une face d’intérêt individuel à côté d’une face d’intérêt général. La netteté des discussions souffre de cette complexité. Il est naturel que les intéressés s’attachent particulièrement à la face individuelle, tandis que des nécessités nationales imposent souvent un point de vue opposé. Mais les défenseurs qualifiés du statu quo appuient (surtout sur les argumens de l’ordre où n’est pas leur compétence : les militaires parlent commerce et les inscrits entraînement naval. Nous allons examiner successivement les quatre données du problème.

D’abord le statut militaire personnel des inscrits. Nous y trouverons des motifs pressans de mettre fin à la vieille Inscription maritime, c’est-à-dire d’établir sur une base nouvelle ce code des gens de mer.

À l’égard du service militaire, les inscrits forment trois catégories : de dix-huit à vingt ans, ils ne peuvent être appelés que par décret et en temps de guerre ; après cinquante ans d’âge, ils n’ont plus d’obligations militaires. Entre les deux d’abord l’assujettissement normal ; une période de sept années, pendant laquelle ils restent à la disposition du ministre ; cinq ans en service actif et deux en congé illimité ; ensuite la réserve jusqu’à cinquante ans.

Le service normal commence donc à vingt ans. Les hommes sont levés individuellement dès que, cet âge atteint, ils reviennent dans un port de France ; c’est là ce qu’on appelle la levée permanente. Bien que ce service actif soit théoriquement de cinq ans, le ministre a la faculté de fixer à chaque moment la durée, toujours moindre, réellement exigée. En moyenne, elle oscille entre quarante-deux et quarante-huit mois pour les deux tiers environ de l’effectif. Mais un grand nombre de dispenses accordées aux soutiens de famille réduisent leur assujettissement à un an ou moins d’un an ; le troisième tiers ne sert ainsi que quelques mois.

A l’heure actuelle, où l’armée de terre n’appelle plus les autres Français que pour deux ans, l’inégalité des traitemens entre marins et terriens paraît choquante. Il en est d’ailleurs une autre, on le voit, entre les inscrits eux-mêmes. Rien de plus contraire à notre esprit d’égalité ; enfin la douceur des mœurs modernes répugne à prendre, pour le service militaire, cinq ans de la vie d’un homme.

Ces raisons sont si puissantes qu’on n’a cessé de diminuer la durée réelle de l’assujettissement à la marine, et que ces réductions ont suivi les transformations du service à terre. Au début, les marins des classes, enfermés comme dans une geôle dans l’Inscription maritime, y étaient retenus au service du Roi sans limite d’âge ni de période ; puis on leur permit de s’évader en renonçant à leur profession, on s’interdit de les conserver après soixante, cinquante-six, cinquante ans : rien encore ne bornait la période de levée. Cependant à terre, la loi de 1832 avait réduit le service actif de huit à sept ans, celle de 1868 à cinq, chiffre maintenu par la loi de 1872. Dans la marine, pour la première fois en 1863, on fixa une durée : six ans, ramenée à cinq par le décret du 31 décembre 1872. Le parallélisme est marqué ; mais il cesse bientôt. A terre, la loi de 1889 abaisse l’appel à trois ans et accentue l’égalité en obligeant les dispensés eux-mêmes à un an ; la loi de 1905 enfin inaugura le service de deux ans pour tout le monde sans dispense. La marine reste en retard de deux étapes.

L’opinion publique n’en prendra pas volontiers son parti, et les inscrits protestent. De tous côtés sont venus les avertissemens. Les rapporteurs du budget signalent la difficulté. Les ministres eux-mêmes subissent la pression logique d’une situation qui pèse sur leur département. La flotte a beau manquer de personnel, plutôt que de faire usage du droit ministériel en retenant les hommes pendant leur cinquième année, on se résigne à désarmer partiellement une fraction de l’escadre quand il en faut compléter une autre. Mais ce n’est pas la solution radicale qu’attendent les inscrits, et le parti socialiste n’en a pas moins fait entendre ses plaintes, tandis que ses meneurs, agissant sur les marins comme le levain dans la pâte, les poussaient à affirmer leurs revendications.

Elles ne peuvent manquer d’aboutir, car tout le monde est 4u complot : l’opinion, les pouvoirs publics, les intéressés. C’est un principe national que porte à son frontispice la loi de recrutement de 1905 : « Le service militaire, obligatoire et personnel, est égal pour tous. » Que cette égalité idéale demeure entière dans la pratique, on peut en douter néanmoins : facile à réaliser dans la durée d’assujettissement, elle subit d’inévitables restrictions quant à la nature du service. Tout le monde ne saurait être affecté à la même arme, à la même région, et l’on n’empêchera pas que les uns n’aient la vie plus rude que les autres.

A cet égard, il convient de ne pas exagérer le sentiment de commisération qui nous apitoie sur le sort de nos matelots. A temps égal, ils ne seront pas plus à plaindre que le soldat de terre. La vie à bord a d’autres exigences que la caserne, mais aussi des compensations : elle est plus salubre, plus variée, plus attachante, plus instructive ; la marine devient une industrie scientifique qui nécessite et favorise un développement sans cesse plus complet de l’esprit. Qu’est-ce que le service pour le marin, sinon bien souvent un apprentissage de sa profession aux frais de l’Etat ? Le confortable qui manquait jadis a fait son apparition sur les vastes bateaux modernes ; un cuirassé d’aujourd’hui se trouve presque insensible au mouvement de la mer ; il n’y a plus à monter dans la mâture pour serrer les voiles ; les embarcations automobiles suppriment l’effort des rameurs.

Restent les flottilles ; mais le torpilleur va disparaître ; on n’en construit plus. Il n’y aura bientôt presque que des sous-marins, et les équipages en sont entièrement volontaires.

Il faut faire justice de cette légende qui représente le service à la mer comme une géhenne, dernier souvenir des galères, car on en tire argument contre toute affectation d’office à la marine. C’est cependant la règle en Allemagne. On sait que notre inscrit maritime a toujours le droit, en renonçant à sa profession de marin, de se soustraire, dans le délai d’un an, à la levée de la flotte. Inversement, on ne peut l’obliger à servir dans l’armée de terre tant qu’il reste inscrit.

Les avocats de la population côtière se gardent d’abandonner ce privilège. Leur client a donc le choix de l’arme où il sera versé, et il entend le conserver. On propose, sans rien changer par ailleurs, de réduire, les uns disent à trois ans, les autres à deux, son assujettissement. On aurait donné satisfaction au principe d’égalité. Mais peut-être n’est-ce pas le seul qu’en l’espèce il y ait à satisfaire.


III

Le problème militaire, en effet, nous intéresse avant tout par sa face publique. Le recrutement n’a pas pour but d’égaliser la charge des citoyens, mais de pourvoir à la défense nationale. Or, à la mer, on est toujours comme en campagne ; un bâtiment armé représente une unité mobilisée. Il doit vivre et s’entretenir par ses propres moyens, trouver dans son équipage les ressources et les facultés les plus variées. Il faut recruter un personnel ayant des aptitudes diverses et lui dispenser un triple enseignement, maritime, militaire et technique. Quand chacun est devenu apte à remplir tout son rôle, il est encore indispensable de retenir les hommes pour former l’armement actif des escadres qui doivent toujours être prêtes au combat. On ne peut donc échapper à la nécessité d’un service à long terme.

L’homme arrivant au corps passe de quatre à cinq mois dans un dépôt chargé de lui donner un premier dégrossissement. Puis on l’achemine vers une école de spécialité où l’instruction demande huit ou dix mois. Après plus d’un an, il commence un embarquement, qui ne saurait durer moins de deux années si l’on veut que l’homme prenne d’abord une connaissance approfondie de son matériel, en assure ensuite le service normal.

Un assujettissement de trois ans paraît dès lors un minimum. Il ne suffirait pas à former les pointeurs d’élite, à préparer les sous-officiers, à organiser les remplacemens en campagne. Il obligerait à recommencer sans cesse l’instruction si délicate et si coûteuse d’un personnel de choix. Le chef de pièce, les servans d’un seul canon de 305 sont des facteurs importans dans la bataille. On a besoin de gens d’expérience ; on doit pouvoir compter sur eux pendant quelques années et récupérer le prix très élevé de leur formation : 6 000 francs pour un simple canonnier, 8 000 pour un pointeur.

Se contenter de réduire la durée d’appel, serait par suite ajouter des inconvéniens nouveaux à ceux de l’état actuel. Il en offre déjà plus d’un.

Signalons les trois principaux : insuffisance de l’Inscription maritime pour le service actif, d’abord en nombre, ensuite en qualité et gaspillage des réserves.

L’Inscription maritime, en effet, n’a jamais satisfait à tous les besoins de la flotte. Sous l’empire des ordonnances de 1689, le régime des classes n’alimentait les arméniens que dans la proportion de 66,4 pour 100, diminuée plus tard de presque toute la fraction affectée au service de l’artillerie. En 1829, le ministre croit utile d’insister pour que les équipages de ligne comprennent au moins 3 pour 100 d’inscrits. De 1830 à 1855, en dépit des engagemens volontaires, la marine se voit obligée d’emprunter au recrutement 34 410 hommes. Les inscrits aujourd’hui ne constituent guère que la moitié de nos effectifs en moyenne, et la proportion tend à baisser. Elle baissera d’autant plus que nos équipages sont insuffisans déjà pour armer nos escadres ; et bientôt des bateaux plus gros et plus nombreux exigeront une augmentation de personnel. On réclamait, en 1908, un effectif total de 52 000 hommes en temps de guerre ; dans quelques années l’armement complet de la flotte en absorbera 56 000, c’est-à-dire qu’il en faudra réunir 60 000 en comprenant les services à terre. Pour 1912, le budget prévoit 55 163 hommes. Or la levée des jeunes inscrits donne un nombre de matelots chaque année décroissant. Alors que la classe de 1899 se composait de 5 817 jeunes hommes, la classe 1905 n’en comprenait plus que 4 916. La marine a besoin de plus de 9000 hommes de remplacement annuel : elle en demandera 12 à 13 000 au moins quand son nouveau programme sera achevé. L’Inscription maritime, dont la part était de moitié, ne fournira dès lors qu’un tiers.

Cette décroissance des populations maritimes peut ne pas sembler fatale. Elle résulte en partie de la diminution de notre marine marchande. Pour ce qui est de la quantité, l’inscription maritime suffirait aux besoins de la flotte de guerre si notre commerce de mer se relevait brusquement. Mais, hélas ! elle contribue elle-même à la ruine de ce commerce et à l’épuisement des ressources eu personnel qu’elle assure à la flotte.

Il y a aussi, avons-nous dit, la question de qualité. Souvent les inscrits sont encore inaptes à la culture scientifique qu’exigent aujourd’hui les spécialités militaires. La proportion qu’ils prennent dans le recrutement de ces spécialités est faible et décroissante. On incorpore chaque année au nombre de matelots de pont hors de proportion avec les besoins (environ 40 pour 100). De 1890 à 1907, la quotité d’inscrits ayant obtenu ; des brevets a baissé : pour le canonnage, de 71 à 52 pour 100 ; pour la machine, de 14 à 10 pour 100 ; pour la timonerie, de 29 à 17 pour 100 ; pour la torpillerie, de 78 à 40 pour 100 ; le rester provenant surtout des engagés volontaires.

Ces chiffres font paraître l’impossibilité de former des équipages avec les seuls inscrits.

Au surplus, il ne s’agit pas seulement de moyennes. Le personnel de la marine n’est pas homogène, il est réparti en spécialités et en groupes à compétences très diverses. Il existe dix-huit spécialités comportant pour la plupart quatre degrés hiérarchiques. Cela fait près de soixante-dix catégories à entretenir en nombre. Il en est dont l’importance doit attirer particulièrement notre attention : celles des mécaniciens, chauffeurs et gradés de la machine. Elles s’alimentent peu parmi les inscrits d’origine, et cela se comprend. C’est dans les ouvriers des industries à terre que la marine doit puiser. La pratique du métier qu’ils ont exercé diffère à peine de ce qu’ils auront à faire à bord : il est incomparablement plus facile de compléter à cet égard leur formation antérieure, de les habituer à la vie sur mer et à la discipline que de transformer en chauffeur, en électricien, en mécanicien, un marin du commerce ou de la pêche. Si les avantages faits par la loi à l’inscrit maritime récompensent une préparation antérieure utile à la marine, accordons-les aussi bien à cet ouvrier mécanicien, précieux aujourd’hui ; et, si c’est un encouragement à servir dans la flotte ou militaire ou commerciale, attirons-le au même titre que le navigateur professionnel : nous en avons autant besoin.

La vérité est que le métier de la mer a perdu de sa particularité comme de ses dangers. Il s’est diversifié et souvent le caractère industriel l’emporte en lui sur le caractère maritime. La flotte de guerre, elle aussi, devient plus militaire et moins uniquement marine. Son union, sa ressemblance avec la flotte de commerce ne vont plus jusqu’au mélange et à la presque identité, comme au temps des corsaires. Ainsi le faisceau naturel si judicieusement lié jadis par la loi d’Inscription maritime se dénoue par la force des choses.

L’état actuel du recrutement présente, avons-nous dit, un troisième inconvénient, relatif aux réserves. L’inscrit n’est soumis à aucun autre service militaire que celui de la flotte. Mais la flotte est toujours mobilisée ou peu s’en faut. Un bateau ressemble à une usine, et par endroits à un cabinet de physique : la délicatesse de ses organes mécaniques ne supporte ni l’inaction ni l’abandon momentané. Il faut à la flotte, en permanence, presque tout son personnel. A défaut d’une levée suffisante, elle le complète par des engagemens volontaires. Mais que deviendront ses réservistes ? On a beaucoup loué l’Inscription maritime de nous assurer d’importantes réserves. D’abord la même abondance se retrouve partout où existe le service obligatoire, en Allemagne par exemple. Ensuite elle n’est un avantage qu’en apparence. L’Angleterre, les Etats-Unis, qui ne font appel qu’aux engagemens, ne forment presque pas de réserves : l’homme, une fois débarqué, n’est plus soumis à aucun lien. Dans ce cas on garde nécessairement en temps de paix sous les drapeaux tout l’effectif de guerre. Ce sont, nous venons de le dire, les meilleures conditions pour l’entretien d’une marine

Chez nous, on comptait, au 10 octobre 1908, 86 406 hommes mobilisables en temps de guerre pour la marine, qui n’en eût utilisé que fort peu. De ces réservistes, plus de 45 000 étaient matelots de pont, et il en fallait à la flotte au maximum 2 000. Ajoutez nombre de réformés qui se trouveraient encore capables d’un service à terre, puis les marins trop âgés pour être pris à bord, mais bons pour le régiment : au total, bien au delà d’un corps d’armée, qu’on pourrait envoyer à la frontière et que la loi dispense de son devoir. Car les inscrits ont droit de ne servir qu’à la marine ; et c’est la loi même, qui les régit, qui organise en temps de guerre une véritable grève des bras croisés.

Est-il nécessaire, pour aboutir à ce résultat, de payer aux frais du budget naval des retraites commerciales ?

Il faut une loi nouvelle. Il la faut pour satisfaire aux besoins de la marine, nous venons de le voir ; aux exigences de l’égalité, nous l’avons vu aussi ; à celles de l’esprit de justice, car l’Inscription maritime fut un marché jadis équitable qui réalisait un équilibre d’avantages et de charges ; mais tous les élémens en ont changé de valeur avec le temps ; dangers de la vie sur mer et ses profits, qui caractérisent l’intérêt du monopole ; organisation professionnelle du pays et durée de l’assujettissement militaire ; conditions propres du métier de marin et de la vie ambiante. Ni en valeur absolue, ni en valeur relative, aucun des élémens du marché tacitement conclu par l’Inscription maritime n’a plus son sens d’origine : il est temps de le réviser.

On n’y voit d’ailleurs plus clair dans l’enchevêtrement administratif qui résulte d’une situation si profondément modifiée. Le recrutement de la marine, à lui seul, est régi par quatre lois juxtaposées : celle de 1896 pour ce qui est des inscrits ; celle de 1886 pour les engagemens volontaires dans les écoles de mousses et d’apprentis ; celle de 1889, maintenue en vigueur pour l’armée de mer seulement, pour les autres engagemens volontaires ; enfin du 21 mars 1905, pour l’incorporation des hommes du contingent choisis parmi ceux qui en ont fait la demande. Cette dernière reconnaît d’ailleurs à la marine, comme il avait été fait à d’autres époques, la faculté d’obtenir la mise à sa disposition d’office d’un certain nombre de jeunes soldats appelés, qu’elle n’emploierait qu’à terre. Mais elle remet à une loi spéciale l’institution définitive et le fonctionnement de cette possibilité, loi spéciale non encore soumise aux délibérations du Parlement. Cette source reste donc fermée. On. peut même dire que le recrutement normal des troupes de mer par l’Inscription maritime joue illégalement. Il continue à être régi par les dispositions caduques de la loi de 1889 sur le service de trois ans qui l’avait visé, alors que la loi de 1905 sur le service de deux ans lui est matériellement inapplicable. Demain une classe entière peut réclamer du Conseil d’Etat sa libération immédiate, un tiers de l’effectif marin des équipages peut être enlevé à la flotte.

La marine n’a pas négligé de préparer cette loi nouvelle si évidemment nécessaire. Une commission, présidée par M. le commissaire général Rouchon-Mazerat, a rédigé un projet, enfin déposé le 11 mai 1909 sur le bureau des Chambres, après de longs délais dus à l’hostilité du ministère des Finances et de la Commission du budget.

Ce projet de loi, tout en maintenant le côté économique dé l’Inscription maritime, en change complètement la base militaires. Il reconnaît aux marins le droit qu’ont aujourd’hui les habitans de l’intérieur de ne servir que deux ans, mais il leur enlève celui d’être uniquement affectés au service de la flotte. Après avoir choisi dans ces hommes ceux dont elle aura besoin comme matelots de pont ou dans ses services à terre, la marine remettra le reste à l’armée. Pour recruter ses spécialités, elle aura recours aux engagemens volontaires d’au moins trois ans et généralement de quatre. Mais elle fera des avantages particuliers aux inscrits qui voudront s’engager : avantages de solde, d’emplois civils après congédiement, de préférence pour les concessions, etc. D’autre part, aux gens du service de deux ans elle ne donnera plus qu’une solde réduite : celle de l’armée de terre ; et les économies de ce chef couvriront en partie les dépenses nouvelles occasionnées par l’engagement.

Si ce projet maintient encore l’Inscription maritime, il achemine à sa suppression ; il la supprime presque, en fait, au point de vue militaire, et règle la question du recrutement à la satisfaction de la marine. Il utilise les réserves surabondantes d’autrefois en les versant dans les régimens. Il favorise l’incorporation à bord d’élémens choisis parmi le personnel des marins de profession. Il donne ainsi le moyen d’éliminer les apaches qui depuis quelques années gangrènent nos équipages. On lui fait, il est vrai, le reproche de favoriser à l’excès les gens de mer en réduisant leurs charges légales sans réduire les avantages correspondans. Il maintient entre eux de grandes inégalités. Il en établit surtout d’injustifiables entre les volontaires contractant des engagemens à long terme et également utiles à la marine, mais provenant les uns de la navigation commerciale, les autres de l’industrie. Si les mécaniciens pris à l’intérieur du pays rendent à bord des services aussi indispensables et aussi pénibles que les pêcheurs devenus timoniers ou fusiliers, pourquoi les uns, en échange du même dévouement, recevraient-ils plus que les autres ? N’est-ce pas se condamner à subir les réclamations des sacrifiés ?

Il semble donc qu’il faille faire un dernier pas, et, cessant de demander au budget de la marine la rançon d’une situation économique appelée à disparaître, régler le recrutement en seule considération des intérêts militaires. Réduisant comme ci-dessus l’assujettissement obligatoire à deux ans, il resterait à favoriser les engagemens à long terme par des procédés divers. Les écoles de mousses, si utiles à la marine anglaise, peuvent être développées. Nous tirons trop peu de parti de notre personnel colonial dont les laptots sénégalais montrent les ressources. Enfin, s’il faut offrir des faveurs aux hommes déjà instruits dans les métiers techniques, il paraîtra juste et avantageux de calculer ces faveurs, suivant des coefficiens cumulatifs, d’après les diverses qualités profitables à la marine, quelles qu’elles soient.

On accepte déjà les conscrits terriens qui demandent à servir à bord. On en trouverait davantage si l’on permettait à chacun de choisir sa spécialité et au besoin de stipuler qu’il n’ira qu’à terre ou sur les gros bâtimens d’escadre. Ne pourrait-on pas étendre de même à la navigation sur les cuirassés, le long des côtes métropolitaines, l’emploi, d’office, d’ouvriers chauffeurs ou mécaniciens affectés à la marine comme d’autres gens de métier le sont aux troupes du génie ?


IV

Nous n’avons encore pris l’Inscription maritime que par son côté militaire, et il offre déjà de sérieuses raisons de la transformer radicalement : nous en rencontrerons d’aussi graves dans le domaine économique. C’est encore là que s’élèvent contre elle les protestations les plus vives. Le pays tout entier souffre de l’état de choses actuel ; ses industries maritimes périclitent et les intéressés directs, employeurs ou salariés, crient à l’envol, à bon droit le plus souvent.

Là aussi, en face de l’intérêt de l’individu, il y a des intérêts plus généraux.

La situation faite individuellement au marin par l’Inscription l’enferme dans une corporation privilégiée ; elle se résume en libéralités reçues de l’Etat, en échange d’une diminution de liberté. Les avantages sont multiples. D’abord le monopole du travail dans les industries maritimes. Les bateaux français, en partie défrayés par les primes versées par l’Etat et en outre détenteurs légaux d’une large part du trafic national (la pêche côtière et le cabotage entre ports français), doivent, en vertu du décret-loi de 1793, être armés pour les trois quarts de leur effectif par des inscrits maritimes. La loi interdit la pêche aux non-inscrits, sauf exceptions pour la pêche de plaisance en échange d’un impôt qui alimente la caisse des Invalides. Le fait même de naviguer, de mettre en mer une embarcation, nécessite pour un non-inscrit l’agrément des pouvoirs publics et un permis de circulation grevé d’un droit au profit de la même caisse. Dans la jouissance de ce monopole, les inscrits, au contraire, n’ont à payer ni droits, ni patentes. On leur accorde des concessions gratuites de portions de plages pour y établir des parcs ou pêcheries.

À ces générosités, l’Etat ajoute les pensions, dites de demi-solde, sorte de retraites ouvrières presque entièrement défrayées par le budget de la Défense nationale. La demi-solde est l’apanage des inscrits n’ayant pas acquis de droits à la retraite dans la marine de guerre, mais réunissant, à cinquante ans d’âge, vingt-cinq années d’embarquement, compris le temps de service à l’Etat. Dans le décompte des demi-soldes, on fait même entrer à titre de navigation des années passées dans l’armée de terre ou dans le personnel civil employé aux bureaux de la marine, du moins jusqu’à concurrence de dix ans. Ces pensions sont très supérieures à celles que prévoit le projet de loi sur les retraites ouvrières et peuvent atteindre 800 ou 900 francs. Une part, en moyenne environ la moitié, est reversée sur la tête des veuves et des orphelins. Le tout est servi par la caisse des Invalides.

Ce n’était pas encore assez, et la caisse de prévoyance, sorte d’association mutuelle obligatoire entre les armateurs et les inscrits, fonctionne sous la garantie de l’Etat et délivre des secours ou pensions aux marins blessés et à leur famille. Instituée en 1898, elle était alimentée par le versement de 1 1/2 p. 100 des salaires, tant par le marin que par son employeur. En 1905, la quotité du versement patronal a été augmentée pour pouvoir faire face à des secours plus importans. La marine, de son côté, paie, à titre d’avances, des frais de route aux marins qui veulent rejoindre leur quartier. Elle subventionne les sociétés formées par les gens de mer ou pour eux, en particulier les sociétés de crédit maritime. Elle entretient à leur usage et leur ouvre gratuitement des écoles d’hydrographie destinées à l’enseignement de la navigation, reçoit leurs fils de préférence dans les écoles, etc. La liste des menues faveurs et des menues subventions serait trop longue. Mais il est un point qu’il faut signaler, c’est l’intervention obligatoire de la marine dans le contrat de louage à bord des navires marchands. L’Etat impose aux armateurs des mesures protectrices à l’égard du personnel, en particulier la charge de payer, nourrir et soigner tout inscrit tombé malade en cours de traversée ou blessé au service du navire, de le rapatrier à leurs frais après lui avoir versé sa solde pendant un maximum de quatre mois après son débarquement.

En échange de tous ces avantages, l’inscrit maritime a toujours été soumis à une diminution de sa liberté professionnelle. Jadis il ne pouvait embarquer ailleurs que dans un port et sur un bateau de son quartier, ni s’absenter de sa paroisse sans permission. La marine le considérait comme soumis à une discipline semi-militaire et à la direction constante de son commissaire de quartier. Les inscrits lui font grief de n’avoir pas défendu la caisse des Invalides, grossie de retenues sur leur solde, et qu’ils considéraient comme leur propriété. L’Etat, dans les momens difficiles, a fait main basse sur les fonds, mais on peut le considérer comme libéré de cette dette moyennant la très forte annuité qu’il verse à la caisse depuis lors.

Les marins restent hors du droit commune bien des égards. Il leur est interdit d’aller à l’étranger sans une autorisation spéciale. L’exercice de leur profession est étroitement réglementé. Le décret-loi de 1852 les astreint, une fois engagés à bord d’un navire de commerce, à une discipline particulière, dont les infractions sont jugées par des tribunaux maritimes. Si le marin abandonne son bateau, il est qualifié déserteur et passible de peines sévères. Cette règle, qui fait entrave au droit de grève, soulève les colères du personnel.

Ce n’est pas sans difficulté qu’on entre dans la corporation ou qu’on en sort. On n’est inscrit définitif qu’après dix-huit mois de navigation à titre d’apprentissage. On ne le reste qu’à condition de prendre la mer un certain nombre de jours par semestre. L’Etat ne permet pas qu’on le devienne avant seize ans, si, à treize ans, on ne sait lire et écrire, etc. Enfin les terriens à qui viendrait l’envie de commencer la navigation après leurs deux ans de régiment devraient y être autorisés par le ministre de la guerre et se verraient rappelés au service de la flotte, à moins d’avoir passé leur trentième année, pour compléter la durée du temps exigé par l’armée de mer : charge particulièrement dure à l’homme qui atteint vingt-huit ou vingt-neuf ans.

Le poids exceptionnel de l’assujettissement militaire expliquait seul de si grands avantages économiques attachés à si peu de charges dans la vie civile. Mais on a réduit, on va réduire encore le service obligatoire à la marine ; et nonobstant on ne cesse d’accroître les faveurs dont jouissent les marins. Les pensions viennent d’être relevées en 1908. L’année précédente, un règlement sur le travail à bord des navires marchands avait institué le repos hebdomadaire, limité la journée de travail, tarifé les heures supplémentaires, renforcé les précautions d’hygiène et de sécurité, etc. Les inscrits devraient s’estimer trop heureux et se taire : ils se plaignent, réclament furieusement, menacent même et font appel à la violence. Pourquoi cela ?

En réalité, les entraves ou si l’on veut les lisières dans lesquelles on les a maintenus peuvent ne pas peser lourd, elles sont gênantes, et la comparaison avec l’entière liberté des ouvriers de l’intérieur les rend insupportables. Elles diminuent le marin ; elles l’empêchent de s’élever librement. A cet égard, les pensions elles-mêmes ont un mauvais effet. Dans la sécurité d’une retraite abondante et acquise automatiquement, l’homme s’engourdit ; il perd les qualités, les ambitions qui eussent amélioré son sort. On peut se demander si le régime actuel favorise assez la formation spontanée, par le rang, d’un état-major des professions maritimes, s’il encourage la petite entreprise, s’il ne décourage pas la grande, qui offrirait des places et des carrières aux navigateurs. Nos populations maritimes, immobilisées au milieu du mouvement général, souffrent d’un malaise qu’elles n’analysent pas, mais qui se traduit par de la mauvaise humeur.

Par surcroît, la providence étatiste qui, paternellement, les tient en tutelle, en fait de grands enfans, irréfléchis parce qu’imprévoyans, mobiles et violens parce qu’irréfléchis. Dans leur vie on a presque tout réglé pour eux : ils représentent au moral les produits d’un socialisme ; et nous les voyons, moutonniers, servir de proie aux meneurs. On leur impose la grève. Ils sont dupés, exploités, terrorisés plus facilement que d’autres. Et ils plient et commencent à gémir sous la tyrannie des chevaliers de désordre.


V

Ce n’est pas pour en arriver là que le pays a consenti tous les sacrifices dont nous avons vu le retentissement individuel. Car il y a l’autre face de cette situation. L’Inscription maritime coûte très cher à l’État. Il verse les demi-soldes et les secours. Sa subvention annuelle à la caisse des Invalides, d’au moins 13 millions en moyenne, en dépassera 16 cette année ; il constitue de la sorte, pour une catégorie de travailleurs, des retraites prises dans la poche des contribuables. Il fait remise des impôts et patentes qu’il pourrait lever. Il occupe à la tutelle des populations maritimes un personnel administratif nombreux. Le littoral de la France et de l’Algérie se trouve encore divisé, de par une ordonnance de 1784, antérieure au télégraphe et au chemin de fer, en 79 quartiers dirigés chacun par un ou plusieurs administrateurs. Certains quartiers ne comptent pas 400 inscrits navigans et n’en envoient chaque année qu’une dizaine au service de la flotte. Au lieu de réduire cet état-major administratif, le Parlement ne cesse de l’accroître, et l’a fait encore tout récemment. Les deux chapitres du budget relatifs aux pèches et à la navigation maritime sont montés depuis 1907 de 1 104 000 francs à 1 900 743. La loi récente sur la sécurité de la navigation crée de nouveaux inspecteurs répartis entre 33 ports, et dont certains n’auront parfois que trois ou quatre navires à visiter par an.

N’oublions pas qu’il en coûte à l’État non seulement pour soutenir ces mesures de protection à l’égard du personnel, mais encore pour compenser vis-à-vis de l’armement les charges imposées par le monopole des inscrits. Aux frais de l’Inscription maritime s’ajoutent les primes à la marine marchande, 150 millions, répartis sur dix ans aux termes de la loi de 1906.

Si l’État croit faire ainsi tout le nécessaire pour sauver notre commerce, il est bien mal payé de ses avances. Comme les primes, l’Inscription maritime comporte une libéralité en argent entourée de formalités et de restrictions, qui matériellement en contrarient les effets et moralement entraînent des conséquences plus néfastes que les secours ne sont profitables. Aussi, malgré les lois qui, périodiquement, prétendent en assurer le relèvement, notre marine marchande décline-t-elle. Pour le tonnage, elle ne se classe plus qu’au 5e rang, bien loin de l’Angleterre, de l’Allemagne et même des Etats-Unis, après la marine norvégienne ; et l’Italie la serre de près. Cependant aucun de nos rivaux heureux ne réserve à ses nationaux le monopole des professions maritimes. Ce n’est donc pas ce qui fait la prospérité d’une marine. M. d’Agoult estime que nous devons à cette obligation, résultant du décret-loi de 1793 (acte de navigation), une majoration de 12 pour 100 dans les frais relatifs à nos équipages. Et il ne tient pas compte du faible rendement du travail, résultat du monopole ; sur un même bateau, acheté à l’étranger, où trois hommes suffisaient à la manœuvre, il nous en faut quatre.

L’Inscription maritime, en partie responsable déjà de la complication en vertu de laquelle six ou sept ministères interviennent dans les affaires maritimes, fait donc aussi peser sur l’armement des charges directes dont nous avons vu l’origine : versemens à la Caisse de prévoyance, au début 1 1/2 pour 100 des salaires, depuis 1905, 3 1/2 ; contribution à la caisse des Invalides, portée en 1908 à 3 pour 100 des salaires ; obligation, à défaut de conventions spéciales, de donner aux marins une nourriture équivalente à celle des matelots de l’État ; obligation de soigner, nourrir et rapatrier les marins tombés malades et de leur verser leur solde pendant quatre mois après leur débarquement.

Cette dernière clause a été exploitée par les ayans droit, et des statistiques montrent qu’un tiers des équipages se faisaient allouer des Si)ins médicaux et les avantages y attachés. Enfin, la loi du 17 avril 1907 sur la sécurité de la navigation et la réglementation du travail à bord, conçue dans l’intérêt souvent mal compris des inscrits, surcharge encore le commerce français. Elle lui coûtera plusieurs millions par an.

Ce ne serait rien encore s’il n’y avait pas les grèves. Considérables sont les pertes directes : la Chambre de commerce d’Alger vient, pour ce qui la concerne, de faire paraître la statistique des deux mouvemens de 1904 et 1909 : cela se chiffre par millions. La seule Compagnie transatlantique, au mois de juin 1909, a vu le nombre de ses passagers sur Alger diminuer de 222 en première classe ; 434 en deuxième ; 464 en troisième : 541 en quatrième ; les marchandises de 4 842 tonnes, plus 26 000 moutons, d’où perte sèche d’environ 150 000 francs. Mais ce qui est plus grave et ne saurait se chiffrer, ce sont les conséquences lointaines, faillites, emprunts onéreux, mesures coûteuses de préservation ou d’assurance ; c’est surtout le préjudice moral. Les grèves ont jeté le discrédit sur nos compagnies de navigation, sur nos ports, sur nos fournitures. Celles-ci sont tenues pour irrégulières, nos bateaux réputés ne jamais partir à temps. Les voyageurs se détournent de nos lignes de paquebots.

Ils s’en détournent d’autant mieux que nos concurrens, s’empressant d’exploiter contre nous et de grossir nos misères, représentent nos bateaux comme dangereux autant qu’incommodes. Les grèves sont accompagnées de violences : elles ne retardent pas seulement les voyages, elles les compromettent en provoquant des actes de sabotage ou tout au moins d’indiscipline.

Telle est du moins la menace dont on effraie nos cliens étrangers. L’attitude des inscrits lui donne une apparence de bien-fondé. On les voit, inconsciens de leur responsabilité comme de leurs intérêts, suivre les meneurs pour les motifs les plus futiles. Sous la surface de l’agitation marseillaise on discerne plus d’ambitions personnelles et de questions politiques que de difficultés d’organisation professionnelles. Et par ailleurs ces gens, dont les pouvoirs publics ont toléré tous les excès, ignorent le respect des lois. Au début de 1910, une délégation du Comité central des armateurs, composée de vingt-cinq d’entre eux, représentant toutes les variétés de la navigation, s’adressa vainement aux ministres de la Marine et du Commerce et au président du Conseil : « L’anarchie, put-elle leur dire, règne maintenant à l’état endémique abord de nos navires, et la cause de ce mal, il ne faut pas la chercher ailleurs que dans la non-application des lois et règlemens... Les inscrits proclament partout, ils écrivent, ils impriment cette déclaration saisissante : « La loi n’est que ce que le travailleur veut qu’elle soit. »

En fait, ils ont réclamé le droit de grève contrairement au décret-loi de 1852. Le gouvernement, docile à leurs objurgations prépare une révision de ce décret qui leur donne satisfaction, mais porte à la discipline un tel coup qu’il soulève les protestations de tout l’armement. Les inscrits le tiennent cependant pour acquis. Ils profitent du moment où leur bateau est sur le point d’appareiller pour produire brusquement des réclamations que rien ne faisait prévoir, ou même pour débarquer sans raison. Ils imposent leur volonté et se font un plaisir de l’embarras où ils mettent le commandement. Le 25 janvier 1910, le Corte, paquebot postal, n’a pu effectuer son départ de Marseille pour la Corse. Quelques instans avant de lever l’ancre, le capitaine recevait les deux billets suivans : « Vu la violente tempête qui règne, l’équipage de la machine a l’honneur de faire part au commandant qu’il ne prend pas la mer. » — « L’équipage du pont prévient le commandant que l’équipage ne part pas à cause de la fureur du temps. » Or, il est de notoriété publique et les statistiques de l’Observatoire météorologique en font foi, que le temps, s’il n’était pas beau, ne présentait aucun danger pour un bâtiment comme le Corte.

C’est là un cas typique ; on pourrait en relever beaucoup d’analogues. En voici un autre, d’un caractère plus inquiétant encore. Le vapeur Étoile franchissait le détroit de Messine, au milieu de courans violens, entouré de navires et gouvernant à peine, tant sa vitesse se trouvait réduite. Tout à coup, les chauffeurs abandonnent le travail. Pour éviter un malheur, les officiers durent prendre la pelle et remplacer les mutins. Les plaintes renouvelées du capitaine, de l’armateur et du Comité central ne reçurent même pas de réponse et aucune suite ne fut donnée par la Marine à cette affaire.

Les incidens sont de toutes sortes. En 1907, l’électricité ayant fait défaut dans les chaufferies d’un paquebot de la Compagnie Fraissinet, les chauffeurs refusent d’allumer les lampes à huile de secours. Ailleurs l’équipage prétend sérieusement qu’on ne saurait considérer les pommes de terre comme légumes. Les soutiers, désignés pour prendre le service, se déclarent malades, contre l’avis du médecin ; et, sous peine d’éteindre les feux par mer démontée, on exige du commandant sa parole d’honneur qu’il fera le silence sur ces actes d’indiscipline, etc.

La partialité du gouvernement contraint enfin le syndicat des armateurs à se retirer de la Commission mixte instituée pour régler amiablement divers litiges. La lettre de son président, divulguée par la presse, rappelant la liberté qu’on laisse à l’indiscipline, ajoutait : « Un certain nombre d’armateurs ont préféré taire les faits dont ils ont eu à souffrir, de peur de voir leur clientèle se détourner d’eux, tant ces faits étaient graves et présentaient de dangers pour la sécurité du bâtiment. »

On peut alléguer que ces difficultés tiennent à des causes momentanées, résultent de la mauvaise politique sociale que nous subissons, et disparaîtraient avec celle-ci. Elles procèdent en effet dans une large mesure des excitations des politiciens qui opposent partout le travailleur maritime au grand patron. Malheureusement, le régime anémiant de l’Inscription maritime prête à ce jeu : il ne laisse guère subsister, pour soutenir notre commerce, que la puissante entreprise capitaliste, en face d’un prolétariat sans initiative. Dans une marine prospère, la vie, l’esprit d’entreprise, viennent, au contraire d’en bas et de toute la masse. Ce sont les marins de métier, instruits par une longue pratique, les capitaines qui, en Angleterre, créent des affaires, mettent en train l’armement d’un bateau, lui trouvent des élémens de trafic. L’entreprise repose donc là sur un homme sorti du milieu qui travaille, et s’efforçant de monter à la fortune par la mise en jeu de toutes ses connaissances techniques et commerciales. Notre personnel, endormi dans la quiétude du monopole, assuré de sa retraite à cinquante ans, n’a pas assez de ces ambitions utiles ; et c’est en partie pourquoi notre armement ne se renouvelle pas.

Retenu par les conditions légales dans sa carrière et ses modestes mais sûres espérances, limité par les mêmes lois dans ses effectifs, protégé de la concurrence soit étrangère soit nationale, ce personnel a été fait stable artificiellement, stable dans sa composition et dans son esprit, routinier même, cantonné dans sa compétence étroite. Notre marine se développe en vase clos. Elle reçoit peu d’étrangers. Si les marins français étaient plus libres de prendre du service au dehors, peut-être en rapporteraient-ils des habitudes, des impulsions nouvelles. Il se fait peu d’échanges et de personnes et d’idées du côté de l’extérieur, au travers de l’épiderme national, par ces portions mobiles du sol français que sont les bateaux : ni émigration, ni immigration. Point de débarquemens dans les ports étrangers, ni même la liberté d’y payer des salaires. Les portes du navire sont closes ; elles n’ouvrent que sur le sol français.

Si, du moins, elles s’y ouvraient largement à tous nos nationaux ! Il n’en est rien. La mer semble interdite aux Français comme un jouet dangereux. Pour les garder de leurs propres imprudences, on ne leur donne licence de naviguer qu’après apprentissage officiel. Ne s’en trouverait-il pas pour pratiquer à titre accessoire la pêche ou ce petit transport côtier qu’on appelle bornage ? La loi ne leur en reconnaît pas le droit. Nos campagnes sont envahies l’été par des ouvriers temporaires ; la loi ferme les exploitations maritimes à ces initiatives qui pourraient être heureuses. Elles permettraient à des jeunes gens de s’essayer à une vie assez spéciale pour qu’on hésite, sauf acclimatement d’enfance, à s’y jeter tout entier du premier coup.

La loi du 31 décembre 1790-7 janvier 1791 posait en principe que : « L’exercice de la navigation et de la pêche est libre en France. » L’ordonnance de 1681 avait dit : « Déclarons la pêche et la mer libres et communes à tous nos sujets. » Est-ce une réalité ?

Quelle est la condition faite à ceux que la mer appelle ? Il faut se décider tôt, avant la vingtième année. Si, plus tard, après avoir accompli au régiment son service militaire, on veut prendre un métier de mer, il faut, nous l’avons vu, l’autorisation du ministre de la Guerre ; puis la Marine vous rappelle au service, à moins qu’on ait dépassé la trentaine. Dans ce dernier cas, l’administration s’efforce de vous décourager en vous refusant une partie des bénéfices de l’Inscription maritime, en particulier la gratuité des concessions sur les plages. Elle exige une « vocation » de toute la vie. Cette condition, qui répondait jadis à la nature des choses, n’y répond déjà plus aussi exactement pour les spécialités mêmes chargées de la conduite du navire ; elle contrarie sans utilité le recrutement des mécaniciens.

Lorsqu’on demande un rôle d’équipage au commissaire de son quartier, il s’assure que le postulant, par sa situation et ses occupa lions passées, est bien en état d’exercer la navigation à titre professionnel. Une enquête préventive est donc menée sur les conditions de l’armement projeté, l’espèce et la force du bateau, son aptitude nautique, le métier actuel et antérieur de l’équipage. Si elle ne lui donne pas satisfaction, le commissaire peut refuser la délivrance du rôle. Il est spécifié que certaines industries d’apparence maritime, donnant lieu à une navigation, ne sont pas considérées comme présentant les caractères d’un solide apprentissage à la mer. La circulaire du 26 juillet 1898 a même limité le nombre des inscrits pouvant figurer sur le rôle des remorqueurs.

D’un autre côté, s’il est interdit d’embarquer plus d’un quart de matelots étrangers ou coloniaux, il ne serait pas loisible de faire une large place aux Français majeurs non déjà inscrits, naviguant pour apprentissage ; ils figureraient, en effet, sous la dénomination d’inscrits provisoires, et la proportion de ces derniers doit être, pour un dixième au minimum de l’équipage, constituée par des novices de dix à dix-huit ans. La part laissée aux débutans plus âgés se trouve donc bien réduite.

Les statistiques montrent que sur 77 784 inscrits de vingt à cinquante ans, dont se compose la population maritime, 18 779 seulement, c’est-à-dire 24 pour 400, naviguent au long cours ou aux grandes pèches. Voilà l’effectif total des véritables marins de haute mer ; là le commerce doit puiser les trois quarts de son personnel. Nous avons vu que la classe annuelle d’inscrits avait en sept ans diminué de 900 hommes, soit plus de 15 pour 100. En 1874, les inscrits se trouvaient encore 151 826 ; et trois ans après, M. Lecesne, auteur d’une proposition de loi sur la matière, pouvait dire que pour les deux tiers d’entre eux, représentés par les pensionnés que l’âge, la famille ou le bien-être retiennent le plus souvent à terre, la mer n’était plus qu’un passe-temps ou un souvenir. La plupart des autres sont au service de la flotte de guerre. On voit sur quel marché fermé l’armement commercial doit s’approvisionner de personnel. Que ses besoins augmentent momentanément et coïncident avec une prolongation de la levée militaire effective, avec un courant en faveur de telle ou telle industrie maritime entière, avec une année de pêche florissante, et il se verra à la merci d’un recrutement sans véritable concurrence, obligé d’accepter sans choisir les hommes qui s’imposeront, les prix qu’ils voudront exiger.

Cette étroitesse du marché de travail ne peut que s’accentuer à mesure que la puissance des mécanismes et la complication des grands bateaux modernes différencie les deux métiers de la grande navigation commerciale et de la petite pêche. On meut actuellement d’énormes paquebots avec quelques hommes et l’ampleur des intérêts engagés sur mer dans le trafic international contraste avec le faible chiffre de la population entretenue par lui, formée à son école. A cet égard, la marine de guerre, qui se rapproche du transport hauturier et le dépasse encore en complication technique, représente une école supérieure d’enseignement maritime. Il n’y a point de profit pour les hommes d’esprit trop grossier, fussent-ils accoutumés à la mer, à recevoir cet enseignement, qui ne leur donnera pas les aptitudes mécaniques aujourd’hui nécessaires ; mais, en revanche, la flotte peut, avec des ouvriers de terre, faire des mécaniciens utiles au grand commerce. C’est une raison pour ne pas prendre indistinctement tous les inscrits et pour prendre large proportion de non-inscrits.

Ce sera faire naître, encourager, féconder les aptitudes et les vocations maritimes prêtes à germer dans le pays, pour le plus grand avantage de notre marine marchande et de toutes nos autres industries, dont celle-ci représente la voiture de livraison outre-mer.

L’Inscription maritime, en résumé, date d’une époque où la marine avait peu de rapport avec nos provinces de l’intérieur. Elle répondait à des conditions générales dont il ne reste plus rien. La marine de guerre différait à peine de la marine de commerce, partout alors semblable à elle-même. Pêcheur ou gabier, le matelot, du seul fait de son métier, arrivait dans les flottes royales tout préparé à son rôle nouveau. Souvent même il avait tiré le canon en corsaire ou contre les pirates barbaresques. L’instruction militaire des équipages se réduisait à rien. Mais la levée des classes faisait supporter aux populations côtières une lourde charge ; et les armemens permanens étant d’autre part nuls en paix, ou peu s’en faut, l’armée de mer ne consistant donc qu’en réserves, il était juste et nécessaire de compenser cette charge et de recruter ces réserves par des faveurs, en particulier, par la demi-solde.

De ce tableau tous les traits ont changé ; des règlemens mêmes de Colbert rien ne subsiste, si ce n’est, comme le disait en 1866 déjà le ministre d’Etat Rouher, la pensée qui les inspira. Cette pensée a été féconde, mais elle était née d’élémens trop altérés depuis lors pour continuer à s’appliquer avec fruit à notre état nouveau. Il serait temps de renoncer à y chercher le principe d’une organisation maritime à laquelle les transformations du monde moderne donnent d’autres bases.


VI

A défaut de son lumineux esprit, il paraîtra malaisé de fixer le point d’équilibre entre ces exigences maritimes éternelles et ces besoins industriels nouveaux qui vont former la double loi des métiers de mer. Il y a pourtant certaines clartés évidentes. Dans le statut économique de nos inscrits, tout n’est pas solidaire de l’organisation corporative à monopole. On peut mettre fin à cette dernière sans abandonner les garanties que tous les métiers réclament aujourd’hui.

Les retraites ouvrières, par exemple, se généralisent ; rien n’empêche de les appliquer aux marins. Ce n’est pas non plus au moment où le législateur intervient pour délimiter partout la durée du travail qu’il y aurait lieu de soustraire la marine à une intervention sur ce point : la loi de 1907 a pu commettre des erreurs, elles sont indépendantes de la question de l’Inscription maritime. Les industries de mer, les plus compliquées de toutes, doivent être minutieusement réglementées. Les Allemands, qui ne possèdent pas notre régime d’inscription maritime, ont eu à décréter un certain nombre d’obligations légales analogues. Leur loi sur les gens de mer du 2 juin 1902 peut être donnée en modèle. Elle détermine les conditions des engagemens au commerce, les droits et obligations réciproques des armateurs, capitaines et marins, ainsi que la discipline des équipages. Il a fallu pour cela organiser des bureaux des gens de mer, qui jouent le rôle de nos bureaux de l’Inscription maritime et de nos tribunaux maritimes. La loi allemande réglemente aussi la nourriture et le logement des équipages, leur traitement à l’hôpital en cas de maladie, le rapatriement des marins débarqués, etc.

Mais elle ne limite pas le recrutement : et si elle punit comme chez nous avec sévérité la désertion en mer, à l’étranger et dans certaines conditions, elle respecte davantage, dans divers autres cas, constituant de moindres délits, la liberté de l’homme.

Ici se pose la question du droit de grève. On n’a jamais songé chez nous-mêmes à empêcher les inscrits de se « retirer sous leur tente » en refusant de prendre engagement à bord. Une fois engagés et au port d’armement, il semblerait naturel de leur permettre de déclarer la grève à la condition d’en donner avis préalable. Il est difficile d’aller plus loin. À terre, les ouvriers d’industrie sont engagés pour une période indéterminée ; les marins le sont en général pour un voyage. Ils se trouvent donc à même à chaque retour, — ils s’y trouveraient du moins, — de discuter les prix avec l’armateur. Quanta les y autoriser en cours de route, bien évidemment ce serait compromettre toute exploitation maritime et la sécurité même des navires. Ce n’est pas en mer, ce n’est pas au plein danger qu’on peut admettre une déclaration de grève.

Ceci touche à la définition de la discipline. L’enregistrement du contrat de louage devant un fonctionnaire qualifié : agent de l’Inscription maritime en France, bureau des gens de mer en Allemagne, donne et doit donner aux obligations contractées de part et d’autre un caractère particulier, que ne leur conférerait pas un simple acte notarié. Celui-ci n’aurait pour sanction que des compensations pécuniaires poursuivies devant les tribunaux civils : le contrat de travail maritime crée le lien de discipline ; il oblige à l’obéissance professionnelle sous peine de punitions légitimes et de condamnations pénales.

Ce régime est justifié par la nature des choses. Ce qui fait la difficulté du problème du personnel salarié dans la marine, c’est l’étendue et la force des responsabilités. Ici, d’une façon générale, la vie de tous est, sans cesse, entre les mains de chacun. Les conséquences d’une faute professionnelle, d’un manque à l’obéissance, ne sont pas seulement d’ordre économique mais d’ordre vital ; elles menacent, avec la prospérité du patron, l’existence de l’équipage et des passagers. Cette situation particulière ne se retrouve dans l’industrie terrienne qu’en certains cas exceptionnels et pour des isolés. Que l’avenir y multiplie et groupe ces hautes responsabilités, et peut-être devra-t-on là aussi imiter les règles indispensables de la discipline maritime.

Vis-à-vis des marins, ces règles demeurent d’autant plus nécessaires qu’à de si redoutables possibilités ne correspondent encore que des âmes frustes, façonnées par le dur métier de la pêche. Pour se tenir par soi seul à hauteur des responsabilités, il faut une intensité de conscience, un développement mental à défaut desquels la contrainte extérieure s’impose. C’est parce qu’ils sont des esprits simples, à mœurs rudes, que les marins ont besoin de discipline.

Et c’est aussi pourquoi, peu capables encore de se diriger eux-mêmes, ils se soumettent à l’action des meneurs, et passent facilement à la violence. Elargir le cercle du recrutement et en relever le niveau moyen, ce sera faciliter les relations de l’armement avec son personnel, aussi bien à terre qu’à bord, et permettre d’adoucir en quelques points le code disciplinaire ; mais on ne saurait l’abolir. Notons d’ailleurs que, résultant des nécessités de mer, il ne vise pas seulement les équipages. Le décret-loi du 22 mars 1852, remanié en 1898 et 1907 dont se plaignent les inscrits, ne leur est pas spécial : il s’applique pour partie à toute personne embarquée, même aux passagers ; il est la loi constitutive d’une petite société humaine isolée entre le ciel et l’eau.

Reste l’Inscription même, mesure d’ordre, enregistrement officiel d’apprentissage, et le compte des déplacemens tenu par les bureaux. Si la première opération ne représente essentiellement, dans le domaine économique, qu’un contrôle des livrets individuels produits par les marins comme référence, la seconde conserve de toute nécessité un sens militaire : quel que soit le régime du recrutement, l’administration de la marine devra connaître les mouvemens des hommes mobilisables. À terre les ouvriers font dans les mairies une déclaration pour tout changement de résidence. À la mer on ne peut se dispenser d’étendre cette obligation au simple voyage professionnel, ou plutôt à l’embarquement, lequel attache l’homme à un bateau, facile à suivre. Mais si la demi-solde actuelle disparaissait, pour donner place à une pension purement industrielle sur la caisse nationale des retraites, le service de l’Inscription maritime n’aurait plus à tenir la comptabilité des mois de navigation. Celle-ci se trouverait mentionnée sur le livret individuel ; il en est ainsi déjà pour les agens du service général (cuisiniers, maîtres d’hôtel des paquebots, etc.). En déchargeant encore la marine de la tutelle minutieuse qu’elle exerce à diverses occasions sur la population des côtes, on simplifierait les rouages d’une administration surabondante.

Nous ne comprenons pas dans les changemens souhaitables la suppression des concessions de parcs et de parcelles prises sur le domaine public maritime. Certains voudraient voir affermer à de grandes sociétés, comme en Hollande, ces exploitations côtières. Il semble préférable de conserver aux pauvres gens du littoral ces menus ateliers familiaux, qui possèdent les avantages sociaux de la petite propriété. Rien n’oblige à lier les concessions de l’espèce à la pratique de la navigation professionnelle, morne, comme aujourd’hui, par un simple droit de préférence, et par une exonération spéciale de tout impôt.

Au total, ce qu’il convient de réclamer, c’est la liberté. Non la liberté sans bornes et sans règles, qui permet aux plus forts d’abuser des plus faibles ; mais toute la liberté possible : celle, pour le Français, quelle que soit sa province d’origine, de prendre part aux profits, aux dangers et aux leçons de la mer ; celle pour le pêcheur breton de vivre et d’agir à sa guise sans autre loi que la loi commune ; celle pour l’armateur de puiser son personnel où bon lui semble. Il ne défend pas ses seuls intérêts, mais ceux, en même temps, de la France entière, pour qui une marine marchande est une nécessité de premier ordre.

C’est ce lien naturel des intérêts qu’il faudrait rendre sensible, ce lien que brise le particularisme de l’Inscription maritime. Elle fait des marins une population à part, campée sur les frontières métropolitaines, aux points de soudure de la France avec son empire colonial, comme une race de pillards, prélevant leur dîme sur tous les transports. Au temps des douanes intérieures on a connu de ces péages forcés au profit d’une cité puissante ou d’un clan montagnard intraitable. Il ne convient pas que la loi organise elle-même et perpétue une situation pareille. La liberté des déplacemens et des actes, la mobile orientation des carrières et leur libre accès, forment le correctif nécessaire des groupemens d’intérêts actuellement permis par la loi générale. Depuis que l’association émancipe et arme les collectivités professionnelles, le monopole, ne fût-il que de fait, et la corporation fermée, quand ce ne serait que par des barrières incomplètes, donnent à ces groupes privilégiés une puissance excessive. Il faut opter entre le droit ancien qui réservait à chacun sa part mais fixait son rang, et le droit nouveau qui laisse conquérir l’un et l’autre. L’ordre qui fondait la sécurité de la vie sur la soumission n’est plus ; les forces aujourd’hui, les décisions, mouvantes comme les aspirations individuelles, viennent d’en bas, du fond démocratique. Il faut qu’à ces libres initiatives les responsabilités restent tout entières attachées. Et quand chacun dans le pays peut faire sa vie, nul n’a plus le droit de prendre aux uns pour constituer aux autres un apanage. Loin donc de réserver à une catégorie d’entre nous le domaine flottant du pays, on devrait y attirer par tous les moyens, par toutes les réclames, le plus possible des habitans de l’intérieur. Ce serait travailler à l’unité nationale en même temps que pour la justice.

Quant aux grands intérêts liés à la marine marchande, c’est encore par la liberté et le sens de la solidarité commune qu’on les servira le mieux. Liberté des échanges, liberté des fonctions, liberté des engagemens, tout l’inverse de notre législation, le plus souvent. Là comme ailleurs, il est néfaste de poursuivre la prospérité d’une catégorie professionnelle aux dépens d’une autre ou de toutes les autres. La marine entretient ses équipages, autant que ses armateurs ; elle importe à la richesse du pays entier. Le premier besoin est de la ressusciter. Rien n’y réussira sinon une administration dévouée, faite pour les administrés, non pour les administrateurs, pour les hommes et les choses, non pour les principes ; souple, par conséquent, se pliant à toutes les nécessités commerciales, que dis-je, à toutes les commodités, à toutes les exceptions profitables, à tous les cas particuliers : une administration servante et non maîtresse. Ne vient-on pas de préparer une loi pour donner l’autonomie aux ports, et c’est un carcan dont on les charge ! Avant tout, on leur impose de s’aligner sous la règle générale. Regardons la grande démocratie d’Amérique : la plus grande part de l’activité législative s’y dépense à libérer les villes des règles générales qui les gênent, à édicter des lois d’infraction aux lois. Telle est la méthode adaptée aux réalités.

Le jour où nous saurons l’appliquer au relèvement de notre marine marchande, avec la sollicitude vraie et la modestie administrative nécessaires au succès, nous verrons que l’Inscription maritime n’y sert de rien, qu’elle y nuit plutôt. Les remèdes sont ailleurs, dans une organisation des moyens matériels, dans une collaboration des forces éparses dans le pays. Le système traditionnel, prolongé sur un monde économique nouveau que Colbert ne pouvait prévoir, s’oppose à cette collaboration, tient le pays à l’écart de sa marine. C’est la ruine pour celle-ci, l’affaiblissement pour celui-là Les bénéficiaires eux-mêmes, les inscrits, n’en sont ni plus heureux ni plus prospères. Il est temps de mettre fin à une situation dont tout le monde souffre, excepté nos rivaux étrangers.


GEORGES BLANCHON.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1909, le remarquable article de M. J. Charles-Roux.