L’Institut français de Damas

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L’INSTITUT FRANÇAIS DE DAMAS


LECTURE FAITE LE 10 MARS 1923
À L’ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS


Messieurs,

Vous seriez à bon droit surpris que ma première parole ne fût pas l’expression de ma gratitude devant l’honneur que vous avez voulu me faire en m’appelant devant vous. Je vous en remercie, et pour mes collaborateurs et moi, et pour le Liban et la Syrie, qui seront éminemment flattés de cette marque de sollicitude de l’Institut.

Mais avouez, messieurs, que vous me soumettez à une rude épreuve que je n’aurais osé affronter, si je n’étais profondément pénétré de l’intérêt passionnant qu’offre cette vieille et belle terre de Syrie à l’histoire et à l’archéologie, à l’étude des races, des religions et des civilisations, à la littérature, à la peinture, à la poésie.

Mais encore, comment avoir l’audace d’essayer de vous traduire le charme complexe de la Syrie, alors que des Immortels de jadis, d’aujourd’hui et de demain, Lamartine, Ernest Renan, Melchior de Vogüé, Maurice Barrès, Henry Bordeaux, Jérôme et Jean Tharaud, Pierre Vignal vous l’ont fait éprouver !

Carrefour des races, berceau des religions, la Syrie évoque les souvenirs des Phéniciens, des Hittites, des Assyriens, des Égyptiens, des Grecs, des Romains, des Croisés, des Sarrasins, des Turcs et des Arabes.

C’est sur la côte, Sour et Saïda, Tyr et Sidon, Beyrouth, — l’ancienne Béryte, — Djebaïl, — l’ancienne Byblos, Tortose, — Lattaquieh, — l’ancienne Laodicée, — Antioche ; dans les montagnes du Liban et des Alaouites, le palais de Beit Eddine et les châteaux merveilleux construits par nos pères, Beaufort, le château de Raymond de Toulouse et de Mélissinde, le Krak des Chevaliers, la Tour Blanche de Safita, le Markhab, le Massyaf, le château du Vieux de la montagne à Kadmous, le prodigieux Sahyoun des Comtes de Saône et, gardant au Nord la plaine syrienne, la superbe citadelle sarrasine d’Alep.

À côté des châteaux, les temples ; il n’est rien de plus émouvant au monde que les temples du Soleil et de Bacchus à Baalbek, dominés par leur élégante et prodigieuse colonnade. Plus loin, au delà de Damas, Palmyre dresse en plein désert ses colonnades, ses arcs de triomphe, les hautes tours de ses tombeaux, et plus loin encore, au bord de l’Euphrate, nous retrouvons les vestiges du peuple romain.

Depuis trois ans, ce vieux sol a été fouillé, ces grands vestiges du passé étudiés, et, puisque l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a bien voulu me faire l’honneur de venir m’écouter aussi, qu’elle me permette de lui exprimer ma reconnaissance de l’appui si constant, si précieux qu’elle a apporté dès 1920 au Service des Antiquités, puis, en 1921, à la Mission archéologique de Syrie, non seulement en accordant son patronage et sa direction à MM. Chamonard et Virolleaud qui, aidés de MM. Brossé et Prost, ont été successivement à la tête de ces institutions, mais en envoyant en Syrie ces éminents missionnaires qu’ont été le docteur Contenau, M. Maurice Pezard, Mme Denyse Le Lasseur, M. Eustache de Lorey, M. Camille Enlart, M. Roger Jusserand, M. Pierre Montet, M. Franz Cumont.

Je ne saurais retracer, moi indigne, les travaux de ces missions. Qu’il me soit seulement permis de rappeler que le docteur Contenau s’est appliqué à Saïda à dégager les restes du Temple phénicien d’Eshmoun.

M. Pezard, dans le tertre de Tell-Nebi-Mend, a retrouvé les couches successives de la ville des Séleucides, de l’âge syro-phénicien de l’époque chananéenne, et enfin cette stèle du Pharaon Séti Ier dont la découverte paraît bien identifier Tell-Nebi-Mend avec la fameuse citadelle hittite de Qadesh.

Mme Le Lasseur, dans les environs de Tyr, a découvert un bel hypogée romain orné de peintures à fresques délicates et bien conservées.

M. de Lorey, à Oum-El-Amad, a repris les travaux de Renan et réussi fort heureusement à dégager deux colonnes : il n’en fallait pas moins pour justifier le nom de la ville, qui signifie la Mère des Colonnes. M. de Lorey s’est ensuite rendu à Damas, où, comme nous le verrons tout à l’heure, ses recherches des manifestations de l’art arabe m’ont amené à créer l’Institut français d’Archéologie et d’Art musulman ; mais il a aussi découvert l’église de la Croix qui fut édifiée dans la maison de saint Ananie, où eut lieu, d’après la tradition, la conversion de saint Paul.

M. Enlart a relevé les plans des églises des Croisés, Djebaïl, Saint-Jean de Beyrouth et cette cathédrale de Tortose qui donne au voyageur comme au savant l’émotion de retrouver au bord de la mer bleue de Syrie une vieille église romane de l’Île de France.

M. Montet, à Byblos, non seulement a trouvé des objets d’art d’une beauté remarquable tels que ce vase à parfum d’obsidienne rehaussée d’or, appartenant à une princesse de la XIIe dynastie, mais de ce fait a fourni la preuve que, dans cette époque reculée, les Égyptiens étaient établis, ou du moins avaient une forte colonie à Byblos ; sans doute étaient-ils attirés par le superbe manteau de forêts du Liban ; peut-être aussi, comme aujourd’hui les riches habitants de la chaude vallée du Nil, les princesses royales venaient-elles chercher la fraîcheur dans les montagnes libanaises.

Enfin, sur les bords de l’Euphrate, M. Cumont, reprenant les travaux de M. Henri Breastedt, professeur à l’Université de Chicago, a mis au jour des peintures murales fort belles et d’un vif intérêt, représentant, l’une, un sacrifice familial oriental, l’autre, une cérémonie religieuse et militaire devant l’étendard romain et a pu identifier Salihiyeh avec la colonie grecque d’Europos et la ville romaine de Doura. L’Euphrate avec ses châteaux conjugués de Halybieh et de Salybieh, la vaste enceinte de Rakka qui fut un des séjours favoris de Haroun-al-Raschid, réserve encore des surprises ; mais il est regrettable que l’accord d’Angora ait mis hors de notre surveillance et de nos soins les remarquables bas-reliefs hittites de Karkemish.

Les objets d’art, les documents historiques arrachés au sol restent acquis à la Syrie : le respect de l’indépendance des États libanais et syriens, consacrée par le Pacte de la Société des Nations, l’amour-propre éveillé des populations l’imposaient. Aussi des musées sont-ils déjà ouverts à Beyrouth pour les vestiges de la civilisation phénicienne, à Damas pour les œuvres de l’art arabe ; le musée d’Alep pour les antiquités hittites, assyriennes et byzantines reste à fonder ; pour les antiquités grecques et romaines, elles sont réparties entre les musées de l’État où elles ont été trouvées.

Faut-il regretter que ces témoins du passé restent hors de chez nous ? On pourrait le croire à première vue, mais je ne saurais être de cet avis. Lorsque les musées du Liban et de Syrie, grâce à l’appui que vous voudrez bien continuer à la Mission archéologique de Syrie, se seront développés, ils présenteront un attrait, une récompense pour les voyageurs qui, ayant eu le courage de s’arracher pour quelques semaines aux horizons étroits et embrumés d’Europe, iront au royaume de la lumière goûter le charme et la douceur d’un pays pittoresque, varié, vivant, curieux, où les montagnes plongent à la fois dans la mer et dans le désert, où le fabuleux passé surgit à chaque détour du chemin, où l’indolence orientale coudoie l’activité moderne. M. Philippe Sassoon, l’ami de l’ancien Premier Anglais, n’appartient-il pas à une famille d’Alep qui, émigrée à Bagdad, puis à Bombay, possède aujourd’hui à Londres un hôtel où j’ai vu Son Altesse Impériale et Royale le Prince de Galles à côté du comte Sforza et de M. Briand, et une somptueuse villa où s’est réunie une des innombrables conférences de la Paix ?

Les artistes en Syrie sont aussi heureux que les archéologues : le Jardin sur l’Oronte, — Yamilé sous les cèdres, et le Chemin de Damas, comme les aquarelles de Pierre Vignal en sont des preuves éclatantes.

Quant au goût des Syriens pour les arts tels que nous les entendons en Europe, d’après les études faites à ce sujet par M. Henry Bidou, il ne se manifeste que chez quelques individus isolés qui ont voulu devenir peintres et sculpteurs à la manière de l’Occident. Ils sont à Beyrouth deux ou trois sans maîtres, presque sans exemples, qui cultivent la peinture comme un art exotique et d’ailleurs non sans talent. Le don naturel et la ténacité ont triomphé des obstacles. Le peu qu’ils ont appris semble d’origine italienne, mais nul doute que des maîtres français trouveraient des élèves intelligents et bien doués.

M. Henry Bidou a constaté aussi que la musique arabe n’existe guère en Syrie ; même au fond des vallées les plus reculées on trouve mélangées avec elle la musique turque et la musique européenne. Il n’y a rien dans le pays qui ressemble à un développement musical autonome. Toutefois, un musicien syrien, M. Sabra, qui a été organiste à Paris, a fait de sérieuses tentatives pour appliquer les procédés musicaux de l’Occident à la musique orientale. Il n’a pas seulement composé, suivant la technique occidentale, mais sur des inspirations de son pays, un opéra ; il a construit un piano accordé de façon à donner les intervalles des gammes arabes.

En revanche, les Syriens ont, ou plutôt ont eu, du temps de la domination arabe, un art affiné de la poterie, des cuirs, des cuivres, de la céramique, de la marqueterie et il a paru intéressant, au point de vue artistique comme au point de vue national syrien, de chercher à rénover cet art abâtardi, à lui rendre sa pureté, son élégance primitives, à faire en un mot pour l’art musulman en Syrie ce que le maréchal Lyautey a fait avec tant de succès pour l’art marocain.

Je ne puis nommer ici le maréchal Lyautey, au lendemain de l’émotion qu’a causée, dans l’Islam comme en Europe, la maladie dont il vient de triompher avec son énergie et son bonheur habituels, sans dire tout ce que je dois, dans l’exécution si délicate du mandat français, aux leçons du grand maître qui m’honore de son amitié.

C’est à Damas que, dans ce dessein de conservation et d’étude des vestiges de l’art arabe, et de sa rénovation, a été créé l’Institut français d’archéologie et d’art musulman ; nous avons eu la bonne fortune de pouvoir l’installer dans un magnifique palais arabe, le Palais Azem, dont le Haut-Commissariat a pu faire l’acquisition après une de ces laborieuses négociations dont l’Orient a le secret, et dont vous comprendrez les difficultés, quand je vous dirai que les co-propriétaires étaient au nombre de 118. M. de Lorey a déjà beaucoup poussé les travaux de réfection du Palais Azem et y a réuni une documentation intéressante, comme en témoignent les photographies que j’ai l’honneur de vous communiquer.

L’Institut de Damas, qui jouit vis à vis du Conseiller pour l’Archéologie du Haut-Commissariat d’une certaine autonomie, qu’impose l’esprit de particularisme des Damascains, est placé au point de vue archéologique sous le patronage de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et sous le rapport de l’art musulman sous celui de l’Académie des Beaux-Arts. Je demande aux membres des deux Académies de me permettre de leur exprimer de nouveau mes remerciements. Ce faisant, messieurs, vous avez non seulement servi l’art et l’archéologie, vous avez en même temps facilité aux représentants de la France l’œuvre difficile et belle du mandat ; vous les avez aidés, suivant une formule du pacte de la Société des Nations, à guider, c’est-à-dire à éduquer les nations qui nous sont confiées, ce dont leurs maîtres de jadis n’avaient, certes, jamais eu aucun souci.

Cette œuvre du mandat n’a pas toujours été comprise, ni ses résultats appréciés. L’on s’est étonné parfois que, puisque la France était appelée au Liban et en Syrie par le vœu des populations, ses soldats aient eu à se battre. D’aucuns les ont accusés d’idées de conquêtes.

Quelle erreur et quelle injustice ! On m’accordera sans doute que le premier devoir de la nation mandataire était d’assurer l’indépendance et la sécurité à la nation dont elle acceptait la charge, et qui sortait pantelante de la guerre et de la famine. Et c’est pour accomplir ce devoir généreux que les braves soldats de l’armée du Levant se sont battus au profit des Libanais et des Syriens, contre leurs agresseurs, les Arabes de Fayçal et les Turcs de Mustapha Kemal. Peut-on leur reprocher d’avoir, à l’heure où l’armée française se reposait, ajouté à la moisson de lauriers de la Grande Guerre le rameau modeste, mais vert, des combats libérateurs de Syrie.

Ces braves soldats, vos missionnaires, comme Renan jadis, les ont connus : ils ont bénéficié de leur aide intelligente et dévouée, et sans eux M. Franz Cumont ne serait pas allé admirer les étonnantes peintures murales de Salihiyeh.

Mais les critiques du mandat disent encore : À quoi bon ? N’en avons-nous pas assez ? Qu’allons-nous faire là-bas ?

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer l’intérêt que présente la Syrie au point de vue économique ni même politique ; mais, sans sortir du domaine de l’Art et de l’Archéologie, est-il indifférent que, persévérant dans nos vieilles traditions, nous restions les éducateurs de peuples dont nos missionnaires ont formé l’âme et l’esprit depuis de longues années, et qu’ainsi la France non seulement conserve dans le fond de la Méditerranée orientale, au contact de la Turquie, de la Mésopotamie et de l’Égypte, un centre de rayonnement indispensable, mais qu’elle dispose aussi par les centaines de mille d’émigrés Libanais et Syriens à travers le monde d’autant de propagateurs de sa langue et de la pensée française ?

Quel blâme sévère d’ailleurs n’auraient pas manqué de déverser sur le Gouvernement de la République les critiques actuels de notre action, si sa carence avait livré ces pays à nos rivaux !

M. Maurice Barrès a qualifié justement les écoles françaises de Beyrouth de phare intellectuel de la Méditerranée. Mais la Syrie touche une autre mer, le désert, dont le rivage oriental est la Mésopotamie, Mossoul, les routes de la Perse.

Je vois dans l’avenir, grâce à votre aide, l’Institut français de Damas, avec les Facultés de Médecine et de Droit rénovées, devenir un nouveau phare, dont la lueur, à travers l’atmosphère claire du désert, brillera sur l’Orient…

Général Gouraud.