L’Instituteur primaire et l’Enseignement de la morale

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L’Instituteur primaire et l’Enseignement de la morale
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 873-894).
L’INSTITUTEUR PRIMAIRE
ET
L’ENSEIGNEMENT DE LA MORALE

Lorsqu’il y a peu d’années, ici même, l’auteur des Origines de la France contemporaine étudiait les deux institutions qui se disputent la maîtrise du régime moderne, l’Église et l’école, on pouvait lire dans un périodique scolaire, qui s’appelait l’Union pédagogique française : « La fin voulue par M. Taine et ses nouveaux alliés paraît être la ruine de l’État laïque et son remplacement par le gouvernement théocratique de l’Église, soit direct, soit indirect. » Il est à croire que M. Taine, si cet étrange jugement parvint jusqu’à lui, n’eut ni colère ni pitié : accusé de préparer un nouveau Deux-Décembre au profit d’un nouveau Grégoire VII, il dut noter comme un phénomène psychologique une aussi soupçonneuse vigilance ; et la collection des documens à l’aide desquels il avait rédigé son chapitre de l’École s’enrichit vraisemblablement d’une « fiche » de plus. L’auteur de l’article était instituteur : en voulant faire le procès de M. Taine, il fournissait, sans le savoir, un nouveau témoignage, et d’une singulière crudité, à un autre procès, celui de l’école contemporaine, où M. Taine figurait, non plus comme prévenu, mais comme juge.

Le réquisitoire qu’il tentait contre l’illustre philosophe s’expliquait logiquement par les habitudes d’esprit et les leçons de maintien que le personnel de notre enseignement primaire a reçues depuis vingt ans. Pour beaucoup de jeunes gens sortis de nos écoles normales, une sorte de manichéisme résume et simplifie l’histoire : à l’État laïque, principe de tout bien, s’oppose le gouvernement théocratique, source de tout mal ; ils ne définissent, au demeurant, ni l’une ni l’autre de ces entités, non plus que Michelet, — ce Michelet qu’ils aiment pour ses défauts, — ne définit, autrement que par des majuscules, les deux forces éternelles qui se disputent le monde[1] ; mais ils s’enrôlent comme guetteurs au service de la puissance « laïque, » comme tirailleurs à l’encontre de la puissance « théocratique, » d’autant plus provocante qu’elle demeure plus discrète, d’autant plus terrible qu’elle se réduit davantage à un fantôme. L’ombre projetée par ce fantôme, il y a peu d’années, semblait tout à la fois assez vaste et assez vague pour que certaines inquiétudes poltronnes crussent entrevoir, blottie dans la portée de cette ombre, toute une armée de suspects, au premier rang desquels on osait faire figurer le penseur vraiment indépendant qu’était Hippolyte Taine.

Retenons ce détail : il signifie tout un état d’esprit ; il montre à quelle mission de police intellectuelle l’instituteur contemporain est capable de prétendre. Voilà vingt ans que le jeune homme formé par nos écoles normales primaires croit être le messager d’une philosophie nouvelle, d’une morale nouvelle, et, si l’on ne peut dire d’une religion, tout au moins d’une religiosité nouvelle ; et, pour le hausser plus aisément au rôle d’éducateur civique et moral, on déposa dans son cerveau le ferment d’ambitions illimitées. À mesure qu’il se sentit inégal à ce rôle, inférieur à ces ambitions, il vengea ses déceptions en briguant l’office d’instructeur électoral. Puis, des sociétés d’enseignement se développèrent, affichant le dessein d’achever chez les adolescens l’œuvre de L’école ; elles embrigadèrent cet instituteur officiel, et, bien loin de l’aider à devenir un éducateur, elles le mirent en contact, dans chaque canton, avec ces politiciens pour qui la science vulgarisée semble un moyen de parvenir ; elles l’habituèrent à se consoler de son manque d’action sur les consciences, en le conviant à l’action sur le suffrage universel. Les succès électoraux des instituteurs, — succès dont les républicains, modérés, en 1898, pâtirent en maint endroit, — furent comme la revanche et la rançon de leurs échecs pédagogiques ; l’influence que vainement ils cherchaient sur les âmes, ils la regagnaient sur les urnes. Qu’importe, d’ailleurs, que dans L’État moderne les urnes ne soient, en aucune sorte, l’expression des âmes ? C’est au fond des urnes que se livre le duel entre « l’État laïque » et le « gouvernement théocratique : » cela suffit.


I

« Oui, l’instituteur sera placé à la base de l’édifice républicain démocratique, comme le prêtre fut placé à la base de l’édifice théocratique et monarchique. Oui, ce puissant qui trouve jusqu’à ce jour appui partout, dans la paroisse et dans la commune, dans le diocèse et dans le département, dans l’Église et dans l’État, ce puissant qui dort inamovible au poste où son chef infaillible l’a placé, sera vaincu par cet humble qui marche, marche toujours, montant son calvaire, écrasé sous le poids des siècles écoulés, honni des princes, des prêtres et des grands du peuple, abandonné de ce peuple lui-même, dont il sert la cause et dont il est encore incompris. » C’est sous la plume d’un instituteur de la Nièvre que nous avons trouvé ces instructives généralisations. Elles sont empruntées à un rapport sur la discipline, daté de 1890, destiné à une conférence d’instituteurs, et soumis à l’approbation de l’inspecteur d’Académie. L’auteur, avec un mélange de modestie et de fierté, a joint à son rapport imprimé les appréciations de son inspecteur : c’est comme une composition de pédagogie que nous avons sous les yeux, annotée par le chef hiérarchique et responsable. En marge du passage que nous venons de citer, et qui a pour titre : « Accord avec le curé, » ce correcteur écrit : « Tout ceci se rattache trop indirectement au sujet. » Jugeant l’ensemble du travail, il y note, en même temps qu’un « ton déclamatoire, » de « fort beaux passages » et « beaucoup d’idées, et d’idées généreuses, vivement, fortement exprimées. » Quant à des réserves sur la conception même du rôle de l’école, dont ce rapport est l’expression, c’est en vain qu’on en chercherait une seule.

Le même instituteur, qui signe Jean Bonsens, a repris et développé la même thèse dans un autre travail, consacré à la réorganisation des cours d’adultes. « L’Église, écrit-il, est une grande exploiteuse des consciences… Sous le régime théocratique, elle prenait l’homme au berceau et le conduisait jusqu’à la tombe. La République démocratique doit l’imiter en cela. Seulement, au lieu d’aveugler l’humanité par le dogme, de la courber sous l’horreur du mystère, de noyer la liberté dans les flots de l’ignorance, de la superstition et de l’injustice sociale, de créer la misère ici-bas en promettant aux naïfs un bonheur ultra-terrestre, la République, elle, doit répandre partout la lumière de la science. » Ainsi, théoriquement, l’école est l’héritière de l’Église.

Mais, en fait, et quelque sanction qu’apportent les lois scolaires à ce droit de succession, le Concordat subsiste ; il maintient l’Église, survivante intruse, en face de l’école nouvelle. « Un accord sincère, reprend M. Bonsens dans sa conférence sur la discipline, peut-il exister entre le curé et l’instituteur ? Répondons énergiquement non. Leurs enseignemens se contredisent et se heurtent à chaque pas… » Et il ajoute, avec une désinvolture d’enfant terrible, que la neutralité de l’instituteur est « une hypocrisie et une duperie. » M. Bonsens, d’ailleurs, connaît ses auteurs. « L’enseignement catholique, s’écriait en 1881, dans l’enceinte du Cirque d’Hiver, une voix autorisée, devient aisément et quasi fatalement l’école de l’imbécillité, du fanatisme, de l’antipatriotisme et de l’immoralité. Il y a antagonisme, contradiction incessante entre les deux enseignemens. Depuis assez longtemps ils marchent côte à côte ! » N’est-ce pas sur les lèvres de Paul Bert, et sous la présidence de Léon Gambetta, que retentissaient ces déclarations énergiques ? Contre M. Bonsens, Paul Bert et Gambetta, l’autorité universitaire, voulût-elle même rendre parfaitement sincère l’étiquette officielle de neutralité scolaire, est naturellement désarmée. « Noble et généreux pays, concluait M. Paul Bert, de quel essor t’élèveras-tu vers la lumière, quand sera coupé ce boulet, enlevé cet éteignoir ! » Les lois scolaires coupèrent le boulet, elles enlevèrent l’éteignoir ; et l’essor s’inaugura.

« Voilà le pauvre petit maître d’école, écrivait vers la même époque un inspecteur général, M. Félix Cadet, qui passe de l’obscurité en pleine lumière, qui prend une importance toute nouvelle, qui devient véritablement l’homme nécessaire de la situation. » Et M. Cadet ajoutait avec quelque crainte : « La tête ne peut-elle tourner dans L’enivrement d’une pareille fortune ? » Mais M. Jean Macé, dont l’ascendant n’était pas moindre, bien loin de lutter contre ces périls d’enivrement, semblait plutôt se complaire à les aggraver. Haranguant à Nantes, en 1884, les instituteurs de la Loire-Inférieure : « Tenez, leur disait-il, j’ai commencé petit instituteur comme vous : me voilà sénateur ; il n’y a que la République pour faire ces choses-là. » Et les têtes de tourner, et les maîtres d’école d’applaudir. Peu d’années après, dépouillant son vaste courrier scolaire, en vue d’une enquête d’ensemble, M. Lichtenberger y trouvait, entre autres détails, une lettre de Nice qui constatait le résultat de cette singulière exaltation : « Les maîtres, lui écrivait-on, sont en ce moment un peu dévoyés : dans ces dernières années, on les a peut-être un peu trop flattés ; ils se sont exagéré l’importance de leur rôle. »

Il se produisait, dans leurs cerveaux, je ne sais quel mélange entre les visions apocalyptiques, que provoque presque toujours une religion nouvelle et les espoirs à plus courte échéance, — et aussi de plus courte portée, — que semble autoriser, sous un régime de représailles, une certaine attitude politique. Eclaboussant son curé d’un flot d’encre et de lyrisme, M. Bonsens ne craignait pas d’écrire : « Nous aussi, nous avons des prophètes, et voilà que les temps sont proches ! » Il citait immédiatement, parmi ces hérauts de l’âge nouveau, parmi ces directeurs intellectuels de la démocratie contemporaine, l’un des penseurs dont l’esprit et le cœur furent le plus aliénés à l’idée même de démocratie, Ernest Renan. Et, transformant le corps des instituteurs en une légion de demi-prophètes, s’attribuant lui-même cette vocation quasi sacerdotale, M. Bonsens déclarait : « Tandis que le prêtre continuera librement d’obscurcir les intelligences par l’exposé de ses mystères et de ses dogmes insensés, tandis qu’il tentera longtemps encore de noyer la raison humaine dans son Credo quia absurdum, nous révélerons aux enfans du peuple les mystères et les merveilles que cette raison a su découvrir au sein de la nature infinie. Tandis que le prêtre enseignera qu’il faut se mépriser soi-même (Catéchisme du diocèse de Nevers, page 87), nous inspirerons aux jeunes gens un grand souci de leur dignité. » Que si nous paraissions attacher trop de prix à la voix franche et robuste de cet instituteur nivernais, il nous suffirait de faire observer que, sous des couleurs certainement moins criantes et sous un vêtement peut-être plus correct, on retrouve exactement les mêmes pensées dans un discours de 1886 où M. Goblet, ministre de l’Instruction publique, du haut de la tribune du Sénat, opposait la nouvelle morale à la doctrine chrétienne du travail et du péché originel. Voilà les positions bien définies, et le contraste mis en relief : entre l’Église et l’école, c’est l’enseignement moral qui sert de champ de bataille, et c’est comme maître de morale que l’instituteur, au nom de l’ « État laïque, » défie la « théocratie. »


II

La nécessité où croyait être l’école de s’opposer à l’Église fit une première victime : Dieu lui-même. Son nom ne figura point dans les lois scolaires : ouvertement, par la grande porte, on l’évinça de la bâtisse nouvelle, aménagée pour la génération future. Le Conseil supérieur, chargé d’élaborer les programmes, réintroduisit Dieu par une porte de derrière et donna tout de suite à cet hôte auguste l’impérieux prestige d’un créancier : il fut entendu qu’on enseignerait aux enfans « les devoirs envers Dieu. » Ainsi les lois signifiaient à Dieu son congé, et les programmes, au contraire, toléraient, non point seulement son existence, mais ses exigences.

Il y eut là une gêne pour le pauvre instituteur, et cette gêne dure encore. Un philosophe spiritualiste ou un théologien scolastique peuvent, dans des systèmes savamment échafaudés, marquer le point d’arrivée de la raison humaine livrée à ses propres forces, et proposer un certain concept rationnel de Dieu, dont le philosophe se contentera peut-être, et que le théologien voudra certainement compléter. Mais on ne peut faire que, dans le commun d’un peuple dont une longue hérédité chrétienne a modelé les cerveaux et les consciences, le nom de Dieu, quelque vague qu’on lui conserve, et quelque effort qu’on fasse, si l’on ose ainsi dire, pour le vider, n’évoque pas un certain nombre d’idées empruntées aux religions positives : bon gré, mal gré, pour la foule, il y a une association, à peu près indissoluble, entre la notion de Dieu et la chaire du prêtre. C’est cette indissolubilité que pressentait le législateur, lorsqu’il infligeait à Dieu l’hostilité du silence ; les auteurs des programmes, esprits plus déliés, mais moins proches de la réalité, risquèrent, en réintroduisant la métaphysique, de compromettre ce qu’on appelait la « laïcité. »

De là, la perpétuelle tension de rapports entre Dieu et l’école républicaine : les manuels scolaires, imitant parfois le courage de Robespierre, osaient rendre hommage à cet être suprême ; mais l’un des hauts fonctionnaires de l’enseignement primaire parisien, « laïcisant » Jean de La Fontaine, glissait dans l’une de ses fables cette correction cacophonique :


Petit poisson deviendra grand
Pourvu quel’on lui prête vie.

On voyait, dans un département de l’Ouest, un conseil général en émoi, parce qu’un inspecteur avait questionné des enfans sur les devoirs envers Dieu ; et, d’autre part, dans un rapport officiel de M. Lichtenberger sur l’enseignement de la morale, Dieu était cité avec honneur, presque avec complaisance. Mais M. Lichtenberger pouvait passer pour suspect : il écrivait, avec un noble courage, qu’ « il n’y a ni antagonisme ni incompatibilité entre les deux enseignemens de la morale laïque et de la morale confessionnelle, qui représentent deux courans d’influences parallèles, également légitimes, également bienfaisantes au point de vue de l’éducation morale des jeunes générations. » Puisqu’il ne concevait point l’école, lui, comme la rivale systématique du presbytère, il avait le droit d’être courtois envers Dieu. Mais, entre l’instituteur et le curé, l’idée de Dieu pouvait jeter un pont : il était contraire à la politique d’où furent issues les lois scolaires que ce pont fût jeté, et, dans plusieurs couvens successifs, la maçonnerie française, instigatrice de cette politique, jetait le gant à la métaphysique en même temps qu’au « cléricalisme. »

C’est ainsi qu’entre pédagogues, après s’être mis d’accord, non sans équivoque, sur l’éviction des religions positives, on cessait de s’entendre au sujet de Dieu.

Un instituteur d’esprit fort pénétrant, et tout dévoué à la législation nouvelle, exposait avec une logique serrée, en 1893, dans l’Écho de l’Enseignement primaire, ce nouvel aspect de la lutte entre la pensée « laïque » et la tradition « cléricale » ou déiste : « En écrasant les religions confessionnelles, écrivait M. Gillotin, on avait cru affranchir l’école publique de toutes causes de conflits. Mais, du domaine religieux positif, neutralisé d’un commun accord, la guerre fut reportée, non moins vive, sur le terrain connexe de la métaphysique. » C’était la faute, paraît-il, au Conseil supérieur : M. Gillotin lui reprochait d’avoir introduit une morale spiritualiste : « Car qui garantit que demain le spiritualisme aura la majorité dans l’enseignement universitaire ?… Si l’on accorde à tel instituteur le droit d’enseigner le spiritualisme ancien de M. Jules Simon ou le spiritualisme de M. Vacherot, pourquoi interdirait-on à tel autre de prêcher la morale matérialiste d’André Lefèvre et de Letourneau ? Laisser le corps enseignant dans l’indécision, c’est le condamner au scepticisme, et, du même coup, au nihilisme moral. Nous en sommes là ; il faut sortir de cette impasse. On nous recommande la vieille morale de nos pères. Comme si cette morale était unique, invariable, identiquement la même du moyen âge aux temps actuels !… Voltaire a beau parler de la morale éternelle, nous savons tous que ce n’est là qu’une métaphore. » De çà, de là, M. Gillotin cherchait Les fondemens de sa morale, et nulle part il ne les trouvait. Ses conclusions étaient découragées : « Peut-être l’État, disait-il, n’est-il pas en situation d’enseigner une morale complète, mais seulement une morale scientifique et hypothétique, c’est-à-dire une morale qui n’en est pas une, une morale sans principe, sans obligation ni sanction définitive. Dans ce cas, il doit le dire. » Et c’est un aveu que, volontiers peut-être, M. Gillotin eût soufflé à l’État. Mais préoccupé de maintenir, parmi le chaos des systèmes et l’anarchie des tâtonnemens, cette « laïcité » qui était tout proche de ressembler à une entité sans contenu, M. Gillotin expliquait, finalement, qu’il serait « désirable, à l’école primaire, de remplacer le chapitre concernant les devoirs envers Dieu par un bon résumé historique des croyances religieuses régnantes, » et il indiquait aux maîtres, pour les seconder dans cet enseignement, quelques pages de M. Albert Réville. En se mettant à l’école du protestantisme libéral pour s’essayer à un cours rudimentaire de sciences religieuses, l’instituteur se déchargerait de la tâche délicate de prendre parti pour ou contre Dieu.

De l’article de M. Gillotin, combien d’autres, épars dans les publications pédagogiques, pourraient être rapprochés ! Peu de temps après le vote des lois scolaires, dans la Tribune des Instituteurs, Dieu était déjà dénoncé comme un ennemi de l’école neutre : « Nous considérons comme absurdes, stupides, écrivait un maître d’école, les pratiques religieuses des anciens Romains : que penseront de nous, à leur tour, nos descendans au quarantième siècle ? Les phrases de certains livres scolaires : Dieu est sans bornes, Dieu est infini, laissent percer les enseignemens du catholicisme, et la neutralité religieuse à l’école n’est pas aussi facile à observer qu’on le croit communément. » Un collaborateur de l’Union pédagogique française était plus formel encore ; il adhérait avec quelque complaisance à la qualification d’ « écoles sans Dieu, » rentre laquelle protestaient, tantôt par conviction, tantôt par opportunité politique, les hautes autorités officielles de l’enseignement : « Il semble indispensable, disait-il, que la morale soit établie but des principes acceptés de tous. Or, ces principes spiritualistes sont-ils hors de doute ? Non !… Irez-vous dire aux enfans que toute morale est inéluctablement liée à la foi en Dieu et à l’immortalité de l’âme, lorsque peut-être leur père ne croit ni à l’une ni à l’autre ? L’école neutre, c’est l’école sans Dieu, c’est-à-dire expectante en matière religieuse. Elle n’a pas à nier Dieu, mais elle ne l’affirme pas non plus ; c’est le vrai moyen de respecter la conscience de tous. Nous n’en sommes point encore là, mais cela viendra peut-être un jour, lorsque l’on comprendra la liberté. »

La séparation complète de l’école et de Dieu : tel était le programme final. Entre ces deux puissances, le Conseil supérieur avait vainement essayé de négocier un concordat : des voix se levaient, dans l’enseignement primaire, pour en demander la dénonciation et pour réclamer l’émancipation de l’instituteur à l’endroit de la métaphysique comme à l’endroit de la religion.


III

Cependant, dans trente-six mille communes, une question se posait. L’État français avait caressé l’immense ambition de faire enseigner une morale, — et la même apparemment, — dans toutes les écoles du territoire ; et, de cette morale, rien n’était défini, sinon qu’elle devait se distinguer du catéchisme, d’après les philosophes, ou même s’y opposer, d’après les hommes d’État.

Les discours-manifestes par lesquels M. Paul Bert avait inauguré ces réformes ne contenaient rien de positif, rien qui pût orienter l’enseignement nouveau ; il faisait plutôt l’effet d’un avocat général requérant contre la casuistique que d’un ministre de l’Instruction publique investi d’une responsabilité nationale ; il semblait escompter que, sur les ruines de la « morale des Jésuites, » une nouvelle morale s’édifierait d’elle-même ; et, quant à lui, il faisait acte de démolisseur, non de constructeur. Son œuvre de démolition, par surcroit, était systématique jusqu’à l’arbitraire. Il est, par exemple, une doctrine théologique d’après laquelle, en cas d’extrême nécessité, « les biens de la terre sont communs à tous quant à l’usage ; » lorsqu’il y a quelques mois elle reparut, traduite en une autre langue, sur les lèvres d’un magistrat de Château-Thierry, elle fit l’impression d’une courageuse nouveauté et provoqua l’enthousiaste adhésion des partis qui aiment à se qualifier d’avancés ; M. Paul Bert, au Cirque d’hiver, en 1880, devant un auditoire d’amis de l’enseignement laïque, empruntant aux théologiens l’exposé de cette thèse, s’en scandalisait et la faisait siffler. On eût dit qu’il concevait l’Évangile de l’école nouvelle à la façon d’un contre-Évangile. Et c’était assez, certes, pour susciter une agitation, même pour la prolonger ; mais c’était trop peu pour fonder une éthique ; en prenant exactement le contre-pied de la morale confessionnelle, on obtient malaisément un système de morale ; et, pour la bonne volonté des maîtres d’école, les enseignemens de M. Paul Bert étaient une lumière insuffisante. Ce n’est pas tout de s’insurger ; il faut se définir, et la jeune morale s’insurgeait avant d’exister… Ses insurrections ambitieuses n’étaient rien plus que des provocations stériles.

Il fallait qu’elle fût une, que partout elle fût la même : ainsi l’exigeait l’esprit de la loi ; ainsi l’exigeait la philosophie positiviste, dont s’inspiraient beaucoup de nos législateurs, et qui rêvait l’unité de tous les enfans du peuple sous l’hégémonie d’une même doctrine laïque et d’une même morale laïque[2]. Ces exigences étaient déçues : là où l’on avait espéré l’unité, on ne trouvait que le chaos. Dans certaines écoles, on se taisait sur Dieu ; dans quelques autres, on parlait de Dieu à propos de la morale, mais d’une façon tout épisodique ; dans d’autres encore, qui se faisaient rares, on continuait de parler de morale au nom de Dieu. Cette incorrigible variété, qui donnait aux groupes de droite et de gauche le droit d’être alternativement mécontens, était d’autant plus grave, qu’elle apparaissait comme le symbole d’une irréductible antinomie. D’une part, au nom du positivisme, et pour éviter qu’il y eût deux Frances, on souhaitait entre les maîtres, et partant entre les écoliers, une stricte uniformité d’esprit, de tendances, de programme, nous allions dire de conscience ; et, d’autre part, on affichait en lettres éclatantes les termes séducteurs d’émancipation et de liberté. Si les champions du vœu Pochon croient aujourd’hui rétablir l’unité de l’âme française en imposant à tous les jeunes gens la rhétorique et la philosophie universitaires, ils doivent, pour être logiques, rétablir l’unité de l’enseignement philosophique ; mais nos professeurs actuels de philosophie accepteraient-ils d’enseigner l’antique déisme s’ils sont Kantiens, ou le positivisme s’ils sont déistes ? Assurément non. Il eût suffi, il y a vingt ans, de tenir en estime l’intelligence des instituteurs et de leur reconnaître le droit à une pensée originale, le droit à des convictions, pour comprendre qu’en voulant faire de ces jeunes gens, tout ensemble, les fidèles et les pasteurs d’une morale uniforme, enseignée sur tout le territoire, on soumettait, parmi eux, les esprits indépendans à une contrainte presque aussi gênante, qu’au temps où ils étaient associés, légalement, à l’enseignement du catéchisme. Lorsqu’en 1886, dans le Bulletin municipal de la Ville de Paris, M. Alphonse Humbert écrivait qu’il existe une foule de morales particulières et alléguait cette variété même pour rejeter l’enseignement de la morale à l’école primaire, il parlait peut-être en ami de la vraie liberté.

Mais rien ne pouvait empêcher l’État de poursuivre l’expérience : l’État maintint, entre les mains de ses instituteurs, le sceptre d’une prétendue royauté morale ; ceux d’entre eux qui, sans esprit de zèle obséquieux, ne songeaient qu’à bien faire leur besogne, ne laissèrent point de le trouver pesant. On en eut une preuve, qui fit du bruit, dans le rapport de M. Lichtenberger, en 1889. Des Landes et de la Creuse, de l’Yonne et de l’Indre, on écrivait au doyen de la Faculté de théologie protestante que la foi et la conviction manquaient aux maîtres d’école, et qu’ils exerçaient sans enthousiasme ni plaisir le sacerdoce de professeurs de morale. On constatait à La Flèche que « les vieux maîtres étaient excellens, » et que « les jeunes, plus savans, exerçaient une action moindre ; » ailleurs, que les institutrices réussissaient mieux que les instituteurs ; et l’on ne pouvait se défendre de quelque dépit en constatant que ces humbles pédagogues avaient, comme docteurs de morale, une action d’autant plus efficace qu’ils avaient eux-mêmes vécu, grâce à leur âge ou grâce à leur sexe, dans un plus long et plus assidu contact avec l’autre morale, la vieille, celle qu’on s’était piqué de supplanter.

Les tâtonnemens étaient innombrables ; et la préoccupation constante, unanime, de remplacer l’enseignement confessionnel ne suffisait point à guider et à grouper les bonnes volontés. À Périgueux, à Bourganeuf, on souhaitait, conformément au vœu qu’émettait, en 1889 même, le convent maçonnique, un catéchisme de morale, par demandes et par réponses, analogue à ceux du clergé, dont « la longue domination montre quel procédé il faut employer ; » ailleurs, au contraire, on soutenait que la vie même de l’instituteur pouvait et devait être une leçon de morale, et que cela suffisait. « Dans 60 écoles pour 100 de ma circonscription, disait l’inspecteur primaire d’Angoulême, l’enseignement moral est presque nul. » Et, de Lons-le-Saunier, l’écho répondait : « Les leçons sont généralement de pâles contrefaçons des prônes du curé : c’est ou grotesque, déclamatoire et creux, ou banal, vague et embarrassé. »

Le rapport de M. Lichtenberger était emprunté à des documens d’origine semi-officielle, rédigés, en général, soit par les inspecteurs primaires, soit à leur instigation : c’était, à proprement parler, la hiérarchie elle-même qui confiait à l’enquêteur, non sans les atténuer par motif de convenance politique, les incertitudes et les désappointemens des instituteurs. Peu de temps après, en 1893, dans la Correspondance générale de l’enseignement primaire, un grand débat s’ouvrit sous le titre : L’Ame de l’école, et, de toutes parts, les avis furent requis. « Que mettrons-nous, dans l’enseignement public, à la place de la religion ? » C’est en ces termes que M. Jacques Bonzon formulait la question : on avouait ainsi, implicitement, que la théorie des devoirs envers Dieu pouvait encore, peut-être, figurer dans cet enseignement à titre de détail, mais qu’elle n’y jouerait aucun rôle inspirateur et y demeurerait sans portée. Au problème ainsi posé les réponses furent infiniment diverses.

« La religion de l’école, écrivait un instituteur, c’est celle de l’honneur et du devoir. » Un inspecteur primaire intervenait et préférait que ce fût « l’amour ou le respect de la famille. » Une directrice d’enseignement proposait « la religion de l’humanité, fondée sur la croyance en l’Être suprême et à l’immortalité de l’âme ; » une autre voulait que la « conviction de la valeur de l’être humain » imprégnât l’enseignement primaire tout entier. « L’âme qu’il faut à l’école, écrivaient un professeur de la Haute-Vienne et un instituteur de la Corrèze, c’est un maître convaincu de la grandeur de sa tâche… » Un correspondant recommandait le culte du vrai, du beau et du bien ; un autre le patriotisme ; un troisième réclamait « la religion indépendante, dominant les religions révélées, » et abritait ce rêve derrière les désirs de M. Jules Ferry ; et, tandis que M. Léon Bourgeois croyait peut-être trancher la question en se prononçant pour » la religion de l’amour de l’humanité, » M. Steeg se hasardait à parler « du Dieu caché au fond des Ames et qui se révèle par la loi morale. » M. Auguste Sabatier, surtout, tint des propos que beaucoup de lecteurs jugèrent alarmans : professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris, il étudia les moyens de « faire rentrer la religion dans l’école sans remettre l’école sous la tyrannie d’une église particulière, » de « laïciser » la religion, comme il disait ; et volontiers il eût accepté la récitation du Pater à l’école. Ces concessions à l’idée religieuse furent vivement discutées. « La récitation du Pater, écrivait un instituteur-adjoint, serait un pas en arrière ; il faut exhorter les enfans à se recueillir dans le secret de la conscience. » — « Pour belles que soient ces conceptions, objectait un autre, elles n’en sont pas moins des hypothèses, non des certitudes. » Une dame du personnel enseignant constatait avec raison que la solution de M. Sabatier n’était autre que le protestantisme ; un autre correspondant, faisant écho, reprochait à ce religieux professeur d’introduire une nouvelle théologie et demandait, avec un effroi légitime, si elle se montrerait plus discrète que l’ancienne. Il y eut de tout dans cette consultation : des effusions de religiosité et des protestations d’anticléricalisme, des équivoques volontaires et des élans vers la claire lumière, un épanchement d’idées généreuses et une multiplicité de craintes mesquines ; et tout cela se croisait, se heurtait, se contredisait. Au terme de cette joute épistolaire, l’école n’avait pas encore trouvé son « âme. » Et, comme la politique est plus accessible et plus palpable que la morale, comme il est plus facile de se composer des attitudes que d’élaborer une philosophie, il est permis de croire que beaucoup d’instituteurs — « fermes républicains, » comme on disait à cette époque, — se contentèrent d’emprunter à l’un de leurs collègues de la Corrèze leurs impressions d’ensemble et leurs résolutions finales. « On a vu, écrivait-il, des gens fort peu républicains demander à entrer dans la République, nous savons bien pourquoi ; de même on en voit qui n’ont jamais eu de tendresse pour l’esprit laïque et qui, tout à coup, demandent à rendre l’école laïque plus religieuse ou la religion plus laïque. Veillons, mes amis ; voilà tout ce que j’en veux dire, veillons ! » Cette vigilance devait avoir sans doute pour effet de garantir la République contre « l’esprit nouveau, » que proclamait à cette date, avec un courage sincère, un ministre de l’Instruction publique, M. Eugène Spuller.

Ce n’est pas sans orgueil, néanmoins, que notre presse scolaire rappelle ce confus débat ; et volontiers elle rattache au mouvement d’idées qu’il provoqua parmi les instituteurs les progrès signalés en ces dernières années dans l’enseignement de la morale. Nous avons eu sous les yeux un certain nombre de rapports adressés aux préfets par les inspecteurs d’Académie en 1898 : il paraîtrait que, dans le Lot-et-Garonne, l’Ain, les Basses-Pyrénées, le Cantal, la Corse, la Haute-Loire, l’Ille-et-Vilaine, le Doubs, l’instruction morale laisse moins à désirer. Dans quelle mesure ces appréciations sont-elles inspirées par un optimisme de commande ? C’est ce qu’il est assez difficile de discerner. M. Devinat, directeur de l’École normale d’instituteurs de la Seine, affirmait récemment, dans le journal l’École nouvelle, que » l’enseignement moral a trouvé sa forme et donné son profit dans la grande majorité des écoles de France ; » mais il avouait, à l’encontre, que beaucoup d’inspecteurs et d’instituteurs ne partagent point cette opinion. Il y aurait dans notre personnel scolaire, au dire de M. Devinat, deux grandes catégories de découragés : les uns racontent, en un assez piquant langage, que « la leçon de morale est bâillée par celui qui la donne et par ceux qui la reçoivent, » et les autres soutiennent qu’ « elle fait plus de mal que de bien. » On continue pourtant, avec un zèle digne d’un plus prompt succès, à esquisser des règles de tactique pour la conquête morale de l’enfance française : et la variété même de ces règles, proposées de toutes parts aux instituteurs, est plutôt décourageante. M. l’inspecteur général Evellin voudrait qu’ils fissent appel à l’émotion esthétique ; M. l’inspecteur d’Académie de l’Eure énumère les sentimens qu’il faut cultiver dans l’âme de l’enfant : aspiration vers le bien, attachement à ses intérêts, désir de jouissances, capacité de dévouement, et ne redoute pas de citer La Fontaine parmi les auteurs qu’il faut faire lire pour aider à cette culture ; inversement, les inspecteurs de Pau et de Marseille déplorent « les tendances à justifier l’accomplissement du devoir par toutes sortes de raisons qui ne sont que des maximes égoïstes ; » quant à leur collègue de la Charente-Inférieure, il explique que le devoir se justifie lui-même et n’a nul besoin d’être fondé sur des croyances métaphysiques. Avec un gros livre intitulé : Avant d’entrer dans la vie : aux instituteurs et institutrices, conseils et directions pratiques, M. Jules Payot, inspecteur d’Académie dans La Marne, intervient à son tour ; et il propose à nos maîtres d’école tout un programme d’enseignement et tout un programme de vie. À l’avènement de leur jeunesse, il souhaite et salue la « crise religieuse », qui les détache des religions confessionnelles et les exalte vers la « religion vraiment universelle, acceptable pour tous les esprits pensans ; » leur foi, ainsi « épurée, » débarrassée « de l’entrave et des limitations des dogmes, » trouvera, paraît-il, sa pleine satisfaction dans un certain évolutionnisme idéaliste que M. Payot substitue au vieux spiritualisme ; quant au devoir, ils « s’en enchanteront » comme d’une « haute probabilité » et se mettront en mesure de l’enseigner aux écoliers en leur disant qu’il faut « opter entre l’animalité et la nature humaine. » Nous voilà bien loin, singulièrement loin, des antiques conceptions spiritualistes auxquelles le Conseil supérieur avait fait une place dans les programmes ; ces programmes subsistent, mais à l’état de lettre morte ; et la philosophie de M. Jules Payot, qui les applique, doit assurément agréer assez peu aux métaphysiciens qui jadis les élaborèrent.

Mais, tandis que les philosophes entre-choquent leurs systèmes, et tandis que les inspecteurs entre-heurtent leurs circulaires, la France vit et la France doit vivre ; et, sous la prise tâtonnante de ces systèmes et de ces circulaires, l’enfance française attend la morale promise. Il est temps de se rappeler enfin que c’est l’âme du pays qui est en jeu. Statisticiens et sociologues regardent et s’inquiètent, dressent le tableau de la criminalité enfantine, font le lugubre total des suicides d’enfans, et cherchent le remède. On se souvient du retentissant article qu’écrivit ici même M. Alfred Fouillée[3]. Tantôt par profession, tantôt par dévouement, un certain nombre d’observateurs ont acquis une connaissance spéciale de la jeunesse coupable ou délaissée : ils s’appellent M. Adolphe Guillot, M. Rollet, M. Georges Bonjean, Mlle Bogelot ; leur avis est unanime ; ils estiment tous que la mission morale et sociale de l’éducateur rencontre dans l’idée religieuse un concours dont il est imprudent de se priver. « Là où, par suite de dissentimens quelconques ou de malentendus, les passions excitent les familles et les enfans contre le respect du sentiment religieux, elles font œuvre antisociale ; » le mot vient d’être dit par M. Levasseur, dans son long rapport sur l’Enseignement primaire dans les pays civilisés.

Et voici que peu à peu, chez les pédagogues à qui il ne suffit point d’être des hommes de parti, un doute s’insurge : ce doute les torture, les paralyse. Vainement essayent-ils de se rassurer, comme le fait en public M. Ferdinand Buisson, en constatant que les progrès de la criminalité enfantine sont un fait général et en concluant que ce phénomène est indépendant des nouveautés scolaires. Une remarque subsiste, inattaquable : c’est que ces nouveautés ont été impuissantes, non point seulement à diminuer les totaux des statistiques criminelles, mais même à en empêcher l’accroissement.

En 1887, au Congrès des instituteurs, réuni à Paris, un président du Conseil municipal disait à nos maîtres d’école : « Vous exercez un superbe sacerdoce. Votre modestie ne vous empêche pas de vous dresser fièrement, avec l’assurance d’être vraiment utiles, contre toutes les superstitions, contre tous les mystères, contre tous les dogmes surannés, condamnés par la science et le progrès, mais toujours puissans. » De nombreux maîtres entendirent ce langage : sacrés prêtres, ils regagnèrent leurs écoles « neutres, » çà et là dans le pays ; ils se dressèrent fièrement… Et peu d’années après, leur « assurance d’être vraiment utiles » expirait en une déception ; l’anxiété des sociologues commençait d’humilier leur naïve fierté. De l’humiliation au découragement, du découragement à l’aigreur, la pente est rapide et fatale. Et, dans les rapports départementaux de 1898, certains indices semblent dénoter que le maître d’école est sur cette pente. L’inspecteur du Cantal nous apprend que les jeunes instituteurs ont tendance à se plaindre, à se croire sacrifiés ; celui des Hautes-Alpes déplore que la fréquentation des écoles primaires laisse de plus en plus à désirer, et il ajoute que la plupart des maîtres en prennent aisément leur parti et ne font rien pour améliorer la situation ; et celui de l’Aisne, enfin, tout en déclarant qu’il ne faut pas « marquer trop de défiance en l’avenir, » écrit sans ambages : « Nous ne sommes plus au temps des interminables listes d’aspirans et d’aspirantes, où l’on pouvait choisir pour les écoles normales une élite intellectuelle et morale ; l’époque aussi est passée du futur normalien qui se considérait, dès avant le concours, comme investi déjà de la grave fonction d’éducateur public. » Parmi les optimistes allégresses où certaines autorités officielles essayent de s’attarder, ces constatations résonnent comme de fausses notes ; mais les fausses notes sont parfois les vraies.


IV

Il est une panacée qui aidera l’instituteur à se consoler de ses déceptions de moraliste ; cette panacée, c’est la politique ; on la lui propose, on la lui impose. Il est le « pionnier de la République, » c’est M. Buisson qui l’a dit ; il en est même le « levier, » le mot est de M. Steeg. Tout en le mettant en garde contre les meneurs politiques, M. Payot écrit que, pour l’instituteur, « le rôle d’éducateur se confond avec le rôle républicain, » et, lorsqu’il dirigeait les maîtres d’école de l’Ardèche, il écrivait au préfet et au conseil général : « Ce qui fait la force de l’instituteur laïque, dans ce pays si troublé, c’est qu’il représente la plus haute conquête de la Révolution. » L’inspecteur d’Académie de l’Aude, dans un rapport officiel, déclare que les instituteurs, « éducateurs des fils après l’avoir été des pères, doivent rattacher au gouvernement de la République les pères par les enfans, les enfans par les pères, et créer, selon le mot de Rœderer, une sorte de paternité publique. » Jetant un défi, il y a peu de mois, aux adversaires politiques contre lesquels ils avaient conduit la lutte électorale, les instituteurs des Basses-Alpes, réunis en un « banquet fraternel, » applaudissaient à ces paroles de l’un d’entre eux : « Nous représentons un régime qu’ils abhorrent, bien que le Christ fût républicain ! » Et, par-dessus ces voix d’inspecteurs généraux, d’inspecteurs d’Académie, d’instituteurs, plane, en sa majesté métaphorique et bizarre, une phrase fameuse de M. Combes, ministre de l’Instruction publique, aux maîtres d’école de la Seine : « Vous aurez bien mérité de la République, de la patrie, si vous parvenez à nous faire une génération coulée dans un moule qui porte, sur ses bords, la noble image de la République. »

Nature énergique et franche, qui ne comprend rien ou presque rien aux déclarations quintessenciées des philosophes, le jeune homme sorti de l’école normale primaire se sent singulièrement plus à l’aise lorsqu’on lui demande de fabriquer des « âmes républicaines » ou des bulletins de vote républicains, que lorsqu’on l’érigé en maître de morale. Au moins, dans cette besogne politique, la neutralité n’a-t-elle pas besoin d’être rigoureusement observée : son devoir, sa raison d’être, sont, au contraire, de n’être point neutre. « L’instituteur, écrit M. Payot, doit, qu’il le veuille ou non, prendre parti dans les grandes questions essentielles qui divisent la société contemporaine, c’est-à-dire dans les questions religieuses, politiques et sociales. Vivant au milieu des parens de ses élèves, il ne pourra se réfugier dans la neutralité, qui n’est possible qu’aux intelligences et aux activités nulles. » Voilà qui est conforme aux dispositions du jeune maître d’école, et voilà qui est conforme à la vérité. Adieu donc, lentement, à cet enseignement moral dont personne ne lui sait gré, ni les familles, qui, à une quasi-unanimité, réclament pour les enfans les préceptes d’une église, ni les préfets, qui attendent de l’instituteur une besogne d’un autre genre. C’est à cette besogne-ci que de plus en plus on s’adonnera : les statistiques électorales la justifient et la récompensent. M. Pavot, pourtant, s’effraie, tout le premier, des habitudes d’esprit auxquelles, peu à peu, cèdent les maîtres d’école, et de la promptitude qu’ils mettent à faire intervenir auprès de leurs chefs, en faveur de leur propre « avancement, » des recommandations de politiciens ; il vient de lancer un cri d’alarme, très hardi, très généreux, aux instituteurs de la Marne ; mais comment se commettre avec la politique sans toucher tôt ou tard à l’écueil que dénonce M. Jules Payot ?

On fait beaucoup de bruit, depuis quelques années, autour des œuvres « post-scolaires, » destinées au perfectionnement moral et civique de l’adolescent et de l’adulte ; elles sont le cadre naturel où se déroule l’activité politique de l’instituteur. De ces œuvres, nous ne voulons point médire, et nous croyons d’une extrême délicatesse de les apprécier avec équité. Il y a eu là des miracles de générosité intellectuelle : la haute culture a fait effort pour se mettre au niveau des humbles ; entre les divers étages de l’enseignement public, des communications se sont établies ; on a ébauché des organisations de dévouement, pour la protection morale et la formation civique de l’adolescent ; et sans perdre courage devant l’inefficacité du manuel de morale qui s’enseignait à l’école neutre, plusieurs ont cru qu’il suffisait d’un catéchisme de persévérance, professé d’après les mêmes maximes, pour qu’entre l’école et la caserne les jeunes consciences fussent sauvegardées. M. Édouard Petit, dans plusieurs rapports successifs, et dans son livre récent : Chez les étudians populaires, a marqué les progrès de ces initiatives ; et ces progrès vont s’accentuant. On aimerait à s’arrêter Longuement devant l’esprit de désintéressement et devant l’optimisme presque héroïque dont s’inspirent quelques-uns des coopérateurs de ce mouvement. Mais, exclusivement absorbés par leur sollicitude pour les jeunes âmes sur lesquelles ils espèrent encore avoir prise, ils semblent ignorer souvent le plan d’ensemble, conçu loin d’eux et fort au-dessus d’eux, auquel leur labeur est subordonné ; oublieux ou inconsciens de leur propre mérite, ils semblent méconnaître aussi, que les œuvres post-scolaires ne sont, pour beaucoup de ceux qui s’y prêtent, qu’une occasion de se mettre en relief comme serviteurs d’un parti, parfois même d’une secte ; et ces collaborations loyalement dévouées sont, tout ensemble, prisonnières d’une illusion et dupes d’une politique.

Cette politique est celle de la Ligue de l’Enseignement. « Louis XIV disait : L’État, c’est moi. En république, nous devons dire : L’État, c’est nous. Il faut que chaque jour qui s’éteint emporte avec lui les restes, les débris des croyances mortes. » Ainsi parlait à Cahors, en 1894, le sénateur Jean Macé ; il imposait à l’État, hardiment, les doctrines de la Ligne de l’Enseignement, dont vingt-sept ans auparavant il avait été le fondateur. Il y eut même une heure où la Ligue travailla pour l’iconographie de la République ; un buste de la République, inauguré le 21 janvier 1881 à la loge maçonnique de Saint-Germain, et dont le comité parisien de la Ligue commanda tout de suite quatre modèles différens pour la propagande, portait sur son socle certains détails que le Bulletin de la Ligne décrivait en ces termes : « L’ignorance et la superstition, symbolisées par un moine mitre, sont étranglées par un cordon sur lequel on lit : Ligue de l’Enseignement. Le rideau aux emblèmes maçonniques couvre la partie gauche. Voltaire le soulève et rit aux progrès qu’ont faits ses idées. » M. Jean Macé ne revendiquait, ni pour ses idées ni pour ses images, le mérite de l’originalité créatrice ; trop modeste pour se flatter d’en être l’inventeur, trop influent dans l’État pour avoir rien à cacher, on l’entendit, un jour, au Grand-Orient de France, centre de la maçonnerie française, dire en propres termes de la Ligue de l’Enseignement : « Ici, la fille est chez sa mère. » Lorsqu’il mourut, le Bulletin, fort répandu dans nos écoles normales primaires, compara Macé au Christ, ou peu s’en fallait : « Pauvre clergé ! y lisait-on ; il a beau tonner contre la Ligue de l’Enseignement, contre la franc-maçonnerie, elles lui survivront ; peu nous importent, du reste, les derniers grognemens de la bête expirante. Jésus, écrivait Victor Hugo à un de nos amis, lavait les pieds des pauvres ; le Christ de la religion future doit leur laver l’intelligence, et nous ajouterons : et le cœur. Telle a été l’œuvre de Jean Macé, l’œuvre que continue la Ligue de l’Enseignement. » À côté de la Ligue et participant au même esprit, l’Union démocratique aspire à « favoriser l’évolution des mœurs dans le sens des institutions républicaines, dégagées de tout dogme ; » le Cercle populaire des amis de renseignement laïque a pour but d’ « aider de toutes ses forces l’instituteur à se dégager des préjugés religieux de la première enfance, d’encourager les éducateurs du peuple à résister à ceux qui, par leurs erreurs dogmatiques grossières, faussent le jugement des enfans pour toute la vie ; » l’Union de la Jeunesse républicaine, souhaite « qu’une sorte de prédication laïque ininterrompue rayonne sur tout le territoire et se dresse en face de la chaire de la superstition et du fanatisme, » et qu’on donne des conférences « pour agir sur les femmes, dans lesquelles les éternels adversaires du progrès et de la lumière ont placé leur suprême espoir ; » enfin la Société nationale des conférences populaires, présidée par M. Guérin-Catelain, se propose, sans ambages, d’ « élever une chaire laïque en face de la chaire séculaire du prêtre ; » et, parmi les conférences toutes faites qu’elle adresse aux instituteurs, il en est une, bien significative, intitulée : les Préjugés et le Grand Albert, où l’on flétrit Albert le Grand et le moyen âge, coupables d’avoir « cru que l’obéissance passive, la dévotion, la haine des sciences devaient procurer à l’homme la félicité et la vertu. » Généralement fondées à l’encontre de ces « patronages » confessionnels, dont M. Max Turmann publiait récemment une excellente monographie[4], les œuvres « post-scolaires, » si elles demeurent des œuvres de lutte, perpétueront la scission de la France, qui survit, tenace, aux maximes de tolérance parfois affirmées à la tribune du Parlement.

Or, c’est un fait, grave entre tous, que nos instituteurs s’affilient souvent à ces groupemens sectaires, — et cela à l’instigation même de l’autorité hiérarchique. M. Édouard Petit, inspecteur général des cours d’adultes, incarne la solidarité, apparemment indissoluble, qui attache le ministère de l’Instruction publique à la Ligue de l’Enseignement. « Je suis membre de la Ligue depuis sa fondation, disait à Nantes, en 1894, M. Buisson, alors directeur de l’enseignement primaire ; je lui ai appartenu longtemps avant d’appartenir à la bureaucratie. » Il appuyait ainsi, de son propre exemple, le conseil assez impérieux donné au Congrès de Saint-Nazaire, dès 1892, par l’un des orateurs de la Ligue : « Tous les instituteurs de la Loire-Inférieure, proclamait cet orateur, devraient faire partie de la Ligue de l’Enseignement, et permettez-moi d’ajouter que tous ceux qui n’en font pas partie ne font pas leur devoir. » Il y a quelques mois enfin, au Congrès que la Ligue tenait à Rennes, le directeur actuel de l’enseignement primaire eut à lui porter le salut du cabinet Brisson : « Il est bon, déclara-t-il, qu’il y ait une assemblée libre de ses allures, qui n’ait à compter ni avec les nécessités législatives ni avec les nécessités budgétaires, qui puisse soulever toutes les questions, même celles dont la solution ne pourra venir que dans un avenir très lointain. Ce rôle, c’est la Ligue de l’Enseignement qui s’en est magistralement emparée. Elle est une assemblée quelque peu révolutionnaire ; mais l’administration n’a pas peur d’elle, parce qu’elle sent en elle une amie et une alliée. C’est un plaisir pour un administrateur d’entendre dire tout haut, par les orateurs de la Ligue, ce que souvent il pense tout bas, mais ce qu’il n’a pas la permission de dire. Ce plaisir, je l’ai très vivement éprouvé depuis deux jours, et, sur une ou deux questions, je me disais en moi-même que, si j’avais le droit de parler, je serais peut-être encore plus révolutionnaire que les membres de la Ligue. En tout cas, le précieux avantage de ce commerce d’amitié et de conversations entre la Ligue et l’administration, c’est que nous pouvons voir les idées entrer ainsi dans la circulation, se préciser, se discuter, et calculer le moment, lorsqu’elles auront été bien pesées et examinées, où il sera possible de leur donner la forme d’un décret ou d’un arrêté. » Il y avait là, sur les lèvres du chef officiel des instituteurs de France, comme une ratification discrète des vœux émis au Congrès ; or, parmi ces vœux, figurait le vœu Pochon. La Ligue de l’Enseignement est comme le comité d’initiative où l’État enseignant vient s’instruire.

Si cette société sait emprisonner, dans le réseau de ses maximes intolérantes, les plus hauts fonctionnaires de l’Université, comment espérer que, dans chaque arrondissement, l’instituteur se puisse soustraire à l’influence absorbante du comité local de la Ligue ? Bien loin de s’y soustraire, il s’y livre ; un enthousiasme juvénile, un dévouement parfois sans bornes, des espérances qui commandent le respect lors même qu’on ne les partage point, entraînaient cet instituteur à travailler gratuitement, en dehors de ses heures de classe, à l’éducation des adultes ; et son labeur, en fait, est usurpé par un parti politique. Le seul nom de M. Léon Bourgeois, longtemps président de la Ligue, définit ce parti ; et le Bulletin de la Ligue, en 1896, citait avec joie ces lignes d’un journal radical : « Tous les membres de la Ligue de l’Enseignement se sont liés avec le cabinet Bourgeois, bien armé, désormais, contre les attaques des réactionnaires et des cléricaux, des aventuriers, des cafards et des Basiles qui jappent à ses chausses. » Le Parlement renversa ce cabinet ; mais la Ligue conserve à M. Bourgeois une fidélité posthume, et les instituteurs avec elle. Entreprises sous de pareils auspices, les œuvres post-scolaires sont un instrument de conquête radicale ; le socialisme les guette ; et, lorsque le souci de l’éducation morale du peuple détermine les membres modérés du Parlement à voter, sans nulle réserve, des subventions en faveur de ces œuvres, ils travaillent, en fait, à la diffusion d’une éducation politique dont ils seront les premières victimes.

Le Parlement perd notre argent et les instituteurs perdent leur temps, s’ils escomptent que le mouvement post-scolaire, tel que le conçoit et le dirige l’esprit de secte, puisse aboutir à la création d’un fructueux enseignement moral. Les maximes, ou plutôt les haines, où ce mouvement trouve son impulsion, sont déjà jugées par l’expérience : elles ont échoué, lorsqu’elles ont prétendu faire de l’école primaire un foyer d’instruction morale ; elles échoueront, une fois de plus, si elles feignent d’organiser les œuvres post-scolaires en vue d’un pareil objet. Il vaudrait mieux renoncer aux feintes. Dans les chaires nouvelles qui lui sont ouvertes, l’instituteur peut monter avec confiance, s’il y doit parler, soit à mots voilés, soit à visage découvert, comme champion du radicalisme et bientôt du collectivisme : la Ligue de l’Enseignement, qui prend à l’égard de nos ministres successifs des allures de créancière, est assez forte peut-être pour faire supporter cette attitude, même par les cabinets qu’elle combattrait. Mais si l’instituteur qui concourt aux œuvres post-scolaires y prétend exercer une action morale, il faut qu’il les arrache, avec une loyale violence, au joug des groupemens qui souvent les ont fondées et qui presque toujours les confisquent. Sinon, il s’expose à une déception de plus, et cette déception sera méritée. Après l’école comme à l’école, transformer l’enseignement moral en un engin de guerre, c’est faire injure, tout à la fois, aux hommes qui manient cet engin, et à la morale elle-même.


  1. Voir Jean Brunhes, Michelet, Paris, Perrin, 1898.
  2. Il faut lire le livre si pénétrant de M. Thamin : Éducation et positivisme (Paris, Alcan, 1892. pour avoir l’intelligence des conceptions positivistes qui sont à l’origine des lois scolaires.
  3. Voir la Revue du 15 janvier 1897.
  4. Au sortir de l’école, 2e édit. Paris, Lecoffre, 1898.