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L’Institution nationale des sourds-muets de Paris

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L’Institution nationale des sourds-muets de Paris
F. Deltour

Revue des Deux Mondes tome 111, 1892


L'INSTITUTION NATIONALE
DES
SOURDS-MUETS DE PARIS

La Revue a déjà publié, à la date du 1er avril 1873, sur l’Institution nationale des sourds-muets, une très intéressante étude de l’éloquent historien des institutions de bienfaisance, notre camarade et ami M. Maxime Du Camp. Est-il utile de revenir sur ce sujet ? Nous le croyons ; car, depuis dix-neuf ans, la méthode d’enseignement des sourds-muets a été complètement transformée, et l’articulation a décidément remplacé la mimique. D’autres progrès considérables ont été accomplis : l’institution n’est plus, comme M. Du Camp le constatait avec regret, une sorte d’hospice, un lieu de refuge destiné à recueillir des enfans infirmes ; c’est une véritable maison d’éducation intellectuelle, professionnelle, morale ; il en sort chaque année des jeunes gens rendus au rôle et à la dignité de l’homme, capables d’échanger des relations avec leurs semblables et de se faire une place utile dans cette société, dont leur double infirmité semblait les avoir à jamais exclus.

D’autres progrès ont accompagné cette merveilleuse transformation. Que d’améliorations dans le régime intérieur, dans les moyens d’instruction, dans l’hygiène ! Que de vœux exprimés par M. Du Camp et qu’il se réjouirait de voir aujourd’hui réalisés ! Il souhaitait aussi un meilleur recrutement des professeurs, une rémunération moins humble pour ces hommes dont la tâche demande tant de dévoûment, tant de patiente bonté, tant d’amour de la jeunesse. Il verrait que ses conseils ont été écoutés et qu’il y a aujourd’hui moins de disproportion qu’en 1873 entre les services rendus et le salaire de ces services. Il verrait encore que la physionomie de la maison et des enfans a changé. Tout lui paraissait triste et morne ; il sortait de là le cœur serré ; aujourd’hui, il quitterait, comme nous, les élèves et l’institution attendri, charmé, plein de reconnaissance pour les hommes de bien, directeur, censeur, professeurs, aumônier, médecins, qu’il aurait vus à l’œuvre et consolés, au milieu des misères de notre temps, par le spectacle de ces belles œuvres et des miracles qu’opèrent l’humanité, la bonté, l’amour de l’homme et de Dieu. Les beaux livres de M. Du Camp sur la charité nous en ont donné déjà d’admirables exemples ; l’institution des sourds-muets en fournit de non moins touchans.


I

Malgré le changement des méthodes, l’apôtre des sourds-muets a été et restera toujours l’abbé de l’Épée, qui a sa place à côté de ces grands bienfaiteurs de l’humanité : saint Vincent de Paul, J.-B. de la Salle, l’instituteur des enfans pauvres ; Wilberforce, l’émancipateur des nègres ; Valentin Haüy, l’éducateur des aveugles. La vie de l’abbé de l’Épée a été retracée avec étendue par M. Du Camp. Il regrettait qu’une statue du saint prêtre ne s’élevât pas dans la cour d’honneur de l’institution. Son vœu a été entendu : aujourd’hui, en entrant, à côté de l’orme célèbre planté, dit-on, par la main de Sully, et dont les cinquante mètres dominent tout Paris, il trouverait une belle statue en bronze, œuvre d’un sourd-muet, Félix Martin. L’abbé de l’Épée y est représenté debout, tenant de sa main gauche la page d’un manuscrit sur lequel est tracé en gros caractères le mot Dieu ; sa main droite montre ce mot à un enfant dont les yeux sont fixés sur le livre ; il le lui enseigne en dactylologie. Partout, d’ailleurs, dans la maison, on rencontre son portrait, son buste, des tableaux qui représentent quelques nobles traits de sa vie ou la scène touchante de sa mort.

Mais, si l’on conserve pieusement, à l’institution des sourds-muets, le souvenir et le culte de l’abbé de l’Épée, on a, nous l’avons dit, abandonné sa méthode. Dès l’année 1880, tous les élèves nouveaux ont été soumis à l’enseignement oral ; les autres ont dû, nécessairement, continuer comme ils avaient commencé ; à leur départ, en août 1887, ce qui restait encore d’enseignement mimique a disparu de l’institution. Le saint prêtre ne s’en plaindrait pas : revenu à la vie, il applaudirait le premier à cette transformation, lui dont on cite les paroles suivantes : « Les sourds-muets ne seront vraiment rendus à la société qu’au jour où ils pourront s’exprimer par la parole et lire sur les lèvres d’autrui. »

Pourquoi donc avait-il adopté l’enseignement par signes conventionnels ? Pourquoi n’avait-il pas travaillé à réaliser ce mot d’un autre éducateur des sourds-muets, son contemporain Rodrigues Pereire : « Désormais, il n’y aura plus de sourds-muets, il y aura des sourds parlans. » C’est que l’abbé de l’Épée ne pouvait faire ce qu’a fait Pereire. La tâche de celui-ci s’est bornée à instruire successivement une douzaine d’enfans riches, qu’il suivait isolément, à chacun desquels il a pu donner tout son temps ; l’abbé de l’Épée, au contraire, sans autres ressources que son zèle et les secours de la charité publique, s’est consacré tout entier aux enfans des pauvres, qui bientôt affluèrent autour de lui. Il en eut d’abord soixante-quinze, qu’il distribua dans quatre grands pensionnats et qu’il faisait venir, pour leur donner des leçons, dans son modeste logement de la rue des Moulins. Plus tard, quand le roi Louis XVI eut pris sous sa protection cette généreuse entreprise (1778), et que le pensionnat eut été installé par un décret (1785) dans l’ancien couvent des Célestins, au Marais, l’abbé de l’Épée était seul ou presque seul pour élever cette population nombreuse, composée en majorité d’enfans infirmes et misérables. Or la méthode orale, dont Pereire ne voulait d’ailleurs livrer le secret qu’à prix d’argent, demande des soins, sinon individuels, du moins distribués à un très petit groupe d’enfans ; il faut des maîtres nombreux et préparés à cette tâche. Ce que l’État fait aujourd’hui avec ses larges ressources, le pauvre prêtre ne pouvait le faire ; il n’avait le moyen ni de recruter les professeurs, ni de les former, ni de payer leurs services. La méthode dactylologique lui permettait d’instruire à la fois un grand nombre d’enfans ; elle lui permettait de choisir parmi les sourds-muets des élèves d’élite, de constituer avec eux comme un séminaire destiné à lui donner des auxiliaires, des collègues, des successeurs. En 1887, l’institution des sourds-muets de Paris comptait encore parmi ses maîtres les plus distingués des sourds-muets qui d’abord y avaient été élèves.

Voilà comment la méthode mimique a été établie par l’abbé de l’Épée, comment, à sa mort, le 23 décembre 1789, elle avait pris racine ; comment elle fut continuée après lui par un autre homme de bien, l’abbé Sicard ; comment, depuis 1794, époque où le pensionnat fut transféré dans son domicile actuel, l’ancien séminaire Saint-Magloire, rue Saint-Jacques, la tradition, l’habitude, l’esprit de routine dont les corps enseignans ont tant de peine à se garder, maintinrent jusqu’à ces dernières années un mode d’enseignement qui, nous l’avons dit, a été condamné dans l’institution de Paris en 1880. Cette année-là même, le célèbre congrès de Milan répudiait le langage des signes avec ce cri : « Vive la parole ! » et aujourd’hui il est abandonné sur presque tous les points de la terre.

Sans doute, l’abbé de l’Épée avait fait beaucoup de bien ; car ces malheureux enfans, complètement séparés du reste du monde, n’étaient plus du moins isolés de leurs compagnons d’infortune. Ils apprenaient, par des signes convenus, à converser entre eux ; ils apprenaient à lire, à écrire, et ils pouvaient ainsi recevoir des notions de grammaire, d’histoire, de géographie ; ils pouvaient aussi, ce qui était l’objet principal de l’abbé de l’Épée, s’élever aux notions morales, concevoir l’idée de Dieu et ouvrir leur âme aux sentimens et aux croyances de la religion. Mais, une fois sortis de l’école, dans quel isolement ils se trouvaient de nouveau plongés ! Le langage des signes est un mystère pour tous, sauf pour les initiés ; comment se faire comprendre ? comment briser cette barrière qu’ils trouvaient partout devant eux quand ils entraient dans le monde ? Un autre apôtre des sourds-muets, dont l’Italie pleure la perte récente, l’abbé Jules Tarra, directeur de l’École des sourds-muets de Milan, ardent propagateur de la méthode orale, décrit, dans un touchant et instructif petit livre[1], les difficultés de toute sorte auxquelles ils se heurtaient, leurs angoisses, leur douleur, leur découragement ; comment ils abandonnaient même leur langage artificiel, comment ils retombaient souvent dans cet état d’animalité dont l’école avait espéré les affranchir.

Il faut entendre encore, sur ce point, les éloquentes adjurations d’un autre prêtre italien, l’abbé Balestra, dont la trop courte existence a été aussi un apostolat, a pour qui, suivant une belle expression d’un ami des sourds-muets, M. Théophile Denis, la patrie semblait être partout où il y avait des sourds-muets à aimer et à protéger contre l’ignorance. » Tous les pays de l’Europe, la France, l’Espagne, l’Italie, l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche, l’ont vu parler, écrire, combattre pour l’enseignement oral ; il a soutenu la même cause au bout de l’Amérique, à Buenos-Ayres, où il est mort à cinquante-six ans, le 26 octobre 1886. En 1879, il écrivait au ministre de l’intérieur : « Il appartient à la France, et surtout à l’institution nationale de Paris, de compléter une réforme qui sera bientôt, je l’espère, universelle. Je puis même affirmer que la France obtiendra, si elle le veut, des succès plus éclatans qu’aucune autre nation. La langue française, claire, précise, aura un grand avantage sur les langues du nord, et sera même supérieure à la langue italienne dans l’enseignement de la parole. La pause naturelle de la voix du sourd-muet est essentiellement française ; il appuie instinctivement sur la dernière syllabe[2]. » Combien il se serait réjoui s’il avait pu voir, deux ans plus tard, l’enseignement oral exclusivement adopté à Paris, s’il avait pu constater, comme nous l’avons fait, les résultats de cette méthode même sur des enfans qui débutent, en suivre les heureux effets sur des élèves qui y sont soumis depuis quatre, cinq, six et sept années, reconnaître enfin, en conversant avec ceux qui vont partir, que l’articulation, quoi qu’en disent encore quelques personnes, n’est pas un trompe-l’œil et un leurre, que ces sourds-muets lisent réellement la parole sur les lèvres, qu’ils la comprennent sans l’entendre, qu’ils y répondent avec sûreté et qu’ils ont dans leur esprit et sur leur langue un assez riche répertoire de mots et de phrases pour suffire à toutes les relations nécessaires de la vie sociale !

Ainsi le sourd-muet, selon l’expression de l’abbé Tarra, « a été tiré de son silence. » Sans doute, il ne faut pas s’attendre à ce que son langage soit coulant, facile, agréable ; les sons qu’il fait sortir de son gosier ont quelque chose de rauque qui blesse notre oreille. Un des plus habiles professeurs de la maison, M. Dupont, l’a dit dans un beau discours de distribution de prix[3] : « Ils resteront, de par la dure loi de leur naissance, des invalides de la parole… Leur langage sera plus ou moins correct, suivant leur intelligence, dont les organes ont pu être lésés en même temps que l’appareil auditif, suivant leurs aptitudes et suivant leur degré d’instruction. Pour les comprendre, il faudra parfois de la complaisance ; il faudra les deviner un peu, et pour cela le mieux sera de les écouter avec son cœur. » — « Mais, ajoute-t-il, notre mission sera remplie du jour où nous leur aurons donné à tous, même aux plus sourds, un langage intelligible qui leur permette d’entrer en relations avec la société… Vous leur serez indulgens, si vous songez qu’il suffit, dans leurs discours, d’un mot mal prononcé, d’une syllabe mal articulée, d’un son omis ou déplacé pour dérouter notre oreille ; vous leur serez indulgens, si vous songez à tout ce qu’il leur a fallu faire d’efforts pour vous donner la joie de les entendre. »

Ce n’est pas assez, d’ailleurs, de cette indulgence bien facile et bien douce, qui les enhardit et les rassure autant que la moquerie les blesserait et « fermerait des lèvres qu’on a eu tant de peine à ouvrir. « Il faut encore savoir se faire comprendre d’eux ; et, sur ce point, nous transcrivons les excellentes recommandations de M. Dupont : « N’oubliez pas que toute l’attention de leurs yeux devra être attachée aux mouvemens de vos lèvres pour y saisir l’expression de votre pensée. Ayez soin de vous placer en face d’eux, et de telle sorte que votre visage ne soit pas dans l’ombre. Tous les gestes, tous les mouvemens des bras ou du corps que vous feriez en leur parlant auraient pour résultat de distraire leur regard, de diviser leur attention, de les empêcher de recueillir vos paroles. Imitez donc l’immobilité du maître s’adressant à ses élèves ; et, comme lui, exprimez-vous lentement, sans découper les mots en syllabes, distinctement, sans en exagérer la prononciation. »

Le triomphe de la méthode nouvelle est donc définitif ; il est justifié par des résultats certains, incontestables. Le miracle de l’Évangile est accompli ; « les muets parlent, les sourds entendent, » ou du moins comprennent. Il n’en est pas ainsi encore pour tous les malheureux qu’a frappés en naissant cette terrible infirmité. La France compte 30,000 sourds-muets. La plupart de ceux qui sont arrivés à l’âge mûr ou à la vieillesse n’ont pas reçu le bienfait d’une instruction, même imparfaite ; ou bien ils ont été formés par la méthode des signes, qui, dans mille circonstances de la vie, leur est d’un faible secours. Mais, depuis une quinzaine d’années, les progrès sont sensibles. D’après une statistique récente, il existe chez nous trois institutions nationales de sourds-muets : celle de Paris, exclusivement destinée aux garçons ; celle de Bordeaux, réservée aux filles ; et celle de Chambéry, qui nous a été léguée après l’annexion, et qui contient une soixantaine de garçons et une trentaine de filles. En outre, sur toute la surface de notre pays, sont répandues soixante-sept institutions départementales ou privées, dont quarante-six sont dirigées par des frères ou des religieuses. Quatre ont conservé l’ancienne méthode : l’institution Dubois, à Paris, qui, en 1886, ne comptait que 4 élèves ; l’école de M. Forestier, à Lyon, fondée en 1824 par un sourd-muet, et dont la population était, il y a quatre ans, de 64 élèves (33 garçons et 31 filles) ; l’école de Saint-Laurent ès Royans (Drôme), comprenant 36 garçons et 54 filles ; enfin, celle d’Oloron (Basses-Pyrénées), réduite à 6 élèves. Cela fait un total de 164 enfans. Partout ailleurs, si la méthode ancienne a été conservée pour ceux qui ont débuté avec elle, les nouveaux-venus sont exclusivement soumis à la méthode orale pure. D’après la statistique de 1886, le total est de 3,397 enfans. Il faut joindre à ce chiffre celui de 194 élèves instruits à Paris ou hors Paris dans certaines écoles primaires[4] qui soumettent à un enseignement simultané des élèves entendans et des sourds-muets. C’est la méthode phono-mimique, ou méthode Grosselin, ainsi appelée du nom de son inventeur. Les résultats en sont très contestés. On nous assure que, depuis quatre ans, il y a eu un nouveau progrès dans la population des écoles de sourds-muets, et que le total général s’élève aujourd’hui à plus de 3,800.

D’après ces calculs, on pourrait affirmer que la presque totalité des enfans sourds-muets en âge de scolarité bénéficie de l’instruction qui leur est offerte. Mais, en réalité, comme il arrive pour les écoles ordinaires, le chiffre des inscrits dépasse légèrement celui des élèves prenant une part régulière à l’enseignement. Quoi qu’il en soit, ces résultats sont consolans et donnent beaucoup d’espoir pour l’avenir. Bientôt ceux-là seuls, parmi les sourds-muets, resteront en dehors de la société qu’une lésion du cerveau, compagne, hélas ! trop fréquente des deux autres infirmités, a presque complètement privés de l’intelligence.

Après ces renseignemens généraux, nous avons à exposer la marche de l’enseignement dans la grande institution de Paris, que nous avons visitée plus d’une fois, et à montrer par quelle sage progression, par quels miracles de patiente bonté ces enfans, qui arrivent dans un état voisin de l’animal, sortent de l’école transformés en hommes.


II

Les programmes d’admission à l’institution nationale de Paris fixent, comme minimum d’âge, neuf ans ; comme maximum, douze ans. Aujourd’hui, des juges compétens pensent que des enfans de six à sept ans seraient déjà assez capables d’application poursuivre avec fruit les exercices de provocation de la voix et l’enseignement des divers sons. L’excellent et habile directeur, M. Javal, aimerait à créer ainsi une école enfantine. Mais l’internat ne convient pas à un âge si tendre ; il faudrait que cette petite classe fût composée de demi-pensionnaires et d’externes surveillés. Quant au maximum d’âge, il ne serait pas possible de l’étendre : à treize ou quatorze ans, les organes de la voix et de la respiration ne seraient plus assez flexibles pour se plier à l’exécution des mouvemens requis, et on trouverait encore un obstacle dans la modification que subit le larynx au moment de la puberté.

Quant aux conditions physiques de l’admission, un certificat de médecin, en constatant l’infirmité de surdi-mutisme, doit constater en même temps le bon état de santé générale de l’enfant. Il faut que les yeux soient sains, car leur rôle sera prédominant : ils doivent tenir lieu de l’ouïe. Un rachitisme complet, la gale, le goitre, sont aussi des cas de non-admission. D’ordinaire, ces affections sont accompagnées de l’idiotisme ; or, l’enseignement s’adresse à des êtres capables de le recevoir : l’aptitude intellectuelle doit donc aussi être attestée par le médecin. D’ailleurs, d’après le règlement de la maison, l’admission n’est définitive qu’après que l’aptitude de l’enfant a été reconnue à l’institution même par une commission spéciale.

Même parmi les admis, il en est, comme dans toute maison d’éducation, qui sont physiquement très inférieurs à leurs camarades, et dont les maîtres ne parviennent pas à développer les facultés. Ceux-là sont versés dans des sections spéciales ; ils reçoivent un enseignement plus à leur portée, mais toujours par la parole et la lecture sur les lèvres. Ils forment à peu près le quart de la population totale.

La limite d’âge, pour la sortie de l’institution, est vingt et un ans. Naguère encore, le programme des études comprenait sept années ; on a reconnu qu’une huitième est nécessaire, et elle entre aujourd’hui dans le programme de l’institution. Les jeunes gens qui ont achevé à dix-huit ou à dix-neuf ans leur cours d’études, peuvent obtenir une prolongation de séjour aux mêmes conditions que pendant les années normales de leur éducation ; mais la limite de vingt et un ans ne peut jamais être dépassée.

Grâce à une fondation généreuse du docteur Itard, qui fut, pendant trente-huit ans, le médecin de l’institution, et qui lui légua sa fortune, un cours de perfectionnement réunit pour trois années six élèves. Ce sont les jeunes gens qui, arrivés au terme de leurs études, ont été désignés par le corps des professeurs comme les plus dignes de cette faveur.

Le cours d’enseignement comprend deux périodes : la première, consacrée à l’instruction élémentaire, s’étend aux quatre premières années ; la seconde embrasse toutes les connaissances de l’enseignement primaire, tel qu’on le donne aujourd’hui. Il s’y joint, pendant cinq heures par jour, l’apprentissage d’une des professions suivantes : sculpture sur bois, typographie, lithographie, menuiserie, cordonnerie, horticulture. Déjà, d’ailleurs, les petits élèves, trop faibles pour manier des outils pendant beaucoup d’heures par jour, trop peu avancés pour qu’on les distraie longtemps de leurs études intellectuelles, sont préparés à l’enseignement professionnel au moyen de ce qu’on appelle, dans l’institution, les exercices manuels. En première année, ce sont surtout des exercices ou jeux dans le genre Frœbel (constructions au moyen de cubes en bois, dressage, découpage, etc.) ; en deuxième, troisième et quatrième année, c’est du modelage et un travail rudimentaire du bois. L’heure réservée chaque jour à ces exercices est une diversion utile à l’enseignement principal, celui de l’articulation et de la langue.

On devine d’avance la difficulté de cet enseignement et combien il demande, de la part des maîtres, de patience et de bonté maternelle. C’est bien, en effet, le rôle d’une mère que joue ici le professeur. A neuf ou dix ans, l’intelligence de ces malheureux enfans n’est pas plus développée que celle d’un enfant ordinaire âgé de trois ans. Dans un beau livre, qui est comme le bréviaire de toutes les institutions de sourds-muets, Méthode pour enseigner aux sourds-muets la langue française sans l’intermédiaire du langage des signes, un grand pédagogue, J.-V. Valade-Gabel, directeur honoraire de l’institution nationale des sourds-muets de Bordeaux, ancien professeur à l’institution de Paris, cite ces paroles de l’abbé Sicard : « Imiter la mère et tout ce qui entoure l’enfance, tel devrait être le premier soin de l’instituteur des sourds-muets. » — « L’enfant privé de l’ouïe, dit Valade-Gabel, ce n’est pas seulement un enfant à instruire, c’est un être moralement incomplet… Lorsque, à l’âge de dix à douze ans, le sourd-muet est amené à l’école, toutes ses facultés sont engourdies, il n’a contracté aucune habitude d’ordre et de soumission ; il n’ignore pas seulement les formes du langage, il est étranger à la plupart des idées qui en sont le fond. Lui enseigner à lire, c’est lui enseigner à penser. « Il faut donc, suivant l’expression d’un autre ami des sourds-muets que nous avons déjà cité, M. Théophile Denis, reprendre l’œuvre de la mère. « C’est notre mère qui nous a donné la parole, qui a vivifié notre âme. Il faut que l’instituteur remplace la mère du sourd-muet, pauvre, laborieuse, sans loisirs, impuissante à consommer ce miracle. » Et il le consomme, et l’expérience lui permet de proclamer, avec Valade-Gabel, que, loin de suivre une absurde routine, les mères emploient un ensemble de moyens intimement liés avec les instincts, la constitution morale et l’organisation physique des enfans. Ces moyens font la puissance et la fécondité de l’enseignement qu’elles donnent et se résument dans les mots : excitation, activité, imitation, analogie, habitudes, acquisition des connaissances par intuition, culture des facultés par le mécanisme et les propriétés du langage.

Cette méthode, que Valade-Gabel appelle justement la méthode naturelle, il l’applique partout dans ce livre si pénétrant, digne d’être médité par les philosophes, par les grammairiens, par tous les hommes d’enseignement. C’est elle que recommande aussi et qu’applique l’excellent maître dont nous avons déjà cité le nom et le livre, M. l’abbé Tarra. Sa Méthode pour l’instruction des sourds-muets s’étend à tous les objets d’enseignement : la parole, le langage, l’arithmétique, la géographie, l’histoire, les notions de morale générale et civique, la religion, la gymnastique, le dessin, le travail manuel. Nous avons sous les yeux les récens programmes adoptés par les habiles professeurs de l’institution de Paris, les beaux tableaux, si clairs et si complets, que M. Javal a fait établir pour l’Exposition universelle de 1889. Nous avons lu, en outre, les savans articles que ces messieurs publient dans deux recueils[5] très interessans. Ils ont perfectionné, sur certains points, la méthode de Valade-Gabel et de l’abbé Tarra : pour l’esprit, pour les procédés, pour le fond des choses, ils se déclarent eux-mêmes les disciples de ces deux maîtres.

Suivons pas à pas, pour l’enseignement de la parole et de la langue, le plus important de tous, celui qui nécessairement précède tous les autres, les indications données par Valade-Gabel et par l’abbé Tarra. « Le sourd-muet, dit celui-ci, à son arrivée à l’école, n’est pas seulement ignorant de tout, il est peu préparé à recevoir l’instruction : il manque d’attention et de mémoire ; il apporte peu d’activité dans toutes les opérations de l’esprit ; il se montre ennemi de tout travail et de toute application des sens. C’est pourquoi, pour mettre ses sens et son esprit en état d’acquérir la parole, et cette acquisition nécessitant une attention constante, une minutieuse observation, une fidèle imitation des positions et des mouvemens des lèvres et de la langue, il convient de la faire précéder des exercices de gymnastique scolaire, imitative, progressive, dans lesquels l’œil commence à se fixer, l’esprit à observer, à s’appliquer, à reproduire, à comparer, à se rappeler ces mouvemens qui vont du plus au moins visible, se disposant ainsi peu à peu à percevoir et à refléter en lui-même les positions et les modifications de l’organe vocal du maître, c’est-à-dire à lire sur les lèvres et à articuler. Ces exercices de gymnastique s’étendent également aux organes internes, au moyen de l’expiration et de l’inspiration rendue de plus en plus profonde et prolongée, mais toujours naturelle. »

Ces exercices préparatoires, dont l’ensemble constitue la gymnastique scolaire progressive, sont parfaitement exposés dans un de ces tableaux[6] que nous citions tout à l’heure, et qui ont figuré à la dernière Exposition universelle. « Cette gymnastique consiste en une imitation des mouvemens du corps, des différentes attitudes et des divers jeux de la physionomie, et en une imitation des mouvemens et des positions des organes vocaux. Exécutés par le professeur et reproduits presque simultanément par l’enfant, ces mouvemens, après avoir mis en action presque toutes les parties du corps, finissent par se localiser dans les organes de la voix. »

« Au bout de quelques jours, pour intéresser le sourd-muet, lui donner le goût de la parole, faciliter ses moyens de communication et enrayer le développement du langage des signes, on l’habitue à lire sur les lèvres, sans les décomposer en leurs élémens phonétiques, quelques mots courts et faciles et présentant entre eux la plus grande différence. Cette première lecture sur les lèvres, à la fois rudimentaire et silencieuse, se nomme la lecture synthétique. L’enfant lit d’abord des substantifs désignant des objets usuels, puis des ordres, comme : assis, debout, aux rangs, viens, va-t’en ; ensuite des mots, comme : bien, mal, sage, paresseux, vite ; et enfin son nom, celui de son professeur et ceux de ses camarades. En même temps, on lui apprend à inspirer et à expirer par la bouche, par le nez, lentement, rapidement ; on recommence l’éducation du toucher et aussi de l’ouïe, pour ceux qui ont conservé une sensibilité auditive appréciable. »

Quatre tableaux annexés à celui dont nous extrayons ces lignes font comprendre, par des figures, les procédés employés pendant cette période préparatoire, dont les exercices prennent fin avec la provocation de la voix naturelle.

« Habitué, par la gymnastique buccale et vocale qui a précédé, à reproduire exactement les positions et les mouvemens des organes vocaux, l’élève lit et répète les sons émis par le maître. On réprime toute tendance vicieuse, on fait appel à la vue, au toucher et, quand il est possible, à l’ouïe de l’enfant. C’est l’enseignement des sons qui commence. Dès qu’il lit et dit bien un son, on le fixe en le faisant répéter à plusieurs reprises ; puis on lui montre la forme graphique des sons fixés. Il apprend du même coup à les reconnaître sur les lèvres, à les prononcer, à les écrire et à les lire. Le maître dit a, l’élève répète a et écrit ou montre a sur le tableau noir. On procède de même pour les autres voyelles et pour les consonnes. Celles-ci étant difficiles à bien articuler quand elles sont seules, on se hâte de les accoupler aux voyelles, et l’on fait successivement lire sur les lèvres, dire et écrire pa, po, pu, ta, to, tu, fa, fo, fu, etc. Ce sont les premières syllabes, simples et directes. On fait ensuite prononcer des syllabes inverses, ap, op, oup ; des syllabes répétées, papa, popopo, des syllabes complexes, plu, stro, et enfin des groupes bisyllabiques, etc. On réserve pour les derniers, les sons réputés les plus difficiles, eu, u, l, r, gn, ill, etc., et l’on termine par les voyelles nasales an, on, in, un et les diphtongues ia, io, ni, oui.

« Chemin faisant, tout en apprenant à l’élève à lire les sons et les syllabes sur les lèvres du professeur et de ses condisciples, à les prononcer correctement, à les lire sur le tableau, à les écrire sous la dictée, on lui a fait connaître les principaux équivalens graphiques d’un même son, et on lui a enseigné, en gardant toujours la même gradation, des mots courts, faciles à lire sur les lèvres et à articuler, des expressions simples, correspondant à ses premiers besoins. Il acquiert ainsi, au cours de la première année, de cinquante à cent substantifs, ainsi que les dix premiers noms de nombre. » Il possède alors une première nomenclature, toujours enseignée en rapport avec les objets qu’on lui présente (personnes, animaux, choses) ; et il sait en même temps lire et écrire chacun de ces mots. On le voit, dans cette méthode, la lecture et l’écriture ne jouent que le rôle d’auxiliaires ; comme le dit l’abbé Tarra, « elles ont l’office d’un simple dessin chargé uniquement d’illustrer et de rappeler la parole ; si bien que le sourd, en voyant l’objet, pense directement au mot correspondant, et, réciproquement, en voyant le mot écrit, pense à la fois à son objet et au mouvement des lèvres qui lui a appris à le reconnaître et à le nommer. » A la fin de la première année, quand ce résultat, qui semble prodigieux, est déjà atteint, on joint aux exercices d’articulation, qui se continueront pendant tout le cours des études, l’enseignement de la langue.

C’est là, comme le dit justement l’abbé Tarra, « un second problème bien plus vaste, plus complexe et non moins difficile que le premier. Le maître, à lui seul, doit tenir lieu au sourd-muet de la société tout entière qui se charge de donner aux entendans le premier vocabulaire, élément de toute science ; l’école doit suppléer au champ vaste et varié des choses et des faits dans lequel nous avons appris le vocabulaire.

Il est évident que, pour mener à bien cette œuvre immense, ce n’est pas une méthode scientifique et réfléchie que doit adopter le professeur ; il faut qu’il imite la mère donnant à son enfant la première langue de la pensée ; il faut qu’il suive la gradation pratique des choses et des faits, qu’il distribue son enseignement d’après la nature des objets qui s’offrent à l’observation de son élève, d’après les lieux, les circonstances, les actes de sa vie.

Il commencera donc par les différentes parties du corps, par les vêtemens, par les objets d’un usage journalier, par les personnes, les animaux, les choses qui frappent habituellement les yeux de l’enfant. Puis il passera à ce qui, hors de l’école, se présente le plus fréquemment à lui, et pour lui enseigner ce vocabulaire, il lui présentera soit, quand il sera possible, les êtres et les objets eux-mêmes, soit leur imitation en relief : un musée scolaire est donc l’intermédiaire indispensable de ce premier enseignement de la langue. Nous verrons que l’institution de Paris en possède un très complet.

Une fois les objets nommés, il faut habituer l’élève à former des jugemens sur ces objets, puis à exprimer ces jugemens « tantôt sous la forme impérative, qui en donne le sens pratique, actif, tantôt sous la forme interrogative qui en examine les élémens, en fait ressortir et connaître les rapports, tantôt sous la forme positive, qui en donne la connaissance directe. » Voilà le commencement de la grammaire.

Du monde visible, l’enseignement devra s’élever au monde invisible, c’est-à-dire aux choses morales et abstraites, aux phénomènes de la nature, aux faits de l’histoire, à leurs causes et à leurs effets, leurs raisons et leurs conséquences. Suivant le principe du philosophe chrétien, invisibilia per visibilia intellecta conspiciuntur ; le maître se servira des choses et des mots connus pour expliquer les choses et les mots inconnus. L’abbé Tarra le dit excellemment : « L’effet fait remonter à la cause, l’acte fait penser à la conséquence, le matériel au spirituel, la créature au créateur, la conscience à la loi et à la morale, le fait au dogme. » Par cette marche régulière, mais « lente, prudente, patiente, l’esprit du sourd devenu parlant arrive à la connaissance du mot et de la phrase abstraite, à la perception et à l’idée du fait immatériel. »

Bien plus simple que la nôtre, la grammaire du sourd-muet se subdivisera conformément aux élémens constitutifs de la pensée : 1° le nom, avec ce qui le complète (articles, adjectifs, genres, nombres, etc.), et avec ce qui le représente (pronoms) ; 2° le verbe avec ses modifications (temps, personnes, modes, adverbes), et avec ses rapports (prépositions) ; 3° les particules conjonctives, qui expriment les rapports rationnels entre les idées et les faits ; 4° les constructions synthétiques qui correspondent au mode de concevoir les idées complexes, et qui forment la phrase et la période.

De la pratique de ces différentes parties de langage on déduira plus tard ce qu’on appelle les règles de la grammaire. Ce sera le couronnement de cette partie des études des sourds-muets.

Il faut étudier dans les ouvrages de l’abbé Tarra et de Valade-Gabel, ou suivre dans les classes progressives de l’institution de Paris la marche qui conduit à ce résultat final. Nous ne saunons prétendre à reproduire ici ces leçons. L’abbé Tarra les divise ainsi : 1° enseignement de la nomenclature ; premiers exercices pratiques sur les choses. « La signification de chaque mot est enseignée en présence de l’objet même, et expliquée par lui ; mais l’objet ne doit être présenté qu’après que le mot, dit naturellement, a été lu sur les lèvres d’une manière sûre, après qu’il a été prononcé avec la juste position et avec le mouvement voulu des organes, avec le ton de voix et l’accent requis pour en faire une véritable parole distincte, intelligible, humaine. » Lorsqu’un nom a été bien prononcé, il est bon de le faire répéter deux, trois fois et plus pour que la prononciation devienne, dès le début, facile et sûre. Il faut que cette première nomenclature comprenne les mots les plus usités, les locutions les plus courtes, les plus simples, qui correspondent le mieux aux besoins de l’élève. Quand le nom est connu, on le fait répéter accompagné de son article (la balle, une balle, deux balles), des adjectifs qui en expriment les qualités les plus sensibles (la balle ronde, une pierre blanche). Puis, on y joint des verbes qui indiquent l’action, le mouvement (je roule la balle, je lance la pierre, je mange le fruit) ; mais de cette première notion du verbe, l’abbé Tarra exclut les deux verbes être et avoir, qui expriment des abstractions.

Le second chapitre : De l’étude du verbe dans l’expression des jugemens simples, complexes et composés, donne la méthode pratique de l’acquisition par le sourd-muet de l’idée du verbe. Voici les exercices qu’il prescrit : 1° exécuter un ordre donné ; 1° rendre compte d’une action qu’on a faite ou vu faire ; 3° répondre à des questions sur les divers élémens d’une proposition exprimant une action commandée et exécutée ; 4° appliquer un verbe aux faits particuliers ou généraux, présents ou passés, et aux faits directement observés par l’élève. Pour résoudre un problème si compliqué, il pose pour règle d’enseigner une seule chose à la fois, un mode à la fois, un temps à la fois, une personne à la fois, selon la nature et la marche naturelle des idées, par exemple, l’actif avant le passif, le mode indicatif avant le subjonctif et le conditionnel, le présent, le passé simple, le futur simple avant tous les autres temps, la troisième personne du singulier et du pluriel avant la première, parce que l’esprit conçoit ce qui se fait en dehors de lui, avant de concevoir ce qui se passe en lui-même.

A l’étude du verbe succède l’étude des mots qu’on lui adjoint pour en modifier l’idée ou pour exprimer ses relations, ce que Tarra nomme spirituellement ses satellites, sa constellation, les adverbes qui le modifient (beaucoup, pas, bien, mal, vite, lentement), les prépositions qui en expriment les rapports (sur, sous, devant, derrière, dedans, dehors, de, a, par, avec, sans, pour, etc.). Après les prépositions, c’est le tour des pronoms simples (le, la, les, me, se, nous, vous), des pronoms complexes (lui, eux, leur, de leur, à leur, en), des pronoms possessifs (le mien, le tien, le nôtre, etc.), des pronoms relatifs incidens (lequel, duquel, auquel).

En ajoutant à ces notions celle des conjonctions simples (et, ou, mais, si, car, donc, etc.), on peut faire pratiquer oralement et par écrit beaucoup d’exercices : 1° conjuguer les verbes connus avec un complément aux temps simples de l’indicatif et de l’impératif ; 2° rendre compte d’actions qui ont été commandées ou exécutées, qui s’accomplissent ou vont s’accomplir ; 3° rendre compte d’actions faites en divers lieux, à divers momens de la journée ; 4° exprimer les actions particulières ou communes à des personnes ou à des animaux connus ; 5° répéter une courte série d’actions exprimées par le maître et prouver par le dialogue qu’on a compris.

« Durant cette première période, dit l’abbé Tarra, le maître prend constamment pour objet de ses leçons les actions, les choses, les besoins quotidiens des élèves, afin que ces élémens, revêtant les formes du langage parlé, facilitent l’échange de leurs idées. » Un troisième degré de l’enseignement grammatical des sourds-muets est celui que Tarra résume par ce titre : Enseignement des rapports ou conjonctions. La difficulté en est grande ; mais, dit le bon éducateur de ces pauvres enfans, sans être initiés à l’étude des rapports entre les jugemens et de la manière d’exprimer ces rapports, ils ne pourraient ni raisonner, ni comprendre le raisonnement ou le discours d’autrui, ni acquérir les notions d’histoire, de religion, de morale, qui empruntent à ces rapports leur véritable valeur rationnelle. Ce sont les pivots du grand mécanisme de la langue mise en rapport avec les idées : « Quoique pauvre, le sourd-muet, ouvrier et paysan, est homme ; et, comme tout homme, il a le droit de faire usage de sa raison, et peut-être en a-t-il besoin plus que tout autre pour réveiller ses facultés engourdies et pour se dédommager de sa grande infortune. »

Nous engageons les hommes qui comprennent tout ce qu’il y a de grandeur et de beauté dans l’œuvre des rédempteurs des sourds-muets à lire en entier ce chapitre dont nous venons d’exposer le sujet, et le suivant dont l’importance n’est pas moindre : Enseignement de la syntaxe complexe ou des diverses constructions.

Mais le chapitre capital est celui de la composition. On ne saurait imaginer rien de plus sage, de plus pratique, qui montre une plus profonde connaissance des enfans, auxquels le saint prêtre avait voué son intelligence, son cœur et sa vie.

La composition, dit l’abbé Tarra, est l’exercice actif de l’esprit, que les études grammaticales ont soumis à un exercice passif. Elle doit être orale d’abord, puis écrite, et les premiers sujets seront pris dans le domaine de la perception, c’est-à-dire parmi les choses, les actions et les faits qui frappent d’abord l’attention. « Dire ce qu’on voit, ce qu’on fait, ce que font les autres en classe, en récréation, au réfectoire, à l’atelier, à la chapelle, au dortoir ; énoncer les caractères distinctifs des personnes et des animaux connus, puis étendre l’observation à des lieux et à des temps plus éloignés ; parler de ce qu’on a fait ou vu faire dans son enfance, de ce qu’on a observé au sein de la famille ou de la nature, aux diverses époques et aux diverses saisons de l’année ; dire ce que font les personnes appartenant à diverses conditions, arts, métiers, professions connues, tels sont les thèmes qui successivement font l’objet des compositions. »

De la sphère des actions, des faits et des choses, on porte peu à peu l’attention de l’élève sur quelque chose de plus intime, sur ce qui doit faire l’objet de ses conversations ; on l’habitue à demander, ordonner, répondre, à rendre compte de ce qu’il a dit, demandé, répondu, de ce qui lui a été dit et répondu. Il arrive ainsi au dialogue et à la conversation ; il sera bientôt en état de faire de petites narrations descriptives, dialoguées, épistolaires, d’abord par la parole, puis par l’écriture. Dans une troisième période, on l’achemine à un travail encore plus personnel, où son jugement est plus en jeu : on le questionne sur les faits qui le concernent ou dont il a eu connaissance, sur les sentimens et les pensées qu’ils lui inspirent ; on l’habitue à rentrer en lui-même, à interroger sa conscience ; puisa étendre cette exploration à ce qui se passe en dehors de lui, à juger les événemens historiques et les personnages qui lui sont présentés. Il arrive enfin à faire des démonstrations sur les causes, les effets, les conséquences, à prendre l’habitude du raisonnement déductif et inductif. Voilà comment on le conduit à ce que l’abbé Tarra appelle la composition spontanée. Le moyen est toujours la parole, que l’écriture est chargée seulement de fixer et de réfléchir.


III

Nous avons dû insister sur cette partie de l’éducation des sourds-muets, la plus importante de toutes et sans laquelle les autres ne pourraient porter de fruits. L’enseignement de la parole et de la langue suit les élèves pendant toute la durée de leurs études, et il ne cesse jamais d’y occuper la première place. Passons rapidement en revue les autres enseignemens, l’arithmétique, la géographie, l’histoire, les notions de droit, etc.

Dès la première année, les enfans sont initiés à la numération par de premiers exercices très simples. Cet enseignement se poursuit par de petites additions d’abord orales, puis écrites (2e année), par des additions et des soustractions parlées et écrites (3e année), par des multiplications parlées et écrites, avec l’étude des monnaies et de leur valeur (4e année). Vient ensuite l’étude des nombres entiers et des nombres décimaux, avec des exercices de divisions parlées et écrites et des notions élémentaires sur le système métrique (5e année), puis, en 6e année, des problèmes pratiques et usuels sur les quatre règles avec application au système des poids et mesures et une idée des fractions les plus simples. La 7e année comprend le système métrique, des problèmes pratiques sur la règle de trois simple et la règle d’intérêt, enfin des élémens de géométrie (mesure des surfaces géométriques : carré, rectangle, triangle, cercle ; évaluation des volumes : cube, cylindre).

L’enseignement de la géographie est donné à partir de la cinquième année. On commence très sagement par l’étude de l’institution (topographie de la classe, du corps de bâtiment dont elle fait partie, des cours et jardins). On passe ensuite à l’étude de Paris (rues voisines, artères principales, parcours de la Seine à travers la ville, ponts principaux, grandes gares de chemins de fer), puis de la terre (aspect général, les terres et les eaux, les cinq parties du monde, les principales races d’hommes), enfin de la France (configuration générale, géographie physique, chemins de fer, villes principales). En 6e année, on fait une étude plus étendue de la France et de l’Algérie (chaînes de montagnes, fleuves, canaux, ports, départemens, villes importantes, productions, industries, personnages célèbres) et on passe en revue l’Europe et les quatre autres parties du monde. La septième année est réservée à quelques notions sommaires de cosmographie et à l’étude de la France politique et administrative (commune, canton, arrondissement, département, État). Outre la carte ordinaire, les élèves ont à leur disposition des maquettes, des cartes et des globes en relief. Ils sont exercés au dessin des cartes.

L’histoire de France est étudiée dans les deux dernières années. L’enseignement s’étend d’abord de la Gaule indépendante et de la Gaule romaine jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La seconde année embrasse la Révolution et toute l’histoire contemporaine jusqu’à la présidence de M. Grévy. Il est évident que cet enseignement doit être tout à fait élémentaire. Le mode d’instruction est très sage. Chaque leçon, après avoir été présentée sous la forme expositive, doit être décomposée par le dialogue. Le programme recommande aussi de faire chercher sur la carte les lieux importans mentionnés dans la leçon. La classe doit être munie de collections d’images représentant les costumes, les armes, les productions de chaque époque. Enfin, l’enseignement est complété par des visites dans les musées. La phrase suivante caractérise l’esprit de ces programmes : « Il faut que l’enseignement de l’histoire, encore plus que celui de la géographie, concoure à l’étude de la langue et serve à fortifier le sens moral chez les élèves. »

C’est aussi pour développer en eux le sentiment de leurs devoirs et, en même temps, pour les armer en vue des relations et des actes de la vie sociale qu’on leur donne, dans la dernière année, des notions de droit usuel. Des indications sommaires les initient aux droits civils et aux devoirs civiques, aux actes de l’état civil, aux devoirs de la famille, à la distinction entre les biens-meubles et les biens-immeubles, aux règles de la succession, des testamens, des contrats de mariage, aux conditions de la vente, des locations, aux procurations, aux assurances, aux caisses d’épargne, aux rentes, actions, obligations, hypothèques, sociétés de secours mutuels, aux rapports entre les maîtres et les domestiques, les ouvriers et les patrons. Enfin, on leur donne une idée des délits et des crimes, des tribunaux de tous les degrés et des règles de la procédure. Grâce à ces connaissances, ils sortent de l’institution suffisamment armés contre ceux qui voudraient exploiter leur infirmité.

Nous avons parcouru la partie purement intellectuelle des études des sourds-muets. Nous ne pouvons cependant omettre un point très grave de cette rédemption merveilleuse, je veux dire l’enseignement religieux. Rien, ce semble, de plus difficile que cet enseignement, puisqu’il s’agit d’introduire des idées immatérielles dans l’intelligence des enfans, et l’on a fait longtemps cette objection à la méthode orale. Par les signes, disait-on, par les dessins on pouvait amener le sourd-muet à concevoir un être suprême, qui a créé et qui conserve tout ce qui existe ; comment y réussir par la parole ? L’abbé Tarra répond avec raison que le signe mimique, que le dessin s’adressent aux sens, qu’ils matérialisent les idées, qu’ainsi, loin de dégager l’esprit et de l’élever dans les régions du pur spiritualisme, elles le conduisent, forcément à une conception grossière de la divinité ; elles ont pour résultat final l’anthropomorphisme.

Il est d’accord avec Valade-Gabel pour recommander une autre méthode. Il veut qu’après avoir appris au sourd-muet à prononcer le nom de Dieu, on éveille chez lui l’idée première de l’existence de Dieu, de sa toute-puissance, de ses rapports avec l’homme. A la vue de la nature, d’une fleur, du ciel serein ou étoile, et lorsque l’élève est sage, attentif, obéissant, il lui dit, par exemple : « Dieu bon, Dieu content, Dieu bénit. » — Tonne-t-il, fait-il des éclairs, l’orage est-il déchaîné, ou bien l’élève a-t-il commis quelque faute, a-t-il été distrait, menteur, obstiné, il lui répète : « Dieu fort, Dieu grand, Dieu voit, Dieu punit. » Par ces paroles on réveille dans l’esprit de l’enfant le sens latent de la Divinité qui est au fond de la conscience ; on fait briller cette lumière « qui illumine tout homme venant au monde. » A mesure qu’il se développe, on saisit toutes les occasions de l’initier aux principaux attributs de Dieu. C’est, en général, de la troisième à la quatrième année d’enseignement, quand il est devenu capable de se rendre compte des choses et des ouvriers qui les ont faites, que les idées religieuses font le plus de progrès dans son esprit et dans son cœur. On suscite sa curiosité ; on l’amène à se poser ces questions : qui a fait les plantes, les animaux ? qui a fait le ciel et la terre ? qui a fait le premier homme ? Alors le maître-dévoile le grand mystère, raconte à ses élèves l’histoire de la création ; il en déduit les dogmes de l’éternité de Dieu, de sa toute-puissance, de sa providence, de sa bonté, c’est-à-dire les premières notions fondamentales de la religion.

Les lecteurs curieux de ces graves questions trouveront dans le livre de l’abbé Tarra la marche par laquelle de la religion naturelle on conduit le jeune homme jusqu’à la connaissance des dogmes du christianisme et des devoirs moraux qui en dérivent : devoirs envers Dieu, envers le prochain, envers lui-même. Il y a quatre degrés dans cette initiation : l’observation de la nature, qui ouvre la voie à l’histoire, l’histoire, qui conduit au dogme, le dogme, qui a son application dans la morale.

Quant à la méthode suivie pour cet enseignement, elle est celle qui assure le succès de tous les autres : 1° récit clair et simple fait par le professeur ; 2° interrogations par dialogues pour s’assurer qu’il a été bien compris ; 3° dialogues entre les élèves sur le sujet de la leçon ; 4° enfin, résumé écrit qui en fixe les idées principales.

Il est évident qu’à ces leçons didactiques doivent se joindre les pratiques intelligentes du culte, la prière du matin et du soir, les cérémonies religieuses dont on a soin d’expliquer aux élèves l’objet et le but, en remontant à l’origine et en faisant l’histoire de chaque fête. Au témoignage de Valade-Gabel et d’autres pédagogues des sourds-muets, ces malheureux « sont plus accessibles que les autres aux idées religieuses ; » mais le meilleur moyen de les cultiver en eux, c’est celui que donne l’abbé Tarra : « Faire de l’instruction chrétienne la règle et la raison suprême de chaque branche d’enseignement. »

Nous sommes heureux de dire qu’on ne s’est pas écarté dans la grande institution de Paris de ces principes si sages, qu’on n’a pas privé ces enfans, qui, même après leurs huit années d’études, seront toujours inférieurs à leurs semblables, de cette consolation et de cette force. Un aumônier habile et dévoué leur donne l’enseignement à partir de la cinquième année d’études. Ils ont alors de quatorze à quinze ans : vu leur infirmité, ce n’est pas avant leur seizième année qu’ils peuvent être appelés à faire leur première communion. Bien entendu, le cours d’instruction religieuse continue, une fois par semaine, jusqu’à la sortie de l’institution, à moins que la famille n’ait exprimé un désir contraire.

Lors de notre dernière visite, voici les résultats qu’on nous a donnés : sur plus de deux cents élèves que recevait alors la maison, deux étaient israélites ; tous les autres étaient catholiques de naissance, et tous, sauf un seul, devaient faire ou avaient fait leur première communion. Parmi ces derniers, vingt seulement ne continuaient pas à suivre les pratiques du culte. Après tout, cette liberté est peut-être plus salutaire que nuisible ; elle donne aux jeunes gens l’habitude d’une courageuse sincérité ; elle détruit le vice odieux de l’hypocrisie, à condition toutefois que l’hypocrisie de la dévotion ne soit pas remplacée, sous la pression d’un fanatisme à rebours, contre lequel protestait M. Jules Ferry, par l’hypocrisie de l’incrédulité.

IV

Il nous reste à parler de la partie professionnelle et artistique de l’enseignement des sourds-muets et des soins intelligens qui président à leur développement physique et à l’affermissement de leur santé.

Nous avons déjà vu les enfans préparés pendant quatre ans par des exercices manuels à cet enseignement professionnel, qui, à la sortie de l’école, assurera aux pauvres, c’est-à-dire au plus grand nombre, le moyen de gagner leur vie, et sera pour les riches un agréable passe-temps, quelquefois même la préparation d’une carrière artistique.

Nous avons énuméré plus haut les six métiers qu’on leur enseigne ou plutôt qu’on leur montre ; cette expression, souvent employée pour l’apprentissage des professions manuelles, est particulièrement juste quand il s’agit des sourds-muets qui s’instruisent surtout par les yeux et par le toucher. On aurait pu étendre la liste de ces métiers, car, pour tout travail qui ne demande pas le sens de l’ouïe, le sourd, quand il est bien constitué en dehors de son infirmité spéciale, est l’égal des autres hommes ; il les dépasse même souvent par l’acuité de la vue et la finesse du toucher, comme si la Providence avait voulu compenser ainsi ce qu’elle lui a enlevé sous d’autres rapports. Mais on a choisi sagement les métiers qui peuvent s’exercer à la fois à la ville et à la campagne, surtout à la campagne, qui s’accommodent, suivant les circonstances, à la vie d’atelier et au travail isolé. D’autre part, une certaine variété était nécessaire à cause de la diversité des aptitudes et des chances ultérieures de placement.

L’administration tient compte du goût des élèves et du désir des familles, qui ont souvent des raisons particulières pour choisir tel ou tel métier. Mais elle se réserve toujours la décision en dernier ressort. En effet, comment destiner à la typographie un sujet arriéré dans ses études intellectuelles ? Comment faire un sculpteur ou un lithographe de celui qui est mal doué pour le dessin, de celui qui a de mauvais yeux et dont ces professions compromettraient la vue, sens d’une importance capitale pour ces malheureux ? On évite aussi, autant que possible, de faciliter l’immigration dans les grandes villes des jeunes gens dont les familles habitent la campagne ou les côtes. Faire du fils d’un laboureur ou d’un pêcheur un ouvrier de ville, c’est risquer de faire un vagabond.

La menuiserie, la cordonnerie, le jardinage sont les métiers les mieux appropriés aux enfans qui ont de mauvais yeux ou qui sont rachitiques. L’institution possède un vaste jardin de près de deux hectares. C’est là que les élèves, sous la direction de maîtres expérimentés, s’instruisent de tout ce qui concerne la culture des plantes, la taille et la direction des arbres. Les plus exercés vont souvent apporter leur concours aux jardiniers en chef du Luxembourg. Ce travail en plein air est favorable à leur santé et à leur développement ; il convient aussi, entre tous, à leur infirmité ; car il n’exige pas d’échanges fréquens de questions et de réponses, et peut être fait presque isolément. Il en est de même de la menuiserie et de la cordonnerie.

Il existe pour l’enseignement professionnel trois modes principaux : l’envoi des élèves à l’extérieur chez des patrons d’apprentissage, l’enseignement donné à l’entreprise dans l’institution même, l’enseignement par des professeurs de la maison. Le premier mode, seul praticable dans les petites écoles, est notoirement défectueux à tous égards ; il a toujours été repoussé par l’Institution nationale. Voici en quoi consiste l’enseignement à l’entreprise : un industriel reçoit un local avec le chauffage, l’éclairage et le travail d’un certain nombre d’enfans. En échange, il donne l’enseignement, pour lequel il fournit l’outillage et la matière première. Ce procédé, général à l’institution il y a quelques années, épargne beaucoup de travail et de surveillance à l’administration, dont la tâche se borne à exercer un contrôle facile. Mais il ne donne pas toujours de bons résultats. Dans certaines professions, l’entrepreneur ne peut faire ses affaires qu’au détriment de l’enseignement, par exemple en spécialisant les élèves dans telle ou telle partie du métier. On y a donc renoncé pour la sculpture et la menuiserie. Aujourd’hui trois ateliers, cordonnerie, typographie et lithographie, sont confiés à des entrepreneurs ; trois autres, jardinage, menuiserie et sculpture, sont dirigés par des professeurs de la maison, avec un outillage et des matières premières qui appartiennent à la maison.

Les produits présentés à la dernière exposition universelle ont prouvé clairement le succès de l’enseignement professionnel de l’institution nationale. Une autre preuve bien plus intéressante est fournie par les enquêtes que l’administration fait tous les ans sur le sort des élèves qui viennent de terminer leurs études. La plupart, dès leur sortie de l’école, trouvent à gagner leur vie. Quelques-uns deviennent même des ouvriers hors ligne. Les typographes sont occupés sur tous les points du pays, quelquefois même dans les grandes maisons de Paris et à l’Imprimerie nationale, bien qu’on n’y entre qu’à la suite d’un concours. L’imprimerie de MM. Firmin Didot, à Mesnil-sur-l’Estrée (Eure), n’emploie que des femmes, et toutes sont sorties de l’école des sourdes-muettes de Bordeaux. Le succès des lithographes n’est pas moindre ; plusieurs sont de véritables artistes. Parmi les sculpteurs, beaucoup, à la sortie de l’institution, continuent leurs études et suivent les cours des arts décoratifs.

M. Javal exprime avec raison le vœu que la bienfaisance privée fonde pour l’institution des sourds-muets une société d’assistance et de placement semblable à celle qui existe comme annexe de l’Institution Nationale des jeunes aveugles.

Les cinq heures que les élèves consacrent chaque jour au travail de l’atelier suffisent à l’enseignement professionnel et laissent à l’enseignement intellectuel tout le temps qu’il réclame. D’ailleurs ces deux enseignemens se prêtent un mutuel appui ; car c’est toujours par la parole que l’enseignement professionnel est donné, et les professeurs de langue exercent les élèves à lire sur les lèvres et à prononcer les mots les plus usités dans leurs professions et notamment les noms des outils.

En ce qui regarde l’enseignement professionnel, on peut affirmer que l’institution de Paris a une supériorité sensible sur toutes les autres écoles de France et de l’étranger. Il en est de même pour un enseignement plus artistique, mais auxiliaire très utile de l’apprentissage de plusieurs métiers, l’enseignement du dessin.

Les élèves sont exercés au dessin pendant toute la durée de leurs études. Il va de soi que l’enseignement est progressif et varie suivant l’âge et l’avenir présumé des sujets. Les élèves qui entrent sont traités comme ceux des classes enfantines ; puis, suivant leurs aptitudes et leur profession future, on les applique au dessin industriel ou on les dirige vers l’art.

Le personnel enseignant se compose : 1° de répétiteurs auxquels est confié jusqu’à nouvel ordre l’enseignement le plus rudimentaire (élèves de première année : dessin d’école enfantine) ; 2° de deux professeurs qui s’occupent respectivement l’un de la petite division ou petit quartier, sauf la première année, et l’autre du grand quartier (élèves déjà versés à l’enseignement professionnel) ; 3° d’un professeur de sculpture qui, outre le véritable enseignement professionnel aux apprentis sculpteurs du grand quartier, donne quelques leçons de modelage aux élèves de deuxième, troisième et quatrième année.

L’institution possède une belle salle de dessin et un atelier de sculpture. Le dessin enfantin se fait dans une salle d’études. Pour le matériel et les modèles, l’école est richement pourvue. Dans un intéressant rapport adressé récemment[7] par M. Javal à M. Chipiez, inspecteur principal du dessin, nous trouvons des réflexions très judicieuses qu’il est utile de reproduire. « Les sourds-muets qui communiquent difficilement avec leurs semblables ont tout spécialement besoin du dessin, comme moyen supplémentaire de communication. Il faut que tous sachent comprendre un dessin et que tous sachent se faire comprendre par le dessin. En outre, dans les ateliers, pour soutenir la concurrence de camarades qui jouissent de tous leurs sens, il est bon qu’ils aient sur eux la supériorité du dessin. Le menuisier devra savoir lire les plans donnés par l’architecte, l’entrepreneur, le dessinateur en meubles. Il devra savoir, d’après ces plans ou dessins, établir son épure en grandeur d’exécution. De même nos jardiniers devront être capables d’établir des dessins et des lavis concernant leur profession (projets de tracés, de nivellement, plantes, etc.). Quant au sculpteur sur bois, il va de soi que, même travaillant en atelier, et surtout s’il travaille isolément, il doit pousser le dessin assez loin, connaître les styles, l’ornement, etc. De même pour le lithographe qui doit être un véritable dessinateur. Enfin quelques élèves très bien doués doivent trouver dans l’enseignement de l’institution une préparation à l’art véritable. »


V

Nous n’avons pas craint d’exposer dans le détail toute cette éducation professionnelle des sourds-muets. En même temps qu’elle assure leur avenir, elle prévient chez eux ce surmenage intellectuel dont on accusait nos lycées et nos collèges, et que les hygiénistes combattent aujourd’hui avec tant d’ardeur et de succès.

Sous ce rapport, l’Institution nationale de Paris a devancé nos établissemens universitaires. Depuis longtemps les exercices de gymnastique, les longues promenades avec un but déterminé et instructif, les bains fréquens, la natation, y sont en grand honneur. Ce n’est pas qu’on favorise chez les sourds-muets le trapèze, l’ascension des mâts, tout ce qui est violent et dangereux ; la difficulté de donner des commandemens limite nécessairement pour eux cette partie de la gymnastique. On les exerce surtout à des mouvemens des bras, des jambes, des pieds, à des conversions, à des marches qui peuvent être exécutées avec ensemble après un bref commandement du maître ; c’est aussi une occasion excellente de délier leur langue, d’assouplir leur gosier, car ils doivent accompagner eux-mêmes le maître de la voix. En outre, comme le fait remarquer l’abbé Tarra, ils finissent ainsi par acquérir l’idée de rythme et le sentiment de l’harmonie. Enfin on développe chez eux l’esprit d’attention, d’ordre et d’obéissance, si utile aux progrès de leur éducation. On a observé aussi que ces exercices combattent chez eux l’habitude qui leur est particulière de traîner les pieds.

Plus profitables encore et plus intéressantes sont les promenades que les élèves font deux fois par semaine, groupés par divisions, suivant leur âge et leur degré d’instruction. Tantôt, ce sont des visites aux musées de Paris, aux expositions de peinture, de sculpture, d’horticulture ; tantôt, c’est l’étude régulière et méthodique du Palais de l’Industrie, d’une gare de chemin de fer, de la manufacture des Gobelins, du Jardin des Plantes, du Jardin d’Acclimatation ; tantôt, c’est une excursion dans la campagne, dans un village de la banlieue, avec arrêt chez le boulanger, chez le cordonnier, chez le boucher, pour étudier tous les instrumens du métier. Le professeur qui accompagne chaque groupe d’élèves leur donne des explications sur place, explications qu’il leur fait reproduire oralement et qui font ensuite l’objet d’un compte-rendu écrit. C’est l’excellente méthode que nous avons vue déjà appliquée à toutes les parties de l’enseignement. On le voit, l’intelligence gagne autant que le corps à ces promenades.

Il faut avouer que, pour les soins plus particulièrement hygiéniques, l’institution des sourds-muets est beaucoup mieux partagée que nos lycées les plus importans. L’habitude des bains, trop rare encore pour les élèves de nos écoles, est ici très régulière et favorisée par un merveilleux aménagement. Dans une vaste salle de la maison, s’étend une belle et large piscine, dans laquelle les enfans viennent se plonger régulièrement tous les huit jours, par groupe de vingt. Des barres de bois ont été établies pour les petits qui, sans cette précaution, perdraient pied dans la partie la plus profonde de la piscine. Tous les mois, chaque élève est pesé, il est toisé une fois par trimestre ; quand la saison le permet, le bain est suivi d’une douche froide. Vingt cabines s’élèvent autour de la piscine, et là se trouvent savon, brosses, linge pour la toilette qui suit le bain. Des appareils à vapeur qui circulent tout autour de la salle y entretiennent une chaleur régulière. Cette création est récente ; elle fait grand honneur au directeur de l’institution, M. Javal.

VI

Nous avons parcouru à peu près tous les travaux, tous les exercices des sourds-muets. Terminons par une rapide visite de la maison.

Les classes ont une étendue suffisante pour les élèves qui doivent y être réunis à la fois (8 dans les quatre premières années, 12 dans les quatre dernières.) Elles sont très claires, condition indispensable pour un enseignement où la vue joue un si grand rôle. Un tableau noir permet au professeur, après qu’il a prononcé chaque mot et qu’il a exercé les enfans à le reproduire correctement par la parole, de l’écrire et d’habituer les élèves à le reconnaître. Ceux-ci ont devant eux de petites tables sur lesquelles ils posent leurs livres et appuient l’ardoise dont chacun est muni. Quand ils possèdent bien la prononciation d’un mot et qu’ils le lisent sur le tableau, ils l’inscrivent sur leur ardoise.

Les ateliers sont beaux et spacieux. Le réfectoire est trop petit pour réunir tous les élèves de la maison. Il y a donc deux déjeuners, l’un à sept heures et l’autre à sept heures et demie, deux dîners, à onze heures et à midi, deux soupers, à sept heures et à huit heures. La division élémentaire ou petit quartier est servie d’abord, puis c’est le tour du grand quartier. Le goûter, qui consiste en un morceau de pain, se prend à quatre heures dans les cours ou dans les préaux.

Nous avons visité la cuisine, qui est belle et parfaitement tenue, la lingerie, un peu étroite, mais brillante de propreté, les dortoirs qui laissent beaucoup plus à désirer. Le plafond est trop bas, les lits sont beaucoup trop rapprochés, et on en compte quatre rangées dans chaque dortoir. Cette disposition, très contraire à l’hygiène, ne serait pas tolérée dans nos établissemens universitaires : le directeur, qui a obtenu déjà tant d’améliorations, désire vivement que cet état de choses soit modifié.

L’infirmerie ne laisse rien à désirer. Outre seize lits qui suffisent amplement aux besoins ordinaires, elle renferme plusieurs salles d’isolement pour les maladies contagieuses, une salle de bains, une pharmacie, une cuisine. Par une mesure très sage, tandis que l’infirmerie est située au quatrième étage, la salle de consultation, la tisanerie, sont au rez-de-chaussée. Ainsi, les enfans qui se présentent à la visite des médecins, ou qui, à certaines heures, vont boire quelque potion qui leur a été prescrite, ne sont pas exposés à gagner la maladie régnante.

A l’époque de notre visite, le service de l’infirmerie était fait par trois religieuses, qui, depuis de longues années, se consacraient à ce ministère. Elles ont été remplacées récemment par des infirmières laïques brevetées. Un médecin titulaire et deux adjoints sont attachés à l’institution. Tous les trois mois, les élèves sont soumis à une visite générale. Un médecin oculiste, sans préjudice des soins qu’il donne constamment, procède deux fois par an à un examen qui s’étend à tous. Un chirurgien-dentiste se rend à l’institution chaque fois qu’il y est appelé par le directeur : il fait aussi tous les trois mois une visite générale. Nous avons dit quel grand rôle les yeux et les organes de la bouche jouent dans l’éducation des sourds-muets.

Après l’infirmerie, quand nous aurons signalé l’élégante chapelle, les vastes cours de récréation, les beaux préaux couverts, il ne nous restera plus à parler que de la galerie historique, du musée scolaire et de la bibliothèque.

La galerie historique a été créée en 1875 par M. Martin Etcheverry, alors directeur de l’institution, dans la pensée de rendre hommage aux instituteurs et aux bienfaiteurs de l’école, de faire connaître aux élèves leurs traits, leur nom, leurs bonnes œuvres. Elle renferme beaucoup de tableaux, de portraits, de bustes très intéressans. Nous avons déjà cité le sujet de l’Abbé de l’Épée bénissant ses élèves à son lit de mort, par Félix Peyron, sourd-muet, ancien élève de l’institution. Un autre tableau représente le bon prêtre instruisant ses élèves, en présence de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de personnages de la cour. Un des plus grands et des plus beaux est celui de Jésus sur les bords du lac de Génésareth, rendant l’ouïe à un sourd-muet ; œuvre de Garnier, membre de l’Institut. Deux autres, du peintre Langlois, nous montrent l’abbé Sicard faisant une leçon à un groupe d’élèves. Les portraits sont nombreux ; citons ceux de l’abbé de l’Épée, de Rodrigue Péreire, du docteur Itard, de M. de Gérando, membre de l’Institut, président du conseil d’administration de l’institution, de Valade-Gabel, l’admirable instituteur dont nous avons analysé les ouvrages, du duc Mathieu de Montmorency, ancien administrateur de l’établissement, etc., puis, plusieurs bustes de l’abbé de l’Épée, de l’abbé Sicard, de M. de Lanneau, ancien directeur de Sainte-Barbe et directeur honoraire de l’Institution nationale. Nous en omettons beaucoup d’autres. A ces œuvres, on a joint celles de quelques sourds-muets, dessins, gravures, estampes, photographies, des objets sculptés dans l’atelier de sculpture, des autographes de l’abbé de l’Épée, de Sicard, de Bébian, ancien censeur des études, des médailles et des diplômes d’honneur décernés à l’institution pour sa participation à des expositions françaises, enfin des listes rappelant les noms des bienfaiteurs de la maison[8], de ses directeurs, censeurs, économes, médecins, aumôniers, professeurs. Cette galerie historique est donc un complément utile de l’éducation des sourds-muets, en même temps qu’une collection artistique ; c’est une œuvre morale qui leur apprend à connaître et à aimer leurs bienfaiteurs.

Depuis quelques mois, la galerie historique a un conservateur, c’est 1 érudit bienfaisant que nous avons cité plusieurs fois, M. Théophile Denis. Il va rendre ainsi de nouveaux services, et des services tout désintéressés, à une maison qui a fait l’objet de plusieurs de ses savans écrits. Il lui a déjà donné de riches collections d’une grande valeur historique ou artistique, qu’il avait mis bien des années à recueillir.

Le musée scolaire est un des principaux instrumens de l’éducation des sourds-muets. A propos de l’enseignement de la parole, nous avons déjà indiqué le rôle considérable de ce musée. Il est très intéressant et très riche. Des armoires vitrées renferment des collections de minéraux, de végétaux (feuilles, fleurs, fruits, légumes), d’animaux empaillés (mammifères, oiseaux, reptiles, poissons), d’insectes, d’animaux en caoutchouc ; des images représentant des outils, des travaux, tels que la fenaison, la moisson, la vendange, des figures géométriques en bois, des mappemondes, des sphères, des poids et mesures, des ustensiles en bois (vaisselle, mobilier, objets de toilette), des armes de toute sorte. On y trouve un appartement tout entier avec ses meubles : les objets exposés sont à l’échelle, c’est-à-dire proportionnés entre eux. C’est aussi un des mérites de deux belles réductions de navires, le cuirassé le Friedland, don du ministre de la marine, et le paquebot Eugène Péreire, don de M. Eugène Péreire, président de la Compagnie transatlantique et membre de la commission consultative de l’institution. Quelques instrumens de physique, une boussole, une machine électrique, des pièces d’Auzou, sont destinés à l’instruction des jeunes maîtres.

Une bibliothèque pédagogique, annexe du musée scolaire, contient beaucoup d’ouvrages d’un intérêt courant pour les professeurs. Les exemplaires en sont multiples, pour que plusieurs maîtres puissent les emprunter en même temps. On leur prête aussi d’autres livres de la bibliothèque générale et de la bibliothèque spéciale, mais il en est de précieux et de très rares qui ne peuvent être communiqués que sur place.

Sous le nom de bibliothèque générale, on entend des ouvrages de philosophie, de littérature, d’histoire, dont un grand nombre remontent à l’origine de l’institution nationale. En 1793, deux instituteurs en formèrent le premier et le principal fonds en choisissant au dépôt des Cordeliers un certain nombre de volumes, éditions in-folio d’ouvrages grecs, latins, français, grands dictionnaires, ouvrages modernes, Descartes, Bossuet, Massillon, édition des fermiers-généraux de La Fontaine. On y a joint des ouvrages contemporains, Villemain, Cousin, l’Histoire de France d’Henri Martin, etc. Mais on a renoncé aujourd’hui à étendre cette bibliothèque dont le voisinage des bibliothèques Sainte-Geneviève et de la Sorbonne, de la bibliothèque pédagogique, permet de se passer. On enrichit surtout la bibliothèque spéciale, qui a un intérêt particulier pour l’institution.

Cette bibliothèque, qui s’accroît d’année en année, renferme, presque sans exception, les œuvres de tous les instituteurs et auteurs français sur l’éducation des sourds-muets et la plupart des ouvrages espagnols, italiens, anglais, allemands sur le même sujet. Il faut y joindre les traités spéciaux sur la production de la voix, l’acquisition de l’acoustique, la physiologie et l’anatomie des organes de l’audition et de la parole, le bégaiement et les autres vices de prononciation. Enfin l’institution est abonnée à chacune des revues spéciales qui paraissent dans tous les pays du monde.

Telle est dans son ensemble cette belle et intéressante maison, qu’on n’a pas visitée une fois sans désirer la revoir ; tels sont les bienfaits de cette éducation qui crée l’intelligence chez des êtres condamnés à en être à jamais privés et qui, en même temps, développe et fortifie leur corps. L’institution compte aujourd’hui plus de deux cents élèves. Ce nombre tend à augmenter. On a constaté que l’état sanitaire est excellent : les épidémies de rougeole, de fièvre scarlatine, de diphtérie, sont rares, et on réussit à les éteindre sur place. En dehors des soins et des exercices que nous avons racontés, d’autres causes concourent à ces heureux résultats : la maison est située dans un des quartiers les plus élevés de Paris, au milieu d’un vaste jardin, à côté de l’allée de l’Observatoire et tout près du jardin du Luxembourg. Un autre avantage dont aujourd’hui on comprend l’importance, c’est que les élèves boivent exclusivement l’eau d’une source d’Arcueil qui a été amenée dans cet endroit par la reine Marie de Médicis, lorsqu’elle créa le couvent devenu plus tard le séminaire Saint-Magloire. Autrefois cette eau était employée à l’arrosage du jardin ; aujourd’hui elle est réservée à la cuisson des alimens, à la boisson et au lavage de la vaisselle ; l’eau de Seine ne sert plus qu’aux usages domestiques et au jardinage.


VII

Cette notice est déjà bien longue ; cependant elle ne serait pas complète, si nous laissions de côté une question grave, celle du recrutement des maîtres.

Le personnel enseignant de l’institution de Paris comme des autres institutions nationales de sourds-muets est réparti en cinq ordres différens, des professeurs titulaires, des professeurs adjoints, et des répétiteurs de première, de deuxième et de troisième classe. On monte successivement, après des concours et dans des conditions déterminées par les règlemens, du dernier degré de cette hiérarchie jusqu’au plus élevé.

C’est à la suite et après le succès d’un premier concours que le maître débutant est admis dans l’institution. Il doit être né ou naturalisé Français, avoir dix-huit ans révolus et moins de trente ans. On lui demande ou un brevet de capacité pour l’enseignement primaire, ou un diplôme universitaire. Il comparaît devant un jury de sept membres désigné par le ministre de l’intérieur, et dont font partie le directeur, le censeur, un professeur de l’institution et deux professeurs de l’Université.

Une fois admis, le répétiteur doit avant tout être initié à un enseignement si différent de celui de nos lycées. Il s’instruit pratiquement, en assistant chaque jour aux classes d’un professeur titulaire dont il est l’adjoint. Il reçoit en outre deux fois par semaine un enseignement théorique ou normal pour lequel le censeur réunit tous les maîtres de même classe. Voici, d’après un des tableaux établis pour l’Exposition universelle de 1889, les différentes parties de cet enseignement : 1o un cours normal d’articulation et de lecture sur les lèvres ; ce cours, ouvert depuis 1881, a pour but de préparer les jeunes maîtres à l’enseignement de l’articulation et de la lecture sur les lèvres. Il dure une année ; 2o un cours normal de méthode intuitive, créé en octobre 1882. Ce cours, qui dure plusieurs années, sert à exposer en détail la méthode à suivre et les exercices à faire pour donner aux sourds-muets les connaissances utiles que les enfans ordinaires acquièrent dans leurs familles et dans les écoles primaires. Nous les avons passés en revue. Il est complété par l’étude historique de l’art d’instruire les sourds-muets depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, et par des conférences régulières sur l’objet même des leçons.

A cet enseignement, donné avec une grande supériorité par le censeur de l’institution, se joignent des conférences sur l’anatomie et la physiologie des organes de la voix et de l’audition. Ces conférences, confiées à un prosecteur des hôpitaux, ont lieu, en partie, à l’institution même, et, en partie, dans un amphithéâtre d’hôpital.

N’oublions pas de dire, au grand honneur de l’Institution, que ces cours et conférences, destinés à former le personnel enseignant des institutions nationales, sont cependant largement ouverts aux personnes du dehors qui désirent s’occuper de l’éducation des sourds-muets.

L’enseignement normal des maîtres se continue, ainsi que l’enseignement pratique, jusqu’à l’obtention du grade d’agrégé. On peut dire d’ailleurs que leur apprentissage est de tous les momens ; car, outre la surveillance des dortoirs, des récréations, des travaux manuels, des mouvemens intérieurs et des promenades, ils ont aussi leur collaboration dans l’œuvre des professeurs ; leur titre de répétiteur est parfaitement justifié ; car, la classe achevée, ils en font une sorte de répétition, en exerçant individuellement tel ou tel élève en retard sur ses camarades, en s’efforçant de corriger chez celui-ci ou chez celui-là un vice de prononciation, une habitude mauvaise dans le jeu des organes vocaux.

Le maître répétiteur, devenu professeur-adjoint, peut, après deux années de ce dernier grade, être admis à l’examen d’agrégation qui confère des droits au grade de professeur titulaire. Les programmes de cet examen sont très intéressans. Le candidat doit d’abord présenter une thèse sur un sujet qu’il a choisi et qu’il a fait agréer à l’administration. Puis il subit une épreuve pratique sur l’articulation, et il est soumis à des interrogations sur l’ensemble de l’enseignement des sourds-muets et sur l’histoire de la littérature française au XVIe, au XVIIe et au XVIIIe siècle.

Le traitement des maîtres répétiteurs est de 1,000, 1,100, 1,200 francs suivant leur classe ; celui des professeurs adjoints s’élève progressivement de 1,400 francs à 3,000 francs. Les professeurs titulaires commencent avec 3,400 francs et arrivent à 5,000 francs. Sous le rapport de la retraite, ils sont mieux traités que les fonctionnaires de l’Université. Ils peuvent l’obtenir après trente années de services, sans condition d’âge. Les règlemens universitaires exigent l’âge de soixante ans, ce qui suppose, en général, quarante années d’un service où les hommes s’usent vite. Autre mesure bienfaisante qui n’existe pas dans l’Université : en cas d’infirmités, une retraite proportionnelle peut être allouée après dix ans de services. A l’époque où écrivait M. Maxime Du Camp, tous ces avantages étaient inconnus ; les traitemens étaient beaucoup plus modestes. Espérons que le progrès ne s’arrêtera pas là, et que ces fonctionnaires si méritans, dont l’enseignement demande une si grande dépense de forces physiques et morales, tant de patience et de dévoûment, trouveront de plus en plus dans leurs émolumens le moyen de suffire aux difficultés croissantes de la vie et d’élever honorablement leur famille.


VIII

Le lecteur curieux de tout connaître pourra nous demander encore le prix de la pension, comment on obtient des bourses ou des portions de bourses. Pour les élèves internes, la pension est de 1,400 francs ; elle est de 800 francs pour les demi-pensionnaires qui prennent à l’institution le repas de raidi et le goûter, de 600 fr. pour ce qu’on appelle les externes surveillés, c’est-à-dire pour les élèves qui suivent toutes les classes, tous les exercices de la journée, y compris les bains et les promenades, mais qui sortent à midi pour aller déjeuner dans leur famille. D’ailleurs, ces deux dernières catégories sont très peu nombreuses ; presque tous les enfans sont pensionnaires. Il n’y a pas et il ne peut y avoir d’externes proprement dits, suivant uniquement les classes ; car toutes les heures de la journée ont leurs exercices qui concourent aux progrès de l’éducation générale : le travail isolé de la rédaction ou de l’étude de leçons à réciter a très peu de place dans la vie scolaire des sourds-muets.

Le nombre des boursiers dépasse de beaucoup celui des élèves payans. Rien de plus facile à expliquer. L’institution des sourds-muets est restée dans son esprit ce qu’elle était à son origine lorsqu’elle a été fondée par l’abbé de l’Épée, un établissement de bienfaisance. L’objet de l’œuvre, le but de tous ceux qui s’y dévouent, c’est de faire le bien, c’est de rendre à l’humanité, à la société, des êtres que leur infirmité on avait exclus. Tous les sourds-muets, les pauvres comme les riches, sont admis ; ceux qui peuvent payer versent une somme qui n’égale pas aujourd’hui les dépenses qu’on fait pour eux ; ceux qui ne peuvent payer qu’une partie de la pension obtiennent ou des bourses ou des fragmens de bourses donnés par l’État, par les départemens, par les villes et les communes. A défaut de bourses, des remises sont accordées par le ministre sur la proposition du directeur. Personne n’est renvoyé faute de ressources. L’État contribue par une subvention annuelle qui peut s’élever jusqu’à une somme de 264,300 francs. L’institution, par suite de libéralités et de capitalisations, a des revenus qui montent à 50,000 francs ; le total des pensions acquittées par les familles, des bourses départementales et communales s’élève à 80,000 francs. Voilà le budget de l’institution, et il est difficile que les dépenses ne le dépassent pas. La plus complète égalité règne entre le pauvre et le riche, entre celui qui ne paie rien et celui dont les parens versent la pension complète. Comme dans nos lycées, le régime, l’éducation, l’instruction sont les mêmes. A l’intérieur comme à l’extérieur, le costume est uniforme et obligatoire pour tous ; les montres et les bijoux sont interdits. L’enfant de l’humble journalier s’assoit, travaille, joue à côté du fils du banquier ou du grand industriel, et nos récits auront prouvé à nos lecteurs que, dans aucune maison d’éducation, les soins de toute nature ne sont plus largement donnés aux enfans et aux jeunes gens.

Cette belle œuvre, à laquelle s’attachent avec passion ceux qui s’y dévouent, comme le directeur, M. Javal, comme l’éminent censeur, M. Dubranle, outre la joie pure qui accompagne toujours la pratique du bien, leur apporte une autre récompense, celle des résultats croissans de leurs efforts. Ceux qui, comme nous, se donneront le plaisir de visiter l’institution, d’aller voir les élèves dans leurs classes, dans leurs ateliers, dans leurs cours de récréation, ne conserveront sur ce point aucun doute. Un des professeurs de la maison, M. Bélanger, dont nous avons cité plus haut la Revue mensuelle, a reproduit dans son numéro d’août 1887, d’après les journaux parisiens, un incident significatif qui s’est produit dans une séance du conseil de révision du département de la Seine. « A l’appel du nom d’un des conscrits, le président du conseil a vu s’avancer un grand jeune homme qui lui dit : — Je crois qu’il est inutile de me soumettre à la visite, monsieur le président, je ne puis être soldat. — Pour quel motif ? quel est donc le cas d’exemption que vous invoquez ? — Parce que, monsieur le président, je suis sourd-muet. — Comment ? vous êtes sourd-muet ; vous avez répondu à l’appel de votre nom, et maintenant vous soutenez une conversation avec moi. Est-ce possible ? — C’est uniquement au mouvement de vos lèvres, quand vous parlez, que je vous comprends, monsieur le président ; mais je suis complètement sourd.- » — Le fait a été reconnu exact. On trouve dans le Figaro du 27 décembre 1887 l’anecdote suivante : « Une matinée bien curieuse et bien intéressante a été donnée avant-hier, rue de Longchamp. Les petits sourds-muets, que Mme Houdin, leur institutrice, parvient à faire parler, se sont surpassés. Ils ont joué une comédie enfantine en deux actes, l’Arbre de Noël, au milieu de l’attendrissement de leurs familles et de leurs amis. »

Dans une de nos visites à l’institution de la rue Saint-Jacques, nous avons eu, avec un élève de septième ou de huitième année, âgé d’environ dix-huit ans, la conversation suivante : « De quel pays êtes-vous, mon ami ? — Je suis de Nevers. — Dans quel département est Nevers ? — Dans la Nièvre. — Quel est le fleuve qui coule à Nevers ? — La Loire. — Je connais Nevers. — Ah ! monsieur, vous y êtes allé. Pourquoi faire ? — Pour inspecter le collège. — Avez-vous été content ? — Très content ; j’ai même envoyé un livre aux élèves. — Ah ! comme témoignage de satisfaction ? — Précisément. » Nous pourrions citer d’autres exemples. Nous pourrions surtout insister sur la joie que témoignent ces jeunes gens quand ils reconnaissent un visage ami, sur l’émotion qui se peint dans leurs yeux quand on leur sourit, quand on leur serre la main, quand on leur parle avec affection. — « Il est bon ! il est bon ! » s’écriait un d’eux en montrant de la main le visiteur qui leur promettait son retour. Et celui-ci, touché, embrassa le jeune homme.

Nous voudrions que cette étude où nous avons cherché, avant tout, à être exact et complet, eût pour résultat d’appeler l’attention sur l’œuvre si intéressante et si belle de l’Institution nationale. Nous voudrions qu’en mettant en lumière le dévoûment des hommes qui l’ont créée et de ceux qui travaillent à ses progrès, elle fit rejaillir une part de cette gloire sur la France entière. Car il ne faut pas oublier que c’est la France qui, avant toutes les autres nations de la terre, a ouvert une école publique de sourds-muets, celle de l’abbé de l’Épée ; que c’est à la France aussi que revient l’honneur d’avoir créé, par les soins du grand philanthrope Valentin Haüy, la première école publique de jeunes aveugles.


F. DELTOUR.

  1. Esquisse historique et court exposé de la méthode suivie pour l’instruction des sourds-muets de la paroisse et du diocèse de Milan, par M. l’abbé Jules Tarra, directeur et professeur à l’école des pauvres, traduit de l’italien en français par MM. Dubranle et Dupont, professeurs à l’institution nationale des sourds-muets de Paris. — Paris, Delagrave, 1883. M. Dubranle est aujourd’hui censeur des études de l’institution.
  2. Voir dans la Revue française de l’éducation des sourds-muets (3e année), une suite d’articles touchans sur l’abbé Balestra. Sous le nom de Causerie, c’est une véritable biographie qu’a tracée M. Théophile Denis. Il nous fait connaître et chérir cet homme passionné pour le bien.
  3. 8 août 1887.
  4. Paris, 56 garçons, 49 filles ; départemens, 52 garçons, 37 filles.
  5. La Revue française de l’éducation des sourds-muets, dirigée par M. Belanger, professeur à l’institution (1886-1890), et la Revue internationale de l’enseignement des sourds-muets, publiée sous le patronage de MM. Franck, de l’Institut, Godard, directeur de l’école Monge, docteur Ladreit de Lacharrière, médecin en chef de l’institution de Paris, Eugène Pereire, ancien député, E. Peyron, directeur de l’Assistance à Paris (1885-1890).
  6. L’Enseignement scolaire ou intellectuel, trois grandes feuilles. — Depuis que ces pages Bout écrites, nous avons lu un intéressant travail sur les sourds-muets en général par M. Dussouchet, professeur au lycée Henri IV, examinateur pour l’admission des maîtres-répétiteurs à l’institution nationale de Paris. M. Dussouchet explique très nettement les exercices progressifs par lesquels on provoque la parole chez les enfans.
  7. 8 décembre 1890.
  8. La place nous manque pour énumérer tous ces bienfaiteurs, ainsi que les visiteurs illustres qu’a reçus la maison depuis le pape Pie VII en 1805, le roi Charles X, (1828), la reine Marie-Amélie (1832), le duc et la duchesse d’Orléans (1837), l’empereur Napoléon et l’impératrice Eugénie (1866), l’empereur du Brésil (1872), jusqu’à Gambetta (1881) et beaucoup d’autres notabilités de la politique, des lettres et des sciences. La maison est ouverte au public un jour par semaine.