L’Institutrice/1

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Feuilleton de la République française
du 26 décembre 1871

(1)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE


Une charrette couverte de toile, attelée de deux percherons, cheminait sur la route du département de l’Oise, au-delà de Beauvais. Le jour baissait ; au couchant, de larges bandes rouges allaient se décolorant, d’insensibles teintes grises tombaient dans l’air bleu, qu’elles envahissaient. Les collines s’estompaient à l’horizon ; toutes les cimes : arbres, maisons, côteaux, s’affaissaient lentement ; les arêtes s’adoucissaient, les lignes devenaient flottantes et molles ; déjà le chant des oiseaux avait cessé, et l’on n’entendait plus, de loin en loin, que le mugissement de quelque vache rentrant à l’étable. Les pommiers, dépouillés de fruits et penchés, qui bordaient la route, semblaient s’étirer alanguis.

Un peu en arrière du conducteur qui présidait l’attelage, armé de son fouet, deux femmes étaient assises à l’avant de la charrette, l’une déjà grisonnante, l’autre âgée de vingt ans à peine ; toutes les deux vêtues de noir et portant le costume des femmes de la bourgeoisie. On apercevait derrière elles, entassés, des pieds de table, des dossiers de chaises, des paquets, toute l’apparence d’un déménagement. On était à la fin de septembre, et l’air du soir devenait piquant ; les voyageuses serrèrent leur châle autour d’elles, et la plus âgée demanda : « Est-ce encore bien loin ? »

Le conducteur étendit le manche de son fouet un peu sur la gauche, vers un fouillis d’arbres, logé dans la courbe d’un côteau, et que perçait un clocher surmonté d’un coq.

— Voyez-vous là-bas, dit-il. C’est ça Boisvalliers. Nous y sons dans dix minutes.

— Cela n’a pas l’air d’un endroit bien important, dit en soupirant la dame âgée.

— Ah dame ! ça n’est pas si gros que Beauvais ; mais tout de même un bon endroit. Il n’y manque pas de gens à leur aise. Tenez, voyez-vous à présent ce toit d’ardoises, après cet ormeau, c’est la maison du maire, M. Moreau.

— Ah !… qu’est-ce que cette famille ?

À cette question directe, la physionomie toute picarde du conducteur se ferma tout à coup, il cligna de l’œil, et avec une nonchalance affectée :

— Eh bien, je vous dis, c’est le maire de not’commune.

— Je veux dire : Est-ce un homme à voir ? demanda la bourgeoise d’un ton de marquise.

Le charretier se tourna vers elle, et, la regardant de ses petits yeux verts et pétillants :

— Eh ! eh ! répliqua-t-il d’une voix lente, goguenarde en dessous, le voir n’est pas ben malaisé ; il est assez gros pour ça, un homme ben vivant !

Elle reprit, impatientée par la lourdeur d’esprit de ce paysan :

— Est-ce un vrai Monsieur ? A-t-il été au collége ? Sa femme porte-t-elle chapeau ?

— Non point. Ell’porte la coiffe. Mais ça ne l’empêche pas d’être joliment plus huppée que d’autres, allez ! Son père, le marchand de chevaux, lui en a laissé du bien ! Et le fils a été au collége, si le père n’y a pas été. Pour un vrai monsieur, se peut ben que je m’y connaisse pas ; mais cent mille francs de terres au soleil, c’est du vrai… au moins, à ce qui me semble.

— Oh ! sans doute ! répondit la voyageuse en soupirant. Dans ces petits endroits la fortune est tout.

— Oh ! c’est comme ça partout, allez ! répliqua le Picard de son air tranquille et narquois.

— Maman ! murmura la jeune fille, en poussant le coude de sa compagne. Et montrant le conducteur, ses yeux et son geste recommandèrent la prudence.

— Laisse-moi donc, dit la mère, je sais bien…

Elle s’arrêta cependant et ajouta moins haut avec un profond soupir :

— Je suis persuadée que nous n’allons trouver aucune société dans ce petit trou.

Du point de la route où ils se trouvaient alors, le petit trou cependant se déroulait de façon assez gentille. Les maisons fort espacées avaient chacune son jardin, bouquet de verdure ; au-dessus des toits de chaume, garnis de mousses et de fleurs sauvages, montaient les fumées ; au pied des maisons, inclinées sur le versant, coulait une rivière ; bordée de grands peupliers.

Mais l’homme, il faut l’avouer, n’avait pas mis autant d’art que la nature à parer ce lieu. En entrant dans ce village, dont l’attitude coquette eût de loin séduit un peintre, le charme s’évanouissait ; à la porte de chaque maison, la courtine (amas de fumier) s’étalait dans sa majesté carrée, baignant à sa base dans les flaques de noir purin où l’éther ne dédaignait point cependant de mirer son front bleuâtre et de décomposer en rayons violets ses dernières lueurs. De là, s’élevaient d’âpres émanations, qui se croisaient dans l’air, avec les senteurs des bois et des prés descendant sur le village, et produisaient d’étranges courants, tantôt parfumés et tantôt fétides. À côté des guenilles qui pendaient aux maisons, des plantes grasses et des herbes folles revêtaient les murs de leur grâce exquise ; les yeux bleus des enfants, qui mordaient leur pain au seuil des portes, éclataient dans un masque barbouillé. C’était un mélange de laideur et de beauté, de trivialité et de poésie.

Au passage de la charrette, plusieurs têtes se penchèrent curieusement aux fenêtres, et des propos s’échangèrent avec une certaine animation. L’arrivée de ces deux étrangères et la vue de ce long véhicule constituaient de ces événements qui ne tombent que de loin en loin dans le lac dormant des existences villageoises. Devant tous ces regards, la mère composait dignement son attitude, la fille paraissait triste et timide. Comme ils passaient, longeant une grille, devant une maison plus grande que les autres, bâtie en briques et couverte d’ardoises, au milieu d’un jardin divisé en quatre carrés, par des allées coupées à angle droit :

— Voilà la maison de M. le maire, dit le conducteur.

Et il ajouta en soulevant son chapeau :

— Bonsoir, m’sieur Ernest.

Ce salut s’adressait à un jeune homme qui, debout dans une allée, fumait en regardant la route et les passants. Il était de grande taille, et son attitude, ainsi que sa physionomie, annonçait un parfait contentement de lui-même. Son chapeau seul, plus petit de forme, et sa cravate, plus élégamment attachée, le distinguaient des paysans, dont il portait la blouse et les gros souliers. En répondant au salut du conducteur, il se pencha vivement pour considérer les deux femmes avec plus de curiosité que de convenance. Un peu plus loin se présenta une autre maison bourgeoise plus élégante, mélangée de briques et de pierres de taille, et qu’une vigne vierge couvrait presque de son feuillage rougissant ; et le charretier dit encore :

— Ça, c’est la maison de Mme Favrart.

Cette indication ne provoqua point de questions nouvelles. En approchant du lieu inconnu où leur destin les conduisait, ces deux femmes éprouvaient l’oppression d’une vague inquiétude. Presque immédiatement d’ailleurs, le cheval s’arrêta devant la maison voisine, et le charretier dit en sautant par terre :

— Là ! nous voilà arrivés !

C’était une petite maison construite en bois et en terre et couverte de chaume, comme toutes les maisons pauvres de ce pays, où manque la pierre et la terre à tuiles. Elle se composait du rez-de-chaussée et d’un étage mansardé. Au-dessus d’une porte vitrée, le pignon donnant sur la rue encadrait dans son triangle une petite fenêtre. Les voyageuses n’étaient pas encore descendues que de toutes parts apparurent aux fenêtres et au seuil des portes voisines des figures curieuses ; les enfants sortant des maisons vinrent se grouper autour de la charrette ; les gens qui suivaient la rue s’arrêtèrent, et enfin les habitants des maisons voisines, un à un, vinrent se joindre au rassemblement. La jeune fille était devenue toute rouge d’embarras et la mère avait pris un air gourmé et scandalisé, qui parut bizarre à tout le monde et ne mit personne en fuite.

« L’institutrice ! murmurait-on çà et là, c’est l’institutrice. »

— Dites donc vous autres, s’écria le charretier, qui enlevait la toile de sa charrette, c’est pas le tout que de regarder, vaudrait mieux donner un coup de main.

Les interpellés se regardèrent sans bouger ; l’un d’eux, enfin, se décida à répondre.

— Hé ! j’sommes pas payé pour ça.

— Ah ! les feignants ! répliqua le charretier. Allons donc ! allons donc ! venez seulement. C’est des dames comme il faut, qui vous payeront bien. Pas vrai, madame Jacquillat ?

Mme Jacquillat était mécontente et gênée, cela était évident. Elle dit d’un air rogue :

— C’est un menuisier qu’il faut pour monter les meubles. Il faut en aller chercher un.

— C’est ça, dit la charretier. Qu’est-ce qui va chercher le père… chose ?

Pas plus qu’avant, personne ne bougea. Le charretier se prit à jurer. À la fin, une femme parmi les plus proches dit à un enfant :

— Allons ! va donc, toi.

Et l’enfant partit.

La femme alors s’approcha des dames en les saluant d’un air familier.

— C’est donc vous qui venez pour tenir l’école ?

— Oui, madame, répondit la jeune fille. Mme Jacquillat avait tourné le dos.

— Allons, c’est bon, reprit la paysanne d’un ton tranquille, et prenant un paquet des mains du charretier, elle le porta dans la maison. Et ce fut elle qui en fit les honneurs aux arrivantes et leur montra tout.

La pièce d’entrée était la salle d’école. Au fond, sur le jardin, se trouvaient une cuisine et un cellier. À gauche, dans l’école, une porte donnait sur une cour peu large, où devaient se passer les récréations. Il y avait dans cette cour un poulailler, une petite étable. On montait aux chambres de l’étage par l’escalier primitif, un triangle de maçonnerie à marches de pierres bâti dans la cour et surmonté d’un auvent.

— Eh mais ! s’écria madame Jacquillat, où est le… — elle n’osa pas dire le salon — la pièce… pour recevoir ?

— Quelle pièce ? demanda la voisine qui s’était chargée elle même des fonctions de cicerone.

— Mais… pour les visites.

— Où ! l’autre recevait le monde dans sa cuisine ou bien dans l’école.

— Pas une pièce où mettre mes meubles de salon ! s’écria Mme Jacquillat avec désespoir.

Elle était vraiment éperdue, au point qu’elle pris à témoin de son malheur la voisine obligeante et familière et le menuisier, qui entrait portant des fauteuils de velours d’Utrecht, fanés il est vrai, usés même, mais qui avaient été si beaux autrefois.

— Où mettre tout cela ?

Dans l’école ? dans la cuisine ? C’était insensé. Mme Jacquillat s’arrachait les cheveux.

Elle avait pensé jusque-là que le logement des institutrices n’était pas une dérision.

— Il y en a pourtant qui n’en ont pas tant que vous, dit la femme, et elle cita une commune voisine où l’institutrice n’avait qu’une seule chambre pour faire la cuisine, dormir et manger.

— Il y a des gens à qui cela peut paraître supportable, répondit Mme Jacquillat, mais quand on a mené une vie toute différente !… on se trouve bien malheureux…

— Comme ça, vous étiez riche auparavant ? lui demanda la voisine.

— Hélas ! notre position ne ressemblait guère à ce qu’elle est maintenant, répondit Mme Jacquillat, en essuyant quelques larmes.

Et sur cela, ses interlocuteurs témoignèrent leur compassion.

La jeune fille semblait souffrir de cette scène et de ces épanchements, comme si son orgueil à elle eût été d’une autre nature. Elle se hâta de faire monter les meubles dans les deux petites chambres hautes, les y fit empiler, au milieu des lamentations de sa mère, et quand tout fut à peu près en place, elle s’occupa de régler avec le menuisier et le charretier. Elle se trouva en face de prétentions exorbitantes qu’il fallut combattre.

— Vous croyez que ce n’est pas plus fatigant de porter des meubles que de tourner les feuilles d’un livre, dit l’un d’eux avec aigreur. La discussion fut pénible, et pendant ce temps, la voisine restait là, bien qu’il n’y eût plus rien à faire, écoutant et regardant avec une avidité curieuse qui montrait clairement à quel sentiment tout autre que l’obligeance il fallait attribuer son empressement.

Après le départ du menuisier et du charretier, elle restait encore, et ne sachant comment s’en défaire, Mlle Jacquillat eut enfin l’idée de lui offrir une pièce, qu’elle accepta.

Restée seule avec sa mère dans cette école froide, aux murs blancs, lieu de sa tâche quotidienne, la jeune institutrice se mit à pleurer silencieusement. Elle se trouvait si étrangère dans ce lieu ! L’accueil froid et presque insultant de cette population, au milieu de laquelle elle allait vivre, lui avait serré le cœur. Il lui semblait même que, d’avance et sans la connaître, ces gens lui étaient hostiles. Elle ne se trompait pas. Le paysan est particulièrement jaloux des instituteurs et institutrices, dont le traitement lui paraît un vol fait à ses sueurs, car il n’estime comme travail que l’effort matériel, et les labeurs de l’esprit ne sont à ses yeux que fainéantise. D’autre part, tout bourgeois pauvre est pour lui un ennemi à terre, et le paysan est rarement généreux.

L’institutrice n’eut pas le temps de se livrer à son chagrin. Sa mère l’en reprenait, alléguant en manière de consolation qu’elles avaient bien autre chose à faire, quand un coup fut frappé à la porte vitrée, et Mme Jacquillat s’écria :

— Sidonie ! voici des dames ! Ces mots étaient accentués de manière à faire sentir sans plus de paroles la gravité de la situation et l’importance des devoirs qu’elle imposait à Sidonie. Celle-ci comprit en effet, se leva et tandis que sa mère, après un : Entrez ! prononcé du ton le plus calme et le plus harmonieux, allait au-devant des visiteuses, la jeune fille, se tournant de l’autre côté, essuyait ses yeux et revenait montrant un doux visage, armé d’un sourire.

Deux dames entrèrent, avec force révérences et quatre yeux inquisiteurs, qui tout d’abord saisirent les deux arrivantes à Boisvalliers, et prirent leur mesure de pied en cap.

La première, d’âge mûr, grande, forte, épaisse, le visage énergique et coloré, l’air sûr d’elle-même et majestueuse, une maîtresse femme ; la seconde, une jeune personne, assez grande également, assez jolie, douée d’un aplomb à peu près égal, mais d’un aplomb moins sérieux, plus jeune et relevé de quelque chose de piquant, qui pouvait se nommer impertinence.

— Je pense, dit la première en regardant Sidonie, après avoir salué Mme Jacquillat, que c’est mademoiselle qui est notre institutrice ?

— Oui, madame.

— Ah ! très bien, mademoiselle. J’en suis charmée. On vient de me dire, mesdames, que vous étiez arrivées, et j’ai pensé que nous ferions bien, ma fille et moi, de venir vous souhaiter la bienvenue et vous offrir nos bons offices. On est toujours embarrassé quand on arrive dans un pays qu’on ne connaît pas. Voulez-vous venir dîner à la maison ? sans cérémonie. Nous sommes là porte à porte. Ah ! j’oubliais de vous dire qui je suis : Madame Favrart. Vous devez avoir entendu parler… M. Favrart est l’adjoint, autant vaut dire le maire, puisque le maire sait à peine signer. C’est une manie de mon mari de n’avoir pas voulu être maire. M. Favrart est un bon homme, mais il a des entêtements… C’est ainsi qu’il n’a jamais dépassé le grade de capitaine ; car vous savez que c’est un officier retraité. J’avais beau solliciter pour lui, être bien avec le général et sa femme, on voyait un homme si insouciant, si peu intrigant ; et puis toujours le nez fourré dans les livres. Au fond, il est enchanté d’avoir sa retraite : il s’occupe bien de nous !… Et encore, même pour ses fonctions d’adjoint, si je ne le poussais pas, il laisserait tout à faire à M. Moreau, qui ne ferait rien. Ces paysans sont si bêtes ! Vous aurez fort à faire, si vous voulez rendre nos petites filles savantes. Enfin, pourvu que cela sache lire dans ses heures. Mais il ne faut pas croire qu’ils n’aient pas d’orgueil pour cela… Des prétentions !… Il faut bien prendre garde à ne pas manquer de les appeler monsieur et madame. Il y en a beaucoup de riches… et avares ! Oh ! c’est une triste population ! Si cette maison ne nous venait pas de mon grand-père, et si M. Favrart avait eu un peu plus d’ambition et de savoir-faire, nous ne serions pas ici. Mais enfin, où la chèvre est attachée, vous savez… Enfin, mesdames, voilà ; c’est aux autorités du lieu à vous accueillir, et comme il ne fallait pas compter sur la mère Moreau, qui n’a d’autre idée que ses poules et ses vaches, nous sommes venues… Si vous avez besoin de quelque chose, ou de quelque renseignement… Acceptez-vous notre invitation ?

ANDRÉ LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 29 décembre 1871

(2)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE


De la part de Mme Jacquillat, une mimique polie, sympathique et reconnaissante avait pu seule jusque-là répondre aux diverses parties de ce discours. Quand Mme Favrart se fut arrêtée, Mme Jacquillet prit la parole, et tout en remerciant chaudement, déclina l’offre du dîner.

— Pourquoi donc ? Vous avez tort ; il ne faut pas de cérémonie. C’est de bon cœur !

Toutefois la résistance de Mme Jacquillat fut invincible. C’était une question de décorum.

— Ells ne pouvaient dans leurs habits de voyage…

— Mon Dieu ! qu’est-ce que cela fait ? À la campagne…

Non, réellement, Mme Jacquillat ne pouvait céder sur un point si grave, et puis… elle finit, de plus en plus pressée, par laisser échapper ses douleurs.

— Un tel changement de position leur était si pénible qu’il fallait en ces premiers moments être seules. Quand on a le cœur gros, ou n’est point capable de soutenir une conversation… Cependant Mme Jacquillat n’en fut pas moins communicative, car elle raconta toute son histoire :

« Monsieur Jacquillat était professeur au collège de Versailles, un professeur distingué. Mais avec trois mille francs d’appointements, il est difficile d’élever une famille. Madame Jacquillat, qui, de son côté, était d’une famille excellente et même riche autrefois, avait bien eu une dot ; mais qu’était-elle devenue ? On n’en savait rien. Le fait est qu’à la mort de M. Jacquillat cette dot ne s’était pas retrouvés. Les hommes passent pour devoir être seuls administrateurs, mais la plupart n’y entendent rien. M. Jacquillat était pourtant le meilleur des maris et le plus rangé ; mais l’éducation de son fils, qui était allé finir ses études à Paris, et avais passé trois ans à l’École normale, avait tant coûté ! Enfin, il ne leur était resté que leur mobilier, quelques créances, et la pension de Mme Jacquillat, comme veuve de professeur. Ce n’était pas assez pour vivre, Sidonie avait été courageuse ; elle avait voulu gagner leur pain — du pain seulement, en effet : 400 fr. L’État rétribue bien mal le savoir. Quel logement ! Quand on avait à Versailles une petite maison si jolie, si commode !… Et tout faire soi-même, quand on avait l’habitude de commander ! Ah ! la vie est bien amère, et si l’on ne songeait qu’apparemment c’est la volonté de Dieu…

Cette confidence eut pour effet de procurer à Mme Jacquillat, de la part de leurs visiteuses, une somme de considération beaucoup plus manquée. Mlle Favrart avait été en pension à Versailles ; elle connaissait une amie de Sidonie ; les deux jeunes personnes se trouvèrent dès l’abord en certaine intimité. La question de toilette, vu l’état des paquets et des malles non encore défaits, empêchant décidément ces dames d’aller dîner chez Mmes Favrart, celles-ci les quittèrent ; mais quelques minutes après, la cuisinière vint apporter un panier contenant la part des deux invitées, avec mille excuses et compliments. Cette attention délicate fut pour l’âme et l’estomac double réconfort… Et la connaissance, ainsi entamée, eut tout d’abord cette ferveur que les nouvelles relations d’ailleurs ont presque toujours à la campagne.

De même, dans tout le village de Boisvalliers, pendant quelques jours, on n’eut d’autre sujet de conversation que l’institutrice. — Comment la trouvez-vous ? demandait-on.

Les hommes répondaient :

— Elle est jolie.

Et les femmes :

— Elle n’est pas mal.

Venaient ensuite les commentaires : on trouvait ces dames trop fières, trop bien mises pour leur état, et tandis qu’on énumérait les merveilles de leur mobilier : fauteuils et canapé de velours, rideaux de damas et de mousseline, glaces, cuivres dorés, etc., les bourgeois se sentaient blessés d’être égalés ou dépassés par l’institutrice, et les paysans riaient malignement du mélange de ce luxe et de cette pauvreté.

La toilette de Sidonie, le dimanche, quand elle parut à l’église, fit scandale. Elle avait une robe à volants ! une institutrice !

— Il n’y en a pas comme les sans-le-sou pour être fiers, dit Mme Moreau, la mairesse. La vieille Mme Urchin, après avoir de son banc regardé Mmes Jacquillat, d’un air méprisant et rébarbatif, passa près d’elles sans les saluer, et prétendit que c’était une pitié ! que ça faisait mal au cœur et qu’elle n’avait pas bonne opinion de cette petite sotte.

— Est-ce qu’une si belle demoiselle voudra prendre la peine de s’occuper de nos petites ? dirent les paysans à leur sortie de l’église. À quoi quelques-uns répondirent d’un air malicieux : All s’occupera de nos garçons.

À supposer que ce fût vrai, les garçons le lui rendirent par avance, le bel Ernest Moreau en tête, sans compter le fils Urchin. On fit tout de suite le parallèle entre la nouvelle venue et mademoiselle Favrart, qui, jusqu’alors, étant seule, avait joui sans partage de l’admiration locale. Cette comparaison inévitable, Mlle Favart, qui, dans les premiers jours, n’y avait sans doute pas pensé, eu reçut l’impression, à partir de ce dimanche où l’institutrice et sa toilette firent une telle sensation à Boisvalliers.

Qu’était-ce que cette toilette ? Grand Dieu ! il faut bien le dire : une robe de mérinos bleu, garnie, au bas de la jupe, au corsage, aux manches, de volants de taffetas noir festonné, ceinture noire à longs bouts, qu’on portait alors sur le côté ; col et manchettes brodés au plumetis ; nœud de velours bleu dans de beaux cheveux châtains, disposés sur le front en bandeaux et nattés derrière.

Telle était, en supprimant le chapeau de velours noir à liserons bleus et le manteau de drap noir que Sidonie portait à l’église, la mise révolutionnaire de cette jeune fille, le même soir, au dîner de Mme Favrart. Il serait nécessaire de connaître à fond les idées exactes des habitants de Boisvalliers sur la mise d’une institutrice, pour décider en quoi le mérinos bleu était plus coupable que le noir, et justifier la réprobation qu’excitèrent ce nœud, cette ceinture et ces volants ; mais en regardant Sidonie, un observateur impartial aurait compris que son plus grand crime était de donner à cette toilette un caractère de bon goût, de grâce et de distinction qui contrastait, d’une manière véritablement choquante, avec l’humble condition de maîtresse d’école. Si l’accusation de coquetterie et de luxe extravagant, qui s’édita ce jour-là dans tout Boisvalliers, et parvint en peu de jours dans tous les villages et hameaux environnants, eût été communiquée à l’accusée, elle eut répondu qu’elle portait, économie nécessaire, ce qu’elle avait : ses robes d’autrefois, d’avant son deuil, rajeunies et mises à la mode par elle-même, en quelques coups de ciseaux et d’aiguille. Mais la critique n’eût point été désarmée par une telle raison, si bonne qu’elle fût. Car il y avait autre chose. Pourquoi ces robes allaient-elles si bien ? N’était-ce pas de la coquetterie que d’avoir une taille si charmante et l’audace de la porter ?

— Le premier devoir d’une fille pauvre est de ne pas se faire remarquer, disait Mme Urchin, assise dans la bergère, au coin du feu de Mme Favrart, quelques moments avant l’entrée de l’institutrice et de sa mère :

— C’est un malheur pour elles que d’avoir joui d’une meilleure fortune, dit Mme Favrart d’un ton doucereux. Cela donne toujours des prétentions. Moi, elles m’intéressent, et je serais fâchée de les voir ridicules.

— Moi aussi, j’en serais fâchée, ajouta Léontine Favrart. Sidonie est une bonne fille, et je regrette qu’elle se fasse du tort pour une petite vanité.

L’arrivée de Mmes Jacquillat interrompit cette conversation.

— Monsieur Favrart ! cria la maîtresse de la maison à son mari, qui causait dans l’embrasure de la fenêtre avec M. Urchin et le jeune Moreau, viens donc saluer ces dames.

M. Favrart se hâta de venir s’incliner devant Mmes Jacquillat. C’était un homme de taille à peine moyenne, et qui n’avait rien de militaire, sauf une certaine ponctualité de courtoisie. Les rides de son front et ses cheveux gris accusaient une cinquantaine d’années. L’échange de paroles fut court et rapide ; Mme Jacquillat en fit presque tous les frais, et M. Favrart retourna près de ses hôtes masculins.

ANDRE LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 28 décembre 1871

(3)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[1]


À la campagne, il existe entre les hommes et les femmes une démarcation d’autant plus tranchée que le milieu est moins cultivé. Complète et brutale chez les paysans, où la femme est la servante de l’homme, elle est encore très accentuée chez les bourgeois campagnards ; car on ne saurait croire — et certes on ne le leur ferait jamais avouer — combien ce milieu rural, qu’ils prétendent mépriser et dominer, les envahit, les pénètre et les fait siens, en dépit de l’habit qu’ils gardent. Dans le salon de Mme Favrart, pendant que les femmes, assises autour du feu, s’évertuaient à soutenir une conversation que glaçaient le mutisme et l’air rechigné de Mme Urchia, les hommes continuaient à parler d’un débat communal relatif à une citerne, mais assez négligemment, chose étrange ! car la population de Boisvalliers, en deux camps, s’injuriait autour de cette citerne depuis dix-huit mois. On en était même venu aux coups, et deux procès s’en étaient suivis, outre le procès principal.

Un tel phénomène ne pouvait être dû qu’à la présence de l’institutrice, et il n’y avait pas à en douter, en voyant les regards furtifs que les deux jeunes gens jetaient sur elle. Une fois, Sidonie surprit ces regards et en ressentit une émotion de pudeur souffrante, sans bien savoir pourquoi. Elle n’était pas encore habituée à l’air dont les hommes regardent une fille pauvre, que la présence d’un père ne protége plus.

À table, placée près du jeune Moreau, il lui adressa la parole avec la politesse affectée et gauche des hommes sans éducation vis-à-vis des femmes.

Ce beau garçon, dont les manières et le langage trahissaient de toutes parts la fraîche origine paysanne, produisit tout d’abord une impression peu favorable sur Sidonie. Cependant, sous la gaucherie des manières d’emprunt, perçaient une rondeur native et une spontanéité juvénile, qui éveillèrent en elle plus de sympathie. Le jeune homme lui parla de Beauvais, de Paris, où il avait fait un voyage, des villes enfin, ayant à cœur de prouver, comme tout habitant de village, qu’il connaissait leur vie, leurs usages, et se trouvait à la hauteur de leurs habitants.

Mais, sur ce point, M. Urchin l’éclipsa. Il avait fait, avant la mort de son père, une année de droit à Paris. Seulement il y avait longtemps de cela, car M. Urchin avait bien la quarantaine, quoiqu’on persistât à Boisvalliers à le traiter de jeune homme parce qu’il était garçon. C’était un grand, brun, maigre individu, sans physionomie, et, disait-on, sans caractère, parce qu’il vivait auprès de sa mère dans une soumission à peu près complète. Il faut savoir que le vieux M. Urchin avait laissé à sa femme tout l’usufruit de ses biens, qui, d’ailleurs, en grande partie, venaient d’elle ; et depuis cette époque, Mme Urchin avait rappelé son fils près d’elle pour l’aider à administrer ses domaines, c’est-à-dire qu’elle en avait fait son intendant… sans appointements. Mme Urchin, petite vieille avare, despote et dévote, écoutait, d’un air dédaigneux et revêche, ces souvenirs du quartier Latin, où son fils se complaisait ; elle y coupa court en parlant de son jeune temps, où tout le monde était sage, raisonnable, austère, où tout se passait admirablement ; puis elle se jeta sur le prix des blés. Mme Favrart, après quelques instants de déférence pour la vieille dame, trouva moyen, en lui répondant, d’évoquer la vie de garnison, qu’elle semblait regretter amèrement, tandis que M. Favrart, qu’aucun de ces sujets ne semblait intéresser, gardait un silence presque absolu. Un moment, Sidonie rencontra l’œil gris-bleu du capitaine fixé sur elle, regard froid et doux à la fois, plutôt rêveur qu’observateur, mais chaste ; elle sentit cela sans l’analyser. C’est par ces signes muets et ces aperceptions demi-inconscientes, bien plus que par les paroles, que se forme cette opinion secrète à laquelle nous donnons le nom de sympathie ou d’antipathie. Ce fut la seule fois d’ailleurs que M. Favrart sembla s’occuper en particulier des nouvelles habitantes de la commune. Ses regards avaient la fixité rêveuse de ceux qui voient autre chose que ce qu’ils ont sous les yeux. De temps en temps, sa femme lui criait :

— Monsieur Favrart, offre donc à boire à ces dames !

Et M. Favrart s’empressait d’obéir, avec tant de courtoisie, qu’on pardonnait à un sentiment si vrai son manque de spontanéité. Du reste, ses convives ne s’occupaient guère plus de lui qu’il ne s’occupait d’eux. Comme il oubliait, on l’oubliait ; à Boisvalliers, l’on disait : Chez Mme Favrart.

Après le dîner, les hommes allèrent dehors fumer ; les trois dames serrèrent la cheminée, et Léontine Favrart, jetant le bras autour de la taille de sa nouvelle amie, l’emmena dans sa chambre. Là, après avoir débité une somme convenable de menus propos sur de menues choses, ce que les jeunes filles considèrent comme faisant partie de leur rôle social, Léontine, en poussant un petit éclat de rire, demanda à Sidonie comment elle trouvait ces messieurs.

— Mais… je ne sais trop, répondit l’institutrice.

— Oh ! la dissimulée… Voyons : vous avez pourtant assez causé avec votre voisin, et il ne m’a pas paru que vous le trouviez désagréable.

— Il m’a semblé bon garçon, mais… il lui manque… naturellement… une certaine éducation.

Léontine eut un nouveau rire fêlé.

— Dame ! vous savez, il n’est pas fils de prince ; il n’a pas appris la littérature en naissant.

— Je croyais qu’il avait été au collège.

— Oui, mais seulement jusqu’en quatrième. Ses parents, dont il est le fils unique, le destinent à vendre des bœufs comme son papa. Je ne crois pas que les brillantes dispositions du jeune Ernest lui aient fait regretter la science. Il se résigne très-doucement à être l’héritier de son père, le Benjamin de sa mère, l’envie et le modèle de tous les gars du village et la coqueluche de toutes les filles, qui lui font les plus doux yeux, parce qu’il est tout à la fois riche et beau garçon. Car il est beau garçon, vous ne pouvez pas le nier, belle dédaigneuse ?

— Je ne le nie point.

— Vous vous êtes étonnée peut-être de le voir invité chez nous. C’est le fils du maire, et puis il porte un habit… le dimanche. Tout le monde le reçoit ici, les Urchin, le curé… Que voulez-vous, il n’y a personne dans ce désert. Ah ! ma chère, pensez donc… il y a trois ans que je suis ici, et j’avais à peine commencé à voir le monde quand mon père a eu sa retraite. Il aurait bien dû être plus jeune, mon père, ou bien colonel. On s’ennuie à périr, ici, jusqu’à descendre à s’occuper des mérites d’un Ernest Moreau. Après tout, il est bien plus gentil que M. Urchin, avouez-le.

— Je l’avoue sans hésiter. Ils ne paraissent pas très aimables, les Urchin.

— La vieille est une harpie. On ne peut rien dire qu’elle ne blâme. Il paraît qu’elle tient durement son fils. Lui, passe pour un modèle, parce qu’il accompagne sa mère partout, à l’église, à la promenade, en visites ; mais peut-être ne peut-il faire autrement. Il n’a pas un sou à lui, le pauvre homme ! On dit qu’il ne veut pas se marier, parce que sa mère rendrait une bru trop malheureuse ; c’est un bon sentiment. D’autres disent que la vieille ne veut pas le marier. On assure que ce modèle des fils et ce non-modèle des mères ont quelquefois de terribles querelles. Je sais qu’une fois, maman félicitant Mme Urchin d’avoir un fils aussi complaisant, cette fée Grognon lui a répondu, de sa voix vinaigrée : — Mon Dieu, madame, après tout, Théodule ne peut se conduire autrement. Je n’en dis pas de mal ; cependant il a bien ses idées. — Mme Urchin n’aime pas les gens qui ont leurs idées. Il parait que « Théodule » a encore autre chose que des idées. On parle d’ententes secrètes entre les fermiers et leur jeune maître futur, et les mauvaises langues ajoutent je ne sais quoi au sujet d’une certaine famille d’un hameau voisin. La femme est jeune et jolie ; le mari, simple journalier, qui devrait se contenter de gagner du pain, achète de temps en temps un lopin de terre, et puis l’aîné des enfants est blond et tous les autres sont bruns. Les commérages se cultivent dans ce pays avec autant d’ardeur que le blé et les herbages.

ANDRÉ LÉO

(À suivre)

Feuilleton de la République française
du 29 décembre 1871

(4)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE


Pendant ce petit discours, Léontine lissait ses cheveux devant la glace et se souriait à elle-même en se regardant parler. Sa compagne, élevée au sein de l’Académie, semblait un peu confuse des hardiesses de langage de cette fille du régiment. Le rire de Léontine se fit entendre :

— Ma chère, avouez que je mérite mieux qu’un Urchin !

— Comment ? vous devez…

— Oh ! Dieu merci ! rien de convenu. Il faudrait auparavant que la mère fût allée rejoindre son ancien temps. Non, c’est seulement un des avenirs que ma mère envisage pour moi… sans pâlir ! Il aura plus de 200,000 fr. Vous devriez me l’enlever. Ça m’éviterait de contempler cet avenir-là. Non, vous aimeriez mieux le jeune Moreau, n’est-ce pas ?

Sidonie, un peu offensée, protesta qu’elle était aussi peu occupée d’un de ces messieurs que de l’autre.

— Bon ! je vous scandalise parce que je vous dis ce que je pense. C’est une habitude qu’on m’a donnée toute petite en riant de tout ce que je disais. Et, ma foi ! je la garde, parce que ça m’amuse. — Il va sans dire qu’en société… (elle se rengorgea et se mit à marcher par la chambre en se donnant des airs) je suis aussi composée que doit l’être une jeune personne comme il faut, et à marier. Vous avez bien vu, à table, comme je causais gentiment et les yeux baissés avec l’Urchin. On met toujours l’Urchin à côté de moi. Mais avec vous, qui n’êtes ni une mère-grand’ ni un épouseur… Pourtant vous avez l’air si austère !… Ma chère, de bonne foi, quel mal y a-t-il à penser tout haut ? Après tout, c’est le secret de la comédie. Personne ne croit sérieusement que nous puissions vivre uniquement de l’amour de nos mères, qui ne sont pas toutes adorables, et des fleurs que nous brodons. Ça remplit tant le cœur et l’esprit, de faire des dessins sur la mousseline avec du coton, ou de chanter des nocturnes sur le bleu du ciel et les étoiles !

Elle éclata de rire en haussant les épaules.

— Je ne demande que d’être franche avec vous, dit Sidonie ; mais je l’étais tout à l’heure en vous assurant que je n’avais aucune préférence pour ces messieurs.

— Oh ! ce serait un peu tôt. J’en aurais dit autant que vous quand je suis venue ici. Mais depuis trois ans ! Hélas !… Dans les famines, ma chère, il ne se trouve plus de gens difficiles. Vous avez vu ce soir tout ce que la contrée possède de jeunes gens, ou soi-disant tels ; car l’un est vieux, l’autre de basse extraction. Or, comme il n’y a pas autre chose, on en est réduit à s’occuper d’eux. Ne faites pas la moue ; vous y viendrez. Nous sommes bien obligées de nous occuper des hommes, puisque nous n’avons pas autre chose à faire et que c’est tout notre avenir. Quand on aura changé ça, si ça se fait jamais, à la bonne heure. Alors, moi, je me ferai militaire, et je damerai le pion à papa en devenant général : Une ! deusse ! troisse ! En avant ! marche !

Devant l’air étonné de Sidonie, les rires de Mlle Favrart devinrent inextinguibles et elle tomba sur une chaise, perdant haleine.

— Est-il possible d’être si folle ! disait la jeune institutrice, le sourire aux lèvres, mais le visage toujours empreint de stupéfaction.

— Voyons, vous ne me trahirez pas, dit Léontine en l’embrassant. Je voudrais bien trouver en vous une bonne camarade, avec qui je pourrais être folle de temps en temps. Ne vous épouvantez pas de moi, je vous prie. Mon père est militaire, ma mère est un cuirassier ; je suis jeune, active, forte, et l’on me tient enfermée dans une chambre, courbée sur une tapisserie et serrée dans un corset. Parfois j’étouffe et je fais craquer les convenances. Mais me voici soulagée, et je puis maintenant descendre et subir Mme Urchin. Tenez, j’entends entrer monsieur le curé, qui était retenu à dîner ailleurs et qui vient achever la soirée chez nous.

— Puisque vous êtes si franche, demanda Sidonie, dites-moi quel homme est le curé de Boisvalliers ?

— Ah ! voyez-vous, elle y prend goût, la petite rusée ! Eh bien, mon enfant, ce curé, c’est, comme vous le dites, un homme, à ce qu’il me semble. Vous verrez comme il vous regardera. Je disais l’autre jour : Il a l’air d’un loup à jeun ! Si je vous répète cela, c’est que maman m’a beaucoup grondée pour l’avoir dit et m’a bien défendu de le répéter ; je ne comprends pas trop bien pourquoi. Et vous ?

— Moi non plus, dit Sidonie, après avoir réfléchi.

— Ce loup s’ennuie beaucoup, je crois, dans sa tanière, et quittera Boisvalliers quand il pourra. Cependant il sort peu, étudie beaucoup et prêche longuement. S’il déblatère contre les pompes du monde et de Satan, il aime extrêmement celles de l’Église, et vous serez de ses amies si vous arrangez l’autel, le dimanche, si vous lui faites des fleurs artificielles et si vous persuadez à vos petites filles de broder des nappes et des chasubles. Il cite du latin avec papa et questionne beaucoup en confession. Voilà tout ce que j’en sais.

Elles descendirent et trouvèrent le curé en conversation avec Mme Jacquillat. Il regarda, en effet, avec beaucoup d’attention Sidonie, mais lui parla peu, et causa surtout avec les hommes. On ouvrit les tables de jeu. Les trois dames et M. le curé firent un boston ; les jeunes gens et les jeunes filles jouèrent à l’oie, jeu plein d’attraits, à en juger par les rires d’Ernest et de Léontine. M. Favrart avait disparu. À dix heures, Mme Urchin leva la séance et chacun s’alla coucher.

  1. Voir la République française depuis le 26 décembre.