L’Instruction publique et la révolution/01

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L’Instruction publique et la révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 850-879).
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L’INSTRUCTION PUBLIQUE
ET
LA RÉVOLUTION


LES DESTRUCTIONS. — LES PROJETS.


Il y a plusieurs parts à faire dans l’œuvre pédagogique de la révolution : la part des destructions, la part des essais et des projets, la part des œuvres et la part des résultats.

Après avoir jeté bas toutes les fondations de l’ancien régime, constituans, législateurs et conventionnels entreprennent successivement d’élever sur ses ruines un monument grandiose et s’épuisent en d’interminables et fastidieux efforts sans y parvenir. Cependant, à la fin, dans les tout derniers jours de la convention, ce laborieux enfantement aboutit à un vaste projet embrassant tous les degrés d’enseignement voit le jour, et bientôt à la période des tâtonnemens succède une période d’action, de mise en œuvre. Le directoire tente de donner corps et vie à ce projet, legs suprême de ses terribles devanciers ; un sérieux essai se poursuit ainsi pendant plusieurs années, jusqu’au moment où, devant la faiblesse des résultats acquis, la nécessité d’une nouvelle organisation se fait sentir. — On se propose de parcourir ces diverses phases de l’histoire de l’instruction publique pendant la révolution, sans toutefois leur accorder une égale importance. On s’attachera de préférence à la dernière, qui est de beaucoup la plus intéressante et la moins connue. Le reste tiendra facilement en un seul chapitre.


I

Lorsque le 5 mai 1780, les états-généraux se réunirent, il n’y avait peut-être pas une seule des institutions de l’ancien régime qui n’appelât de profondes réformes. Les finances, l’administration, l’armée, les parlemens, la noblesse, le clergé, les corporations, les jurandes et les maîtrises, toutes ces fondations, vieilles de plusieurs siècles, branlaient à crouler. Même, à considérer l’ardeur des esprits et le grand mouvement d’idées devant lequel la royauté venait de capituler, c’était miracle qu’elles fussent encore debout. L’ancienne organisation des études ne pouvait échapper au sort commun ; elle aussi devait se transformer sous peine d’être brisée. Depuis un demi-siècle, l’agitation provoquée par les encyclopédistes et les parlementaires d’une part, l’attraction exercée, de l’autre, par les doctrines et les écrits de Locke, de Condillac, de Rousseau surtout, avaient, on peut le dire, gagné toutes les classes. Lisez le « résumé des cahiers et pouvoirs remis par les bailliages et les sénéchaussées à leurs députés aux états-généraux, » et vous y rencontrerez partout l’expression du même vœu, l’idée de la nécessité d’un nouveau système d’études et d’éducation. Vous les trouverez même, chose étrange, plus énergiquement accentuées dans les cahiers du clergé et de la noblesse que dans ceux du tiers.

« Il n’est peut-être pas d’objet (l’instruction) qui mérite une attention plus sérieuse de la part de l’assemblée nationale, » est-il écrit dans les cahiers du clergé de Bar-sur-Seine… » C’est du sein des lumières réunies aux états-généraux que doit sortir le plan si universellement, désiré d’une éducation salutaire et générale. »

Ceux de Rodez et de Saumur demandent « qu’il soit fait un plan d’éducation nationale pour la jeunesse ! » ceux de Lyon, « que l’éducation publique soit prise en considération et qu’on travaille sérieusement à la réformer ; que pour y parvenir elle soit confiée à un corps enseignant dont les membres soient amovibles pour cause de négligence, d’inconduite ou d’incapacité ; qu’elle ne soit plus dirigée d’après des principes arbitraires et, que tous les instituteurs publics soient tenus de se conformer à un plan uniforme approuvé par les états-généraux. »

Les cahiers de la noblesse sont plus explicites encore : « L’assemblée générale portera souvent son attention sur les établissemens d’éducation publique qui manquent absolument dans plusieurs parties du royaume. Ces fondations presque toutes anciennes, ont conservé la routine des siècles passés. Il serait temps de les faire participer aux lumières acquises, de leur donner un régime plus propre à former des citoyens de tous états, et surtout de propager jusque dans les campagnes les moyens d’une éducation suffisante à ceux qui les habitent et qui puisse s’étendre même jusqu’aux pauvres… Nous recommandons à nos députés de présenter notre vœu pour l’établissement d’une commission chargée spécialement de s’occuper de l’instruction publique. » Ainsi s’expriment les cahiers de la noblesse de Saintes. Ceux de Lyon réclament dans l’éducation de l’un et de l’autre sexe des changemens de nature à lui imprimer « un caractère national ; » ceux de Paris, « que l’éducation publique soit perfectionnée et étendue à toutes les classes de citoyens ; qu’il soit rédigé pour tout le royaume un livre élémentaire contenant sommairement les points principaux de la constitution ; que ce livre serve partout à l’éducation de la première jeunesse et que les Français apprennent en naissant à connaître et à respecter leurs lois ; » ceux de Touraine, « que, dans le moment où la France va se régénérer et où la constitution, jusqu’à présent flottante, va prendre une forme régulière,.. le droit public fasse, après la religion, la base de toutes les études ; » ceux de la Guyenne, « qu’il soit formé un plan d’éducation publique dont les principes soient analogues à la constitution nationale et que Sa Majesté soit suppliée de nommer un comité à cet effet. » Enfin ceux de Blois, « qu’il soit établi un conseil composé des gens de lettres les plus éclairés de la capitale et des provinces et de citoyens de divers ordres, pour former un plan d’éducation nationale à l’usage de toutes les classes de la société et pour rédiger des traités élémentaires. »

Un tel concert, venant des ordres privilégiés, était singulièrement significatif et dut nécessairement peser d’un grand poids sur l’assemblée nationale et sur les assemblées postérieures. Dès lors que la noblesse et le clergé s’unissaient pour réclamer une nouvelle organisation de l’instruction publique, qui s’y serait opposé ? La royauté ? elle n’avait pas assez de toutes ses forces pour résister sur les points essentiels ; c’eût été folie d’en distraire quelque chose pour défendre une position où son existence même n’était pas intéressée. D’ailleurs, n’avait-elle pas déjà laissé faire les parlement ? Leur œuvre se continuait ; qu’avait-elle à y redire ? Quant au tiers-état, son adhésion était certaine. Il était acquis d’avance aux réclamations des deux autres ordres.

La route était donc libre, et, dans cette direction au moins, la révolution n’avait à craindre et ne rencontra en réalité aucune résistance. Elle pouvait réformer tout à son aise : elle en avait le pouvoir, et personne ne lui en contestait le droit. Les universités ne se défendaient même pas ; dès le principe, il semble qu’elles aient vu leur fin prochaine et qu’elles s’y soient résignées. Les collèges firent mieux : ils secondèrent le mouvement. Les premiers projets d’éducation soumis à l’assemblée nationale en 1789 et 1790 émanent d’eux pour la plupart : Degranthe était professeur à Louis-le-Grand ; Villiers, Paris et Daunou appartenaient à l’Oratoire, et c’est encore à l’un des membres de cette congrégation qu’il faudrait, suivant quelques personnes, attribuer la paternité du plan de Talleyrand. Quoi qu’il en soit, jamais, à aucun moment, l’action législative n’avait été soutenue par un mouvement plus clair et plus vif, et n’avait trouvé pour s’exercer sujet et terrain mieux préparés.

Qu’advint-il cependant ? En fait de réformes, on eut une destruction. Où l’opinion publique attendait une meilleure et plus large distribution des études, on n’eut plus d’études du tout, rien que le vide, le néant et, pour dissimuler ce vide, pour cacher ce néant, une succession de projets plus chimériques les uns que les autres.

C’est un triste spectacle que cette lente agonie d’institutions plusieurs fois séculaires et cependant encore pleines de vie, que l’extinction graduelle de tous ces foyers d’instruction où s’était formé pendant tant d’années le génie même de la France. Il y avait là d’immenses ressources, un fonds d’une richesse inappréciable, de fortes assises et des cadres auxquels il fallait bien se garder de toucher. La révolution n’eut pas cette sagesse ; elle ne sut ou ne voulut rien conserver du passé ; en ce point comme dans le reste, elle prétendit faire table rase, improviser des écoles, des maîtres, une méthode, comme elle improvisait des armées. Elle crut de très bonne foi qu’il lui suffirait, sur ce terrain comme sur un autre, de décréter la victoire pour la remporter. Grave erreur en un sujet où le progrès est inséparable de la tradition et où la plus vulgaire prévoyance commandait de ne rien changer d’essentiel aux fondations existantes, avant d’avoir au moins arrêté le plan et jeté les bases d’une nouvelle organisation.

Il faut remonter jusqu’aux premiers temps de l’assemblée constituante pour trouver le point de départ de toutes ces destructions. Le vandalisme n’a pas tout fait, comme on le croit généralement. Il a sa bonne part assurément de responsabilité ; mais il est juste de reconnaître que la constituante et la législative ne lui avaient guère laissé que les derniers coups à porter. Dès le principe, l’ancien régime scolaire fut profondément atteint, frappé aux sources mêmes de son existence, par l’abolition des privilèges dans la mémorable nuit du 4 août 1789. Cet acte, tout d’enthousiasme et de générosité, qui excita dans le moment une si vive admiration et qui est encore aujourd’hui si bruyamment célébré, fut peut-être un grand acte ; ce ne fut assurément pas, à le considérer froidement, un acte très politique. Aristide l’eût conseillé sans doute ; Thémistocle, — et par Thémistocle j’entends une assemblée plus rassise, plus maîtresse d’elle-même, — ne se fût point tant pressé. La féodalité devait disparaître, personne n’y contredit, mais encore y fallait-il quelques précautions ; le sacrifice était nécessaire, mais il n’était pas défendu d’en attendre le moment opportun et d’y faire un choix. À côté de vexations et d’abus devenus intolérables, il y avait d’anciennes possessions d’état, légitimées par de grands services rendus, à sauvegarder. Ainsi, de temps immémorial, en France, les dîmes avaient été l’une des principales ressources des écoles. Elles formaient, en partie, la dotation de l’instruction publique. Nombre de séminaires, de collèges et même d’universités en vivaient. Bref, un sérieux intérêt commandait d’en maintenir au moins la part afférente aux maisons d’éducation, ou de la remplacer par une subvention pareille. La constituante, dans sa précipitation, ne vit pas cela ; elle abolit les dîmes de toute nature et les revenus qui en tenaient lieu, en même temps que les autres privilèges, « sauf, dit le décret, à aviser aux moyens de subvenir d’une autre manière à tous les établissemens, séminaires, écoles, collèges, etc., à l’entretien desquels elles sont actuellement affectées. »

Par une disposition transitoire, il est vrai, la perception des « dites dîmes, » il devait continuer « jusqu’à ce que les anciens possesseurs fussent entrés en jouissance de leur remplacement, suivant les lois et en la manière accoutumée. » Mais cette disposition tutélaire ne tarda pas à être elle-même abrogée. Ce fut l’objet d’un décret du 20 avril 1790, qui décida a qu’à compter du 1er janvier 1791, les dîmes de toute espèce cesseraient, d’être perçues. »

À la même époque et au même ordre d’idées plus généreux que réfléchi se rattache une mesure d’une non moindre portée : la suppression des taxes indirectes (2-17 mars 1791). Un grand nombre d’écoles et de collèges jouissaient de rentes plus ou mains élevées sur le produit des octrois, et se trouvaient conséquemment intéressés à leur maintien. La constituante n’hésita pas à tarir encore cette source de revenus, qui devait être considérable, si l’on en juge par le nombre des réclamations dont on retrouve encore la trace aux archives, et qui forment un dossier du plus triste intérêt. Il faut voir, dans ces documens, à quelle condition étaient déjà réduites beaucoup de maisons d’éducation à la fin de l’année 1791. Ce n’est pas encore la ruine, mais c’est déjà la misère. Tel établissement naguère fort convenablement rente se voit maintenant contraint à tendre-la main ; tel autre a dû réduire le nombre de ses professeurs par raison d’économie.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.

Tous souffrent et se plaignent, et c’est en vain que, par une loi du 6 juin 1792, la législative essaiera d’apporter quelque soulagement à tant de détresse, en mettant 200,000 francs à la disposition du ministre de l’intérieur « pour donner des secours aux professeurs des collèges et des universités qui avaient perdu leurs revenus par la suppression des dîmes et des octrois. » Ce maigre crédit devait être et fut presque aussitôt absorbé que voté.

Mais ce n’est pas seulement dans leurs revenus que la constituante atteignit les maisons d’éducation. Il lui était réservé de les frapper plus gravement encore par un acte qui porte un nom fameux dans l’histoire : la constitution civile du clergé du 12-26 juillet 1790. Déjà, à ce moment, le clergé avait cessé, non-seulement de former un ordre à part dans l’état, mais encore d’être propriétaire. Ses biens avaient été mis à la disposition de la nation par le décret du 2 novembre 1789 ; ses couvens avaient été réduits à un seul du même ordre dans chaque municipalité (5 février 1790). Enfin, l’émission des vœux monastiques elle-même avait été suspendue (28 octobre 1789). La constitution civile du clergé acheva de porter le trouble dans l’église. Introduire le principe électif dans l’organisation ecclésiastique et substituer l’institution métropolitaine à l’institution pontificale, c’était renverser de fond en comble la hiérarchie établie, usurper sur le domaine spirituel, provoquer avec Rome un conflit sans autre issue possible qu’un schisme bientôt suivi d’une guerre religieuse. C’était jeter l’église, si nationale au début, dans les bras de la contre-révolution et de l’étranger. Aucune mesure enfin ne pouvait être plus impolitique et n’eut de plus funestes conséquences à tous les points de vue, même à celui des écoles. En effet, l’ancienne organisation des études était trop intimement liée à celle de l’église, elles avaient des rapports trop étroits pour que l’anarchie pût se mettre dans celle-ci sans que l’autre en ressentit immédiatement les effets. Quand le corps était malade, comment les membres n’auraient-ils pas souffert ? Or, on l’a vu, les membres du corps enseignant, à l’époque de la révolution, relevaient pour la plupart de l’église, soit qu’ils appartinssent à quelque corporation, soit qu’ils fussent simplement prêtres. La constitution imposée par l’assemblée nationale au clergé les opprimait donc au même titre que les évêques et les curés ; pour eux, comme pour les autres, l’iniquité, le sacrilège étaient les mêmes. D’autant que l’obligation du serment ne devait pas leur être longtemps épargnée. La constitution civile ne l’avait d’abord exigé que des archevêques, évêques et curés 4 un décret subséquent du 22 mars 1791, bientôt aggravé par un autre décret du 15-17 avril suivant, y ajouta les agrégés et en général tous les individus en fonction dans les établissemens appartenant à l’instruction publique. » Ainsi, de l’église, la persécution s’étendait à l’école ; et comme si ce n’était pas assez des évêques et des curés insermentés, la constituante allait encore se mettre sur les bras le personnel ecclésiastique universitaire qui, malgré ses tendances jansénistes, ne pouvait manquer, dans une question de cet ordre, de régler son attitude sur celle de l’épiscopat ; non contente d’avoir enlevé le plus clair de leurs revenus aux maisons d’éducation, elle n’hésitait pas à en décimer le personnel, ou, pour parler plus précisément, à le placer entre la soumission à des décrets frappés d’anathème par le saint-père ou la révocation. C’est à cet état de misère matérielle et morale qu’en moins de deux ans et demi la révolution avait déjà réduit les écoles.

Il restait à les laïciser, pour nous servir d’un barbarisme fort à la mode aujourd’hui. Ce fut l’œuvre de la législative et des girondins, leur œuvre bien personnelle et bien propre. Le 18 août 1792, un décret rendu sur la proposition du comité d’instruction publique déclarait « détruites et supprimées toutes les corporations séculières ecclésiastiques, et généralement toutes les corporations religieuses et congrégations séculières d’hommes et de femmes, ecclésiastiques ou laïques, même celles uniquement vouées au service des hôpitaux. » Aux termes de ce même décrétées membres « employés dans l’enseignement public » étaient invités à en continuer l’exercice « à titre individuel et jusqu’à son organisation définitive, sous peine de se voir privés de la moitié de la pension qui leur aurait été accordée. »

Quant aux biens « formant la dotation des corporations, » l’article les concernant disposait que les uns seraient administrés, les autres (les immeubles réels) vendus dans la même forme et aux mêmes conditions que les autres domaines nationaux ; à l’exception des bâtimens et jardins des collèges encore ouverts en 1789, « quoique faisant partie des biens propres des congrégations supprimées. »

C’était surtout pour les collèges et les couvens qu’avait été désastreuse la constitution civile du clergé ; ce furent surtout les petites écoles qui eurent à souffrir du décret du 18 août 1792. De toutes les mesures oppressives auxquelles elles succombèrent, aucune ne pouvait leur être plus préjudiciable. Il ne suffisait pas en effet d’inviter les membres des congrégations supprimées à continuer l’exercice de leurs fonctions ; pour que cette invitation ne fût pas dérisoire, il n’eût pas fallu commencer par s’emparer des biens dont ils vivaient ; ou du moins il eût fallu, dans le même temps, mettre à la charge de l’état leur entretien. À cette condition, peut-être, un certain nombre de maîtres congréganistes, — ceux qui auraient consenti à prêter serment, — seraient demeurés à leur poste, au lieu qu’ils l’abandonnèrent tous, dès que le décret eut paru ; les petites écoles étaient déjà bien malades à ce moment ; on peut dire que ce coup les acheva.

Au résumé, les collèges et les universités ruinés plus d’à moitié par l’abolition des dîmes et des octrois, les petites écoles fermées en grande partie par suite de la suppression des corporations, le personnel enseignant réduit dans des proportions énormes et ce qu’il en restait persécuté, livré en proie à la tyrannie des sociétés populaires et des comités de surveillance, ou au caprice des autorités locales : tel était à la fin de 1792, sans compter l’émigration, la guerre et les assignats, l’état de l’instruction publique en France. Voilà la situation en face de laquelle allait se trouver la convention. En vérité, sa tâche était bien simplifiée ; consommer la ruine des écoles en soumettant à la loi commune, c’est-à-dire à la confiscation, ceux de leurs biens qui en avaient été jusqu’alors exceptés ; puis jeter bas ces débris, témoins importuns d’un régime détesté, ces institutions barbares et gothiques, ces repaires de l’esprit monacal et féodal, universités, collèges, académies ; quoi de plus facile ! Il n’y avait pas une goutte de sang à*verser là : pas de procès, comme pour Louis XVI, à instruire ; pas d’enquête à faire, de témoignages à recueillir. La cause était entendue, gagnée d’avance : il ne restait plus qu’à rédiger l’arrêt.

La convention commença par les biens. Apparemment c’était le plus pressé. Dès les premiers temps de son existence, en mars 1793, un décret mettait à la disposition de la nation « les biens formant la dotation des collèges, des bourses et de tous les autres établissemens d’instruction publique, à l’exception de ceux jugés nécessaires pour les cours et pour l’habitation des professeurs et des élèves. » Par ce même décret, l’état prenait à sa charge le traitement des professeurs et instituteurs « sans toutefois qu’il pût excéder 1,500 livres dans les villes au-dessous de trente mille âmes et 2,000 livres dans les villes au-dessus de cette population. » Donc, les titres sur lesquels reposait depuis tant d’années la fortune des écoles étaient anéantis ; détruit aussi le riche patrimoine qu’elles tenaient de la munificence des princes, des évêques, de quelques grandes maisons, en partie même de leurs propres membres, et qu’elles avaient lentement accru. Toutes ces fondations, dues pour la plupart au sentiment chrétien, allaient se perdre dans le gouffre où tant d’autres richesses avaient déjà disparu. Mais par une compensation dont les effets devaient singulièrement se faire attendre, l’éducation de la jeunesse était placée parmi les services que la société rétribue directement : l’état devenait enseignant. Ici finit en réalité l’ancien régime scolaire. La mort peut venir à présent : l’Université de Paris elle-même n’a plus qu’un simulacre d’existence. Privée d’une de ses facultés[1], de son tribunal, réduite à changer le nom de ses collèges et le caractère de son enseignement, opprimée dans sa croyance, abandonnée de ses meilleurs maîtres et du plus grand nombre de ses élèves, elle ne montre plus aux yeux que la triste image d’un corps qui s’en va.

En apparence, le train des choses est toujours le même : la machine n’a pas cessé de marcher, les exercices scolaires se succèdent avec la régularité et dans leur ordre habituels. Singulier spectacle et plus singulier contraste encore ! dans ce Paris agité par tant de secousses violentes, parmi tant de ruines et de catastrophes, en pleine terreur, quand tout croule et s’effondre, quand de l’ancien régime il ne reste plus rien, pas même le roi, une seule chose est demeurée fixe, immuable dans ses habitudes et dans ses traditions : la Sorbonne. Au mois de juillet 1793, quelques jours après la mort de Marat, les compositions du concours général entre les collèges de Paris eurent lieu comme à l’accoutumée. Un peu plus tard, le 4 août, la distribution des prix se fit également avec le cérémonial et la pompe d’usage. L’emplacement seul avait été changé ; par une innovation toute révolutionnaire, ce ne fut pas cette fois sous les murs aristocratiques de la vieille maison de Richelieu que les lauréats vinrent recevoir leurs couronnes ; elles leur furent données en un lieu plus approprié aux circonstances, dans la salle même des Jacobins ; Des députations de la convention, du tribunal criminel, du tribunal de cassation et de tous les corps administratifs et judiciaires siégeaient dans l’assemblée. Plusieurs discours furent prononcés, entr’autres un du citoyen Dufourny, membre du directoire, qui commençait par ces mots empruntés à la Marseillaise : « Enfans de la patrie, le jour de gloire est arrivé ! » et qui continuait par ceux-ci : « Que vos âmes, enfans de l’égalité, ne s’effraient pas de ce que vos fronts seront un moment ceints de ces couronnes, car ces couronnes ne sont pas celles de l’orgueil, ni celles de la tyrannie ; ce sont les couronnes de l’émulation, des talens qui ont fondé, illustré et défendu les républiques. »

Après cette harangue enflammée, le doyen des délégués de la convention s’assit au fauteuil et prit à son tour la parole ; puis le citoyen Crouzet, principal du collège du Panthéon, lut un poème sur la liberté, où personne ne vit une satire et qui fut couvert d’applaudissemens. Mais cette pompeuse journée était la dernière que le sort réservât à l’Université, et l’hymne de Crouzet, le suprême accent qu’elle dût faire entendre, son chant du cygne. À quatre jours de là, le 8 août 1793, un premier décret supprimait brutalement « toutes les académies et sociétés littéraires patentées ou dotées par la nation. »

Un mois après, le 9 septembre, les écoles militaires disparaissaient à leur tour et les corps administratifs étaient « expressément chargés de pourvoir au remplacement de ceux des instituteurs publics qui n’avaient pas constamment professé, depuis 1789, les principes de la révolution. » Enfin, le 15 septembre suivant, sur une pétition présentée par les autorités constituées du département de Paris et des districts ruraux, accompagnées de députations de la commune, des sections et des sociétés populaires, la convention décidait « qu’indépendamment des écoles primaires, il serait établi dans la république trois degrés progressifs d’instruction : le premier pour les connaissances indispensables aux artistes et ouvriers de tous les genres ; le second pour les connaissances ultérieures, nécessaires à ceux qui se destinent aux autres professions de la société ; le troisième pour les objets destruction dont l’étude difficile n’est pas à la portée de tous les hommes. » En conséquence, « les collèges de plein exercice et les facultés de théologie, de médecine et de droit étaient supprimés sur toute la surface de la république. » Ainsi finit, sur une impérieuse sommation de la foule, sans rapport et sans enquête préalable, sans même obtenir la suprême consolation d’un débat contradictoire et sans qu’une seule voix osât prendre sa défense, incidemment, misérablement, condamné par la rue, un régime qui, dans le cours de son existence six fois séculaire, avait formé tant et de si fortes générations et porté si loin la renommée de la culture et de l’esprit français : cette Université de Paris, mère de toutes les universités de France et d’Europe et longtemps la première par l’influence et l’autorité de son enseignement, encore plus que par son ancienneté ; ces universités provinciales qui entretenaient sur tant de points, avec le secours des sociétés savantes et des académies, une si remarquable intensité de vie intellectuelle ; ces collèges, enfin, si injustement décriés, qui pouvaient avoir des parties faibles, mais dont l’organisation, en somme, était si forte, la discipline si ferme et la méthode si sûre. C’en est fait de ce vaste ensemble, fruit de tant d’efforts individuels, de libéralités privées et d’obscurs dévoûmens, où chacun, princes, évêques, cités, corporations, avait apporté sa part ; les uns donnant leur obole, les autres leur expérience pédagogique et leurs vertus professionnelles. Toute cette barbarie va disparaître « et tomber sous la faux réformatrice[2]. » Qu’importe que le sol soit déjà jonché de ruines ? il faut que les ruines mêmes périssent, — etiam perie ruinœ, — qu’elles soient réduites en poussière afin que de cette poussière et de ce néant surgisse enfin « le grand édifice promis depuis si longtemps à l’impatience des Français[3]. »


II

Le travail de Mirabeau sur l’éducation publique. — Il serait beaucoup trop long et sans grand intérêt d’entrer dans le détail de tous les projets, rapports, plans ou discours qui se succédèrent de 1789 à l’an IV. La plus robuste patience n’en supporterait pas l’analyse. « On n’étudie pas le vide, » a dit un peu sommairement, à propos des essais pédagogiques de la révolution, un écrivain d’ordinaire plus mesuré dans ses expressions. Nous ne sommes pas de cet avis : il faut étudier même le vide, en histoire ; le vide est un phénomène comme un autre. D’ailleurs il n’est pas vrai que tout soit également creux dans ces improvisations multipliées. S’il en est de sottes, il en est aussi de brillantes. Seulement il y faut distinguer et, naturellement, en laisser beaucoup plus qu’en prendre.

Le premier de ces projets par la date comme par l’importance de son auteur est le « Travail sur l’éducation publique » trouvé dans les papiers de Mirabeau et publié par Cabanis. De tous les hommes de la révolution, Mirabeau est peut-être celui dont l’opinion, même sur un sujet qui ne lui était pas très familier, nous importe le plus. En effet, mieux que chez aucun autre, en lui se résume et se réfléchit le mouvement d’idées qui avait préparé 1789 ; il en est l’expression la plus puissante et souvent aussi, malgré sa fougue naturelle, la moins déréglée. C’est une question de savoir s’il eût été de taille à sauver la révolution de ses entraînemens et la royauté des imprudences qui les perdirent l’une et l’autre. Mais un fait certain, c’est qu’il avait sur le gouvernement, sur la politique, sur la société, des vues très supérieures à celles de la plupart de ses contemporains. Passionné pour le progrès et la liberté, il ne l’était pas moins pour l’ordre et l’autorité. Et, dans une certaine mesure, il avait le sentiment de l’indépendance nécessaire au pouvoir exécutif. À tous ces titres, ses discours, ses écrits, ses ébauches mêmes méritent une attention particulière.

Le travail de Mirabeau se compose de quatre discours, ou plutôt de quatre projets de discours que le grand orateur n’eut pas le temps ou ne trouva pas l’occasion de prononcer. Le premier traite de l’instruction publique en général et de l’organisation du corps enseignant ; le second des fêtes publiques, civiles et militaires ; le troisième de l’établissement d’un Lycée national, et le quatrième de l’éducation de l’héritier présomptif de la couronne.

À première vue, cette division ne paraît pas très heureuse, et de fait il s’en faut qu’elle soit rationnelle. Que vient faire là, par exemple, la question de l’héritier présomptif ? Mirabeau semble avoir attaché beaucoup d’importance à cet objet. À ses yeux, le dauphin n’était plus le fils du roi ; c’était « l’enfant de la nation » à qui seule devait désormais appartenir le droit de diriger une si précieuse éducation. L’Académie nationale sera donc a chargée, — ce sont les termes mêmes, — de dresser un plan d’études, » lequel après avoir été adopté par le corps législatif, sera « présenté à l’acceptation royale. » Après quoi le roi « choisira tous les instituteurs de l’héritier présomptif sur une liste de présentation également faite par l’Académie nationale. » Enfin le prince sera tenu de suivre régulièrement le cours d’une école publique. Il y sera tenu ; le projet ne dit pas, et c’est vraiment heureux, sous quelle peine.

Ce singulier hors-d’œuvre est de beaucoup la partie la plus faible du travail de Mirabeau. On n’y sent pas sa marque ordinaire ; tout y est petit et mesquin ; on dirait déjà du Robespierre. Pour le retrouver tout entier, c’est aux chapitres de l’organisation de l’instruction publique et de l’établissement d’un lycée national qu’il faut aller. Non qu’il n’y ait encore là beaucoup à reprendre, beaucoup d’idées fausses et mal venues exprimées dans une langue qui manque souvent de précision. Il ne faut jamais avec Mirabeau s’attendre à rien de complet ni d’achevé. Il jetait sa pensée comme sa parole, un peu au hasard, même quand il improvisait, la plume à la main. De là de grandes inégalités dans le fond comme dans la forme. Mais, à côté de ces défauts, quelle largeur et quelle netteté de vues !

L’idée fondamentale du projet de Mirabeau, c’est la liberté. Dans une société bien ordonnée, dit-il à plusieurs reprises, l’enseignement devrait être abandonné « à l’industrie des maîtres et à l’émulation des élèves, » le législateur « n’avoir à s’occuper de l’éducation que pour en protéger les progrès. » Conséquemment, l’assemblée nationale devrait borner sa tâche « à soustraire l’enseignement à des pouvoirs ou à des corps qui peuvent en dépraver l’influence. » Mais, — le correctif arrive aussitôt, — « dans les circonstances actuelles, si l’éducation n’était pas dirigée d’après des vues nationales, il pourrait en résulter plusieurs inconvéniens graves et menaçans pour la liberté. » D’où la nécessité d’un plan « qui enchaîne les instituteurs et s’empare de l’esprit de la jeunesse. »

L’assemblée nationale élaborera donc un projet d’organisation de l’enseignement public. C’est à elle de « constituer les écoles qui seront entretenues et encouragées par la nation et de déterminer le genre d’instruction que les élèves devront y suivre. » Toutefois, elle se gardera soigneusement de « discuter ou de tracer des plans d’enseignement, des méthodes pour les sciences. Un tel ouvrage ne serait pas de sa compétence. » Tous les « travaux de la société doivent être libres, » à la seule condition de « distinguer entre les diverses professions celles de nature inoffensive et celles de nature dangereuse, comme la médecine et la chirurgie. »

Pareillement l’état n’interviendra pas entre le maître et l’élève, ni pour contraindre ce dernier à fréquenter l’école, ni pour obliger l’autre à rouvrir gratuitement, moyennant une rémunération payée par la communauté. En effet, d’une part, la société n’a pas le droit de prescrire l’instruction comme un devoir, ni la puissance publique celui de franchir à l’égard des membres du corps social les bornes de la surveillance contre l’injustice, et de la protection contre la violence. D’autre part, « tant qu’un enfant ne s’est pas fait connaître comme plus intelligent et plus laborieux que ses camarades, lui donner une bourse, c’est commettre une véritable iniquité envers ceux qui peuvent y prétendre comme lui. » En d’autres termes, et pour parler la langue du jour, Mirabeau n’est partisan ni de l’obligation ni de la gratuité. Il considère l’enseignement comme « un genre de commerce » soumis à la loi de l’offre et de la demande, et dans les transactions duquel l’état doit autant que possible éviter de s’ingérer.

Aussi n’est-ce pas de l’état qu’il fait dépendre le corps enseignant. C’est entre les mains « des magistrats élus qui représentent véritablement le peuple, » des administrateurs de département ou de district qu’il les remet, aucun pouvoir permanent ne devant avoir à sa disposition « une arme aussi redoutable que l’éducation. » Les maîtres d’écoles seront nommés par le directeur de district sur la présentation de la commune. Les collèges et les autres écoles publiques seront « soumis aux départemens qui en surveilleront l’enseignement et la police. » Quant aux universités, Mirabeau ne les supprime pas, comme il fait toutes les académies, mais il leur ôte leur caractère d’association régie par des lois particulières, et les place également dans la dépendance des administrations départementales.

Vient ensuite le lycée, sorte d’école encyclopédique dont « l’objet sera de procurer à l’élite de la jeunesse française les moyens de terminer son éducation. » L’enceinte de ce vaste établissement renfermera « une immense collection des produits de la nature, des chefs-d’œuvre du génie dans les sciences et dans les arts, des machines par lesquelles leurs découvertes se démontrent ou leurs travaux s’exécutent. » Cent élèves envoyés par les départemens y seront entretenus aux frais de la nation et y étudieront, sous les plus illustres maîtres, la méthode ; « ou l’art de diriger l’esprit dans tous les objets de nos études. »

Enfin, au-dessus du lycée, l’Académie nationale, puissante synthèse de toutes les académies du royaume, sans en excepter la française. Elle comprendra trois sections : philosophie, lettres et sciences. Quant aux beaux-arts, ils formeront une compagnie spéciale.

Telles sont les grandes lignes du « Travail sur l’éducation publique. » Il y a bien des lacunes encore et des parties faibles dans cette ébauche. La question capitale du recrutement du corps enseignant n’y est pas même touchée ; celle des réformes à introduire dans les collèges et les universités à peine indiquée. À la différence des parlementaires et des philosophes, Mirabeau pécherait plutôt à cet égard par une sorte d’optimisme. Il était grand partisan des humanités. Loin de les affaiblir, il eût voulu les fortifier par une étude plus approfondie du grec, dont il admirait fort « le mécanisme si parfaitement analytique, » et son programme ne diffère guère de l’ancien, si ce n’est par la durée des cours, qu’il abrège un peu. Il ne leur consacre que six années au lieu de sept ; deux pour les langues anciennes, deux pour l’éloquence et la poésie, et deux pour les sciences et la philosophie. Mais on ne voit pas qu’il ait été frappé de la nécessité de faire une plus large place à certaines branches d’étude, notamment à l’histoire, qu’il tenait en assez mince estime. Il trouvait « qu’on en avait beaucoup trop attendu, que l’instruction qu’on en retire était plus bornée qu’on ne pensait, et qu’on y profitait bien peu dans la seule connaissance qui pût lui donner un grand intérêt, celle de l’homme et des sociétés. »

Que penser aussi de l’idée de confier aux administrations départementales la surveillance de l’enseignement et la nomination des maîtres ? Même sous le contrôle d’un comité d’éducation nommé par le corps législatif et choisi parmi ses membres, donner un tel pouvoir à des magistrats élus, c’était livrer l’enseignement à tous les caprices et à toutes les fluctuations de l’opinion publique, aux tyrannies locales, en un mot à l’anarchie. L’homme de gouvernement et d’autorité disparaît ici ; nous sommes déjà dans la pure doctrine révolutionnaire.

Tel qu’il est, pourtant, ce projet ne laisse pas d’avoir une réelle valeur. Incomplet ou dangereux sur certains points, il avait du moins l’avantage de ne pas trop bouleverser l’ancienne organisation les études. On lui a reproché sa timidité ; nous lui en ferions plutôt un mérite. La France de 1791 avait apparemment mieux à faire que de décréter l’obligation et la gratuité. L’obligation ? l’idée n’en était pas encore entrée dans les mœurs, La gratuité, elle existait dans des proportions qui ne laissaient rien à désirer. Et vraiment, c’est commettre un singulier anachronisme que de transporter au siècle dernier, des questions qui ne sont pas encore aujourd’hui résolues. Mirabeau n’était pas, comme le sera Condorcet, un théoricien pur, ou comme Saint-Just, un sectaire. C’était un homme d’état, traitant les questions par leur côté pratique et qui ne se payait pas de mots. Il ne lui vint pas à l’idée, quand les finances publiques étaient déjà dans un si lamentable état, de les grever encore ; franchement on ne saurait l’en blâmer.

Le rapport et le projet de Talleyrand. — Autant ce travail sur l’éducation publique est inégal et décousu, autant le rapport de Talleyrand est d’une belle ordonnance et d’une déduction rigoureuse. Il faut un certain effort pour rassembler les traits épars un peu partout de la pensée de Mirabeau. Avec Talleyrand on n’a qu’à suivre l’enchaînement des idées ; son projet n’est qu’une succession de théorèmes qui vous conduisent en droite ligne à la démonstration finale. S’il est vrai qu’il ait eu pour collaborateur Desrenaudes, on doit croire que ce spirituel et savant oratorien avait beaucoup étudié la géométrie.

L’instruction peut être considérée : soit comme un produit de la société, soit dans ses rapports avec l’avantage de la société, soit comme une source d’avantages pour les individus. C’est par cette division que débute le rapport de Talleyrand. Considérée comme un produit de la société, — nous analysons aussi fidèlement que possible, — l’instruction réclame les principes suivans :

1o Elle doit exister pour tous ; 2o elle doit être libre ; 3o elle doit être universelle quant à son objet ; 4o elle doit exister pour l’un et pour l’autre sexe ; 5o elle doit exister pour tous les âges. D’où il suit qu’il faut créer des établissemens dans toutes les parties du royaume ; abolir tout privilège exclusif ; encourager tous les genres d’enseignement ; ouvrir des écoles de filles aussi bien que des écoles de garçons, et « des institutions qui soient pour les hommes de tout âge et de tout état des sources fécondes d’instruction et de bonheur. »

Considérée dans ses rapports avec l’avantage de la société, l’instruction exige, comme principe fondamental, qu’il soit enseigné à tous les hommes : 1o à connaître la constitution de cette société ; 2o à la défendre ; 3o à la perfectionner ; 4o à se pénétrer des principes de la morale, qui sont antérieurs à toute constitution.

D’où il suit que la Déclaration des droits et les principes constitutionnels devront à l’avenir composer un nouveau catéchisme pour l’enfance ; que la jeunesse devra être formée aux carrières militaires ; que toutes les branches de l’art social (sic) seront cultivées dans la nouvelle instruction, et la morale enseignée comme une véritable science, au moyen d’un livre élémentaire.

Considérée comme une source d’avantages pour les individus, l’instruction demande que toutes les facultés de l’homme, physiques, intellectuelles et morales, soient exercées et que les études y correspondent.

Ces prémisses étant admises, les règles à en déduire touchant la répartition de l’enseignement sont bien simples.

La première instruction sera placée dans chaque canton ou plus exactement dans chaque division renfermant une assemblée primaire ; la seconde au district ; la troisième au chef-lieu du département. De même qu’il y a trois degrés dans la hiérarchie administrative, assemblées primaires, assemblées de district et départementales, il y aura trois sortes d’écoles. Et de. même qu’au-dessus de toutes les administrations se trouve placé le corps législatif, il sera créé dans le chef-lieu de l’état, et comme au faîte de l’enseignement, une école plus particulièrement nationale, un institut universel enseignant, destiné par la force même des choses à « exercer sur toutes les autres écoles une sorte d’empire. » Un empire tout d’opinion, aurait pu ajouter Talleyrand, car ce n’est pas à son institut qu’il confie la surveillance et la direction de l’enseignement. Pour cet objet, il propose très judicieusement d’établir à Paris une commission générale, assistée d’un corps d’inspecteurs, dont la mission serait de faire exécuter les lois et de « veiller à toutes les branches de l’instruction publique. »

Ainsi quatre degrés d’enseignement correspondant aux grandes divisions administratives : l’école primaire en bas, au canton, pour les deux sexes ; les écoles de district et de département au milieu pour les études classiques et professionnelles ; l’institut au sommet, mais un institut d’une espèce particulière, une école supérieure assez semblable au lycée de Mirabeau, et, pour mettre en mouvement cette vaste machine, une administration centrale siégeant à Paris : voilà, au résumé, les traits généraux du rapport de Talleyrand. Ajoutez-y la gratuité de l’instruction primaire, la liberté d’enseignement, les fêtes nationales et les représentations théâtrales aux frais de la nation, et vous en aurez fait le tour.

Mais il ne suffit pas d’embrasser dans son ensemble une œuvre aussi considérable ; il y faut pénétrer plus avant pour la bien juger. Il en est un peu du rapport de Talleyrand comme de ces monumens qui de loin vous frappent et vous séduisent par un air de grandeur. La façade en est imposante, les proportions en paraissent harmonieuses et régulières. Approchez cependant, et vous êtes déjà moins saisi ; entrez, c’est une déception. Pris en bloc, le plan de l’évêque d’Autun est sans conteste un beau morceau. Il a fait l’admiration des contemporains et passe encore, non sans raison, pour un modèle digne de figurer parmi les meilleures productions du genre politique. Les généralités y sont supérieurement traitées, les principes établis avec beaucoup de forée, et ce n’est pas à coup sûr un médiocre mérite. Que Talleyrand n’ait été que le traducteur heureusement inspiré des idées de son temps en matière d’instruction publique, qu’il ne faille pas lui en attribuer l’initiative et l’invention, la chose se peut. Toujours est-il qu’il a su se les approprier et les fixer. Beaucoup de ces idées ne sont plus aujourd’hui que des lieux-communs ; en 1791, elles n’étaient pas encore dans la circulation et semblèrent presque des nouveautés. Mais, à côté de ces généralités, si bien déduites et si rigoureusement enchaînées les unes aux autres, que de lacunes et d’erreurs dès qu’on arrive aux solutions pratiques ! que de contradictions chez ce logicien !

Quelle nécessité, par exemple, de calquer l’organisation scolaire sur la nouvelle organisation administrative ? En vérité, rien ne commandait cette relation. Avant que la révolution eût inventé les assemblées primaires, il y avait de très nombreux villages en possession d’une école. Pourquoi supprimer ces écoles et les transporter au chef-lieu politique ? Au moins n’eût-il pas fallu commencer par poser en principe que l’instruction doit exister pour tous.

L’idée de placer les écoles secondaires dans les districts était plus rationnelle. La plupart des nouveaux districts possédaient déjà des collèges qu’il suffisait de transformer. Mais pourquoi détruire ou laisser tomber ceux des chefs-lieux de département ? Dans ce singulier système, les grandes villes auraient été, sous le rapport de l’enseignement secondaire, beaucoup moins bien partagées que les petites.

Que dire aussi de cet institut enseignant, unique en son genre, et qui forme à lui seul le dernier degré des études ? Un établissement d’enseignement supérieur pour toute la France, voilà pourtant où la logique conduit Talleyrand. Il n’y a qu’un corps législatif, et ce corps législatif siège à Paris ; il n’y aura qu’un institut, également à Paris. Mais aussi quelle merveille ! Cet établissement extraordinaire réunira « tout ce que la raison comprend, tout ce que l’imagination sait embellir. » Il sera à la fois « le tribunal où le bon esprit préside, le foyer où les vérités se rassemblent, » le point central auquel se rattacheront « tous les établissemens littéraires, tous les laboratoires, toutes les bibliothèques, toutes les collections. » Et « de tant de matériaux épars, de tant d’édifices isolés, formant un ensemble imposant, » il fera voir au monde a et ce que la philosophie peut pour la liberté, et ce que la liberté reconnaissante rend d’hommages à la philosophie. » La phrase tombe bien, elle est nombreuse ; toutefois, ou aimerait un peu plus de précision, et l’on a quelque peine à se figurer l’institut de Talleyrand sous tant d’aspects divers.

Ces critiques ont leur importance ; elles ne sont rien, pourtant, comparées à celle qu’il nous reste à faire. Dans l’ancienne organisation des études, la place occupée par la religion et surtout par les exercices religieux était peut-être excessive. Dans le système de l’évêque d’Autun, ils cèdent le pas à la morale indépendante de tout dogme et au droit constitutionnel. La morale devient une science dont les principes « peuvent être démontrés à la raison de tous les hommes, à celle de tous les âges, » et la constitution figure au nombre des matières qui devront être enseignées dans toutes les écoles, même dans celles de canton ; car « on ne saurait trop tôt faire connaître à la jeunesse et les lois naturelles et cette constitution sons laquelle elle est destinée à vivre et que bientôt elle jurera de défendre « au péril de sa vie. » En même temps que ses lettres, l’enfant apprendra donc la Déclaration des droits de l’homme et les premiers élémens du droit naturel. Plus tard, à l’école de district, on lui présentera la morale « mise en action par la constitution » et l’histoire dans ses rapports avec cette même constitution. Enfin, pour se préparer à la vie publique, les jeunes gens seront habitués à traiter contradictoirement, tant de vive voix que par écrit, des questions de politique et d’administration. Quelquefois même ils formeront « une sorte de tribunal, d’assemblée administrative ou municipale ; ils y rempliront à tour de rôle les fonctions de juges, d’accusateurs publics, de jurés, d’officiers municipaux. Chacun d’eux sera obligé d’énoncer à haute voix son opinion. » Bref, dans cette étrange conception, la politique devient, du haut en bas de la « hiérarchie, » le principal but, la fin de l’enseignement. Elle absorbe et domine le reste. L’enfant n’est plus un esprit qu’il faut développer par une culture générale et désintéressée ; c’est un apprenti citoyen qu’il faut former avant tout. Il ne suffit pas d’en faire un honnête homme au sens élevé que le XVIIe siècle attribuait à ce mot ; ce qu’il faut considérer en lui, c’est le futur souverain. L’ancienne pédagogie lui parlait surtout de ses devoirs et le punissait quand il y manquait, Désormais il connaîtra ses droits et, soyez tranquille, il en usera, Le temps n’est pas loin que des gamins de quinze ans se présenteront gravement à la barre de la convention pour la féliciter de ses travaux, et où de tous les points du territoire il lui parviendra des adresses dans le goût de celle-ci : « Législateurs, que nous sommes heureux de succer pour ainsi dire en naissant les principes de notre constitution ! .. Nous sommes jeunes encore, il est vrai, mais le républicanisme nous a été dans tous les temps tellement inspiré par notre instituteur que nous avons tous juré de vivre libres ou de mourir. » (Archives nationales.)

L’émancipation de l’enfant, et par ainsi la destruction de toute discipline, c’est en effet là que tend le projet de Talleyrand et c’est ce qui en fait la faiblesse. L’introduction de la politique dans l’école ne pouvait avoir et n’eut pas, — on le prouvera, — d’autre résultat. Une fois lancée, l’idée ne fut pas perdue. La législative l’hérita de la constituante et la convention de la législative. Triste legs et qui n’est pas assurément pour nous donner une haute idée de la clairvoyance de l’évêque d’Autun. Il était réservé à cet esprit éminent à tant d’autres égards, d’être en pédagogie l’éditeur de la doctrine la plus anarchique et la plus dissolvante.

Le rapport et le projet de Condorcet. — De Mirabeau à Talleyrand l’écart est déjà grand ; de Talleyrand à Condorcet, de la constituante à la législative, il y a tout un monde. Nous ne sommes plus ici dans le réel et dans le possible ; nous voguons en pleine chimère, nous planons dans l’espace à des hauteurs où l’idéologie pouvait seule atteindre. Étrange destinée que celle de ces girondins : ils traversent la révolution, comme des météores, et n’y laissent d’autre trace de leur passage qu’un merveilleux éclat. Orateurs, écrivains, philosophes, ils brillent dans tous les genres, et vous ne trouveriez pas une œuvre, pas une solution qui leur appartienne en propre. Avec Mirabeau la révolution avait perdu l’esprit le plus pratique et le plus organisateur qu’elle ait eu : je cherche vainement ce qu’elle perdit en Vergniaud. S’il eût vécu, comme Sieyès, Lamartine eût fait un autre roman, et c’est tout ce qu’il en serait advenu.

Le rapport de Condorcet a plus d’un point de ressemblance avec celui de Talleyrand ; comme lui, il débute par des considérations générales : « L’instruction doit être universelle, embrasser toutes les sciences, assurer aux hommes de tous les âges de la vie la facilité de conserver leurs connaissances et d’en acquérir de nouvelles. » De même aussi que chez Talleyrand, ce qui séduit à première vue chez Condorcet, c’est l’ampleur et la beauté des proportions. Ses divisions sont irréprochables : quatre degrés d’instruction, des écoles primaires, des écoles secondaires, des instituts, des lycées et, pour diriger tous ces établissemens, une société nationale des sciences et des arts. On n’a guère fait mieux de nos jours. Au lieu d’écoles secondaires, lisez écoles primaires supérieures ; au lieu d’instituts, collèges ; au lieu de lycées, facultés, et vous verrez que cette organisation ne diffère pas sensiblement de la nôtre.

Les écoles du premier degré seront établies non plus au canton, mais dans chaque village de quatre cents habitans ; les écoles secondaires dans chaque district et dans les villes comptant quatre mille habitans. Les instituts seront au nombre de cent dix, un au moins pas département, les lycées, au nombre de neuf, dans les centres les plus importans.

Ces quatre degrés d’instruction seront entièrement gratuits. En effet, « si la constitution n’a établi la gratuité que pour le premier degré, le second ne pourrait cesser d’être gratuit sans qu’il en résultât une inégalité favorable à la classe la plus riche, qui paie les contributions à raison de ses facultés et qui ne paierait l’enseignement qu’à raison du nombre d’enfans qu’elle fournirait aux écoles secondaires. »

Quant aux autres degrés, ajoute Condorcet, « il importe à la prospérité publique de donner aux enfans des classes pauvres qui sont les plus nombreuses la possibilité de développer leurs talens… L’ordre de la nature n’établit dans la société d’autre inégalité que celle de l’instruction et de la richesse. Plus on répandra l’instruction, plus on affaiblira les effets de cette inégalité. »

Aucune rétribution ne sera donc perçue dans aucune école publique. L’état supportera la charge et fera tous les frais de l’enseignement. Cependant, par une contradiction singulière, ce n’est pas lui qui le dirigera. C’est la Société nationale des sciences et des arts, sorte d’institut non plus enseignant, comme celui de Talleyrand, mais administrant au moyen d’un directoire choisi parmi ses membres. Cette société aura pour objet de « surveiller l’instruction générale, » et, dans cet ordre d’idées, une de ses principales attributions sera le choix des professeurs de lycée, qui éliront à leur tour ceux des instituts, lesquels dresseront la liste sur laquelle le conseil et les pères de famille de la commune seront tenus de prendre les instituteurs du premier et du second degré.

En somme, l’instruction publique universelle, entièrement gratuite, et cependant indépendante de l’état, formant dans une société monarchique une véritable république se recrutant et se gouvernant soi-même, par des chefs élus, voilà l’organisation rêvée par Condorcet, le plan qu’au nom du comité d’instruction publique il vint proposer à la législative le jour même où cette assemblée discutait la question de la guerre avec l’Autriche. Pour être tout à fait complet, mentionnons encore l’institution, à chaque degré d’enseignement, d’un certain nombre de bourses en faveur des sujets les plus méritans, décorés du nom d’élèves de la patrie.

On sait ce qu’il advint de ce projet magnifique. L’assemblée législative, où la gironde était pourtant toute-puissante, en fit ce que la constituante avait fait celui de Talleyrand : elle l’applaudit fort, en vota l’impression et ce fut tout. Condorcet n’eut pas à subir de discussion publique, et peut-être est-il heureux pour sa mémoire que cette épreuve lui ait été épargnée. Si séduisant que fût son système, on doit croire en effet qu’il aurait eu quelque peine à le défendre contre la critique, même la plus indulgente. Proposer de décréter l’instruction universelle et complètement gratuite, quand la banqueroute était imminente et qu’on allait avoir toute l’Europe sur les bras, était d’une audace ou d’une naïveté vraiment extraordinaires. Visiblement Condorcet manquait de sens pratique. Ce mathématicien doublé d’un philosophe calculait mal et pensait faux. Il avait une idée fixe et une passion déréglée : l’idée du perfectionnement indéfini de l’espèce, la passion de l’humanité. Il en était obsédé ; même il en déraisonnait, jusqu’à prédire le jour où la maladie serait supprimée, où la mort elle-même ne serait plus que l’effet de la destruction de plus en plus lente des forces vitales. « Sans doute, a-t-il écrit quelque part, l’homme ne deviendra pas immortel ; mais la distance entre le moment où il commence à vivre et l’époque commune où, naturellement, sans maladie, sans accident, il éprouve la difficulté d’être, ne peut-elle s’accroître sans cesse ? » Avec une telle tournure d’esprit, Condorcet devait nécessairement tomber dans l’utopie le jour où il se mêlerait de légiférer. Cette âme sensible à l’excès n’était pas faite pour la vie publique : il n’y faut pas, d’ordinaire, tant de philanthropie.

Aussi, voyez à quelles conséquences extrêmes et néanmoins parfaitement logiques il se laisse entraîner par son idée favorite du progrès indéfini de l’espèce. Si l’homme physique est perfectible, l’homme intellectuel et moral l’est bien davantage. Naturellement bon, il faut le livrer à lui-même. Plus il sera libre, mieux, il fera son devoir. Donc point de direction ; pas de surveillance. L’état n’interviendra dans l’enseignement que comme caissier ; il paiera les yeux fermés. Le corps enseignant se recrutera et s’administrera soi-même. Quoi de plus simple ? Rien de plus simple, il est vrai, si l’on se place au point de vue et dans la donnée tout optimiste de Condorcet. Rien de plus chimérique et de plus dangereux, si vous prenez l’homme tel qu’il est avec ses défauts et ses passions.

Transportez maintenant ces doctrines de l’organisation du corps enseignant à l’enseignement lui-même et considérez-en les effets. L’erreur de Condorcet est ici plus manifeste encore. Tout à l’heure il se trompait sur l’homme et sur la nature humaine en général ; à présent, c’est sur l’enfant. Il n’en a pas la mesure exacte ; il ignore absolument les ménagemens qu’exigent de jeunes intelligences ; il traite des cerveaux de huit et dix ans comme des cerveaux faits. L’ancienne pédagogie se contentait d’enseigner dans les petites écoles la lecture, l’écriture, un peu de calcul et de catéchisme. Le programme de Condorcet comprend la lecture, l’écriture, toute l’arithmétique, les élémens de la morale, de l’histoire naturelle et de l’économie politique. Ajoutez à cela des instructions sur les principes du droit naturel, sur la constitution, sur les lois, anciennes et nouvelles, sur la culture et sur les arts d’après les découvertes les plus récentes. De religion, bien entendu, pas un mot. L’enseignement religieux sera donné « dans les temples par les ministres respectifs des différens cultes. » Et notez que ce vaste programme est commun aux deux sexes. Car en même temps que la passion du progrès et de la liberté, Condorcet a celle de l’égalité ; sous le rapport de l’instruction, il ne distingue pas entre l’homme et la femme. Il les soumet au même régime intellectuel ; il leur distribue la même nourriture, sans tenir compte de la diversité de leurs aptitudes et de leurs fonctions. Bien plus, cette nourriture, il entend qu’elle leur soit donnée en commun. Les sexes ne sont-ils pas à tout instant réunis dans la vie ? Pourquoi les séparer dans l’école ? Loin d’y perdre, les bonnes mœurs gagneront à ce contact journalier. Les sens en seront plutôt « amortis qu’excités. » D’ailleurs, « s’il arrivait que l’instruction fût écoutée avec trop de distraction par des élèves occupés d’intérêts plus vifs et plus touchans, ce mal serait plus que compense par l’émulation qu’inspirerait le désir de mériter l’estime de la personne aimée. » Ne souriez pas : l’idée de faire de l’amour un principe d’émulation n’appartient pas à notre girondin ; elle est d’un autre grand rêveur, de Rousseau. Seulement l’élève ici dépasse le maître. Rousseau veut bien qu’Émile aime Sophie, mais une fois ses jeunes gens épris l’un de l’autre, il a soin de les séparer ; il fait voyager Émile. Condorcet plus hardi, les laisse ensemble ; en quoi, peut-être, il est permis de trouver sa pédagogie singulièrement imprudente.

Toutefois ce n’est pas encore là qu’en est le vice capital. La partie véritablement faible du projet est celle qui traite de l’enseignement dans les instituts. Considérez ce programme : les instituts seront divisés en quatre classes : sciences mathématiques et physiques, sciences morales et politiques, application des sciences aux arts, littérature et beaux-arts. Il y aura dans la première classe un professeur de mathématiques pures, un professeur de mathématiques appliquées, un professeur de physique et de chimie expérimentale et un professeur d’histoire naturelle ; dans la seconde, un professeur d’analyse des sensations et des idées, de morale, de méthode et des principes généraux des constitutions politiques, un professeur de législation et d’économie politique, et un professeur de géographie et d’histoire philosophique des peuples ; dans la troisième : un professeur d’anatomie comparée, d’accouchement et d’art vétérinaire, un professeur d’art militaire et un professeur des principes généraux des arts et métiers ; dans la quatrième : un professeur de théorie générale et élémentaire des beaux-arts, un professeur de grammaire générale, un professeur de langue latine et, par exception « dans quelques instituts, » de langue grecque, enfin un professeur de langues étrangères. Soit, au résumé, deux professeurs et deux cours de lettres proprement dits sur quatorze. Voilà la part faite aux humanités dans ce programme d’enseignement secondaire. Dans sa prédilection pour les sciences positives, Condorcet ne va pas tout à fait jusqu’à supprimer le latin, mais il en réduit l’étude à la plus simple expression. Il lui suffit a de mettre les élèves en état de lire les livres vraiment utiles écrits dans cette langue, » et c’est de très bonne foi qu’il nous dit que la connaissance « approfondie des littérateurs anciens serait plus nuisible qu’utile. » « Former la raison, le jugement, apprendre aux jeunes gens la vérité, faire des hommes modernes, adapter les intelligences aux nécessités du temps présent, » n’est-ce pas là le but de l’éducation ? « Or les livres des anciens sont remplis d’erreurs ; les coutumes, les mœurs auxquelles ils font allusion sont tout à fait différentes des nôtres. » La belle raison ! Quoi ! parce qu’il y a dans Virgile et dans Lucrèce des erreurs de physique et d’astronomie, il faudrait proscrire les Géorgiques et le de Rerum Natura ! Quoi ! pour faire des hommes, des citoyens, une page de Sénèque ou de Cicéron ne vaudrait pas une démonstration mathématique ! Pour élever une intelligence, orner un esprit, en dehors des sciences et des vérités positives il n’y aurait rien d’actif ni d’efficace, ni les vérités morales, ni les grands exemples, ni les beautés littéraires, ni l’éloquence, ni la poésie ! Que sont ces choses auprès d’un bon cours d’accouchement ou d’art vétérinaire ? Vraiment, la pensée de Condorcet se traîne ici dans une région singulièrement basse, et sa vue nous paraît bien courte ; elle n’embrasse qu’un des côtés et le plus petit de la question, le côté extérieur ; elle ne saisit pas, — le mot est de Michelet, — « ce qu’on peut appeler le fond, la substance, l’âme de l’éducation. » Or ôtez cela, que reste-t-il ? Une pédagogie bornée dans ses moyens comme dans son but, sans profondeur et sans élévation, superficielle, tout ensemble orgueilleuse et terre à terre, un système où nulle part on ne sent la force d’une grande idée morale. Dans le projet de Mirabeau, dans celui de Talleyrand, malgré bien des défauts, cette idée, l’idée spiritualiste, sinon religieuse, apparaissait encore. Chez Condorcet il n’en est plus vestige : l’athéisme ne se déclare pas encore ouvertement ; il prend un masque et s’appelle l’esprit scientifique. Mais il rejettera bientôt ce déguisement, et c’est un girondin, Jacob Dupont, qui le premier, dans la convention, osera le confesser.

Le projet de Lanthenas. — Il faut rendre à la convention la justice qui lui est due ; en fait d’instruction publique, jamais en France assemblée n’a remué plus d’idées et n’a déployé plus d’activité. Du premier au dernier jour, elle n’a cessé de poursuivre, avec une infatigable persévérance, le travail d’organisation qu’elle avait entrepris. Rien ne put l’en détourner, ni la guerre étrangère, ni la guerre civile, ni la terreur ; au milieu des plus terribles conjonctures, elle sut toujours réserver à cet objet une part de son attention et de ses soins. Après la finance et l’armée, on peut dire qu’elle n’eut pas de préoccupation plus vive et, parmi tous les projets qu’elle discuta, il en est certes qui ne méritent pas le profond oubli où ils sont tombés. De ce nombre est le plan élaboré par le premier comité d’instruction publique et présenté dans les premiers jours de décembre 1792. À cette époque, l’élément girondin dominait encore, et ce fut un girondin, Lanthenas, qu’on chargea du rapport. C’est assez dire qu’il ne faut pas s’attendre à trouver là rien de bien neuf ni d’original. Lanthenas n’est que l’écho de Condorcet et il ne s’en cache pas : « Votre comité, dit-il au début de son rapport, a pris pour base de son travail le plan offert à l’assemblée législative, au nom de son comité d’instruction publique. » En effet, la ressemblance est manifeste : l’article 1er  du projet de Condorcet disposait : « Dans les écoles primaires on apprendra à lire, à écrire, on y enseignera les règles de l’arithmétique, les premières connaissances morales, naturelles, économiques nécessaires aux habitans des campagnes. » L’article 2 du projet de Lanthenas est ainsi conçu : « Dans les écoles primaires, on apprendra à lire, à écrire ; on y enseignera les règles de l’arithmétique et les premières connaissances morales, naturelles, économiques. » L’article 7 du projet de Condorcet prescrivait à l’instituteur de faire tous les dimanches une instruction publique ou conférence ayant pour objet : 1o de rappeler les connaissances acquises dans les écoles ; 2o de développer les principes de la morale et du droit naturel ; 3o d’enseigner la constitution et les lois nécessaires à tous les citoyens, d’annoncer et d’expliquer les lois nouvelles ; 4o de donner des connaissances sur la culture et les arts, d’après les découvertes nouvelles. L’article 7 du projet de Lanthenas est libellé dans des termes presque identiques. La seule différence à noter, c’est qu’il n’est plus question et pour cause, dans le texte de Lanthenas, de la constitution.

Une des idées les plus chères à Condorcet était ce que nous appellerions aujourd’hui la séparation de l’école et de l’église. Il voulait que « la religion fût enseignée dans les temples par les ministres respectifs des différens cultes. » Lanthenas traduit ainsi : « L’enseignement devant être commun à tous les citoyens sans distinction de culte, tout ce qui concerne les cultes religieux ne sera enseigné que dans les temples. » Disons enfin, pour terminer ce rapprochement, que Lanthenas emprunte encore à Condorcet son système de distribution des écoles primaires.

Il s’en faut toutefois que les deux projets aient la même importance et la même étendue. Condorcet, dans son amour immodéré du progrès, s’était figuré que l’organisation de ses quatre degrés d’enseignement (écoles primaires, secondaires, instituts, lycées) pourrait être menée de front. Plus modeste, le plan de Lanthenas n’a trait qu’aux écoles primaires. « Le comité chargé de cette partie n’a pas voulu, dit le rapport, différer plus longtemps de répondre à l’impatience de la convention. Il a senti combien l’instruction du peuple importait dans ce moment à la république, c’est l’organisation des écoles primaires qu’il vous propose avant tout de décréter. Les autres branches se développeront après. »

L’idée n’était pas mauvaise ; elle était surtout très pratique, et si la convention l’eût adoptée, si, comme le lui proposait son comité, elle avait pris la résolution de procéder par ordre, on doit croire qu’elle se serait épargné bien des peines et des mécomptes. Malheureusement, au lieu de porter sur ce point et de le fixer, la discussion du projet de Lanthenas s’égara dans les généralités et tourna vite à la violence. On a rappelé plus haut la profession de foi de Dupont. Un autre girondin, Ducos, eut aussi contre les prêtres une bien étrange sortie. Comme on lui représentait les motifs d’économie qu’on pouvait déjà faire valoir en faveur des frères de la doctrine chrétienne : « Pour moi, s’écria ce fanatique, j’aimerais mieux ruiner le trésor que de pervertir et de corrompre l’esprit public. C’est par raison, non par économie, que je suis peu disposé pour les prêtres : je me rappelle à leur sujet l’histoire de ce joueur de flûte ancien qu’on payait simple pour jouer et double pour se taire, car il jouait faux. » On pense bien qu’un débat monté à ce diapason ne pouvait aboutir. L’intervention hautaine et brutale de Marat y mit fin[4], et le principe seul du projet fut admis et voté en ces termes : « Les écoles primaires forment le premier degré d’instruction. On y enseignera les connaissances rigoureusement nécessaires à tous les citoyens. Les personnes chargées de l’enseignement dans les écoles s’appelleront instituteurs. »

Le projet de Lakanal. — Ce vote est du 12 décembre 1792 ; dans les six mois qui suivirent, de janvier à juin 1793, à part un rapport d’Arbogast sur les livres élémentaires, on ne trouve aucun fait saillant à relever. C’est que la grande lutte entre la gironde et la montagne a commencé ; les deux partis sont aux prises. Pendant ce duel à mort, le comité d’instruction publique continue ses travaux ; mais, livré lui-même aux plus violentes dissensions, il ne parvient pas à formuler un nouveau projet ; son rôle d’ailleurs se trouve sensiblement diminué par la création (6 avril 1793) du comité de salut public, et ce n’est que le 31 mai qu’il rentre en scène avec un nouveau projet qu’on pourrait appeler le projet de la plaine ou du centre car il eut pour inspirateurs deux des membres les plus importans de ce groupe, Sieyes et Daunou, et pour rapporteur un des hommes les plus modérés de la montagne, Lakanal.

La collaboration de trois esprits, aussi distingués ne pouvait être infructueuse : le projet dont Lakanal donna lecture à la convention le 26 juin 1793 est, en effet, sensiblement supérieur aux précédens. Sans doute il n’a ni les belles proportions du plan de Talleyrand, ni l’envergure et les audaces de celui de Condorcet ; mais il est infiniment plus pratique et plus mesuré. En voici du reste les principales dispositions : Il y aura une école par mille (et non plus quatre cents) habitans (art. 2). Les écoles, seront divisées en deux sections, une pour les garçons, une pour les filles ; en conséquence il y a un instituteur et une institutrice (art. 5). Il y a auprès de chaque administration de district un bureau d’inspection chargé de la surveillance et de la partie administrative des écoles nationales (art. 6). Ce bureau est composé de trois commissaires nommés par le conseil d’administration du district et pris hors de son sein ; (art. 9). Les instituteurs et institutrices des écoles nationales sont examinés et élus par le bureau d’inspection et leur nomination ratifiée par l’administration du district (art. 9). Il y a auprès du corps législatif, et sous son autorité immédiate, une commission centrale d’instruction publique, chargée « d’arrêter une méthode uniforme d’enseignement, les règlement généraux fixant les devoirs des instituteurs et des institutrices, le régime et la discipline des écoles, et de les administrer par l’intermédiaire des bureaux d’inspection (art. 17). » L’éducation que la nation donne aux enfans de la république est en même temps intellectuelle, physique, morale et industrielle ; en un mot, elle embrasse tout l’homme (art. 22). Les premières leçons de lecture et d’écriture sont données par l’institutrice aux enfans de l’un et de l’autre sexe. Après ce premier enseignement, les garçons passent aux mains de l’instituteur (art. 23). Dans l’une et l’autre section de chaque école nationale, on achève de perfectionner les enfans dans la lecture et l’écriture ; on enseigne les règles de l’arithmétique et les premières connaissances de géométrie, de physique, de géographie, de morale et d’ordre social (art. 24). Les élèves des écoles nationales sont instruits dans les exercices les plus propres à entretenir la santé et à développer la force et l’agilité du corps (art. 25), : etc. (Suivent plusieurs articles relatifs à cette partie de l’éducation, si négligée de nos jours encore.) Citons enfin cette énergique déclaration : « La loi ne peut porter atteinte au droit qu’ont les citoyens d’avoir des coûts et des écoles particulières et libres sur toutes les parties de l’instruction et de les désigner comme bon leur semble. »

Certes toutes ces dispositions n’étaient pas également heureuses, et l’on pourrait aisément en critiquer plusieurs ; mais il y en avait aussi dans le nombre d’excellentes. Le projet de Lakanal est le premier où l’on trouve l’inspection des écoles sérieusement organisée. L’institution d’une commission centrale dénotait un véritable sens administratif et une réelle intelligence des besoins de l’enseignement. Le programme était aussi mieux entendu, de proportions plus raisonnables, moins surchargé que celui de Condorcet de matières inaccessibles à de jeunes esprits. La politique y jouait un moins grand rôle. La convention, pourtant, fit un fort mauvais accueil au travail de son comité. Aux jacobins, un des orateurs les plus écoutés de la Montagne, le savant Hassenfratz, l’avait déjà dénoncé comme entaché d’aristocratie. L’apparition du fameux écrit posthume de Lepelletier de Saint-Fargeau l’acheva. Sur la proposition d’un membre que le procès-verbal ne nomme pas, on décida de nommer une commission de six membres chargée de présenter sous huit jours un projet de décret sur l’instruction publique. C’était rejeter implicitement le projet de Lakanal et dessaisir le comité. La nomination de Robespierre en qualité de commissaire vint encore aggraver cette mesure.

L’essai de Lepelletier de Saint-Fargeau. — L’essai de Lepelletier n’a par lui-même aucune valeur pédagogique, c’est un mauvais pastiche, un mélange de rudesse Spartiate et d’idéologie platonicienne, avec quelques traits empruntés à Rousseau. On est tout étonné, quand on parcourt aujourd’hui cette pauvre élucubration, qu’une assemblée d’hommes sérieux ait pu, non-seulement en tolérer la lecture, mais encore lui prodiguer de si vifs témoignages d’admiration. Il y a pourtant une raison de ce phénomène ; il y en a même deux. La première, c’est l’état mental où se trouvait précisément la convention lorsqu’elle fut saisie de ce travail. De violences en violences et d’accès en accès, elle en était venue à ce période où l’esprit a déjà perdu tout sens critique. La seconde est l’intérêt qui s’attache naturellement à la dernière pensée de tout homme qui meurt dans des circonstances tragiques. Si Michel Lepelletier, au lieu de tomber comme Marat sous les coups d’un royaliste, était mort tranquillement dans son vaste et somptueux hôtel de la rue Culture-Sainte-Catherine, il est fort probable que son essai n’aurait pas excité chez les contemporains tant et de si chaudes sympathies. Le nom du ci-devant marquis de Saint-Fargeau eût simplement figuré parmi ceux des régicides à sa place alphabétique ; c’est tout ce que l’histoire aurait pu faire pour ce jacobin millionnaire et titré.

Prenez en effet ce travail et pressez-le tant que vous voudrez : vous n’en ferez pas sortir une idée juste et raisonnable. Tout y est faux et contre nature. Lepelletier ne se contente pas de réclamer l’instruction impérative et forcée, comme on disait alors. « Pour régénérer l’esprit humain, dégradé par les vices de l’ancien régime, » il lui faut l’éducation commune de Sparte. Il enlève à la famille, au foyer domestique, tous les garçons de cinq à douze ans, toutes les filles de cinq à onze ans, et les enferme dans des maisons nationales pour y être élevés aux frais de l’état. Là régnera la plus stricte égalité : l’instruction, les soins, le régime seront les mêmes pour tous. « Les garçons apprendront à lire, écrire et compter ; on leur donnera quelques notions du mesurage et de l’arpentage ; on leur apprendra par cœur quelques chants civiques et le récit des traits les plus frappans de l’histoire des peuples libres et de celui de la révolution française. Ils recevront aussi des notions de la constitution de leur pays, de la morale universelle et de l’économie rurale et domestique. » — « Les filles apprendront à lire, écrire et compter. Leur mémoire sera cultivée par l’étude des chants civiques et de quelques traits de l’histoire propres à développer les vertus de leur sexe. Elles recevront aussi des notions de morale et d’économie domestique et rurale. »

Mais la principale occupation de la journée, pour l’un comme pour l’autre sexe, sera le travail des mains. Platon ne faisait que des philosophes, Lycurgue des soldats, l’ancien régime des écoliers. La république française fera « des hommes de tous les états. » Pour atteindre ce but, les garçons « seront employés à des ouvrages analogues à leur âge, » soit à ramasser et répandre des matériaux sur les routes, soit dans les ateliers des manufactures voisines, soit enfin à des travaux, qui pourront s’exécuter dans l’intérieur de la maison. Les filles apprendront à filer, à coudre, à blanchir ; elles pourront aussi être employées dans les ateliers.

Il y avait dans les anciens collèges un nombreux domestique. Le-pelletier supprime cet abus. Les enfans les plus âgés rempliront à tour de rôle les diverses fonctions du service journalier de la maison : ils seront même tenus d’assister et de soigner un certain nombre de vieillards ou d’infirmes placés tout exprès dans l’intérieur ou à la portée des maisons d’éducation.

Enfin ils recevront également et uniformément, chacun suivant son âge, une. nourriture saine et frugale, un habillement commode, mais grossier, et seront couchés sans mollesse.

Tel est, dans ses traits généraux, cet essai fameux que tant d’acclamations saluèrent à son apparition et qui a trouvé de nos jours même de hardis apologistes[5]. La convention, disons-le bien vite à sa louange, n’alla pas jusqu’à se l’approprier ; elle le renvoya pour être amendé à la commission des six, qui le lui représenta quelques jours après sous une forme adoucie. Il n’était plus question, dans ce nouveau projet, ni des filles, ni de l’obligation pour les parens d’envoyer leurs enfans mâles dans les « maisons d’égalité ; » la faculté seulement leur en était laissée. Toutefois, ce ne fut pas encore la rédaction de la commission qui prévalut : après un vif débat auquel Danton prit une part importante, on. finit par se mettre d’accord sur, cet article, unique :

« La convention décrète[6] qu’il y aura des établissemens nationaux où les enfans des citoyens seront élevés et entretenus en commun, et que les familles qui voudront conserver leurs enfans dans la maison paternelle auront la faculté de les envoyer recevoir l’instruction publique, dans des classes instituées à cet effet. »

Le projet de Romme. — La discussion de l’essai de Lepelletier trahissait déjà beaucoup d’inexpérience et un grand désordre d’idées ; cependant elle n’avait pas été sans éclat. Les membres les plus en vue de la convention y avaient pris une part active. La période qui suit n’offre à l’histoire qu’une succession de projets incohérens et de débats aussi pauvres de forme que de fond. C’est l’époque des grandes sottises en même temps que des grands crimes. L’extravagance est à l’ordre du jour. Les Bazire et les Chabot. ont succédé aux Mirabeau et aux Talleyrand, et la tribune retentit de leurs divagations. La convention n’est plus qu’un grand club, où Les déclamations les plus violentes, les motions les plus saugrenues sont seules accueillies avec quelque faveur. Le mot de Coffinhal à Lavoisier caractérise bien ce triste moment. L’illustre chimiste avait demandé la parole : « Tais-toi, lui cria, ce malheureux, la république n’a pas besoin de chimiste. » Détruire. toutes les supériorités, toutes les aristocraties, « celles des philosophes et des savans[7] » comme les autres et mettre à la place « la démocratie des sans-culottes, » tel est en effet le fond de la doctrine jacobine, le but avoué de ses efforts. Après le roi, les prêtres et les nobles, elle s’attaque aux sciences, aux lettres, à l’art, et les décrète à leur tour ; leurs plus illustres représentans vont grossir la liste des suspects.

Le tableau de cette phase de l’histoire de l’instruction publique pendant la révolution dépasserait de beaucoup les bornes que nous nous sommes assignées, et serait d’ailleurs sans grand intérêt. Qu’importe à la postérité l’opinion d’un Raffron ou d’un Couppé ? Les inepties de si minces personnages ne valent pas qu’on les tire de l’oubli profond où elles dorment. Un seul projet, pendant ce long accès de folie, mérite quelque attention, celui de la commission des neuf[8]. Le principal auteur et le rapporteur de ce projet, Romme, avait été, bien que montagnard et des plus ardens, un des collaborateurs de Condorcet dans le comité d’instruction publique de l’assemblée législative, et il en avait retenu quelque chose. Sur bien des points, ses idées se rapprochent de celles du célèbre girondin. Il est comme lui grand partisan de la gratuité et de ce que nous appellerions aujourd’hui la laïcité ; il veut aussi, comme Condorcet, une première école par village de 400 habitans et plusieurs degrés d’enseignement ; enfin et surtout, il a la même prédilection pour les sciences. Nous avons sous les yeux le tableau « des objets qui sont enseignés dans les écoles nationales pour préparer l’homme à l’exercice de ses droits, à la connaissance de ses devoirs et à une profession utile ; » tel est le titre exact d’une pièce annexée au projet de la commission des neuf ; à part deux ou trois, tous ces objets sont scientifiques. L’influence girondine est ici bien manifeste ; il s’en faut pourtant qu’elle soit sans mélange. Le projet de la commission des neuf est bien jacobin en ce sens qu’il détruit toute liberté, toute concurrence. Les seules écoles qu’il admette sont des écoles nationales, tenues par des instituteurs et des institutrices fonctionnaires, dont le choix appartient à des commissions nommées sur la proposition du conseil général de la commune par le directoire du district. Bien plus, il crée plusieurs catégories d’incapables. « Aucun ci-devant noble, aucun ecclésiastique et ministre, d’un culte quelconque ne peut être instituteur national, » lisons-nous dans un article. Un autre étend cette prohibition « aux femmes ci-devant nobles ou ci-devant religieuses, chanoinesses, sœurs grises » et jusqu’aux maîtresses « qui auraient été nommées dans les anciennes écoles par des ecclésiastiques ou des ci-devant nobles. »

Nous voilà bien loin du libéralisme de la première, et pourrions-nous ajouter de la dernière heure ; car, à l’exception de ce projet qui fut voté, mais dont la révision fut presque aussitôt après ordonnée, c’est une chose remarquable que le principe de la liberté d’enseignement n’eut pas d’atteinte grave à subir pendant toute la durée de la révolution. Compromis un moment dans la grande tourmente de 1793, son éclipse ne devait pas être de longue durée. Nous le retrouverons prochainement, et cette fois inscrit dans la loi.


ALBERT DURUY.

  1. La faculté de théologie. Elle avait été fermée par ordre du directoire du département en mars 1791, à cause de l’adhésion de ses membres à la protestation de l’archevêque de Paris contre la constitution civile du clergé et de leur refus de prêter serment.
  2. Pétition du 15 septembre.
  3. Lakanal.
  4. « Quelque brillans soient les discours qu’on nous débite ici sur cette matière, dit Marat, ils doivent céder la place à des intérêts plus urgens. Vous ressemblez à un général qui s’amuserait à planter et déplanter des arbres pour nourrir de leurs fruits des soldats qui mourraient de faim. Je demande que l’assemblée ordonne l’impression de ce discours, pour s’occuper d’objets plus importans. »
  5. M. Michelet entre autres.
  6. Est-il besoin de dire que ce décret tout platonique ne reçut pas même un commencement d’exécution ? Voté le 13 août 1793, il fut rapporté le 19 octobre de la même année.
  7. Le mot est de l’ex-capucin Chabot.
  8. L’ancienne commission des six, dont le nombre avait été porté à neuf.