L’Instruction publique et la révolution/04

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L’Instruction publique et la révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 838-877).
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V.

LES ÉCOLES CENTRALES.


I

Organisation, budget, population. — Sans être aussi compliquée que celle des écoles primaires, l’organisation des écoles Centrales, d’après les données de la loi du 3 brumaire an IV, ne laissait pas de présenter beaucoup de difficultés. Établir une école centrale dans chaque département, y compris les pays annexés, n’eût pas été, même en des temps régulière, une petite affaire ; en 1795, avec la coalition sur les bras, huit cent mille hommes aux frontières, et la dépréciation des assignats, il y avait de grandes chances pour que cette vaste opération échouât.

Le directoire, il faut lui rendre cette justice, n’hésita pas néanmoins et se mit résolument à l’œuvre. Il fallait avant tout pourvoir à l’installation des nouvelles écoles. Or la caisse était vide. Où trouver les millions nécessaires ? On ne pouvait songer à les demander à l’impôt. On les prit, naturellement, sur les biens nationaux. Une loi du 25 messidor an IV mit à la disposition du gouvernement « les maisons connues ci-devant sous le nom de collèges » avec les jardins qui en dépendaient. Il existait un grand nombre de ces maisons dans les départemens ; beaucoup étaient en fort bon état ; avec quelques appropriations, elles furent vite en état de recevoir leur nouvelle destination. Les écoles centrales, on peut le dire, trouvèrent donc leur berceau tout préparé ; elles n’eurent qu’à s’installer dans les bâtimens des anciens collèges. Là, où ces bâtimens furent jugés trop petits ou trop délabrés pour leur être affectés, on les plaça dans d’autres locaux, mieux appropriés à leurs besoins : abbayes, couvens, châteaux, bâtimens des ci-devant intendances, les administrations départementales n’eurent que l’embarras du choix. Aux termes de l’article 4 de la loi précitée du 25 messidor an IV, c’étaient elles qui devaient désigner les établissemens les plus convenables, sauf au corps législatif à statuer sur chaque cas particulier. C’est ainsi qu’une loi du 7 thermidor an IV disposa que l’école centrale de l’Oise serait établie dans l’ex-couvent des carmélites de Beauvais. Celle de l’Indre fut placée dans la maison des ci-devant religieuses de Châteauroux ; celle de la Drôme dans le ci-devant couvent des récollets de Montélimart ; celle de la Creuse dans le ci-devant couvent des récollets d’Aubusson, celle du Mont-Blanc dans le château de Chambéry ; celle de l’Aisne dans les bâtimens de la ci-devant intendance de Soissons ; celle de l’Ariège dans le ci-devant château de Saint-Girons ; celle de la Somme dans la maison des ci-devant prémontrés d’Amiens ; celle de la Seine-Inférieure dans les bâtimens « connus sous le nom d’église des jésuites et de séminaire de Joyeuse. »

Grâce à ce système, l’organisation des écoles centrales put être menée très rapidement ; en moins de deux ans, presque tous nos départemens se virent pourvus, y compris ceux de la Corse et de la Belgique, sans qu’il en eût presque rien coûté à l’état. J’ai sous les yeux un tableau dressé par le chef de la cinquième division du ministère de l’intérieur et présenté au ministre, le 19 messidor an VI. (Arch. nat., F 63007.) Il résulte de ce document qu’à cette date, quatre-vingt-dix-sept écoles centrales, dont neuf des départemens annexés, étaient en exercice[1]. Le directoire n’avait pas, on le voit, perdu soit temps. Il est vrai qu’il n’avait pas eu de grands efforts de constructions ni d’argent à faire : quelques coups de pioche et de marteau avaient suffi pour mettre les bâtimens existans en état. Toutefois on doit lui savoir gré d’avoir eu l’idée de leur donner cette destination, ait lieu de les vendre à vil prix comme tant d’autres biens nationaux. Là, du moins, la confiscation produisit un résultat utile.

Il fallait cependant un budget, si faible qu’il fût, aux nouvelles écoles, La loi du 3 brumaire an IV disposait que le salaire annuel et fixe de chaque professeur serait le même que celui des administrateurs de département : soit 3,000 et 2,000 francs, suivant la population. En joignant à cette dépense le chapitre des frais de premier établissement et des frais divers, on dut porter les crédits, pour l’an VI, à 2,496,619 francs[2], se décomposant ainsi :


1o Dépenses de premier établissement et des cours d’instruction provisoirement conservés dans certaines villes où l’organisation des écoles est encore incomplète 120.219 fr.
2o Écoles centrales du premier ordre[3] au nombre de huit. Traitement des professeurs et dépenses annuelles 276.000 »
3o Écoles centrales de second ordre au nombre de quatre-vingt-neuf. Traitemens et dépenses annuelles fixes 2.100.400 »
Total. 2.496.619 fr.

En l’an VII, ces crédits augmentent : ils s’élèvent à 4,808,560 fr.[4], mais en l’an VIII ils s’abaissent à 3,516,480 fr., soit 1,267,289 fr. d’économies, provenant sans doute de la diminution des frais généraux. Dans les années suivantes, cette diminution se maintient : l’installation matérielle des écoles est terminée et le nombre des chaires en exercice n’a pas augmenté. Aussi la dépense continue de se solder par 3 millions de francs environ. Ce chiffre moyen représente assez exactement la somme consacrée par le gouvernement de la république à l’enseignement secondaire, y compris les neuf départemens formés par la Belgique et le Luxembourg. Les anciens collèges touchaient des revenus bien supérieurs à cette somme sur les dîmes et les octrois avant leur suppression ; beaucoup possédaient en outre des biens considérables, qu’ils avaient acquis de leurs propres deniers ou qui leur avaient été légués. En affectant 3 ou 4 millions au service des écoles centrales, le directoire ne faisait donc qu’acquitter une dette de la convention ; il restituait à l’enseignement une partie des revenus qui lui avaient été enlevés par la révolution. La plupart des écrivains qui ont traité de la matière ont trop négligé ce point de vue ; ils ont fait à la république un mérite d’avoir fondé le budget de l’instruction publique. Nous ne sommes que justes en rappelant de quels élémens se forma ce budget.

Mais ce n’était pas tout de prendre les bâtimens des ci-devant collèges ou des ci-devant abbayes pour les transformer en écoles centrales et de voter les fonds nécessaires à leur entretien. Il fallait peupler ces écoles, et c’est ici que la tâche devenait singulièrement difficile. Les anciens collèges, si incomplet que fût leur enseignement, avaient une clientèle d’élèves et un corps de professeurs tout formés. Les écoles centrales soulevèrent, dès leur apparition, d’extrêmes défiances ; outre l’hostilité de tout ce qui tenait à l’ancien régime, elles eurent à lutter contre des habitudes et des préjugés invétérés. Les familles étaient faites à l’ancienne division des classes et des études ; elles virent avec inquiétude cette division bouleversée, et des matières peu connues, telles que la grammaire générale, prendre la place des anciens cours. Toutes ces nouveautés parurent suspectes et déplurent ; il eût fallu, pour les faire accepter, des programmes très habilement rédigés et de bons maîtres surveillés de très près par une administration vigilante. Tous ces élémens de succès manquèrent aux écoles centrales. À peine organisées, on les livra pour ainsi dire à elles-mêmes, ou, ce qui ne valait guère mieux, au caprice des administrations départementales et à l’ignorance des jurys d’instruction. Le directoire ne sut ni les soumettre à des règlemens communs ni recruter leur personnel enseignant. Ce n’était pas à la vérité chose facile, et la convention, certes, avait légué une bien rude tâche à ses successeurs en bouleversant tout le système d’études en vigueur avant elles, sans se préoccuper de former, au préalable, un corps de professeurs capable de se plier à la nouvelle organisation de l’enseignement.

Quoi qu’il en soit, les écoles centrales ne purent jamais triompher de l’espèce de discrédit qui les frappa dès leur fondation. À part quelques brillantes exceptions, comme Paris, Besançon et Montpellier, on peut dire qu’elles végétèrent. C’est en vain qu’on a prétendu le contraire ; les chiures sont là ; nous en avons relevé quelques-uns dans les états adressés par les administrations départementales au ministère de l’intérieur[5]. Rien de plus instructif et de plus probant que les résultats auxquels on arrive en les additionnant.

Voici, par exemple, le nombre des élèves ayant suivi les cours dans les écoles de Lot-et-Garonne, d’Eure-et-Loir, des Basses-Pyrénées, de la Haute-Garonne, de la Haute-Loire, de l’Indre, de la Dordogne, du Doubs, du Gard, du Gers, de la Corrèze, de l’Hérault, de l’Aisne, de l’Indre et de Saône-et-Loire (soit 15 écoles centrales, dont deux des plus florissantes, celles de Toulouse et de Besançon).


Dessin 1.327
Mathématiques 429
Langues anciennes 367
Physique et chimie 289
Histoire naturelle 295
Grammaire générale 228
Histoire 160
Législation 147
Belles-lettres 99

Soit par école une moyenne : pour le dessin de 89 élèves ; pour les mathématiques de 28 ; pour les langues anciennes de 28 ; pour l’histoire naturelle de 19 ; pour la grammaire générale de 15 ; pour l’histoire de 10 ; pour la législation de 8, et pour les belles-lettres de 6.

Tel est approximativement le tableau de la population des écoles centrales en 1797 et 1798, c’est-à-dire à l’époque la plus florissante de leur courte existence. Et, qu’on le remarque bien, ces moyennes sont plutôt au-dessus qu’au-dessous de la réalité, grâce au contingent fourni par Toulouse et Besançon qui les rehausse singulièrement. Mais prenons ces chiffres tels quels et considérons leur portée.

Tout d’abord un fait saute aux yeux : la seule classe un peu fréquentée dans les écoles centrales est celle de dessin. Pour six élèves qui suivent le cours de belles-lettres, il y en a quatre-vingt-neuf qui suivent le cours de dessin. Viennent ensuite, mais bien au-dessous, les classes de mathématiques et de langues anciennes (lisez de grammaire, car, nous le montrerons plus loin, on n’enseignait guère dans la plupart des classes dites de langues anciennes que les élémens du latin). Quant à la grammaire générale, à l’histoire, à la législation et aux belles-lettres, ces divers enseignemens sont à peu près nuls. Ils n’existent en réalité qu’à Paris dans les trois écoles centrales des Quatre-Nations[6], du Panthéon[7] et de la rue Saint-Antoine[8].

La philosophie, les lettres, la philologie, le droit, se trouvaient représentés là par tout un groupe d’hommes distingués, dont la réputation et le talent attiraient de nombreux élèves : La Harpe, Fontanes, Ginguené, Rœderer, Cabanis, Laromiguière, Guéroult, Binet, Daunou, Saussure, Cuvier, pour ne citer que les plus connus. Avec de tels maîtres, le succès des écoles centrales de la Seine était. certain, et il fut, en effet, très vif[9].

Mais si vif qu’il ait été, il ne prouve rien en faveur des autres. Il serait même difficile d’établir une comparaison tant soit peu fondée entre ces écoles et celles des départemens. Les cours professés par La Harpe, Laromiguière ou Daunou ne ressemblaient que de fort loin à ceux de leurs collègues de province. C’étaient de véritables cours d’enseignement supérieur auxquels se pressait une jeunesse privée par la suppression des collèges et de l’Université de Paris de toute ressource intellectuelle. L’École polytechnique y recrutait ses meilleurs sujets ; et plus d’une couronne y fut gagnée par des hommes qui devaient être un jour l’honneur des belles-lettres ; M. Naudet, entre autres, figure sur le palmarès de l’école du Panthéon (an X) pour le premier prix de composition latine.

Les écoles centrales proprement dites, celles des départemens, n’eurent ni cet éclat, ni cette prospérité. L’exemple de Besançon, souvent invoqué par leurs défenseurs[10], ne prouve qu’une chose, c’est qu’il se rencontra dans le nombre quelques administrations départementales et quelques jurys d’instruction plus actifs et plus vigilans que les autres, qui surent tirer parti d’une loi défectueuse et fonder le crédit de leurs établissemens. L’exception confirme ici la règle et l’on ne peut guère, à moins de parti-pris, s’empêcher de trouver bien médiocres et bien accablans les résultats que nous venons d’indiquer. Si les écoles centrales avaient duré, elles auraient peut-être formé des générations sachant très bien le dessin linéaire ; il est au moins douteux qu’elles eussent produit beaucoup de savans et de lettrés.


II

Des autorités préposées à la surveillance des écoles centrales : administrations départementales et jurys d’instruction. — Après les élèves, ce qui manqua le plus aux écoles centrales, ce fut une direction. On a souvent reproché à la révolution d’avoir été centralisatrice à l’excès : on pourrait bien plutôt, en matière d’enseignement, lui adresser le reproche contraire. Elle ne sut pas, à proprement parler, créer une administration de l’instruction publique. La convention elle-même n’y réussit pas. Dès le principe, elle avait, on l’a vu, donné des pouvoirs très étendus à son comité d’instruction publique ; plus tard et à diverses reprises, elle lui avait adjoint des commissions spéciales (commission des neuf, des six, exécutive) chargées celle-ci de veiller à l’application des lois, celles-là d’en élaborer de nouvelles. Malheureusement, quels que fussent le zèle de ces commissions et la compétence d’un comité qui comptait au nombre de ses membres des Lakanal et des Daunou, ils manquaient absolument des moyens indispensables à un gouvernement pour diriger la chose publique, et toute leur bonne volonté n’avait pu triompher de l’incurie des autorités locales auxquelles le législateur avait eu l’imprudence de remettre le sort des écoles.

Les cinq représentans envoyés en mission dans les départemens[11] n’avaient pas été plus heureux. Ils étaient surtout demeurés impuissans à recruter le personnel enseignant, qui presque partout faisait défaut. L’un d’eux écrivait à la convention le 22 floréal an III pour se plaindre de la pénurie de maîtres et d’élèves et l’engager « à faire paraître une proclamation invitant tous les hommes capables à se charger des fonctions de professeurs[12]. » Ce même représentant, nommé Dupuis, voyait fort justement « dans la trop grande multiplicité des écoles centrales une cause d’insuccès. » « L’esprit public, ajoutait-il, est gâté par les prêtres réfractaires et les déportés. Ces derniers passent de Suisse en France avec facilité, car les paysans leur fournissent un asile ; .. la déportation devrait se faire dans les régions lointaines et non dans la Suisse, qui est contiguë aux départemens que les déportés habitent. » C’était envisager la question à un point de vue singulièrement étroit ; les écoles centrales avaient bien d’autres ennemis que les prêtres réfractaires et les déportés ; leurs plus dangereux adversaires furent certainement les autorités dont elles relevaient.

Aux termes des lois du 7 ventôse an III et du 3 brumaire an IV, la surveillance des écoles centrales devait être exercée par les administrations départementales et par les jurys d’instruction[13]. Or ni les uns ni les autres n’étaient à la hauteur de leur tâche. Issues de l’élection, dans des temps troublés, les assemblées départementales n’avaient ni le tact ni l’expérience professionnelle qu’exigent des fonctions délicates entre toutes. Composées, pour la plupart, d’individualités remuantes et présomptueuses, imbues des doctrines et des préjugés révolutionnaires, avides de popularité, subissant la pression des sociétés populaires et de leurs comités de surveillance, ignorantes surtout, elles étaient absolument impropres à diriger l’instruction publique suivant une méthode et des principes rationnels ; elles ne pouvaient qu’y porter le trouble et la confusion. Leur plus grande, on pourrait dire leur unique préoccupation, était que l’enseignement fût révolutionnaire ; c’est en ce point surtout que s’exerçait leur action et qu’elles intervenaient dans le choix des professeurs. Elles ne s’inquiétaient pas de savoir s’ils étaient capables ; elles ne leur demandaient que de faire preuve de civisme et d’instruire la jeunesse, suivant les préceptes du catéchisme républicain, « dans la haine des prêtres et l’amour de la liberté. » Tout se résumait là pour les administrations départementales ; on en trouve à chaque instant la preuve dans leur volumineuse correspondance.

Les jurys d’instruction, s’ils avaient été choisis avec soin et dirigés par des mains habiles, auraient certainement offert moins d’inconvéniens. Malheureusement, au lieu de confier au comité d’instruction publique, ou mieux encore au ministre de l’intérieur, quand les ministères eurent été rétablis, la nomination des membres de ces jurys, le législateur l’avait remise aux administrations départementales. Leur composition, naturellement, s’en ressentit. Les choix portèrent moins sur la compétence des candidats que sur leurs antécédens politiques. On n’exigea d’eux ni grades ni preuves de capacité d’aucune sorte. On ne leur demanda, comme aux professeurs, que d’être de bons patriotes et d’avoir pour eux l’opinion soi-disant publique. Le seul titre admis fut celui de républicain. C’est ainsi que la convention envoyait aux armées des représentans complètement étrangers au métier militaire, qui s’ingéraient dans le commandement et se mêlaient de conduire les opérations, comme ce Léchelle, qui, pendant la guerre de Vendée, voulait forcer Kléber à « marcher à l’ennemi majestueusement et en ordre. » Les jurys d’instruction n’étaient pas uniquement composés de Léchelles, cependant ils comptaient beaucoup d’ignorans qui suppléaient par une grande présomption à ce qui leur manquait d’expérience professionnelle ! et qui traitaient volontiers les questions d’enseignement comme les représentans de la convention aux armées traitaient la stratégie.

Il faut voir, en effet, comment ils s’acquittaient de la plus délicate de leurs fonctions, c’est-à-dire des examens. Nous citerons à ce sujet deux pièces curieuses émanées des jurys d’instruction de la Charente et de l’Ain[14] :


DÉPARTEMENT DE LA CHARENTE.

« Le jury d’instruction publique du département de la Charente chargé d’élire les professeurs pour les écoles centrales de ce département, conformément à la loi du 3 brumaire dernier, jaloux de ne confier ces places importantes qu’à des hommes sages, dignes d’en remplir les fonctions, s’est occupé des divers modes d’examen qu’il pouvait employer pour s’assurer du mérite et du. degré de capacité des candidats, écarter l’insuffisance et l’immoralité.

« Il a considéré que, si un concours public semblait par son éclat intéresser davantage les citoyens à un établissement aussi précieux, il avait des inconvéniens majeurs en ce que la nécessité d’un déplacement jointe à l’incertitude du succès pouvait détourner plusieurs habitans de se présenter ; que d’ailleurs dans ces sortes de joutes, le vrai savant le citoyen vertueux et modeste pourrait être humilié par la médiocrité masquée sous une loquacité imposante.

« Le jury s’est donc déterminé, après les plus sérieuses réflexions, à rejeter cette forme d’examens comme pouvant induire en erreur et tromper l’attente publique. Il a préféré un mode adopté dans plusieurs autres départemens qui lui a para de voir procurer un plus grand nombre de concurrens et donner une mesure plus exacte de l’étendue de leurs connaissances.

« En conséquence, il invite les citoyens instruits dans les sciences, les lettres et les arts qui se dévouent à l’instruction publique de lui adressée sous le couvert de l’administration départementale un programme raisonné sur la manière dont ils se proposent de traiter la partie à laquelle ils se destinent, d’y joindre des certificats authentiques de leurs connaissances acquises, la durée et le nombre de leurs travaux antérieurs, mais principalement de Leur moralité.

« Les membres du jury, « Signé : CHANCEL, DESMAZEAUD. »


DÉPARTEMENT DE L’AIN.

« Article 1er. — Dans le délai d’un mois de la publication du présent article, les citoyens qui voudront se dévouer à l’enseignement feront parvenir au jury d’instruction publique leurs noms, leur âge et le lieu de leur demeure.

« Art. 2. — Ils feront connaître l’état qu’ils avaient avant la révolution, la profession ou les emplois qu’ils ont exercés depuis. Ils indiqueront à quelle partie de l’enseignement ils voudront se livrer, et pour mettre le jury en état d’apprécier leur mérite, ils sont invités à lui faire parvenir des mémoires simples et précis sur les principes et l’utilité des sciences qu’ils voudront enseigner et sur la méthode qu’ils comptent suivre, ou bien encore les notes des ouvrages dont ils seraient les auteurs, ou les extraits de ce qu’ils auraient composé en différens genres, en un mot tout ce qu’ils croiraient capable de mettre le jury à portée de les apprécier…

« Art. 3. — Ils établiront les preuves de leur attachement aux principes de la révolution et à la cause de la liberté. Le jury déclare qu’il ne portera jamais aux chaires nationales des hommes qui se seraient montrés les ennemis de leur pays ou dont le civisme serait équivoque.

« Art. 4. — Les citoyens qui indiqueront au jury des hommes patriotes et capables d’enseigner désigneront en même temps à quel titre ils peuvent mériter une chaire de l’école centrale, la partie de l’enseignement à laquelle ils les croiront les plus propres et les motifs qui portent à croire qu’ils pourront s’y livrer.

« Art. 5. — Dans le cas d’un mérite égal, le jury n’accordera de préférence qu’à des pères de famille, à des victimes de l’oppression et de l’abus du pouvoir, à des hommes qui auraient souffert pour la cause de la liberté ou combattu pour elle. »

Et qu’on ne croie pas que cette façon excentrique de faire passer les examens, par correspondance, fût propre à quelques jurys seulement. Une loi votée le 1er germinal an IV par le conseil des cinq cents en généralisa la coutume. En voici la teneur :

« Les jurys d’instruction établis par la loi du 3 brumaire dernier peuvent élire, malgré leur absence, les sujets que, sur la notoriété publique et les preuves antérieurement faites, ils jugeront en leur âme et conscience être les plus propres à remplir les places de professeurs aux écoles centrales. »

Telle était la procédure[15] suivie par la plupart des jurys d’instruction. Les candidats n’étaient pas même tenus à se présenter devant leurs juges ; on n’exigeait d’eux aucune preuve publique de capacité. Il suffisait, pour être admis, d’adresser au jury sa demande avec quelques pièces insignifiantes à l’appui, un certificat de civisme et de « connaissances acquises » délivré sans doute par la municipalité, une note sur le cours qu’on se proposait de faire ou sur les travaux dont on était l’auteur ; si l’on pouvait ajouter à cela qu’on avait été victime de l’oppression et qu’on avait souffert pour la cause de la liberté, on avait de grandes chances d’être nommé.

Il y fallait pourtant l’approbation des administrations départementales ; mais cette approbation, loin de constituer une garantie, n’était qu’une source de difficultés. Il arrivait souvent qu’une administration départementale avait son candidat et refusait d’approuver le choix fait par le jury. Ces sortes de conflits étaient inévitables avec le dualisme établi par la loi du 3 brumaire et, par surcroît, ils étaient sans issue, le législateur ayant omis de désigner l’autorité devant laquelle ils devaient être portés[16]. Pour y mettre un terme, il ne fallut pas moins que l’intervention d’une loi du 14 fructidor an IV, portant que, « lorsqu’une administration départementale refuserait de confirmer le choix d’un professeur nommé par le jury d’instruction, elle ferait passer les motifs de son, refus avec l’avis, du jury au directoire exécutif, qui prononcerait directement. »

Après les examens, l’objet le plus important dont les jurys d’instruction publique avaient à se préoccuper était la surveillance des écoles. Leur autorité n’allait pas jusqu’au droit de destitution, que la loi du 3 brumaire réservait à l’administration départementale, mais ils pouvaient provoquer par un avis motivé la révocation des professeurs indignes ou négligens. Comment les jurys d’instruction s’acquittaient-ils de cette partie de leurs attributions ? On le devine aisément. Incapables de faire passer des examens sérieux aux candidats professeurs, ils l’étaient également d’inspecter les classes, — et de fait ils n’y mettaient pas les pieds[17]. Ils ne résidaient même pas toujours au chef-lieu et ne se réunissaient que rarement, dans des circonstances extraordinaires, dit un rapport adressé par le bureau de l’instruction publique au ministre de l’intérieur, François de Neufchâteau, le 10 nivôse an VII[18].

Ce même ministre attribuait à la négligence et à l’apathie des jurys « la stagnation » des écoles. « Citoyen, écrivait-il à l’administration départementale de l’Eure, il ne m’est rien parvenu jusqu’ici qui indique des cours suivis, des exercices soutenus ; je n’ai reçu ni programme d’ouverture, ni annonce de distribution de prix. Vous avez, à la vérité, transmis les noms de quelques professeurs nommés, mais j’ignore s’ils remplissent leurs fonctions et je pourrais douter de l’existence même de votre école[19]. » C’est ainsi que le gouvernement était renseigné par les administrations départementales et les jurys d’instruction, ses seuls représentans près des écoles centrales. On conçoit ce qu’une pareille incurie devait couvrir d’abus. Les corps les plus fortement constitués ont besoin d’être stimulés, faute de quoi leur zèle finit par se lasser. À plus forte raison, le corps des professeurs des écoles centrales, recruté sans aucune règle, avait-il besoin d’être surveillé de très près. Le directoire en avait le sentiment ; malheureusement, il ne comprit pas que c’était le système lui-même qu’il fallait réformer, et nous le verrons s’épuiser en vains efforts pour galvaniser les autorités préposées à la direction de l’instruction publique. Il eût mieux fait de les supprimer ; car, à supposer qu’il fût parvenu à les tirer de leur apathie, il n’aurait jamais triomphé de leur incompétence.


III

Le personnel enseignant. — On sait maintenant comment se recrutait le personnel enseignant des écoles centrales. Il nous reste à examiner quelle était, au point de vue matériel et moral, sa situation.

Matériellement, il était assez bien traité : à Paris, les professeurs des écoles centrales avaient 3,000 francs sans distinction de chaires ; en province, ils étaient assimilés, sous le rapport des émolumens, aux membres des administrations départementales, ce qui leur donnait 3,000 et 2,000 francs, suivant la population de la ville où ils résidaient.

Ce traitement fixe était déjà fort convenable en un temps où la France n’était pas riche.. Le législateur de l’an IV ne l’avait cependant pas jugé suffisant et il y avait ajouté, par une inspiration à la fois très libérale et très judicieuse, un éventuel formé de ce que nous appelons aujourd’hui la rétribution scolaire. Cette rétribution, fixée à 25 francs par tête, était répartie entre les professeurs, indépendamment du nombre d’élèves qui suivaient chaque cours : elle formait une masse commune à tout le personnel enseignant de l’école.

La convention avait donc fait assez largement les choses ; elle avait eu surtout une très heureuse idée en assimilant le traitement des professeurs des écoles centrales à celui des administrateurs de département : rien ne pouvait plus contribuer à relever la condition du corps enseignant. Le directoire se montra plus généreux encore : il accorda le logement aux professeurs. Cette question du logement n’était pas très claire ; la loi du 7 ventôse l’avait tranchée dans un sens favorable aux intérêts du corps enseignant ; mais celle du 3 brumaire an IV avait, omis de la régler, en sorte qu’elle était demeurée controversée. Les administrations départementales étaient fort embarrassées ; le gouvernement lui-même ne savait trop à quelle interprétation s’arrêter. La trace de ces préoccupations se retrouve dans beaucoup de pièces et spécialement dans ce projet, émané du ministre de l’intérieur et présenta par lui au directoire dès le 13 germinal an IV (Arch. nat. F- 17 1440) :

« Le directoire exécutif, sur le rapport du ministre de l’intérieur, considérant que la loi du 7 ventôse an III sur l’établissement des écoles centrales avait accordé le logement aux professeurs et que le silence de la loi du 3 brumaire sur ce point doit être considéré comme une approbation de la première :

« Considérant que le bon ordre exige que les professeurs soient rapprochés le plus possible du lieu ou ils doivent donner leurs leçons,

« Arrête :

« Les professeurs des écoles centrales seront logés dans l’enceinte des maisons destinées à ces établissemens. »


Le directoire ne donna pas suite à ce projet d’arrêté, qui lui parut sans doute insuffisant ; il préféra saisir le corps législatif d’un projet de loi, qui fut voté le 25 messidor an IV et qui trancha formellement la question. À partir de ce moment, les professeurs des écoles centrales eurent droit au logement dans les maisons affectées à ces établissemens.

Telle était la situation matérielle du corps enseignant : un traitement fixe variant de 3,000 à 2,000 francs, un traitement éventuel et le logement. Il n’y avait pas beaucoup de carrières alors qui fussent plus rétribuées. On pourrait dire avec plus de justesse encore qu’il n’en existait pas qui offrissent plus de garanties. Les professeurs des écoles centrales n’étaient pas précisément inamovibles, mais ils ne pouvaient être destitués qu’après avoir été entendus, et de l’avis du jury d’instruction, par un arrêté de l’administration départementale, confirmé par le directoire. S’ils perdaient leur cause au premier degré de juridiction, ils pouvaient la gagner au second et même au troisième. Ces sages précautions devaient donner une grande sécurité aux membres du corps enseignant ; elles étaient surtout de nature à rehausser leur considération, et, sous ce rapport, comme sous celui du traitement, on peut dire que la convention poussait très loin le sentiment des égards qu’un gouvernement éclairé doit aux instituteurs de la jeunesse.

Malheureusement la réalité ne répondait que bien imparfaitement à ces belles promesses, et l’on se tromperait étrangement si l’on jugeait de la situation du corps enseignant pendant la révolution sur ces seules apparences.

La loi du 3 brumaire ne nous montre qu’un des côtés de la médaille. La correspondance administrative nous « n dévoile un tout différent. Ces professeurs, si convenablement rétribués sur le papier, nous apparaissent là comme de pauvres diables endettés, mourant de faim, ou vivant d’expédiens, et réduits aux plus dures extrémités. De tous les coins de la France il s’élève un long cri de détresse ; les traitemens restent impayés durant des mois entiers et les réclamations affluent au ministère de l’intérieur. Il y en a dans le nombre de navrantes.

« Je vous renouvelle, écrit à Ginguené le commissaire du pouvoir exécutif pour le département de l’Ain, la prière d’accélérer le traitement des professeurs, dont l’état est des plus déplorables, manquant absolument de tout. L’un d’eux ne vit que de pain et d’eau. » Le même commissaire écrit un peu plus tard au ministre de l’intérieur :

« Les professeurs de l’école centrale du département de l’Ain sont en activité depuis trois mois et n’ont pas encore touché le moindre traitement. Ils sont dans la dernière détresse. » (A germinal an V.)

À ces lettres ni Ginguené ni le ministre ne répondent d’abord. Le commissaire revient alors à la charge :

« Citoyen ministre, écrit-il le 28 germinal, je vous ai écrit le 4 de ce mois pour vous représenter l’état de détresse où se trouvent les professeurs de l’école centrale du département de l’Ain. Ils sont en activité depuis le 1er nivôse et n’ont encore rien touché. La plupart sont des citoyens étrangers qui se sont transportés à Bourg à grands frais ; ils n’ont aucun moyen de subsistance ; je vous renouvelle la demande la plus instante de les faire payer promptement. »

Un mois se passe encore avant que le ministre réponde. Enfin le 29 floréal, il se décide à donner des instructions au payeur-général du département et à en aviser le commissaire. Mais ces instructions demeurent sans effet, et le 25 messidor une nouvelle réclamation des professeurs arrive au ministère. Ces malheureux exposent qu’il y a plus de sept mois qu’ils exercent et qu’ils n’ont encore touché qu’un faible acompte, à peine suffisant pour les dédommager de leurs frais de route.

Cette fois, le ministre prend sur lui d’ouvrir le crédit nécessaire et de faire délivrer à chaque professeur un mandat à son nom. Vous croyez que tout est fini ? Pas encore. Munis de leurs mandats, les professeurs se présentent au payeur-général, qui déclare ne pouvoir y satisfaire avant d’avoir reçu l’autorisation de la trésorerie.

Et qu’on ne croie pas que ces tribulations fussent un accident ; ce qui est un accident, une exception, c’est la régularité des paiemens ; presque partout ils sont en souffrance et l’on ferait un dossier énorme avec les plaintes des intéressés ; il en vient de partout, on les voit se reproduire d’année en année avec une monotonie désespérante ; jusqu’en l’an IX, la correspondance en est pleine :

« Citoyen ministre, écrit le 21 germinal an V, le professeur d’histoire naturelle de l’école centrale de Saint-Girons, depuis bientôt sept mois mon traitement m’est dû, ainsi qu’à mes collègues. »

« Citoyen ministre, écrivent le 8 pluviôse an VI, les administrateurs du département de l’Allier, les professeurs de l’école centrale gémissent depuis six mois dans l’attente de leurs justes salaires et les réclament inutilement, puisque les crédits ouverts ne se paient pas. »

« Nous touchons au sixième mois de l’an VI, écrivent les professeurs de l’école centrale de Soissons, et nous n’avons encore rien reçu de notre traitement. »

« Voilà bientôt sept mois que les professeurs de l’école centrale. de l’Aisne n’ont reçu aucun traitement, écrit le 25 germinal an VI, le citoyen Levasseur au président du directoire exécutif ; une partie même de celui de l’an V leur est encore due. »

« Citoyen ministre, écrivent les professeurs de l’école centrale, Loir-et-Cher (le 14 brumaire an VI), le besoin et la détresse nous forcent de vous importuner d’une nouvelle pétition. »

« Citoyen ministre, écrivent le 1er nivôse an VI, les professeurs de l’école centrale du Finistère, nous réclamons de vous un acte de justice. Depuis six mois nous n’avons rien touché de notre traitement et on nous fait craindre de plus longs retards. »

« Citoyen ministre, écrivent à Chaptal les professeurs de l’école centrale du Gers, on nous doit trois trimestres arriérés. »

« Depuis vingt et un mois, écrivent ceux de la Gironde, nous n’avons rien touché de notre traitement.

« Parfois l’ironie se mêle à la plainte « Nous finirons cette lettre, citoyen ministre, écrivent les professeurs de l’école centrale des Bouches-du-Rhône, en vous félicitant de faire beaucoup pour l’instruction publique et en vous priant de faire quelque chose pour les professeurs des écoles centrales qui meurent de faim au milieu des utiles projets que vous formez pour l’amélioration de l’espèce humaine. Veuillez bien, citoyen ministre, méditer la pensée d’Anaxagore à Périclès ; à la vérité, il s’en faut beaucoup que nous soyons des Anaxagores et vous valez bien Périclès ; mais s’il est doux et agréable de mourir pour son pays, il ne l’est pas également de mourir de faim lorsqu’on travaille pour le public et qu’on ne peut donner une autre direction à ses moyens et à sa volonté. »

Telle est, d’après les papiers du temps, l’exacte vérité sur la condition du corps enseignant dans les écoles centrales. Le tableau est, on le voit, assez sombre, et l’on comprend mieux, devant une telle incurie, les difficultés que les écoles centrales eurent à recruter leur personnel et, « la disette de sujets capables » dont il est question, à tout moment, dans la correspondance des jurys d’instruction. Quelle que fût l’indulgence de ces jurys, quelques efforts qu’ils fissent pour attirer les candidats, la matière manque et nous les voyons obligés de s’adresser au gouvernement.

« Notre département est dans une pénurie presque absolue de sujets, écrit le jury de la Charente. À peine y trouvons-nous un professeur de mathématiques. Nous vous demandons de nous aider en cette circonstance. » (15 thermidor an IV.)

« Le jury d’instruction d’Alençon n’a pas encore nommé les professeurs de l’école centrale, écrit le 15 vendémiaire an V le commissaire du directoire exécutif ; aucun sujet ne s’est présenté. »

Et ainsi de tous. Partout les professeurs manquent, partout le corps enseignant souffre et se plaint. Le directoire a beau rappeler les administrations départementales à l’observation de leurs devoirs, il ne réussit pas même à obtenir d’elles l’envoi régulier des états des sommes à payer aux professeurs, témoin cette circulaire adressée, vers la fin de l’an VI, par le ministre de l’intérieur, aux administrations départementales :


« Citoyens,

« Nous touchons à la fin de l’an VI et presque rien n’est encore fait pour assurer aux professeurs des écoles centrales et aux instituteurs des écoles primaires le salaire modique des travaux de l’enseignement depuis le 1er germinal. L’instruction publique est une dette si sacrée que le retard de son paiement paraît inexcusable.

« Je ne peux voir qu’avec regret l’espèce d’abandon où languissent depuis six mois les instituteurs publics. L’administration vous avait demandé l’envoi des états des sommes payées par acomptes aux professeurs des écoles centrales et du complément à eux dû de leurs traitemens pour l’an V et l’an VI.

Le résultat de la correspondance ne me présente les états de l’an V que pour un très petit nombre de départemens et ceux de l’an VI que pour trente-quatre départemens seulement.

« Cette inexactitude a empêché jusqu’à ce jour l’effet de la loi. Elle a autorisé les réclamations et les plaintes. Il est triste de penser que toutes les mesures et les vues de l’administration générales sont entravées à chaque instant par le défaut des renseignemens et des réponses qu’elle a droit d’attendre de vous. »

C’est de ce l’on mélancolique et découragé qu’écrivaient les ministres du directoire aux administrations départementales. On comprend que ces dernières en aient pris à leur aise avec un gouvernement qui ne savait pas donner une forme plus énergique à l’expression de sa volonté et qui n’avait d’ailleurs aucun moyen de l’imposer.


IV

La division des cours. — La loi du 3 brumaire avait divisé l’enseignement des écoles centrales en trois sections comprenant : la première, un cours de dessin, un cours d’histoire naturelle, un cours de langues anciennes, et « lorsque les administrations départementales le jugeraient convenable et qu’elles en auraient obtenu l’autorisation du corps législatif[20], » un cours de langues vivantes ; la seconde, un cours de mathématiques élémentaires et un cours de physique et de chimie expérimentales ; la troisième, un cours d’histoire, un cours de législation, un cours de grammaire générale et un cours de belles-lettres ; soit, en tout, neuf cours au lieu des quatorze que la loi du 5 ventôse avait établis ; la durée normale de ces cours était de six années, car on n’était pas admis dans la première avant l’âge de douze ans, dans la seconde avant quatorze, et dans la troisième avant seize ans révolus.

Telles étaient les grandes lignes du plan « géométral » adopté par la convention ; après quatre années de tâtonnemens. Que valait ce plan d’études ? Quels progrès consacrait-il ? Quels en étaient d’autre part les lacunes et les vices ? C’est ce qu’il nous reste à examiner.

Une chose frappe tout d’abord dans cette nouvelle organisation de ce que nous appelons aujourd’hui l’enseignement secondaire : c’est l’importance accordée par le législateur à certaines branches d’études. Au seuil de l’édifice, — encore un mot de Lakanal, — apparaît le dessin, le dessin « qui n’avait été considéré jusque-là que relativement à la peinture, mais qui sous le rapport du perfectionnement des sens accoutume les yeux à saisir fortement les traits de la nature et est pour ainsi dire la géométrie des yeux comme la musique est celle de l’oreille[21]. » On retrouve ici manifestement l’influence, de Condillac et de l’école sensualiste. En effet, si les idées, viennent des sens, il s’ensuit que les études doivent commencer par la connaissance et la reproduction des objets sensibles. Si la vue d’un chêne, éveille en nous l’idée de force, la vue d’une hirondelle celle de vitesse et de légèreté, quel meilleur exercice pour des enfans que de leurs donner à copier des hirondelles et des chênes ? Quoi de mieux, non-seulement pour leur faire l’éducation de l’œil ou de la main, mais encore et surtout pour les mettre en état d’exercer leur jugement ? Il ne s’agit plus seulement ici de leur enseigner un art ou de leur apprendre un métier, comme dans l’Émile. Tout autre et bien autrement philosophique est la pédagogie de Lakanal et de Daunou. Les législateurs de l’an iv avaient la prétention de bâtir sur des fondemens entièrement nouveaux et suivant la méthode rationnelle, celle qui commence par le commencement. C’est pourquoi ils placèrent le dessin dans la première section et c’est aussi pourquoi ils lui firent une si large place.

L’idée n’était pas sans mérite : une autre innovation d’une portée plus générale et plus haute, celle-là, fut l’introduction des sciences mathématiques, physiques et naturelles dans les matières d’enseignement. Dans les anciens collèges, dans ceux des jésuites et des oratoriens, aussi bien que dans ceux de l’Université[22], les études scientifiques se bornaient à quelques notions d’arithmétique et de géométrie. Le latin y régnait en maître, à l’exclusion des autres branches de connaissances, et formait presque à lui seul tout le programme. La convention comprit qu’il fallait agrandir ce cadre déjà beaucoup trop étroit au XVIIe siècle et que le rapide développement des sciences au XVIIIe rendait presque ridicule. La chose nous paraît toute simple aujourd’hui ; elle était révolutionnaire au premier chef en 1794. Sans doute il y avait déjà longtemps qu’une réforme générale était attendue. Sans compter les écrits des philosophes et les mémoires des parlementaires, les cahiers des états-généraux avaient préparé le terrain. Le mal était connu, défini, le remède indiqué. Mais où la difficulté commençait, c’était dans l’application. Il faut toujours un certain courage pour rompre avec des traditions et des préjugés invétérés. En matière d’éducation surtout, l’empire de l’habitude est singulièrement puissant ; on ne s’y soustrait que par un violent effort de raison dont bien peu d’hommes et surtout de réunions d’hommes sont capables. Considérez ce qu’il a fallu de temps et d’énergie pour arracher de nos jours aux pouvoirs publics certaines réformes scolaires qui répondaient cependant à d’impérieux besoins. Nous ne sommes pas encore aujourd’hui, sous plus d’un rapport, beaucoup plus avancés en pédagogie qu’il y a cent cinquante ou deux cents ans. Ouvrez le Ratio studiorum des jésuites et vous y trouverez à chaque instant, suivant un mot piquant de M. Bréal, de vieilles connaissances. On peut juger par là des difficultés que les auteurs de la loi du 3 brumaire eurent à vaincre pour imposer un plan d’études fondé sur le principe de l’égalité des sciences et des lettres. De toutes les « conquêtes de 1789, » celle-là, certes, n’était pas la plus facile à faire passer dans la loi. En revanche et fort heureusement, ce fut aussi l’une de celles qui passèrent le plus facilement de la loi dans les mœurs. Car si les écoles centrales ont succombé, ce qu’il y avait de légitime et de fécond dans l’esprit de leur institution leur a survécu. Quand elles disparurent, en 1802, la cause des sciences était gagnée et leur place marquée dans la nouvelle organisation des études.

Mais il ne suffisait pas d’établir en principe l’égalité des deux enseignemens littéraire et scientifique ; il fallait disposer les nouveaux cours dans un ordre proportionnel et logique, afin qu’ils formassent un tout harmonieux et complet. Sous ce rapport, la convention, — ou plutôt son comité d’instruction publique, — fut moins heureusement inspirée. Et, tout d’abord, ce fut une faute grave que de substituer aux anciennes classes des collèges des cours indépendans les uns des autres et facultatifs. Qu’il n’y ait pas une connexité rigoureuse entre les divers exercices d’une faculté, qu’on laisse des jeunes gens qui ont déjà fait choix d’une carrière ou d’une direction se cantonner dans telle ou telle partie, on le comprend. Le système a des inconvéniens, qui frappent tous les yeux et qui ont été bien souvent signalés, de nos jours même, comme une des causes de l’affaiblissement des hautes études ; néanmoins il offre en même temps certains avantages. Mais qu’on permette à des écoliers de douze à seize ans de se spécialiser, voilà qui ne s’explique guère. Les auteurs de la loi du 3 brumaire étaient des libéraux sincères ; on peut douter qu’ils fussent d’habiles pédagogues en les voyant méconnaître à ce point les plus simples règles d’une bonne éducation. Dans leur respect exagéré de la personnalité humaine, égarés par une de ces généreuses utopies qu’ils tenaient de la philosophie du XVIIIe siècle, ils crurent possible de faire du libre arbitre de l’enfant une des bases de leur système ; ils ne s’aperçurent pas que leur invention de cours facultatifs n’était qu’une prime d’encouragement offerte à la négligence des parens, comme à la paresse des écoliers. Se figure-t-on le désordre et l’indiscipline qui devaient régner dans ces écoles, où pas une matière n’était obligatoire, où chaque élève avait le droit de choisir et par conséquent de discuter ses professeurs, où, dans la même section, tel cours pouvait compter jusqu’à cent cinquante inscriptions quand tel autre en réunissait à peine une douzaine ! Évidemment un tel abus ne pouvait qu’engendrer l’anarchie dans les études et porter un coup funeste à la discipline.

Une seule chose aurait pu la sauvegarder : c’eût été l’établissement auprès de chaque école d’un ou plusieurs pensionnats offrant aux parens les ressources et la sécurité qu’ils trouvaient naguère dans les collèges. Malheureusement la loi du 3 brumaire était restée muette en ce point ; elle n’avait pas disposé, comme on l’a dit par erreur, « qu’à chaque école fût attaché un pensionnat où l’éducation proprement dite des élèves pût être efficacement surveillée[23]. » Le directoire essaya de combler cette lacune, il échoua presque partout. Dans beaucoup de départemens, à la vérité, des pensionnats s’ouvrirent, mais au lieu d’être un appui pour les écoles centrales, ces établissemens entrèrent aussitôt en lutte avec elles et leur dirent une redoutable concurrence, très peu consentirent à partager leur fortune[24]. Ce fut un grand malheur pour les écoles centrales : elles avaient de nombreux et puissans ennemis qui ne manquèrent pas d’exploiter une organisation « où la partie morale de l’éducation était complètement négligée. » Ce régime aurait pu convenir à « des jeunes gens déjà plus avancés en âge ; il était dangereux et impossible avec des enfans qui commençaient leurs études[25]. »

Si du moins ces défauts avaient été rachetés par une sage et judicieuse ordonnance des objets d’enseignement ! Malheureusement, ici comme en beaucoup d’autres matières, le législateur avait su poser les principes, il ignora l’art de les appliquer avec discernement. Certes, c’était un grand progrès que d’admettre les sciences au partage de l’empire exclusif auparavant exercé par les lettres ; mais encore y fallait-il un peu de prudence et le sentiment des proportions nécessaires. La convention n’eut pas ce sentiment. Elle crut faire bonne mesure aux lettres. Lakanal, le rapporteur du premier projet de décret sur les écoles centrales, eut même soin d’introduire dans son rapport une éloquente réfutation du fameux sophisme de Jean-Jacques sur la corruption des peuples cultivés. Toutefois il s’en fallut bien que la réalité répondît à ces belles prémisses. L’apologie de Lakanal n’était qu’une précaution oratoire, un artifice de langage. En fait, son projet, dont toutes les grandes lignes furent conservées par Daunou, consacrait manifestement la subordination des lettres aux sciences. Dans l’ancienne organisation des études, les cours duraient huit ans sans interruption. On entrait au collège à onze ou douze ans ; on en sortait, comme encore aujourd’hui, à dix-huit ou dix-neuf ans, après avoir fait de véritables classes. La convention ne se contenta pas de substituer des cours aux anciennes classes, ce qui modifiait déjà du tout au tout le caractère de l’enseignement ; elle crut pouvoir diminuer de moitié la durée des études littéraires et, ce qui était plus grave encore, placer un intervalle de deux années entre les études littéraires du premier et celles du second degré ; c’est-à-dire entre les langues anciennes et les belles-lettres. Aux termes de la loi du 3 brumaire : an IV, la première et la troisième section seulement contenaient des matières littéraires la seconde était entièrement consacrée aux sciences. En sorte qu’après avoir appris de douze à quatorze ans la syntaxe avec l’histoire naturelle et le dessin, les élèves des écoles centrales se mettaient aux mathématiques et à la chimie, pendant un même laps de temps, pour ne reprendre le cours de belles-lettres qu’à seize ans. On se figure aisément combien cette interruption dut être fatale aux humanités. Véritable bifurcation, bien autrement radicale que celle que nous avons vue fonctionner ; de nos jours, elle fut cause en grande partie de la désertion des divers cours de belles-lettres et de l’abaissement du niveau même de l’enseignement. En effet, de deux choses l’une : ou les jeunes gens qui sortaient de la seconde section la tête pleine de mathématiques, mais ayant oublié le peu de grec et de latin qu’on leur avait appris dans la première renonçaient à faire leurs humanités, ou bien ils passaient outre, et alors il arrivait que le professeur était obligé de proportionner son enseignement à la faiblesse de son auditoire et par conséquent de le dénaturer. La correspondance des professeurs de belles-lettres est pleine des plus fortes représentations à ce sujet : tous, ou peu s’en faut, se plaignent de l’état d’ignorance de leurs élèves et de la nécessité où ils sont de remonter avec eux jusqu’aux premiers principes.

Cette scission des études grammaticales et littéraires était déjà grave et justifierait à elle seule un jugement ; sévère. Mais que penser d’un plan d’études, où l’histoire et la langue nationale elle-même étaient reléguées dans la dernière section ? Passe encore pour l’histoire ; en supprimant Auguste et Trajan ; le moyen âge et les papes, Henri IV et Louis XIV, il ne devait pas être tout à fait impossible aux professeurs des écoles centrales de remplir en deux ans le vaste programme dont ils étaient surchargés. Mais la langue et la littérature nationale, à quoi pensaient Lakanal et Daunou lorsqu’ils proposèrent, à quoi pensait la convention lorsqu’elle vota l’article qui renvoyait cette branche d’études à la fin des cours ? Ce n’était pas précisément le moyen de révolutionner le ci-devant français, comme le voulait Grégoire, ni de substituer à la langue de l’esclavage (c’est-à-dire du XVIIe siècle) la langue de la liberté. Talleyrand était plus conséquent lorsqu’il inscrivait dans le programme de ses écoles cantonales, un cours de langue française. Lui aussi voulait régénérer le français de Bossuet qu’il trouvait arriéré ; mais du moins s’y prenait-il à temps. Dans son projet, l’enfant n’était pas plus tôt sorti de l’école primaire qu’on le mettait à l’étude de la langue nationale, sans doute afin d’en finir avec ces odieux patois, « dernière vestiges de la féodalité. » L’idée n’était peut-être pas d’une application très facile : à coup sûr, elle était bien plus dans la logique révolutionnaire que le plan d’études adopté par la convention. Qu’avait en effet reproché tout le XVIIIe siècle aux jésuites ? La part essentielle faite au latin et la faiblesse de leur enseignement historique. Et voilà qu’au lieu de réagir contre ces tendances, en plaçant l’histoire et la littérature nationales au seuil même des études, la convention les renvoyait à la fin ! — Singulière anomalie, bizarre contradiction et qui montre bien de quel étonnant mélange d’audace et de timidité étaient faits ces révolutionnaires de 1795 et quels pauvres réformateurs ils furent souvent.

Une autre faute où ils tombèrent et que nous devons mentionner fut d’introduire dans un plan d’études secondaires des matières appartenant à l’enseignement supérieur, telles que la grammaire générale et la législation.

À dire vrai, pour la première de ces sciences, on pouvait invoquer un précédent : celui des petites écoles de Port-Royal et une autorité considérable au XVIIIe siècle, celle du grand Arnauld. — N’était-ce pas à lui qu’on devait la première grammaire générale et raisonnée qui eût paru en France et n’était-ce pas à l’usage de ses jeunes élèves qu’il avait eu l’idée de rédiger cet ouvrage en collaboration avec Lancelot ? Pourquoi donc une innovation signée d’un pareil nom eût-elle paru téméraire à la convention ? Arnauld d’ailleurs avait eu des imitateurs et des continuateurs, entre autres Condillac, qui, dans son Cours d’études pour l’instruction du jeune duc de Parme, n’avait pas craint de faire une large place à l’analyse des principes du langage. Il y avait là d’illustres exemples qui imposèrent à la convention et dont elle subit l’entraînement. Toutefois, avec un peu d’attention, elle eût vite reconnu qu’elle se trompait en donnant autant d’importance à une science, aussi stérile et aussi arriérée que l’était la grammaire générale à la fin du XVIIIe siècle. Perdue dans les abstractions, la grammaire générale n’avait guère fait de progrès depuis messieurs de Port-Royal. Elle en était encore à la méthode a priori, bornant presque tout son champ d’observation à l’étude du français et des deux grandes littératures classiques, avec une légère addition d’hébreu, et ne soupçonnait même pas la méthode expérimentale. Au lieu d’étudier des faits, elle s’était attardée, soit à de vaines définitions, soit à de subtiles analyses où, depuis le commencement du siècle, elle tournait pour ainsi dire sur elle-même. Bref, une science sans largeur, sans avenir, et, par-dessus tout, sans intérêt pour des enfans, voilà ce qu’un coup d’œil un peu exercé n’eût pas manqué de saisir et que la convention n’aperçut pas. Elle imagina de remplacer la logique des anciens collèges par l’étude approfondie du discours et par des considérations à perte de vue sur les différentes parties qui le composent. Était-ce un progrès ? Il est permis d’en douter, sans faire tort à Port-Royal.

Ses meilleurs amis conviennent qu’avant Grimm, Humboldt, Bopp et Burnouf, la grammaire générale n’était guère moins hasardée que la physique de Descartes « sans les expériences, et ne pouvait être que provisoire et bien courte comme résultat. » On ignorait trop de langues, a dit excellemment Sainte-Beuve, trop de familles entières de langues. On construisait avec une simple formule de pensée ce qui présente une quantité de formes et de diversités imprévues dans la nature. Quand on a vu sourdre du sol primitif d’autres langues que le grec et le latin, quand l’Orient, par-delà l’hébreu, s’est révélé et graduellement est apparu comme versant de toute antiquité, sur ses pentes, les trois ou quatre grands fleuves primordiaux de la parole humaine ; quand les anciens idiomes celtiques en leurs fragmens brisés se sont découverts et qu’il s’est rencontré même des langues compliquées de peuplades barbares, on a reconnu que c’était à recommencer sur un autre plan ; la méthode naturelle des langues a pu naître. »

Sans doute la convention ne pouvait soupçonner cette méthode naturelle, ni prévoir la révolution que la connaissance du sanscrit et du zend devait apporter dans la linguistique. Mais, sans être prophète, il semble qu’elle eût pu se dispenser de faire figurer, dans ses programmes, une science aussi peu définitive que la grammaire générale. Si elle voulait à tout prix emprunter quelque chose à Port-Royal, que ne lui prenait-elle sa Logique, à l’exclusion du baroco et du baralipton, que Sainte-Beuve n’y a pas découverts et qui s’y étalent pourtant tout à leur aise ? Cela n’eût pas encore été merveilleux comme couronnement d’études littéraires ; car, suivant un mot bien juste et bien piquant de leur historien, messieurs de Port-Royal avaient « le style clair et triste[26] » et leurs ouvrages ne sont pas précisément des modèles de grâce à mettre entre les mains de jeunes gens. Toutefois, à défaut d’un cours complet de philosophie, quelques notions de logique n’eussent pas été déplacées dans l’enseignement des écoles centrales. Ce cours existait déjà dans l’ancienne organisation des études ; il fallait le maintenir.

Une partie des observations qui précèdent pourrait s’appliquer au cours de législation. Le mélange du supérieur et du secondaire est ici plus manifeste encore. Car, il faut le remarquer, ce n’était pas la législation usuelle et pratique qu’on devait enseigner dans les écoles centrales, comme on l’enseigne aujourd’hui dans les écoles professionnelles, c’était surtout la législation politique. L’objet de cet enseignement, c’était de « populariser les grands principes de la morale républicaine. » Lakanal le confesse dans son rapport. Le morceau mérite d’être cité. « Rapprochez de vous, disait-il, les langues principales de l’univers moderne ; ce n’est que par là que la vôtre peut se perfectionner ; et vos idées ne s’étendront, ne se rectifieront que par l’importation de toutes les idées étrangères. Dès lors, la poésie, l’éloquence, qui agissent si fortement sur un peuple libre, prendront en France le caractère qu’elles doivent avoir et qu’elles n’ont jamais eu ; dès lors, au lieu d’Anacréons, vous aurez des Tyrtées et des Homères ; au lieu d’Isocrates, vous aurez des Démosthènes, surtout si par vos institutions les grands principes de la morale républicaine deviennent populaires et si votre législation sublime cesse d’être la science du petit nombre. »

Cette législation sublime était déjà représentée dans l’école primaire par le Catéchisme républicain et la récitation des Droits de l’homme. Il était juste qu’elle eût dans les écoles centrales ses chaires et son enseignement particuliers. Tout s’enchaîne et se tient dans ce plan « vraiment géométral. » Ayant mis la politique au premier degré, il fallait bien lui faire sa place au second. La convention eût manqué de logique en négligeant ce point ; il lui importait plus que tout le reste ; du moins elle le crut. Grave erreur : en effet, on l’a vu le cours de législation fut un de ceux qui réussirent le moins ; il occupe l’avant-dernier rang sur le tableau que nous avons dressé. Dès le principe, il fut en butte à d’invincibles méfiances ; il fit peur aux familles. Elles y virent, non sans raison, une sorte d’usurpation de leurs droits, quelque chose comme une main-mise de la puissance publique sur le domaine de la conscience et de l’autorité paternelle. Le problème de la liberté d’enseignement et des droits de l’état apparaît déjà là, posé comme il l’est encore de nos jours, entre des prétentions contradictoires et difficilement conciliables ; pareillement aussi, il se complique et s’aggrave d’une question religieuse.

Dans l’ancienne organisation des collèges, l’enseignement religieux occupait une place importante ; on le considérait comme une partie nécessaire de l’instruction. Celle-ci ne devait pas se contenter de former l’esprit et de faire d’honnêtes gens ; il fallait encore et surtout qu’elle contribuât à élever de pieux chrétiens. C’est le but que le préambule du fameux règlement d’Henri IV assignait aux études. « La félicité des royaumes et des peuples, est-il décrit dans ce préambule, dépend de la bonne éducation de la jeunesse où l’on a pour but de cultiver, de polir par l’étude des sciences l’esprit encore brut des jeunes gens, de les disposer ainsi à remplir dignement les différentes places qui leur sont destinées, sans quoi ils seraient inutiles à la république ; enfin de leur apprendre le culte religieux et sincère que Dieu exige d’eux, l’attachement inviolable qu’ils doivent à leurs pères et mères et à leur patrie, le respect et l’obéissance qu’ils sont obligés de rendre aux princes et aux magistrats. »

Ce préambule, reproduit par Rollin dans son Traité des études, avait été la loi des universités aux XVIIe et XVIIIe siècles et jusqu’à la révolution, sauf Helvétius, qui voulait déjà remplacer l’enseignement religieux dans les écoles par une espèce de catéchisme moral, toute la pédagogie française en avait, pour ainsi dire, accepté l’héritage et continué la tradition. Rollin, quelque ami qu’il fût de l’histoire et des lettres latines, n’estimait pas que les maximes et les exemples tirés des meilleurs écrits d’un Sénèque ou d’un Marc Aurèle fussent suffisans pour développer dans de jeunes âmes le goût de la vertu. Il croyait trop, en vrai janséniste qu’il était, à la perversité de la nature humaine pour se fier à l’influence moralisatrice, des lettres. Il jugeait un peu les anciens à la façon du père Quesnel ; il tenait que « la connaissance de Dieu dans les philosophes païens ne produit qu’orgueil et vanité et qu’en dehors de la grâce de Jésus-Christ, il n’y a qu’impureté et qu’indignité[27], » et il ne se contentait pas « d’une probité romaine. » Bref, il voulait un enseignement religieux très fortement organisé, auquel tous les professeurs devaient concourir, indépendamment de l’aumônier, en faisant expliquer à leurs élèves les maximes tirées de l’Écriture sainte. « L’université, disait-il, consent que l’on tire des auteurs païens la délicatesse des expressions et des pensées ; ce sont de précieux vases, qu’on a le droit d’enlever aux Égyptiens ; mais elle craindrait que, dans ces coupes empoisonnées, on ne présentât aux jeunes gens le vin de l’erreur, si parmi tant de voix profanes dont retentissent continuellement les écoles, celle de Jésus-Christ, l’unique maître des hommes, ne s’y faisait entendre. Elle regarde la lecture de l’Écriture sainte comme un préservatif salutaire et comme un remède efficace pour prévenir et fortifier les jeunes gens au sortir des études contre les fausses maximes d’un siècle corrompu et contre la contagion des mauvais exemples. »

De Rollin à Rousseau, l’écart est grand ; rien ne ressemble moins que l’Émile à la sombre et chagrine morale de Port-Royal. Rousseau ne croit pas à la corruption native de l’homme ; il croit, au contraire, à son innocence originelle, et c’est sur elle qu’il fonde tout son système. Cependant il se rapproche de Rollin par ses tendances spiritualistes et par son déisme ardent. Émile n’apprendra pas le catéchisme ; on ne lui parlera même pas de Dieu, ni de religion avant seize ou dix-huit ans ; on attendra que « son entendement puisse le concevoir, » mais c’est dans l’intérêt même de la foi que Rousseau retarde ainsi le moment où son élève, placé face à face avec l’idée de la divinité, pourra la saisir, sans le secours de son imagination, par la seule force de son esprit.

Condillac n’attachait pas moins d’importance à l’enseignement religieux ; le Catéchisme de l’abbé Fleury, l’Abrégé de l’Ancien et du Nouveau-Testament et le Petit-Carême de Massillon figurent dans le Cours d’études au nombre des livres où le jeune prince de Parme devra se familiariser avec le dogme et l’esprit chrétiens. Ce n’est pas qu’il veuille faire de son élève un dévot « occupé de petites pratiques ; » tout au contraire, il a soin de le mettre en garde contre le danger « de vivre dans une cour comme dans un cloître, » entouré de moines et de prêtres ayant quitté, les uns leurs cellules, les autres le service des autels. Seulement il estimait qu’un prince doit être pieux, d’une piété éclairée, afin de protéger l’église, tout en sachant au besoin lui résister. Enfin, il n’est pas jusqu’à Diderot[28] qui ne fasse une part à la religion dans son plan d’une université russe. Que dis-je ? il la place au seuil même de son cours d’études, à côté des mathématiques et au nombre des connaissances les plus utiles à l’homme. Tant il est vrai que les esprits les plus aventureux étaient encore éloignés de la conception d’un enseignement exclusivement laïque, comme on dirait aujourd’hui. Diderot n’aimait pas les prêtres assurément ; il en voulait « le moins possible, » et l’un de ses griefs contre l’université, c’était qu’elle en produisait beaucoup trop. Cependant il n’allait pas dans sa haine du gothique jusqu’à la proscription de l’idée et du nom même de Dieu.

La révolution fut plus hardie ; sans déclarer positivement la guerre à Dieu, elle le bannit des écoles et en remplaça le culte par celui de la constitution. C’était substituer une base bien fragile et bien étroite à des fondemens éprouvés. L’évangile avait au moins pour lui sa longue, possession d’état ; le nouveau Credo manquait au contraire du prestige qui s’attache aux vieilles choses. Il était encore trop frais émoulu et, partant, controversé, il n’imposait pas. De là le peu de succès du cours de législation. Le directoire eut beau faire ; il ne parvint jamais à triompher de l’opposition que rencontra dès le début cet enseignement d’une morale d’état, indépendante de tout dogme et dont le principal objet était la glorification d’une œuvre tout humaine. Il semble même qu’il n’ait pas soupçonné la cause de ces résistances ; car, loin d’exhorter les professeurs des écoles centrales à ne se point écarter des saines doctrines spiritualistes, nous le voyons exercer son action dans un sens bien différent. La lecture de la correspondance administrative est, à cet égard, singulièrement instructive. Là, dans ces papiers confidentiels, dégagée des équivoques et de la réserve officielles, la pensée gouvernementale se précise et prend un relief tout à fait inattendu. Que nous sommes déjà loin de Robespierre et de l’Être suprême ! L’immortalité de l’âme, les peines et les récompenses, la vie future, foin de ces vaines croyances et honnis soient les malheureux professeurs qui s’y attardent encore ! Il faut voir de quel ton on les rappelle à l’ordre.

« Citoyen, écrit le ministre de l’intérieur à la date du 30 thermidor an VII et sur la proposition du conseil d’instruction publique, je me suis fait remettre sous les yeux votre lettre du 21 vendémiaire dernier avec les cahiers dictés à vos élèves pendant l’an VI… Je vous dirai que je suis très fâché que vous établissiez formellement que, sans l’immortalité de l’âme et les peines et les récompenses dans une vie à venir, les lois naturelles ne seraient pas obligatoires. Elles le seraient et elles le sont de par l’autorité de la nature, qui est telle qu’un homme nuit toujours à son bonheur réel, quand il agit contre les vrais principes de la saine morale. D’ailleurs, comme enfin ce dogme d’une vie à venir n’est pas susceptible d’une démonstration rigoureuse, appuyer uniquement sur lui toutes nos obligations, c’est faire reposer toute la morale sur une base incertaine. Je vous exhorte au contraire à faire bien voir aux jeunes gens que leur bonheur dans ce monde dépend de l’accomplissement de leurs devoirs et de leur obéissance aux décisions de la raison[29]. »

« Citoyen, écrit le même ministre (Quinette) à un professeur de grammaire générale de Pau[30], j’ai reçu votre lettre du 15 fructidor dernier et avec elle les cinq cahiers qui y sont joints. Je les ai communiqués au conseil d’instruction publique. Le conseil a vu cet ouvrage avec beaucoup d’intérêt… Cependant il a donné lieu à quelques réflexions dont je dois vous faire part. Premièrement, le conseil a regretté que vous ayez donné à votre traité d’idéologie la forme du Traité des sensations de Condillac… Secondement, on croit qu’il serait convenable, pour bien des motifs, de ne pas parler de la prétendue preuve que donne Condillac de l’immortalité de l’âme et de l’incompatibilité de la pensée et de l’étendue dans une même substance, et de ne pas entrer dans les détails des perfections de l’Être suprême. Ce sont choses qui dépassent nos moyens de connaître et qui ne pourront jamais être susceptibles de bannes démonstrations. Or le caractère de la nouvelle métaphysique est et doit être de ne traiter que les sujets qui sont évidemment à la portée de notre intelligence. »

Ainsi, ce n’était pas seulement le dogme qu’on proscrivait, l’athéisme officiel s’en prenait encore aux idées qui forment le fonds commun de la philosophie spiritualiste et des religions. Singulière aberration de la part d’un gouvernement et qui n’était pas faite, à coup sûr, pour donner beaucoup de vogue aux écoles centrales. Déjà suspectes par leur origine, elles auraient eu besoin de rassurer l’opinion publique par des tendances et une tenue irréprochables. L’étiquette matérialiste acheva de les discréditer.


V

L’enseignement. — « Nous nous sommes dit : liberté de l’éducation domestique, liberté des établissemens particuliers d’instruction. Nous avons ajouté : liberté des méthodes instructives ; car dans l’art de cultiver les facultés de l’homme, il existe un nombre presque infini de détails secrets qui sont inaccessibles à la loi, non-seulement parce que, dans leur extrême délicatesse, ils n’ont point encore, si j’ose ainsi parler, d’expression dans l’idiome du législateur, non-seulement parce que, à l’égard de ces détails, la fidélité ou la négligence des maîtres serait toujours trop peu apparente et qu’il n’est pas bon que la loi prescrive ce dont l’exécution ne pourra pas être surveillée, mais surtout parce qu’il ne faut point consacrer ni déterminer par des décrets des procédés qui, entre les mains de fonctionnaires habiles peuvent s’améliorer par l’expérience de chaque jour. »

C’est en ces termes que Daunou, dans son rapport à la convention, avait marqué le but de la nouvelle pédagogie, et tels étaient les principes, les vues qui avaient présidé, dans le comité d’instruction publique, à l’élaboration du projet de loi sur les écoles centrales, Donc, non content de substituer des cours aux anciennes classes des collèges, on allait donner aux professeurs une entière liberté. Après l’émancipation de l’élève, celle du maître. Point de programmes ; les convenances ou le caprice de chacun tiendront lieu de toute règle. Chacun disposera son cours comme il l’entendra, et chacun enseignera ce qu’il voudra. Point de contrôle efficace ni de surveillance[31] autre que celle des jurys d’instruction qui ne pouvait être qu’illusoire ; aucune direction, aucune relation même du corps enseignant avec l’administration centrale. Chaque école est une petite république dans la grande, s’administrant et se gouvernant soi-même et laissant à chacun de ses membres une indépendance absolue. Les administrations départementales elles-mêmes n’interviendront pas dans l’enseignement, si ce n’est en cas de désordre grave et pour frapper de destitution un professeur.

L’audace était grande, et c’était s’exposer à de singuliers mécomptes que de livrer ainsi la direction de l’enseignement aux professeurs eux-mêmes. Un tel abandon n’eût pas laissé d’être imprudent, même en face d’un système éprouvé et vis-à-vis d’un corps ayant ses doctrines et ses traditions ; il était rempli de périls et ne pouvait amener que de mauvais résultats, étant données la nouvelle organisation des études et l’insuffisance notoire d’un personnel recruté sans aucune règle. Toute institution qui commence a besoin d’être maintenue sous peine de tomber dans le désordre. Les écoles centrales n’échappèrent pas à cette fatalité. La convention avait cru leur faire un magnifique présent en leur accordant une autonomie complète ; en réalité, c’était les vouer à l’incohérence.

En effet, ce qui frappe tout d’abord dans les documens de l’époque, quelle qu’en soit l’origine, c’est l’ensemble avec lequel ils s’accordent à déplorer « le défaut de rapport et de liaison » entre les divers cours des écoles centrales. Chacun pour soi et chacun chez soi, telle semble être la devise adoptée par la grande majorité des professeurs. Personne ne s’inquiète du voisin et ne cherche à lui venir en aide. Aucune vue d’ensemble, aucun concert, aucun ordre d’études arrêté en commun. « Chaque cours est isolé, dit un rapport[32] comme une école spéciale où l’on pourrait arriver de prime abord et sans avoir passé par aucune école particulière. » Ainsi le professeur de langues anciennes ignore le professeur de belles-lettres, et réciproquement. Tel fait durer son cours un an, tel autre deux, un troisième six mois. Celui-ci donne seize leçons par décade, celui-là cinq, cet autre huit. Ici l’on explique Virgile à des commençans ; ailleurs on fait lire Phèdre à des jeunes gens de seize ans. Certains professeurs de langues anciennes font marcher de front le grec et le latin ; d’autres, en plus grand nombre, s’adonnent exclusivement au latin. Souvent même il arrivait qu’un professeur empiétait sur le domaine de ses collègues. C’est ainsi qu’on peut lire dans un rapport adressé au ministre de l’intérieur par le conseil de l’instruction publique (F17 1141) :

Le professeur d’histoire naturelle de Versailles divise ainsi son cours : En jetant un coup d’œil sur le grand Tout, il présente à ses élèves des notions élémentaires sur la cosmographie… et cela appartient en propre à la physique. Il descend ensuite à la contemplation de ce qu’il appelle la géologie, c’est-à-dire qu’il s’attarde à mettre sous les yeux de ses auditeurs les recherches faites et les connaissances que l’on a sur la structure, sur l’origine et sur les rapports de tout ce qui existe dans le monde… De ces notions générales, il vient par degrés à l’étude de la composition des corps, c’est-à-dire à leur analyse et à la recherche des principes qui les constituent, et voilà qui appartient en propre à la chimie. »

Ajoutez à cela l’incertitude où sont beaucoup de ces professeurs sur l’objet même de leur cours, ceux d’histoire, de grammaire générale et de législation surtout. Là chacun suit absolument sa fantaisie ; ce n’est plus de la diversité, c’est une cacophonie, un bariolage étrange, c’est la confusion des langues. On ne diffère plus seulement de méthodes ; on ne s’entend même plus sur les mots. Pour celui-ci, le cours d’histoire n’est qu’un cours de géographie historique ; celui-là se borne à la chronologie ; un autre, plus ambitieux, fera « l’histoire philosophique des peuples. » Les professeurs de grammaire générale enseignent, les uns la grammaire française, les autres l’idéologie ; quelques-uns, dit un rapport, donnent des leçons d’italien et d’anglais[33] ; ceux de législation enseignent tantôt la jurisprudence et le droit civil, tantôt le droit public et les principes généraux de la législation ; presque tous s’étendent longuement sur la constitution.

Veut-on à l’appui de ces affirmations quelques documens ? Nous citerons d’abord cet extrait d’un rapport sans date adressé par les bureaux au ministère de l’intérieur (F 17 1141).

« Les cours des écoles centrales, par les changemens qu’ils ont éprouvés depuis un an, soit en bien, soit en mal, peuvent être considérés sous trois points de vue et partagés en trois classes :

« 1o Les cours qui ont été suivis avec un succès progressif ; 2o les cours qui sont restés au même point ; 3o ceux qui ont été en dépérissant.

« Les cours qui ont été suivis avec le plus de succès sont ceux de dessin, de mathématiques et d’histoire naturelle. On peut trouver la raison de ce mieux dans la certitude que doivent avoir plus que jamais les élèves qui se livrent à l’étude de ces sciences de parvenir ainsi à une profession libre, à un état indépendant ou à la carrière du génie militaire par l’école polytechnique.

« Les cours restés au même point sont ceux de belles-lettres, de langues anciennes, et de physique et chimie. Les causes probables de ce défaut de progrès sont dans le mauvais choix d’un grand nombre de professeurs de langues anciennes et de belles-lettres et le défaut d’instrumens et de machines dans les cours de physique et de chimie.

« Les cours qui ont été en se détériorant sont ceux d’histoire, de grammaire générale et de législation.

« Plusieurs causes y ont coopéré :

« 1o Le mauvais choix de quelques professeurs ;

« 2o Incertitude d’un grand nombre sur l’objet de leurs cours.

En résumé, il existe deux causes fondamentales de la situation déplorable des écoles centrales :

« 1o Le défaut d’ordre et de liaison dans les études qui y sont établies par la loi du 3 brumaire an IV ;

« 2o Le défaut d’instruction primaire dans les élèves qui arrivent à ces écoles.

« Tant que ces deux causes existeront, l’instruction publique ne peut prendre aucun essor. »

Dans un autre rapport adressé aux consuls, par le ministre de l’intérieur sans doute, et dont la minute existe également aux archives (F 17 3001), mais qui est malheureusement sans signature, je trouve ce qui suit :

« Dans tout ce qui tient à l’instruction publique, on ressent encore profondément les traces des erreurs révolutionnaires ; on a cru qu’on fait des lois et qu’on change les habitudes et les mœurs avec des règlemens ; on a rendu la loi du 3 brumaire, et cette loi a créé des écoles, mais elle n’a rien fait pour l’éducation ; elle n’a préparé aucun moyen d’instruction, elle n’a donné aucun guide, aucun modérateur, elle n’a assigné aux élèves aucun fruit à retirer de leurs travaux, aux parens aucun dédommagement de la dépense qu’ils font pour leurs enfans. Cette loi, vicieuse dans presque toutes ses parties, a produit l’effet qu’on devait en attendre, et le tableau que je vais vous tracer, citoyens consuls, extrait fidèlement de la correspondance des préfets et du compte-rendu du conseil d’instruction publique, vous prouvera à quel degré de profondeur a pénétré le mal…

« Écoles centrales. — Cet objet est d’une si haute importance que je crois devoir parcourir rapidement l’état de chacun des cours établis par la loi ; je réunirai seulement ceux qui ont entre eux un grand rapport :

« Dessin, histoire naturelle et mathématiques. Ces trois cours sont les plus suivis ; ils l’ont toujours été ; mais depuis le 1er nivôse jusque aujourd’hui, le nombre des élèves s’est accru, soit parce que le goût de l’étude s’est développé avec la liberté, soit parce que la réquisition étant devenue moins sévère au moyen des remplacemens, tous ceux qui ont eu quelque aptitude ont continué leurs travaux.

« Dans les départemens, le dessin est l’école des artisans ; c’est là, il faut le dire, un des plus grands résultats de la révolution. Je ne doute pas que les arts mécaniques n’y gagnent…

« Les mathématiques ont aussi plus d’élèves depuis le 1er nivôse. L’espoir d’arriver à l’École polytechnique et par là de s’affranchir de toute réquisition et d’arriver ensuite à un état honorable et utile est un stimulant pour les enfans et pour leurs parens. Ceci prouve combien il est nécessaire de donner un but à l’étude, si l’on veut en assurer le succès.

« Les cours de physique et de chimie sont moins fréquentés que les précédens, et dans beaucoup d’endroits les écoles manquent des choses nécessaires aux démonstrations ; il y a, au reste, une grande infériorité entre ces professeurs et ceux de mathématiques.

« En général, les professeurs de langues anciennes sont peu instruits. Il en est à peine un tiers qui puisse enseigner le grec et il en est plusieurs qui n’écrivent que très imparfaitement l’orthographe… On en peut dire autant des professeurs de belles-lettres.

« La grammaire générale, l’histoire et la législation n’ont jamais été beaucoup suivies parce qu’il est impossible de déterminer la matière de l’enseignement et d’en fixer la forme… Aujourd’hui, ces trois études sont tombées dans le plus absolu discrédit et les écoles sont tout à fait désertes. »

Le défaut d’un programme et d’un règlement général établissant entre les divers cours des écoles centrales une relation et des rapports nécessaires, voilà donc, au dire des contemporains les plus qualifiés[34], la cause principale du peu de succès de ces établissemens. Toutefois, ce n’est pas par cette cause unique que s’explique l’échec du plan d’études adopté par la convention ; il tient à d’autres circonstances qui ne laissent pas d’avoir leur importance et qui méritent en tout cas d’être notées. Par exemple, il est évident que la faiblesse de l’enseignement primaire dut rendre singulièrement difficile, la tâche des professeurs des écoles centrales. Les auteurs de la loi du 3 brumaire s’étaient figuré que l’organisation des deux degrés d’instruction primaire et secondaire pourrait être menée de front par leurs successeurs.

Or, le directoire n’avait pu qu’ébaucher cette partie de la tâche qui lui avait été léguée par la convention. L’argent, les hommes, la confiance des populations, tout lui avait manqué ; si bien que les écoles primaires étaient restées désertes et la loi généralement inexécutée. Dans ces conditions, le recrutement des écoles centrales en élèves ne pouvait qu’être d’une qualité fort inférieure. Et, de fait, c’est ce qui arriva. On retrouve ici dans les documens la même unanimité qu’en ce qui concerne le défaut d’ordre et de liaison des études.

« Citoyen ministre, écrivent le 20 frimaire an VII les processeurs de l’école centrale du Gard, toute la France a applaudi au choix honorable et éclairé du conseil que vous vous êtes donné pour réaliser les projets d’amélioration et de perfectionnement que vous avez conçu en faveur de l’éducation nationale… Nous aurions bien voulu vous soumettre les cahiers que nous dictons à nos élèves,.. mais les obstacles nombreux dont on a embarrassé l’organisation de l’école du Gard et la privation totale d’instruction préparatoire dans ces contrées ne nous ont pas permis de donner à nos cours, dès le commencement, le degré d’importance auquel nous espérons les élever ; il a fallu descendre en faveur de nos premiers disciples aux idées les plus élémentaires de chaque science. »

« Les jeunes gens de douze à treize ans qui fréquentent le ’cours de langues anciennes y arrivent sans instruction préliminaire, sachant à peine lire, écrivent les professeurs de l’école centrale des Ardennes. Chaque rentrée donne des élèves peu ou point préparés ; le professeur est obligé de se faire instituteur primaire. »

« Les obstacles qui s’opposent au succès de notre école, écrivent les professeurs de l’école centrale de Chartres, sont d’abord les écoles primaires, qui ne forment pas d’élèves en état de suivre nos cours. »

Et de tous ainsi. Un tel concert ne pouvait manquer d’appeler l’attention des pouvoirs publics. Aussi voyons-nous, dès le 6 brumaire an VI, la commission d’instruction publique du conseil des cinq cents[35] saisir cette assemblée d’un projet de loi sur les écoles primaires, secondaires et centrales, où se trouve fortement établie la nécessité d’un enseignement intermédiaire.

Après avoir, dans un court préambule, exposé que « de tous les établissements créés par la loi du 3 brumaire an IV, l’Institut national était le seul qui, par les grands talens qu’il renferme ait pu acquérir de la consistance et prendre une marche assurée, tandis que les écoles primaires n’existent qu’en projet, et que les écoles centrales n’ont reçu qu’une demi-existence, sont peu fréquentées, se traînent partout dans un état de langueur et de médiocrité, » Roger Martin s’exprimait ainsi : « Après l’école primaire où le jeune élève doit apprendre à lire, à écrire, chiffrer et les premières notions de la morale, la loi du 3 brumaire le conduit sans secours intermédiaire à l’école centrale. Là, on lui donne d’abord une instruction méthodique sur sa propre langue et sur celles des langues anciennes qui ont le plus de rapport avec les institutions républicaines ; ensuite on lui montre les principes de l’art oratoire et du raisonnement, les élémens des sciences mathématiques, physiques et morales et les matières les plus importantes de la législation française.

« Il paraît, d’après ce premier aperçu qu’il existe une telle disproportion entre l’école primaire et l’école centrale que jamais un élève sortant de l’une ne pourra parvenir à l’autre et en suivre utilement les leçons sans passer par une éducation privée qui, se plaçant entre les deux, rompra le fil de l’instruction publique et dérangera sa marche.

« C’est en grande partie pour parer à cet inconvénient grave, pour combler l’intervalle vide où le jeune homme, dans le système actuel, doit passer plusieurs années dépourvu de tout secours, que votre commission vous propose, sous le nom d’écoles secondaires, un degré d’enseignement tenant le milieu entre l’école primaire et l’école centrale, qui, plus économique et plus utile que ce qui existe en ce moment raccordera ces deux degrés d’instruction et donnera de l’ensemble à des parties aujourd’hui trop isolées dans l’enseignement public. »

Venait ensuite un aperçu des matières d’enseignement dans les écoles projetées.

Le conseil des cinq-cents n’adopta pas ce projet. Peut-être eut-il raison. On n’avait déjà porté que trop de lois sur l’instruction publique : celle de Roger Martin n’eût fait qu’y ajouter une complication. Il eût fallu pour l’appliquer, des ressources, en hommes et en argent, dont le directoire était loin de disposer. D’ailleurs cet enseignement supposait lui-même l’organisation des écoles primaires à peu près achevée ; il n’aurait pu rendre de services qu’à cette condition. Mais rien n’empêchait d’établir auprès de chaque école centrale des cours élémentaires, semblables à ceux qui se font aujourd’hui dans nos petits collèges. Les familles auraient trouvé là pour leurs enfans un complément d’instruction primaire qu’elles étaient en l’état obligées de demander aux pensionnats privés. Quant aux études, elles auraient certainement gagné à cette innovation ; leur niveau se serait nécessairement élevé le jour où les professeurs n’auraient plus été forcés de se faire eux-mêmes « instituteurs primaires. » Malheureusement le directoire ne pouvait prendre sur lui d’introduire cette réforme dans l’enseignement ; il lui fallait le concours du corps législatif, qui répugnait fort à modifier la loi du 3 brumaire. Il n’osa pas le saisir de la question ; il n’osa même pas lui demander la création d’une seconde chaire de langues anciennes qui était réclamée de tous côtés, par les professeurs et les jurys d’instruction, par le conseil d’instruction publique, et que les bureaux eux-mêmes appuyaient, témoin ce projet de message qui avait été préparé par eux pour le ministre Letourneux dès le 2 nivôse an VI et qui fut ajourné :


« Citoyens législateurs,

« Le conseil des cinq cents, en passant à l’ordre du jour sur le projet de supprimer une partie des écoles centrales, a rassuré un grand nombre de citoyens. L’expérience a démontré que les écoles centrales telles qu’elles existent aujourd’hui peuvent être très utiles. Mais on ne saurait se dissimuler que l’enseignement des langues anciennes ne peut être que très incomplet dans l’état actuel des écoles centrales. Un seul professeur, obligé de donner en même temps des leçons de latin et de grec, ne peut dans l’espace d’une année conduire les élèves jusqu’à l’intelligence des auteurs les plus difficiles de la première de ces langues. Ces motifs porteront sans doute le corps législatif à ajouter un second professeur de latin dans l’organisation des écoles centrales. Par ce moyen, le cours élémentaire de langues anciennes pourrait être de doux années…

« On pourrait encore, en attendant que l’organisation des écoles primaires eût atteint le degré de perfection dont elle est susceptible, placer dans les écoles centrales un professeur Chargé d’enseigner aux élèves les plus jeunes les élémens de la langue française, du calcul et de la géographie… »

Cette double création d’une chaire de langues anciennes et d’un cours préparatoire, servant de trait d’union entre l’école primaire et l’école centrale, et où auraient été admis des enfans de moins de douze ans, eût rendu le plus grand service aux études. Malheureusement Letourneux ne persévéra pas dans ce projet, ou n’eut pas le temps de le présenter, et ses successeurs n’y revinrent pas. Il en fut de même d’une autre réforme que le caractère de liberté presque illimitée imprimé par le législateur aux écoles centrales rendait en quelque sorte indispensable et que tous les hommes compétens réclamaient aussi : nous voulons parler des examens de passage d’une section dans l’autre. Le directoire recula, on ne sait trop pourquoi, devant une mesure qui, à défaut de programmes et de règlemens généraux, aurait du moins eu le mérite d’astreindre les élèves à quelque assiduité. De très bons esprits considèrent encore ces examens de passage d’une classe à l’autre comme une nécessité. Quelle n’eût pas été leur utilité dans un système dépourvu d’ailleurs de toute sanction ! On a beaucoup médit du baccalauréat de nos jours ; si les écoles centrales avaient eu le baccalauréat ou quelque chose d’approchant, les études littéraires y auraient peut-être moins langui. On en trouverait aisément la preuve dans ce fait, que les seuls cours un peu suivis furent précisément ceux qui avaient un objet nettement défini, et qui ouvraient l’accès d’une carrière ou d’un métier. La culture désintéressée de l’esprit n’a jamais attiré que le petit nombre et peut-être n’est-il pas mauvais qu’il en soit ainsi. La république des lettres n’a pas intérêt, à devenir une démocratie d’un accès trop facile ; comme toutes les républiques, elle a besoin de se défendre contre la médiocrité, son plus grand ennemi. Mais encore y faut-il quelque mesure, et nous ne concevons guère aujourd’hui un enseignement secondaire tout spéculatif, sans grades, sans diplômes, en un mot sans rien qui parle à l’amour-propre ou à l’intérêt.

Nous ne concevons pas davantage un enseignement s’adressant à des jeunes gens de douze à dix-huit ans sans livres élémentaires. On sait le rôle important que jouent aujourd’hui ces sortes de publications. À plus forte raison, les changemens apportés par la loi du 3 brumaire dans les anciennes matières d’enseignement et l’absence de tout programme en faisaient pour les écoles centrales une véritable nécessité. La convention avait bien, il est vrai, chargé son comité d’instruction publique de « faire composer des livres élémentaires[36] » à l’usage des nouveaux établissemens. Mais elle s’y était prise bien tard, et quand elle mit fin à ses pouvoirs, la tâche était à peine ébauchée. Le conseil des cinq cents eut le tort de ne pas la reprendre, et ce fut seulement en l’an VII, sous l’administration de François de Neufchâteau, qu’on y revint. Le conseil d’instruction publique institué à cette époque fut chargé « d’examiner les livres élémentaires imprimés ou manuscrits et les cahiers des professeurs » et d’arrêter une liste de ceux de ses ouvrages qui lui sembleraient dignes d’être recommandés. Mais il ne paraît point qu’il en ait trouvé beaucoup. Il pensa, — c’est lui qui parle, — « qu’il fallait se servir des attributions qui lui étaient confiées pour empêcher qu’on introduisît dans les écoles cette foule de livres faits avec d’autres livres, ouvrages propres à déformer l’esprit comme le goût et qu’on présentait si souvent à son examen après les avoir faussement revêtus du titre de livres élémentaires. » Et il préféra « pour le moment s’en tenir aux auteurs les plus généralement suivis par les professeurs, c’est-à-dire, pour les langues, Gail et Guéroult ; pour l’histoire naturelle, Buffon, Jussieu, Daubenton, Lacépède, Cuvier ; pour les mathématiques, Bezout, Bossut, Legendre, Cousin ; pour la physique et chimie, Fourcroy, Brisson, Guitton, Haüy ; pour la grammaire générale, Condillac, Dumarsais, Duclos, Court de Gébelin, Locke et Harris ; pour les belles-lettres, Le Batteux, Blair, Condillac ; pour l’histoire, Rollin, Millot, Voltaire ; et pour la législation, Hobbes, Montesquieu, Filangieri, Beccaria et Burlamaqui, etc. La liste est imposante, et pour quelques médiocrités, comme Le Batteux ou Millot, qui s’y rencontrent, elle compte de très grands noms et des hommes de premier mérite. Toutefois il n’y avait pas là, surtout pour l’histoire, les belles-lettres, la grammaire générale et la législation, de quoi remplacer de bons manuels. La plupart de ces ouvrages étaient ou trop profonds ou de trop grande dimension pour pouvoir servir de livres de lecture courante à des écoliers. Aussi voit-on partout les professeurs obligés de consacrer le meilleur de leur temps à ces dictées de cahiers, qui sont la ressource des mauvais maîtres et la plaie des études. Il existe aux archives un grand nombre de ces cahiers ; quand on les a lus, on comprend mieux le peu de succès de certains cours. C’est sans chaleur, sans mouvement et sans vie ; cela se traîne péniblement à travers beaucoup de longueurs et de redites ; enfin, et, par-dessus tout, c’est ennuyeux, de cet ennui qui pèse encore aujourd’hui si lourdement sur nos collèges et « qui en est comme le génie malfaisant[37]. »

L’usage de ces dictées n’était pas nouveau ; de très bonne heure, il avait pénétré dans l’université par l’enseignement philosophique et s’y était généralisé à tel point que, dès le milieu du XIVe siècle, il avait fallu défendre aux professeurs « d’employer le temps des leçons à faire écrire leurs écoliers. » Cent ans après, le cardinal d’Estouteville enjoignait aux maîtres de ne pas oublier que leur principal de voir était de lire et d’expliquer les anciens philosophes et non d’apporter en classe des cahiers ou traités. Mais l’habitude était prise, et ces prescriptions étaient demeurées lettre morte. Le père Lamy (de l’Oratoire) s’en plaint amèrement dans ses entretiens sur les sciences : « On ne s’est applique, dit-il, qu’à de certaines questions pour ainsi dire étrangères, par exemple : Si la logique est une science ? quel est son objet ? mais on ne traite presque plus rien de ce qu’Aristote a enseigné dans les excellens ouvrages qu’il a faits de la logique. Au lieu de cela, les maîtres donnent en mauvais latin des opinions mal conçues, mal digérées, mal expliquées ; on croit que cela attache les écoliers, qui prennent plaisir à avoir des cahiers écrits de leurs mains. Mais, outre la perte de temps qu’ils passent à écrire, les jeunes gens prennent leurs écrits avec tant de négligence qu’ils ne les peuvent lire. On remédierait à ce mal en rétablissant la lecture des bons auteurs imprimés, que les professeurs accompagneraient de leurs observations. »

Il y avait là, cette citation le prouve, une vieille tradition universitaire, et nous ne prétendons certes pas faire un crime aux écoles centrales de l’avoir recueillie. Cela était fatal. La faute en revient tout entière à la convention, qui, en soustrayant l’enseignement et les méthodes à toute espèce de contrôle, avait désarmé d’avance ses successeurs. Toutefois le directoire aurait pu, sur ce point comme en bien d’autres, à ce qu’il semble, exercer une action plus énergique. Nulle part, dans la correspondance, on ne trouve la trace de cette action, au contraire. Le conseil d’instruction publique lui-même était manifestement partisan du système des cahiers. Il se les faisait envoyer, les lisait avec beaucoup d’attention, en rendait compte au ministre et, souvent, les retournait à leur auteur accompagnés de lettres de félicitations. Nous avons lu beaucoup de ces lettres ; aucune ne contient d’objection de principe ni d’invitation à réserver un peu du temps énorme que prenaient les dictées soit à l’explication des auteurs, soit à la correction des devoirs écrits. Ces deux exercices ne sont même pas mentionnés ; on pourrait croire qu’ils étaient complètement tombés en désuétude. À coup sûr, ils avaient beaucoup perdu de leur importance.


VI

En somme, une ou deux innovations heureuses : l’ancien cadre élargi, complété par l’adjonction du dessin et des sciences ; ces dernières appelées au partage de l’empire exclusif trop longtemps exercé par le latin, et par ainsi l’enseignement désormais plus exactement réglé sur les besoins d’une société démocratique ; mais, à côté de ces avantages, une absence totale d’ordre et de liaison dans les études, de discernement dans le choix des matières et de régularité dans les exercices ; des cours facultatifs au lieu de classes, ceux de mathématiques et de dessin, seuls, un peu suivis, les autres généralement abandonnés ; l’enseignement de l’histoire réduit à des proportions ridicules et conçu dans l’esprit le plus étroit et le plus mesquin ; les études littéraires abordées sans préparation, puis interrompues pendant deux années sans motif ; des matières rebutantes ou beaucoup trop ardues pour de jeunes esprits, comme la grammaire générale et la législation, traitées sur le même pied que les connaissances les plus indispensables ; en revanche, d’enseignement religieux point, de philosophie pas davantage, la morale spiritualiste elle-même écartée comme gothique ; aucune discipline, la liberté partout et pour tous, dans les méthodes et pour les maîtres aussi bien que pour les élèves ; ni programme ni règlement général ; pour toute surveillance et pour toute direction l’ingérence d’autorités incompétentes et préoccupées d’intérêts exclusivement politiques ; un corps de professeurs assez bien rétribué sur le papier, en réalité fort misérable et réduit à vivre d’expédiens, recruté sans aucune règle et n’offrant aux familles aucune garantie de savoir et de moralité, sans considération et sans autorité : tel est, d’après les documens les plus authentiques, l’aspect de la très grande majorité des écoles centrales. Voilà, prise sur le fait, dans la plus réfléchie de ses conceptions, l’œuvre révolutionnaire, l’organisation « géométrale » appelée à remplacer le régime barbare des ci-devant collèges et des ci-devant universités. En vérité, la barbarie valait encore mieux, et ce n’était pas la peine de tout détruire pour en arriver, après dix ans de tâtonnemens et d’efforts, à de si pauvres résultats !


ALBERT DURUY.

  1. Un autre document du 2 nivôse an VI porte à cent deux le nombre des écoles centrales en exercice ; sur ces cent deux écoles « soixante-six au moins, dit ce document, sont en pleine activité. » (Arch. nat., F17 1140.) Minute d’un projet de message au conseil des cinq cents préparé dans les bureaux du ministère de l’intérieur.
  2. Archives nationales, F 63007. Rapport avec état à l’appui, présenté au ministre de l’intérieur le 19 messidor an VI par le chef de la 5e division.
  3. Celles qui étaient placées dans les communes au-dessus de 100,000 habitans.
  4. Archives nationales, F 63007. — Tableau général et comparatif du crédit ouvert pour les dépenses ordinaires et extraordinaires de l’an VII des écoles centrales, et des crédits à ouvrir pour les dépenses ordinaires de l’an VIII, présenté par le bureau des établissemens d’instruction publique.
  5. Arch. nat. F 63006, 63009, 63010, 63011, 63013, 63014.
  6. Installée au palais Mazarin.
  7. Depuis collège Henri IV.
  8. Depuis lycée Charlemagne.
  9. A l’exception du cours de législation, qui n’était pas plus suivi dans les écoles de Paris que dans celles des départemens. Voir à ce sujet, F 17 2999, une lettre du citoyen Grivel, professeur de législation a l’école centrale des Quatre-Nations, au ministre de l’intérieur, où ce professeur se plaint de n’avoir jamais eu plus de neuf à douze élèves à son cours.
    Nous n’avons pu retrouver aucun des états fournis par l’administration départementale de la Seine au ministère de l’intérieur ; mais il résulte d’un document émané de cette administration qu’il y avait environ trois- cents élèves dans chacune des écoles centrales de la Seine. (Voir Schmidt, Tableaux de la révolution, p. 287.)
  10. Lacroix, Essais sur renseignement (1802) ; Despote, le Vandalisme révolutionnaire.
  11. Décret du 18 germinal an III :
    Lakanal, au nom du comité d’instruction publique, propose, et la convention adopte le décret suivant :
    Art. 1er. — Pour assurer la prompte exécution des lois relatives à l’instruction publique, il sera envoyé dans les départemens cinq représentons du peuple nommés par la convention nationale sur la présentation du comité d’instruction publique ;
    Art. 2. — Ces représentans seront investis pour l’objet de leurs missions des pouvoirs dont sont revêtus les autres représentans du peuple dans les départemens ;
    Art. 3. — Les cinq arrondissemens affectés aux représentans nommés sont déterminés par arrêté du comité d’instruction publique ;
    Art. 4. — Les représentans nommés se concerteront avant leur départ avec le comité d’instruction publique et entretiendront avec lui une correspondance suivie pendant la durée de leur mission.
  12. Archives nationales, F 17 1694.
  13. La loi du 3 brumaire n’avait pas expressément investi les jurys d’instruction de cette attribution, mais ils la tenaient déjà de la loi du 7 ventôse, et, en fait, ils la conservèrent.
  14. Archives nationales, F 17 3012 et 3000.
  15. On devine aisément ce qu’un pareil système devait entraîner d’abus : au témoignage des membres du conseil d’instruction publique institué par François de Neufchâteau, un tiers à peine des professeurs de langues était en état d’enseigner le grec, et beaucoup n’écrivaient qu’imparfaitement l’orthographe.
    Dans une lettre adressée par le professeur de langues anciennes de Lot-et-Garonne à François de Neufchâteau, le 15 prairial an VII, je lis ce qui suit :
    « Je ne connais l’état que de deux écoles centrales de la république, celle de Bordeaux, que j’ai observée pendant deux ans, et celle d’Agen, où je me trouve actuellement ; mais je puis vous déclarer que, si toutes les autres écoles de la république ressemblent à celles-ci, les études doivent y être dans l’état le plus pitoyable, vu la désertion où se trouvent la plupart des classes. Car à l’exception de celles de dessin et de mathématiques, toutes les autres sont presque sans élèves, et encore celle de mathématiques n’est pas à beaucoup près aussi suivie que celle de dessin.
    « J’ai lu dans le prospectus d’une école cette étrange annonce : — « Un tel jour commencera le cours de la grammaire générale française. » Arch. nat. F 63012.
  16. La loi du 7 ventôse avait été plus prévoyante. Elle avait constitué le comité d’instruction publique, juge souverain de ces conflits.
  17. Dans son rapport aux consuls sur la situation de la 14e division militaire (Calvados, Manche et Orne), Fourcroy s’exprime ainsi :
    « Le jury de l’école centrale de la Manche est composé de cinq membres, hommes de mérite, mais ils sont séparés dans différentes villes du département et ils communiquent par écrit. »
    Dans un autre rapport aux consuls du citoyen Najac, conseiller d’état en mission dans la 19e division militaire (Rhône, Loire, Haute-Loire, Puy-de-Dôme, Cantal), je trouve ce passage :
    « L’organisation des écoles centrales est incomplète… Il n’y a en général ni régularité dans l’enseignement, ni subordination, ni tenue, et souvent ni conduite de la part des professeurs. Une partie des membres du jury est sans instruction et n’a pas la confiance publique. »
  18. Archives nationales, F 17 3000.
  19. « Depuis près de deux ans, écrit encore le ministre de l’intérieur, le 19 prairial an VI, aux administrateurs du département de l’Indre, je n’ai pas reçu la moindre lettre de l’administration centrale sur la situation de l’instruction publique dans votre département, il est temps enfin de sortir de cette insouciance funeste et de rompre un silence dont la faute, il est vrai, retombe en partie sur vos prédécesseurs, mais que vous partageriez si, dans le plus bref délai, vous ne me rendiez compte de l’état de votre école centrale. » (F. 63011.)
  20. Le corps législatif ajourna toutes les demandes qui lui furent présentées à ce sujet.
  21. Lakanal, Rapport sur les écoles centrales.
  22. Nous pourrions ajouter et dans les fameuses petites écoles de Port-Royal. Voir à ce sujet le catalogue de la bibliothèque pédagogique dressé par Adry et reproduit par Sainte-Beuve.
  23. Guizot. Essai sur l’histoire et sur l’état actuel de l’instruction publique en France.
  24. Voir à ce sujet aux Archives (F. 63009) une très curieuse lettre des professeurs de l’école centrale d’Eure-et-Loir. — Idem, sur le même sujet (F 17 2097), la réponse des professeurs de l’école centrale de Seine-et-Oise à la circulaire du 20 floréal : « L’école centrale, lit-on dans cette pièce, ne connaît aucun pensionnat qui veuille correspondre avec elle. »
  25. Guizot.
  26. Sainte-Beuve attribue ce défaut aux habitudes de grammaire générale et à l’abus qu’en faisaient les solitaires : « Cette façon de tout traduire en raison, dit-il, si elle sert la philosophie, court risque de frapper dans une langue beaucoup de locutions promptes, indéterminées, qui, bien qu’elles aient leur raison, ne l’ont qu’insensible et secrète et en tirent plus de grâce. »
  27. Réflexions morales du père Quesnel.
  28. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1879, la belle étude de M. Caro sur Diderot pédagogue.
  29. Archives nationales, F63009. Lettre au sieur Gaudin, professeur de législation à Épinal.
  30. F 17 1141.
  31. On trouve à ce sujet aux Archives, la minute d’un très curieux rapport présenté au directoire exécutif par le ministre de l’intérieur, et qui porte en marge : ajourné. Ce rapport conclut à la nécessité de surveiller l’instruction publique au moyen « d’agens probes et éclairés, chargés d’inspecter les écoles, de correspondre avec le gouvernement, de lui faire connaître les abus qui pourraient exister et les moyens de les détruire. » Le directoire ne donna malheureusement pas suite à cette idée, l’une des plus pratiques qui se soient fait jour au ministère de l’intérieur à cette époque. Un des premiers soins de Bonaparte sera de la reprendre.
  32. F17 3001.
  33. Rapport sur une lettre du citoyen Logé, F 17 1141.
  34. Nous pourrions ajouter à ces témoignages celui du conseil d’instruction publique institué par François de Neufchâteau. Il existe aux Archives un volumineux rapport qui porte la signature des membres de ce conseil (Lagrange, Darcet, Daunou, Garat, Ginguené, Destutt de Tracy, Palissot, Domergue, tous membres de l’Institut) et dont les conclusions sont entièrement conformes aux appréciations qu’on vient de lire. Malheureusement, l’espace nous manque pour les reproduire ici, même en substance, et ce n’est qu’incidemment que nous pouvons invoquer l’autorité de ce premier conseil de l’instruction publique, dont, par parenthèse, aucun des écrivains spéciaux qui se sont occupés de pédagogie ne semble avoir soupçonné l’existence.
  35. Composé des citoyens Chénier, Mortier du Parc, Bailly, Gomaire, Sainthorent, Leclerc, Villars, Bérenger et Roger-Martin.
  36. Décret du 7 ventôse an III.
  37. Bréal.