L’Insurrection de 253 d’après une inscription de Miliana récemment découverte

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L’INSURRECTION DE 253

d’après

UNE INSCRIPTION DE MILIANA RÉCEMMENT DÉCOUVERTE

Au cours du mois de septembre 1917, une pluie torrentielle a bouleversé tout le terrain situé immédiatement au-dessus du jardin public de Miliana, et mis à nu, dans le ravin des sources, un socle fruste et pesant, resté sur place, et, posée sur ce socle, une base avec inscription que la Société des Mines du Zaccar, propriétaire du fonds, a eu la générosité d’offrir, par l’intermédiaire de M. Trouche, notaire, au Musée des antiquités algériennes.

Cette base, qui mesure 0 m. 90 de hauteur, 0 m. 51 de largeur et 0 m. 50 d’épaisseur, est taillée dans un bloc de grès friable dont les défauts, très nombreux, compliquent la lecture des inscriptions qu’elle porte, à raison de douze lignes sur sa face antérieure, et de deux lignes, irrégulièrement gravées, dans le haut de sa face latérale gauche.

Les lettres, très négligées, mesurent 0 m. 05 à toutes les lignes.

J’ai déchiffré :

a) face antérieure b) face latérale gauche

Le texte présente plusieurs ligatures :

l. 2 :
= tune dans Fortun[a]e ;
l. 4 :
= te dans at<e>que ;
= te dans incolumitate ;
l. 8 :
= or dans victor ;
l. 10 :
= ae dans Mauretaniae ;

Il contient, en outre, des petites lettres, d’environ un centimètre de haut, intercalées entre les grandes :

l. 3 : l’{{}} u dans salute.

l. 4 : l’ o dans incolumitate.

Enfin, en un cas, il groupe petite et grande lettres en une ligature unique :

l. 4 : = um dans incolumitate.

Néanmoins, il n’offre que deux difficultés de lecture.

À la première ligne de la face a, il manque deux ou trois lettres — et deux plutôt que trois — entre le P qui, visiblement, suit le mot DIIS, et l’ R à demi effacé qui précède la désinence en I S d’un datif pluriel qui, de toute évidence, se rapporte à ce mot. Comme, à mon sens, il convient d’interpréter les boucles qui apparaissent entre le P et l’ R, non comme les traces d’un S et d’un O, mais comme des cassures fortuites d’une pierre rongée de toutes parts, la lecture = Diis p[at]riis paraît s’imposer[1].

J’estime, au contraire, qu’il y a deux lettres espacées au-dessous de la première ligne de la face b, soit un K au-dessous du P, et un I au-dessous du V de cette ligne.

Je crois donc devoir proposer du texte la transcription suivante :

Face a :

Diis P[atr]iis, De|abusque, Fortun[a]e | reduci, pro salute | a[t]que incolumitate | D(omini) n(ostri) im[p(eratoris)] C[a]es(aris) | P(ublii) Licini(i) G[a]llie[n]i, | pii, fel(icis), Aug(usti) | M(arcus) Aurel(ius) Victor, | v(ir) e(gregius), pr(a)eses pro(vinciae) | Mauretaniae | Caesariensis, | protector eius.

Face b :

(Anno) prov(inciae) CCXXIIII | [k(alendis)] i(anuariis).

Ainsi comprise l’inscription présente un réel intérêt historique.

a) Elle enrichit d’un nouveau praeses la série des gouverneurs de Maurétanie Césarienne : M(arcus) Aurel(ius) Victor[2] ; et elle assigne à son gouvernement une date précise : (anno) prov(inciae) CCXXIIII[3], l’année 224 de la province, soit 263 ap. J.-C. Peut-être même, comme la dédicace dont il est l’auteur a été consacrée à l’empereur Gallien, dès le 1er janvier de cette année-là — K(alendis) i(anuariis) [4] — devons-nous penser que M. Aurelius Victor a gouverné la Maurétanie Césarienne au moins deux ans de suite : en 262 et en 263 ap. J.-C.

b) Elle permet d’attribuer au même personnage — dont elle complète, du reste, l’état-civil, par l’adjonction d’un prénom, M(arcus), qu’il ne porte pas ailleurs — la paternité de deux inscriptions, l’une de Rome, l’autre de Bucarest, et de préciser, à l’aide de ce rapprochement, les grandes étapes de sa carrière.

L’inscription de Rome est une dédicace, pleine de louanges, à l’empereur Gallien et à sa femme Salonine :

Gallieno, clementissimo principi, cuius invicta virtus sola pietate superata est, et Saloninae sanctissimae Aug(ustae) Aurelius Victor v(ir) e(gregius) dicatissimus numini maiesiatique eorum[5].

Aurelius Victor y est simplement qualifié de v(ir) e(gregregius) : sans doute, à ce moment, était-il au début d’une carrière procuratorienne dont ce titre, réservé aux chevaliers, est alors l’indice habituel[6].

L’inscription de Bucarest[7] est une fin de dédicace dont nous ignorons à quelle divinité — ou à quel empereur — elle s’adressait, et qui, par le développement de ses sigles, a fourni matière à controverse. M. von Domaszewski l’avait lue : Aur(elius) Vict(or), v(ir) e(gregius), ex p(raeposito), ex v[oto posuit]. Par contre, M. Hirschfeld l’a développée ainsi : Aur(elius) Vict(or), v(ir) e(gregius) ex p(rocuratore), ex v[oto posuit][8].

Si l’on intercale le texte de Miliana entre celui de Rome — antérieur — et celui de Bucarest — postérieur — , l’on n’a plus le choix qu’entre cette dernière interprétation, et une interprétation qui la précise encore davantage : Aur(elius) Vict(or), v(ir) e(gregius), ex p(raeses), ex v[oto posuit]. Et l’on peut fixer les principaux jalons d’un cursus dont la diversité n’exclut pas la logique.

Aurelius Victor a commencé par une des innombrables procuratelles qui composaient ce que nous appellerions aujourd’hui l’administration centrale, et dont le siège était à Rome[9]. C’est alors qu’il y a manifesté — et gravé sur la pierre — son dévouement passionné pour l’empereur Gallien et l’Augusta, Salonine. Matériellement, ce témoignage peut aussi bien dater de la dernière que de la première année de leur règne (253-268)[10]. Moralement, il se place de préférence dans la période où la captivité de Valérien, connue en Italie, pendant l’automne de 260[11], venait de leur remettre l’empire sans partage, peut-être dans les mois qui l’ont immédiatement suivie et où chacun des éloges que renferme la dédicace d’Aurelius Victor prend un sens déterminé et comme la valeur d’une allusion directe. Prince « religieux »[12], Gallien montre sa piété, en suivant, avec Salonine, l’enseignement où Plotin s’efforce de consolider, par la philosophie, l’édifice chancelant du paganisme officiel[13]. Prince « très clément », il a publié cet édit de modération et de tolérance, qui rend aux communautés chrétiennes leur liberté, leurs églises et leurs biens, et au monde, assombri par sept ans de persécutions sanglantes, la paix des consciences[14]. Enfin, mérite qui dépasse tous les autres aux yeux des hommes qu’elle a sauvés, sa valeur militaire — virtus invicia — venait d’arrêter, devant Milan, le flot des Alamans et d’épargner à l’Italie l’horreur inouïe des invasions[15].

Si on la date de 261, la louange qu’Aurelius Victor décerne à ses maîtres devient d’actualité.

De toute façon, c’est aussitôt après qu’elle a reçu sa récompense. En 262, Aurelius Victor a été promu au gouvernement de la province procuratorienne de Maurétanie Césarienne : son zèle dévot ne s’y est pas refroidi, d’ailleurs ; et l’inscription qu’il a fait graver à Miliana (Zuccabor)[16] le 1er janvier 263, est une dédicace aux dieux « pour le salut » de l’empereur Gallien.

Puis — qu’il ait, dans l’intervalle, perdu la faveur de Gallien, ou plutôt que sa disgrâce ait suivi le meurtre de ce prince — nous le retrouvons, simple particulier, en Dacie, soit que cette province ait été son pays d’origine, soit qu’il ait cru bon de s’y réfugier contre les poursuites de ses ennemis. Mais c’est peut-être le cas de répéter avec le poète :

Coelum non animum mutant qui trans mare currunt[17]. Car, si nous n’avons que la fin de l’inscription qu’Aurelius Victor, ancien gouverneur ex p(raeses), a dictée aux lapicides de Bucarest, c’est encore une dédicace — ex v[oto posuit] ; et, si le titre, par malheur, en a disparu, on peut supposer que, sous sa forme primitive et entière, elle visait, comme celle de Miliana, à appeler la faveur des dieux sur l’empereur régnant, que glorifiait déjà celle de Rome. Si bien, dans cette hypothèse, que M. Aurelius Victor, au cours d’une carrière pourtant variée, n’aurait jamais démenti la constance d’une piété inébranlable et d’un loyalisme à toute épreuve.

Résultat plus important encore : l’inscription de Miliana, en date du 1er janvier 263 ap. J. C, dédiée au retour de la Fortune — Fortunae reduci[18] — par un gouverneur de la province de Maurétanie Césarienne, qui s’en intitule le défenseur — protector eius[19] — se réfère évidemment aux troubles qui ont ébranlé l’Afrique au début de la deuxième moitié du IIIe siècle. Elle va nous aider à en déterminer l’extension et la durée, le caractère et les causes.

a) L’ex voto de G. Macrinius Decianus, légat de Numidie, qui contient comme un bref historique de cette insurrection, en limite les mouvements successifs à la Numidie et aux confins de la Numidie[20]. Mais le légat de Numidie n’avait pas à remercier Juppiter des victoires remportées par le procurateur de la province de Maurétanie, et son silence, en ce qui les concerne, n’avait, à l’interpréter correctement, aucune valeur probante.

Bien plus, toutes les tribus qu’il cite comme ayant envahi sa province étaient normalement campées en territoire maurétanien : les Bavares, entre l’Oued el Sahel et l’Oued el Kebir, dans le massif des Babor ; les Quinquagentanei entre Saldae (Bougie) et Rusucurru (Dellys), le Djurjura et la mer ; les Fraxinenses, soit en Grande-Kabylie, si on les identifie comme Berbrugger et Cat avec les Aït-Fraoueen, soit dans le massif des Beni-Abbès, si on adopte sur eux les vues de Masqueray[21]. N’eût-on sur la rébellion de ces indigènes que cet unique document, qu’on en devrait déjà conclure que, répandus en Numidie, ils n’ont pu laisser indemnes et tranquilles les territoires, plus proches, de la Maurétanie Césarienne.

Du reste, de nouveaux témoignages, exhumés de son sol ont bientôt confirmé que l’insurrection s’était portée au Sud du Djurjura et des Bibans. C’est l’ex voto, consacré par le praeses M. Aurelius Vitalis sur l’emplacement anonyme aujourd’hui occupé par le village français de Bertville, aux victoires de deux Augustes[22], lesquels ne peuvent être, à raison de la date[23], que Valérien et Gallien. Ce sont les épitaphes, découvertes dans les nécurpoles d’Auzia (Aumale), et de Q. Gargilius Martialis, le chef d’un détachement de cavaliers maures qui campait sur le territoire de cette ville[24], et de P. Aelius Firmianus qui a commandé, aux mêmes lieux, la même vexillatio[25]. Nous ignorons si ce dernier est mort à la bataille[26]. Mais il n’y a pas de doute pour le précédent. Après avoir capturé et massacré Faraxen[27] le chef des Fraxinenses[28], Gargilius Martialis est tombé à son tour dans un guet-apens des Bavares [29]. Toute la vallée de l’Oued Lekkal a donc été le théâtre de durs combats ; et, à l’encontre des révoltés, la ville forte d’Auzia est devenue, aux mains des gouverneurs de Maurétanie, un centre important de la résistance romaine.

Fut-il le seul où elle ait eu à s’organiser ? Les mots defensori provinciae suae qui figurent sur l’épitaphe de P. Aelius Primianus[30] avaient déjà incliné M. Cagnat à penser le contraire, et à étendre à la Maurétanie tout entière les contre-coups d’une lutte dont l’âpreté s’était fait particulièrement sentir dans la région d’Aumale[31]. De son côté, Héron de Villefosse n’avait pas hésité à lui rapporter l’ex voto, découvert à Altava (Lamoricière) en 1894., où le préfet d’une cohorte qui s’identifie à la Cohors II Sardorum, M. Titius Castorius, se félicite des heureux résultats qu’il avait obtenus — [rebus] prospere gestis[32], — et à conclure que les diverses péripéties s’en étaient déroulées dans « toute la région montagneuse comprise entre Djidjelli et Tlemcen »[33]. Ces hypothèses sont aujourd’hui pleinement vérifiées par notre texte de Miliana : c’est la Maurétanie Césarienne en son entier, et non seulement une contrée de cette province, que son praeses, M. Aurelius Victor, a dû protéger, à main armée, contre les incursions des tribus rebelles : protector eius (provinciae)[34]. Entre Auzia (Aumale) et Altava (Lamoricière), la défense romaine a utilisé la position dominante de Zuccabor (Miliana). D’une frontière à l’autre, de l’Oued el Kebir à la Moulouya, elle a dû faire barrage sur tous les points où les incursions des montagnards menaçaient la colonisation des plateaux et des plaines.

b) Notre nouvelle inscription ne se borne pas, du reste, à nous faire mesurer l’ampleur de ces mouvements insurrectionnels ; elle prolonge, en outre, le temps pendant lequel ils ont jeté le désarroi dans l’Algérie ancienne. Si les textes épigraphiques et littéraires concordaient à en placer le début en 253[35], ils laissaient planer un doute sur le terme que la puissance de Rome leur imposa. Les seuls éléments d’information dont nous disposions à cet égard étaient contenus dans l’épitaphe de Q. Gargilius Martialis et dans la dédicace à Juppiter de Macrinius Decianus. Celle-ci commémore la prise du fameux chef des Fraxineinsescapto famossissimo duce corum [Fraxinensium] [36] — Celle-là y ajoute la nouvelle de sa mise à mort : quod eius [Gargilius Martialis] virtute ac vigilantia Faraxen rebellis cum satellitibus suis fuerit captus et interfectus[37]. Postérieure, par suite, à la précédente, elle est, elle-même, datée du 26 mars 260 ap. J.-C. : VIII Kal(endas) [a]pr(iles) (anno) pr(ovinciae) CCXXI[38]. Mais elle nous laisse ignorer la durée qui s’est écoulée entre la défaite du rebelle et le guet-apens des Bavares qui a coûté la vie à son vainqueur[39]. Tout ce qu’on peut dire du premier de ces deux événements, c’est que l’ex voto qui le mentionne, donnant à G. Macrinius Decianus le titre de légat des deux Augustes, et non celui de légat des trois Augustes, qui, depuis 255, appartenait à ses prédécesseurs[40], cette rédaction, et, sans doute, le fait qu’elle enregistre ont suivi le meurtre du troisième Auguste, Valérien le Jeune, assassiné par Postume au début de 259[41]. Si donc la chute de Faraxen a terminé la campagne des Fraxinenses, il n’en résulte nullement que cette campagne ait clos l’ère des désordres et des rébellions[42]. Bien au contraire, il y a place pour un intervalle de plusieurs mois, d’une année peut-être, entre elle et la rentrée en scène des Bavares ; et rien ne démontre que l’embuscade qu’ils ont tendue à Q. Gargilius Martialis, et où celui-ci succomba, ait été le dernier épisode d’une lutte dont nous ne connaissons plus aucun détail après leur intervention. Par conséquent, si l’on s’en tient aux seuls documents que l’on possédait jusqu’à présent, il est prématuré d’en déduire la conclusion qu’à la fin de 260 l’ordre était rétabli en Afrique[43]. Et si, maintenant, l’on y ajoute les termes de la nouvelle inscription de Miliana, la preuve est faite que la paix n’a régné de nouveau en Maurétanie Césarienne que deux ans plus tard, puisque c’est, au plus tôt[44], le premier de l’an 263, que le praeses de la province, M. Aurelius Victor, a osé rendre grâces aux Dii patrii d’une pacification enfin assurée, et saluer le retour de la Fortune aux aigles impériales : Fortunae reduci.

En groupant toutes les données que nous offrent les documents dont l’inscription de Miliana complète heureusement la série, nous pouvons reconstituer ainsi les différentes phases de cette période troublée :

1. — En 253-254[45], les insurgés emmènent en captivité des Romains de Numidie. Saint Cyprien fait une collecte à Carthage pour subvenir au payement de leur rançon[46].

II. — Août 254 : le procurateur de Maurétanie Césarienne, M. Aurelius Vitalis, et le décurion de l’ala Thracum célèbrent une victoire remportée dans la vallée de l’Oued Lekkal[47].

III. — Février 255 : le chef de la vexillatio des cavaliers maures, originaires de Maurétanie Césarienne, a eu à défendre sa province dans la région d’Aumale[48].

IV. — Après 255[49] : le légat des trois Augustes en Numidie, Veturius Veturianus, élève, à Cuicul (Djemila), un ex voto à Juppiter pour le remercier d’avoir couronné ses armes de succès [50].

V. — En 257 : la cohorte II des Sardes, obtient plusieurs avantages dans la région d’Altava (Lamoricière)[51].

VI. — En 259[52] : C. Macrinius Decianus, légat des deux Augustes en Numidie, remercie les dieux des victoires qu’ils lui ont procurées, dans la région de Milev (Mila) et aux confins de la Numidie et de la Maurétanie, sur les Bavares, les Quinquegentanei, les Fraxinenses[53]. Il signale la capture du chef de ces derniers[54].

VII. — En mars 260 : L. Gargilius Martialis, le commandant de la cavalerie maure, qui avait assuré la capture et l’exécution du chef des Fraxinenses, est tué par surprise dans la région d’Aumale au cours d’un engagement avec les Bavares[55].

VIII. — En 262 : pacification définitive de la Maurétanie Césarienne[56].

c) Ce résumé chronologique fait plus, d’ailleurs, que satisfaire à une simple curiosité d’érudition. Il révèle le vrai caractère de ces soulèvements qui éclatent tantôt en Numidie, tantôt en Maurétanie, tantôt dans les deux provinces ensemble, qui tour à tour naissent, s’apaisent, renaissent dans les mêmes contrées. Il n’y a eu ni guerre proprement dite, ni développement suivi d’un plan de campagne mûrement réfléchi, méthodiquement exécuté. De même que, dans le Maroc contemporain, des harkas successives se forment et se défont contre nous, les tribus indigènes de l’Algérie d’il y a dix-huit cents ans ont prononcé contre les Romains une succession discontinue d’efforts vigoureux, mais incohérents. Elles ont pu former en certaines circonstances de véritables coalitions, ainsi qu’en témoigne l’ex voto de C. Macrinius Decianus[57]. Mais elles n’ont ni obéi à une direction unique, ni visé, à travers toutes ces vicissitudes, une libération systématique et totale. Elles ont simplement conduit au jour le jour des opérations de harcèlement et de razzia. Et toute la question est de savoir pourquoi, devenant à cette époque, et pendant un laps de près de dix ans, générale et chronique, leur turbulence s’est justement manifestée avec cette force et sur autant de points à la fois.

Rappelant une hypothèse émise par Ragot[58], M. Cagnat a exprimé l’opinion qu’il n’était pas « impossible que le mécontentement des chrétiens », dû aux mesures persécutrices prescrites contre eux par Valérien, n’eût alors trouvé « un écho chez les populations de la montagne toujours prêtes à relever la tête »[59]. Si ingénieuse qu’elle soit, cette opinion se heurte, semble-t-il, à l’enchaînement des faits tel qu’il est possible de le renouer aujourd’hui. La persécution de Valérien a commencé en Afrique, en août 257. L’édit de Gallien l’a close dès 260[60]. Or, les troubles l’ont précédée de quatre ans. Ils ont duré au moins deux ans après elle. La chronologie rompt tout lien de cause à effet entre la politique religieuse des empereurs et les révoltes qui ont, au IIIe siècle, désolé le territoire algérien. Que l’on veuille, au contraire, comparer l’état de l’empire à la date à laquelle elles éclatèrent, et l’état de l’empire à la date où elles ont cessé[61], et l’on discernera vite la raison qui les a suscitées. Ébranlé du dehors, sur le Rhin, et en Orient, l’empire de 253 est, en outre, divisé contre lui-même, disputé entre Valérien et Émilien, l’usurpateur originaire d’Afrique[62] dont l’autorité s’est fait reconnaître, au moins localement, en Numidie[63] et en Maurétanie[64]. Autrement solide, apparaît l’empire de 262. En Occident, tout, au moins, les victoires de Gallien sur Ingenuus (258), sur Macrianus et sur Postume (262) l’ont ramené à l’unité. Fortifié sur les Alpes par la défaite des Alamans (261), il oppose à la menace qui lui venait d’Asie, le rempart provisoire d’un état vassal, créé, à Palmyre, au bénéfice d’Odaenath (261). D’où cette conclusion que l’histoire d’Afrique, pendant cette période, a suivi le mouvement général des choses. En 253, c’est la faiblesse de Rome qui a déchaîné les forces berbères : les insurrections qu’elles ont alimentées successivement apparaissent comme la forme régionale de la « crise »[65] qui travaillait l’ensemble de l’empire. De même, le retour à l’ordre et à la fortune dont, le 1er janvier 263, le praeses de Maurétanie Césarienne a remercié les dieux nationaux sur sa dédicace de Miliana, fut conséquence, et, pour ainsi dire, fonction du rétablissement momentané de la situation universelle.

Jérôme CARCOPINO,
Inspecteur-adjoint des Antiquités de l’Algérie.
  1. C. I. L., VIII, 8435. Si l’on n’admet pas le complément proposé, et qu’on veuille tenir pour les restes de lettres les boucles subsistantes — ou plutôt surajoutées — je ne vois guère que l’adjectif p[a]s[to]riis qui puisse s’en accommoder, et donner un sens. Mais il semble trop long pour la lacune à combler.
  2. Face a, ligne 8.
  3. Face b, ligne 1.
  4. Face b, ligne 2.
  5. C. I. L. VI, 1106.
  6. Cf. Hirschfeld, Die kaiserlichen Verwaltungsbeamten, Berlin, 1905, p. 458.
  7. C. I. L., III,' 7596.
  8. Cf. Prosopographia imperii romani, I, p. 218, n° 1315.
  9. Hirschfeld, op. cit., p. 439-441
  10. Cf. C. I. L., VIII, 960.
  11. Cf. Homo, L’Empereur Gallien et la crise de l’Empire romain, dans la Rev. Hist., CXIII, 1913, p. 261.
  12. Denys d’Alexandrie, en 262, ap. Eusèbe, VII, 23.
  13. Porphyre, XII. C’est vers 261-262 que la faveur de Plotin parait avoir été la plus grande. En 263, échoue son projet de Platonopolis. Cf. La Realencyclopadie de Pauly, V, 1755.
  14. Cf. Homo, op. cit., loc. cit., p. 226.
  15. Cf. Ibid., p. 262.
  16. Cf. Gsell, Atlas, XIII, 70.
  17. Hor., Serm., I, 11, 27.
  18. Notre inscription face a, 1, 2 et 3.
  19. Ibid., 1. 12. Cf. C. I. L., VIII, 9045.
  20. C. I. L., VIII, 2815.
  21. Cf. Cagnat, Armée romaine d’Afrique, p. 63.
  22. C. I. L., VIII, 20827.
  23. Ibid. : idus Aug. a. p. CC et XV (= 254 ap. J.-C).
  24. C. I. L., VIII, 9047.
  25. C. I. L., VIII, 9045.
  26. C’est peu probable, étant donné le silence de l’épitaphe sur la cause de sa mort.
  27. C. I. L., VIII, 9047 :… Faraxen captus et interfectus.
  28. Et même leur chef éponyme, cf. Dessau, Inscriptiones selectae, 2767.
  29. C. I. L., VIII, 9047 : insidiis Bavarum. decepto.
  30. C. I. L., VIII, 9045.
  31. Cagnat, op. cit., p. 60.
  32. C. I. L., VIII, 21724.
  33. Héron de Villefosse, C. R. Ac. Inscr., 1895, p. 644.
  34. Notre inscription, face a, 1, 12.
  35. Cf. Cagnat, op. cit., p. 60.
  36. C. I. L., VIII, 2815.
  37. C. I. L., VIII, 9047
  38. Ibid.
  39. Ibid.
  40. Cf. Pallu de Lessert, Fastes, I, p. 447.
  41. Cf. Homo, op. cit., loc. cit., p. 230.
  42. Ainsi que M. Cagnat l’a très justement reconnu, op. cit., p. 64.
  43. En sens contraire, Homo, op. cit., loc. cit., p. 226.
  44. Les sigles K I, habituellement développées en K(alendis) I(anuariiis) (Cagnat, Cours d’épigraphie, p. 437), pourraient à la rigueur se comprendre Ka(lendis) I(uniis) ou K(alendis) I(uliis).
  45. Ce sont les années entre lesquelles P. Monceaux, Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne, II, p. 256, hésite pour dater la lettre en question de saint Cyprien.
  46. Saint Cyprien, Ep. LXII.
  47. C. I. L., VIII, 20827.
  48. C. I. L., VIII, 9045.
  49. Le premier document où Valérien le Jeune figure comme Auguste est daté du 17 novembre 255 (Cod. Just., II. 4, 11).
  50. Albert Ballu, Rapport annuel…, 1915 (1914), p. 34 : Iovi optimo maximo, Iunoni reg(inae), | Miner(vae) Aug(ustae) et ceteris diis | deab(usq(ue) imm(ortalibus), | Veturius Veturianus v(ir | c(larissimus) leg(atus) Auggg. pr(o)pr(aetore), proco(n)s(uli) Siciliae | rebus in pr(ovincia) Numidia | prospere gestis.
  51. C. I. L., VIII, 21724.
  52. Cf. supra, p. 461.
  53. C. I. L., VIII, 2615.
  54. Ibid.
  55. C. I. L., VIII, 9047.
  56. Notre inscription.
  57. C. I. L., VIII, 6215 : Bavaribus qui adunatis… regibus in prov(inciam) Numidiam inruperant
  58. Ragot, Rec. de Constantine, XVII, 1875, p. 210. En sens contraire, Pallu de Lessert, Fastes, I, p. 451.
  59. Cagnat, op. cit., p. 65.
  60. Monceaux, op. cit., II, p. 24.
  61. J’emprunte les éléments de cette comparaison au mémoire précité de M. Homo.
  62. Aurel. Victor, De Caes., XXXI.
  63. Année Épigraphique, 1911, n° 104.
  64. C. I. L., VIII, 21829.
  65. C’est le mot employé par M. Homo dans le titre même de son mémoire.