L’Internationale, documents et souvenirs/Tome I/II,14

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L’INTERNATIONALE - Tome I
Deuxième partie
Chapitre XIV
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XIV.


Bakounine à Locarno (novembre-mars) ; la traduction du Kapital ; retour de Netchaief (Janvier). La « Communication privée » du Conseil général de Londres (1er janvier 1870). Démission de la rédaction de l’Égalité (3 janvier) ; Outine et Wæhry s'emparent du journal. La situation à Paris ; journée du 12 janvier. Robin quitte Genève pour Paris (février). Poursuites contre Netchaïef ; articles du Progrès (5 et 19 février, 5 mars). Les rapports deviennent tendus entre Genève et les Montagnes. Bakounine se rend à Genève pour les affaires russes (12 mars). Assemblée de Lyon (13 mars). Convocation du Congrès romand pour le 4 avril à la Chaux-de-Fonds ; on se prépare de part et d'autre à la lutte. La Confidentielle Mittheilung de Marx (26 mars). Dernier article du Progrès (2 avril).


En quittant Genève, Bakounine s'était rendu à Lugano ; mais comme Mazzini séjournait dans cette ville, les réfugiés italiens de son entourage engagèrent Bakounine à se fixer de préférence à Locarno : il suivit ce conseil, et loua, pour le prix de cinquante-cinq francs par mois (lettre à Ogaref), un appartement meublé dans la maison de la veuve Teresa Pedrazzini. Ainsi qu'on l'a vu par la lettre qu'il m'avait écrite le 3 octobre, il ne voulait pas qu'on sût où il était, et il ne donna son adresse qu'à de rares amis. Depuis le refroidissement qui s'était produit dans ses rapports avec la princesse Obolensky, c'est-à-dire depuis la dissolution de l'ancienne Fraternité internationale, il lui avait fallu se préoccuper de se créer des moyens d'existence : par l'intermédiaire d'un jeune Russe qui habitait l'Allemagne et que j'appellerai Lioubavine[1], il fut mis en relations, dans l'automne de 1869, avec un éditeur juif de Saint-Pétersbourg, Poliakof, qui le chargea de faire une traduction russe du livre de Karl Marx, Das Kapital ; le prix de cette traduction fut fixé à neuf cents roubles, dont Bakounine reçut le tiers d'avance[2].

À ce moment, Bakounine était encore censé être en bons termes avec Marx. Celui-ci, lors de l'apparition de son livre, en 1867, lui avait fait hommage d'un exemplaire ; et Bakounine a raconté lui-même à ce sujet la petite anecdote que voici :


Pendant le Congrès de la paix, à Genève, le vieux communiste Philippe Becker, comme Marx l'un des fondateurs de l'Internationale, et son ami, toutefois à la manière allemande, c'est-à-dire ne demandant pas mieux que d'en dire pis que pendre quand il peut le faire sans se compromettre, me remit de la part de Marx le premier volume, le seul qui ait paru jusqu'à présent, d'un ouvrage excessivement important, savant, profond, quoique un peu abstrait, intitulé Le Capital. À cette occasion, je commis une faute énorme : j'oubliai d'écrire à Marx pour le remercier. Quelques mois plus tard...[3]


Le manuscrit s'interrompt malheureusement ici. Mais un autre manuscrit, un projet de lettre au socialiste espagnol Anselmo Lorenzo, du 7 mai 1872, qui contient la même historiette, en donne la fin :


À cette époque, j'ai commis une grande faute. Je ne me suis pas empressé de l'en remercier, et de lui faire mes compliments de cet ouvrage vraiment remarquable. Le vieux Philippe Becker, qui le connaît de longue date, ayant appris que j'avais commis cet oubli, me dit alors : « Comment, tu ne lui as pas encore écrit ! Eh bien, Marx ne te le pardonnera jamais. » Je ne crois pas pourtant que ç'ait été la cause de la reprise des hostilités par Marx et les marxistes contre moi. Il y a une autre cause plus sérieuse, toute de principe, mais qui, en se confondant avec les anciennes causes personnelles, a donné naissance à l'ignoble persécution dont je suis aujourd'hui l'objet de leur part[4].


Bakounine était rentré en correspondance avec Joukovsky (lettre du 23 novembre), qui venait de se fixer à Genève, et à propos duquel il avait écrit à Ogaref (le 16 novembre) : « Cet homme a un cœur d'or, plein d'affection et de dévouement... Il manque de caractère, c'est vrai... Fais en sorte de le rallier à nous : ce sera utile, et c'est très possible. Pour cela, sans jamais lui confier de grand secret, fais-lui part de quelque chose de peu d'importance réelle, mais qui en ait l'apparence, comme, par exemple, que je me trouve actuellement à Locarno ; confie-lui ce secret en lui disant que je t'ai autorisé à le lui communiquer, mais en le priant de n'en souffler mot à personne, à part sa femme Adia[5] » Par les lettres de Bakounine à Joukovsky, on a quelques détails sur la traduction du livre de Marx : les débuts furent pénibles ; dans les premiers temps, Bakounine ne pouvait pas traduire plus de trois pages par jour ; il réussit ensuite à en traduire cinq, et il espérait arriver à dix ; l'ouvrage entier, pensait-il, pourrait être fini en quatre mois (lettre du 16 décembre). Mme  Joukovsky devait recopier le manuscrit de la traduction ; mais cette idée fut ensuite abandonnée (lettre du 3 janvier 1870), et Bakounine s'appliqua à rendre une copie inutile en évitant les ratures. « Je traduis maintenant beaucoup et vite, » écrivait-il le 7 janvier.

Le motif du mystère dont Bakounine s'entourait à Locarno était d'ordre exclusivement privé. En 1868, pendant qu'il habitait Clarens, sa femme était accouchée d'un fils[6] dont la naissance, pour des raisons que je n'ai pas à expliquer ici, avait d'abord été tenue cachée. Dans l'été de 1869, Mme  Bakounine écrivit d'Italie (où elle s'était rendue en avril) à son mari pour lui annoncer une seconde grossesse : c'est pour cette raison qu'il prit la résolution de transporter ses pénates loin de Genève (il hésita quelque temps entre Turin et la Suisse italienne). Dans sa première lettre à Joukovsky (23 novembre), il dit : « J'ai prié Ogaref de te remettre cette lettre, et de te dire en même temps, comme un grand secret pour tout le monde excepté Adia, et surtout pour le poulailler politique d'Outine, que je suis à Locarno, où j'attends à présent Antonie et où je veux rester avec les enfants, celui qui est né l'an dernier et celui qui doit naître bientôt[7]. Je resterai à Locarno tout l'hiver, au moins. »

En janvier 1870, Netchaïef, revenu de Russie à Genève, où il se donnait comme le représentant du Comité révolutionnaire russe, fut invité par Bakounine (lettre du 12 janvier) à venir à Locarno : il s'y rendit, et, trouvant Bakounine occupé à traduire le livre de Marx, le pressa d'abandonner ce travail pour se consacrer tout entier à la propagande révolutionnaire en Russie ; il se faisait fort de trouver quelqu'un qui, pour le reste du prix convenu, achèverait la traduction en place de Bakounine. Joukovsky, mis au courant du projet de Netchaïef, proposa de se charger lui-même de terminer la traduction avec quelques amis, à la condition qu'elle serait revue par Bakounine ; mais cette offre ne fut pas acceptée ; Bakounine, s'en remettant à la promesse de Netchaïef d'arranger l'affaire, ne s'occupa plus que de la propagande russe, et ne voulut plus entendre parler de la traduction. Or, Netchaïef abusa indignement de la confiance de Bakounine : à l'insu de celui-ci, il écrivit à Lioubavine, au commencement de mars, une lettre où, au nom du Comité révolutionnaire russe, il lui annonçait que Bakounine avait été mis en réquisition par le Comité, et que par conséquent il n'achèverait pas la traduction commencée, ajoutant, paraît-il, une menace pour le cas où Poliakof ferait quelque réclamation[8]. Cet acte éminemment « révolutionnaire » parvint à la connaissance de Bakounine par une lettre de Lioubavine, qui lui écrivit pour se plaindre, en qualifiant le procédé d'escroquerie. Aussitôt Bakounine protesta par écrit auprès de Netchaïef, à deux reprises : les deux lettres de Bakounine ont été vues en 1872, après l'arrestation de Netchaïef à Zurich, par R. S., qui était allé de Zurich à Paris pour brûler les papiers laissés là par Netchaïef dans une malle[9].

À propos du Kapital, j'ajouterai que c'est à ce moment, dans les premiers mois de 1870, que je lus le livre de Marx. Joukovsky, lors d'une visite qu'il me fit à Neuchâtel, avait apporté sous son bras le gros volume, qu'il était en train d'essayer de lire, — assez péniblement, car il savait fort peu l'allemand. Je lui demandai s'il voudrait me le prêter : ce à quoi il répondit avec empressement qu'il m'en faisait cadeau de grand cœur, attendu que c'était un bouquin assommant, et que d'ailleurs il n'en avait plus besoin[10]. Je m'empressai de profiter de l'aubaine, et je lus consciencieusement le livre que Bakounine, dans une lettre à Herzen (4 janvier 1870), appelait la « métaphysique économique de Marx ». Lorsque j'eus achevé ma lecture, l'idée me vint d'analyser ce remarquable ouvrage, que personne ne connaissait encore en France, dans un article que j'espérais faire accueillir par quelque revue de Paris. J'étais si éloigné de croire que Marx pût nourrir à notre égard des sentiments d 'hostilité, que mon intention était, une fois mon analyse achevée, de la lui soumettre en manuscrit, pour obtenir son approbation et être bien sûr que j'aurais fidèlement rendu sa pensée. Bakounine, à qui j'avais fait part de mon projet, m'avait encouragé à l'exécuter. Les événements qui suivirent le Congrès de la Chaux-de-Fonds (avril 1870) me firent ajourner la rédaction de mon article, et bientôt après je renonçai tout à fait à l'écrire, la guerre franco-allemande et la Commune ayant changé le cours de mes idées.


Cependant, à Londres, Marx s'était ému des articles de Robin dans l’Égalité, articles qu'il attribuait à l'inspiration de Bakounine. Il crut y voir l'intention arrêtée d'attaquer le Conseil général, et, associant dans son esprit le Progrès du Locle et le Travail de Paris à la campagne qu'il croyait entreprise contre lui, il se persuada qu'il y avait là quelque plan machiavélique. Le Conseil général, dans sa séance du 1er janvier 1870, fut saisi de l'affaire, et vota des résolutions que les secrétaires du Conseil pour les différents pays furent chargés de transmettre à leurs correspondants, sous le titre de « Communication privée ». Ce document resta inconnu de nous : le Comité fédéral romand, qui l'avait reçu, le garda pour lui[11], et nous n'en apprîmes l'existence qu'en 1872, par la mention qui qui en fut faite dans le célèbre pamphlet que son rédacteur Marx intitula Les prétendues scissions dans l'Internationale.

Je donne ci-dessous in-extenso cette pièce (sortie de la plume de Marx, comme je le montrerai plus loin), en la retraduisant en français d'après la traduction allemande, sauf pour les passages cités en français par Testut, par Les prétendues scissions, ou par Nettlau. Je place entre crochets les parties retraduites de l'allemand.


[Le Conseil général au Comité fédéral de la Suisse romande,
à Genève.


Dans sa séance extraordinaire du 1er janvier 1870, le Conseil général a résolu ce qui suit : ]

I. Nous lisons dans l’Égalité, numéro du 11 décembre 1869 :

« Il est certain que le Conseil général néglige des choses extrêmement importantes. Nous lui l'appelons ses obligations avec l'article premier du règlement : « Le Conseil général est obligé d'exécuter les résolutions des Congrès »... Nous aurions assez de questions à poser au Conseil général, pour que ses réponses constituent un assez long bulletin. Elles viendront plus tard... En attendant, etc. » Le Conseil général ne connaît pas d'article, soit dans les statuts, soit dans les règlements, qui l'obligeât d'entrer en correspondance ou en polémique avec l’Égalité, ou de faire des « réponses aux questions » des journaux. Ce n'est que le Comité fédéral de Genève qui, vis-à-vis du Conseil général, représente les branches de la Suisse romande. Lorsque le Comité fédéral romand nous adressera des demandes ou des réprimandes par la seule voie légitime, c'est-à-dire par son secrétaire, le Conseil général sera toujours prêt à y répondre. Mais le Comité fédéral romand n'a le droit ni d'abdiquer ses fonctions entre les mains des rédacteurs de l’Égalité et du Progrès, ni de laisser ces journaux usurper ses fonctions. Généralement parlant, la correspondance administrative du Conseil général avec les comités nationaux et locaux ne pourrait pas être publiée sans porter un grand préjudice à l'intérêt général de l'Association. Donc, si les autres organes de l'Internationale imitaient le Progrès et l’Égalité, le Conseil général se trouverait placé dans l'alternative, ou de se discréditer devant le public en se taisant, ou de violer ses devoirs en répondant publiquement. L’Égalité s'est jointe au Progrès pour inviter le Travail (journal parisien) à attaquer de son côté le Conseil général[12]. C'est presque une Ligue du bien public[13].

[2. Si nous admettons que les questions posées par l’Égalité émanent du Comité fédéral romand, nous voulons y répondre, mais sous la réserve que des questions de ce genre ne nous seront plus posées de cette manière.

3. La question du bulletin.

Dans les résolutions du Congrès de Lausanne[14] qui ont été incorporées dans le Règlement, il est prescrit que les comités nationaux enverront au Conseil général des documents sur le mouvement prolétaire, et qu'ensuite le Conseil général publiera un bulletin en plusieurs langues, « aussi souvent que ses moyens le lui permettront ».

L'obligation du Conseil général était par conséquent liée à des conditions qui n'ont jamais été remplies. Même l'enquête statistique, que les statuts prescrivent, qui a été décidée par plusieurs Congrès généraux successifs et demandée chaque année par le Conseil général, n'a jamais été mise à exécution.] Quant aux moyens, le Conseil général aurait déjà depuis longtemps cessé d'exister, sans les contributions régionales de l'Angleterre et les sacrifices personnels de ses membres[15].

[Ainsi le règlement que le Congrès de Lausanne avait adopté est resté lettre morte.

En ce qui concerne le Congrès de Bâle, il n'a pas discuté l'exécution d'une décision existante, mais seulement l'opportunité d'un bulletin à créer, et n'a point pris de décision à ce sujet.

Au reste, le Conseil général croit que le but primitif d'un bulletin public édité par lui est aujourd'hui complètement rempli par les divers organes de l'Internationale, qui sont publiés en différentes langues et font l'échange les uns avec les autres. Il serait absurde de vouloir atteindre par des bulletins coûteux ce qui est déjà réalisé sans dépenses[16]. D'un autre côté, un bulletin qui publierait des choses qui ne sont pas traitées dans les organes de l'Internationale ne servirait] qu'à admettre nos ennemis dans les coulisses[17].

[4. La question de la séparation du Conseil général du Conseil régional pour l'Angleterre.

Longtemps avant la fondation de l’Égalité cette proposition a été faite périodiquement au sein du Conseil général lui-même par un ou deux de ses membres anglais. On l'a toujours rejetée presque unanimement.]

Quoique l'initiative révolutionnaire doive probablement partir de la France, l'Angleterre seule peut servir de levier pour une révolution sérieusement économique. C'est le seul pays où il n'y ait plus de paysans et où la propriété foncière est concentrée en peu de mains ; c'est le seul pays où la forme capitaliste, c'est-à-dire le travail combiné sur une grande échelle sous des maîtres capitalistes, s'est emparée de toute la production ; c'est le seul pays où la grande majorité de la population consiste en ouvriers salariés (Wage labourers) ; c'est le seul pays où la lutte des classes et l'organisation de la classe ouvrière par les Trades Unions ont acquis un certain degré de maturité et d'universalité. À cause de sa domination sur le marché du monde, c'est le seul pays où chaque changement dans les faits économiques doit immédiatement réagir sur tout le monde. Si le landlordisme et le capitalisme ont leur siège dans ce pays, par contrecoup les conditions matérielles de leur destruction y sont plus mûries. Le Conseil général étant placé dans la position heureuse d'avoir la main sur ce grand levier de la révolution prolétaire, quelle folie, nous dirions presque quel crime, de le laisser tomber entre des mains purement anglaises ! Les Anglais ont toute la matière nécessaire à la révolution sociale ; ce qui leur manque, c'est l'esprit généralisateur et la passion révolutionnaire : c'est seulement le Conseil général qui peut y suppléer, qui peut ainsi accélérer le mouvement vraiment révolutionnaire dans ce pays, et par conséquent partout. Les grands effets que nous avons déjà produits dans ce sens sont attestés par les journaux les plus intelligents et les plus accrédités auprès des classes dominantes[18], [comme par exemple la Pall Mall Gazette, la Saturday Review, le Spectator et la Fortnightly Review, sans compter les membres dits « radicaux » de la Chambre des communes et de la Chambre des lords, qui il y a peu de temps encore exerçaient une grande influence sur les chefs du mouvement ouvrier anglais.] Ils nous accusent publiquement d'avoir empoisonné et presque éteint l'esprit anglais de la classe ouvrière et de l'avoir poussée dans le socialisme révolutionnaire[19]. [L'unique méthode pour opérer ce changement consiste en ce que nous agissions comme Conseil général de l'Association internationale.] Comme Conseil général nous pouvons initier des mesures (comme par exemple la fondation de la Land and Labour League), qui plus tard se produisent dans l'exécution devant le public comme des mouvements spontanés de la classe ouvrière anglaise[20].

Si l'on séparait le Conseil général d'avec le Conseil régional pour l'Angleterre, quels en seraient les effets immédiats ? Placé entre le Conseil général de l'Internationale et le Conseil général des Trades Unions, le Conseil régional n'aurait aucune autorité[21], et le Conseil général perdrait le maniement du grand levier. Si à l'action sérieuse et souterraine[22] nous eussions substitué l'éclat des tréteaux, nous aurions peut-être commis la faute de répondre publiquement à la question que nous pose l’Égalité relativement à cette séparation[23] [, en disant « pourquoi le Conseil général s'impose ce cumul de fonctions si fâcheux »]. L'Angleterre ne doit pas être simplement traitée comme un pays auprès des autres pays : elle doit être traitée comme la métropole du capital[24].

[5. Question sur les résolutions du Conseil général au sujet de l'amnistie irlandaise.

Si l'Angleterre est le boulevard du landlordisme et du capitalisme européen,] le seul point où l'on puisse frapper le grand coup contre l'Angleterre officielle, c'est l'Irlande[25].

[D'abord, l'Irlande est le boulevard du landlordisme anglais. S'il tombe en Irlande, il faut qu'il tonbe aussi en Angleterre.] En Irlande, l'opération est cent fois plus facile, parce que la lutte économique y est concentrée uniquement sur la propriété foncière[26] [parce que cette lutte y est en même temps une lutte nationale], et parce que le peuple y est plus révolutionnaire et plus exaspéré qu'en Angleterre[27]. [Le landlordisme en Irlande n'est maintenu que par l'armée anglaise. À l'instant même où l'union forcée entre les deux pays cessera, une révolution sociale, quoique dans des formes vieillies, éclatera en Irlande. Le landlordisme anglais ne perdra pas seulement une grande source de ses revenus, mais aussi sa plus grande force morale, celle d'être le représentant de la domination de l'Angleterre sur l'Irlande. D'un autre côté, le prolétariat anglais rend ses landlords invulnérables en Angleterre même, aussi longtemps qu'il maintient leur puissance en Irlande[28]

L'Irlande est pour le gouvernement anglais le seul prétexte pour entretenir une grande armée permanente, qui, lorsqu'il est nécessaire, est lâchée contre les ouvriers anglais, ainsi qu'on l'a vu, après s'être transformée en Irlande en une soldatesque. Enfin l'Angleterre nous montre aujourd'hui ce que l'ancienne Rome nous a montré sur une échelle colossale. Le peuple qui en tient un autre sous le joug forge ses propres chaînes.]

La position de l'Association internationale vis-à-vis de la question irlandaise est donc très nette ; notre premier besoin est de pousser la révolution en Angleterre : à cet effet, il faut frapper le grand coup en Irlande[29].

[Les résolutions du Conseil général sur l'amnistie irlandaise doivent servir d'introduction à d'autres résolutions qui déclarent que, abstraction faite de toute justice internationale, c'est une condition préalable de l'émancipation de la classe ouvrière anglaise que de transformer l'union forcée actuelle — c'est-à-dire l'esclavage de l'Irlande — en une alliance égale et libre, si la chose est possible ; en une séparation complète, s'il le faut.

Enfin, les doctrines de l’Égalité et du Progrès] sur la connexion ou plutôt la non connexion entre le mouvement social et le mouvement politique n'ont jamais, à ce que nous sachions, été canonisées par aucun de nos Congrès. Elles sont contraires à nos statuts. On y lit : « That the economical émancipation of the working classes is therefore the great end to which every political movement ought to be subordinate as a means » (« Que l'émancipation économique des classes laborieuses est dorénavant la grande fin à laquelle tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen »). Ces mots as a means (« comme moyen ») ont été supprimés dans la traduction française faite en 1864 par le Comité de Paris. Interpellé par le Conseil général, le Comité de Paris s'excusa par les misères de sa situation politique[30]. Il y a d'autres mutilations des textes authentiques. Le premier considérant des statuts est ainsi conçu : « The struggle for the émancipation of the working class means... the struggle for equal rights and duties and the abolition of all class rule » (« Le combat pour l'émancipation de la classe ouvrière signifie... le combat pour les droits et les devoirs égaux et l'abolition de tout régime de classe ») ; la traduction parisienne reproduit « les droits et les devoirs égaux », c'est-à-dire la phrase générale, qui se trouve à peu près dans tous les manifestes démocratiques depuis un siècle, et qui a un sens différent dans la bouche des différentes classes, mais elle supprime la chose concrète, « the abolition of all class rule » (l'abolition des classes). Encore dans le deuxième considérant des statuts on lit : « That the economical subjection of the man of labour to the monopolizer of the means of labour, that is the sources of life » (« Que l'assujettissement économique du travailleur au monopolisateur des moyens du travail, c'est-à-dire des sources de la vie »). La traduction parisienne met « capital » au lieu de « means of labour, that is the sources of life », expression qui inclut la terre aussi bien que les autres moyens de travail[31]. Du reste le texte primitif et authentique a été restauré dans la traduction française publiée à Bruxelles par la Rive gauche en 1866[32].

[6. Question Liebknecht-Schweitzer.

L’Égalité dit : « Ces deux groupes appartiennent à l'Internationale ». C'est faux. Le groupe des socialistes d'Eisenach (que le Progrès et l’Égalité voudraient transformer en un groupe du citoyen Liebknecht) appartient à l'Internationale ; le groupe de Schweitzer ne lui appartient pas. Schweitzer lui-même a expliqué en détail dans son journal le Sozial-Demokrat pourquoi l'organisation lassallienne ne pouvait pas s'affilier à l'Internationale sans s'anéantir. Il dit la vérité sans le savoir. Une organisation artificielle se trouve en opposition avec l'organisation réelle de la classe ouvrière.

Le Progrès et l’Égalité ont invité le Conseil général à exprimer publiquement son opinion sur les querelles personnelles entre Liebknecht et Schweitzer. Comme le citoyen J.-Ph. Becker (qui est calomnié dans le journal de Schweitzer de la même façon que Liebknecht) est un des membres du Comité de rédaction de l’Égalité, il paraît vraiment bien singulier que ses rédacteurs ne soient pas mieux renseignés sur les faits[33]. Ils devraient savoir que Liebknecht a invité publiquement Schweitzer, dans le Demokratisches Wochenblatt, à prendre le Conseil général comme arbitre de leurs querelles, et que Schweitzer a non moins publiquement refusé de reconnaître l'autorité du Conseil général.

Le Conseil général n'a rien négligé pour mettre fin à ce scandale.] Il a chargé son secrétaire pour l'Allemagne de correspondre avec Schweitzer, ce qui a été fait pendant deux années entières ; mais toutes les tentatives du Conseil ont échoué grâce à la résolution bien prise par Schweitzer de conserver à tout prix, avec l'organisation de secte, son pouvoir autocrate. C'est au Conseil général à déterminer le moment favorable où son intervention publique dans cette querelle sera plus utile que nuisible[34].

[Pour être communiqué à tous les comités de l'Association internationale des travailleurs.

(Signé) G. Eccarius, secrétaire.

H. Jung, secrétaire pour la Suisse.

Londres, 16 janvier 1870.]


Au moment où le Conseil général adressait aux divers comités, le 16 janvier 1870, sa « Communication privée » du 1er janvier, Robin et Perron, de leur côté, dans leur zèle intempestif, prenaient l’initiative d’une démarche encore plus maladroite que ne l’avaient été les articles de l’Égalité. Ils rédigèrent — ou plutôt Robin rédigea, car je crois qu’il fut seul à tenir la plume — une sorte de pétition au Conseil général, qu’ils eurent l’idée de faire signer à un certain nombre de membres de l’Internationale, délégués au Congrès de Bâle, pour l’envoyer ensuite à Londres. Je ne me rappelle pas dans quels termes cette pièce était conçue. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ils me la communiquèrent en me demandant ma signature, que j’eus la faiblesse de leur donner. Ils la communiquèrent également, entre autres, à Sentiñon à Barcelone et à Bakounine à Locarno. Sentiñon et Bakounine signèrent, et Sentiñon envoya ensuite le document à Varlin, à Paris. On lit à ce sujet ce qui suit, dans l’acte d’accusation contre les trente-huit membres de l’Internationale parisienne inculpés d’avoir fait partie d’une société secrète : « Sentiñon, de Barcelone (Espagne), l’un des délégués au Congrès de Bâle, transmet à Varlin, le premier février, une pièce qu’il a reçue de Genève, et qu’il prie ce dernier de renvoyer, après qu’elle aura été signée par les membres de l’Internationale à Paris, à Richard, qui la fera lui-même parvenir à Genève. C’est une pétition au Conseil général pour obtenir qu’il resserre ses liens avec l’Association par des communications fréquentes et régulières[35]. » Dans la lettre qu’il écrivait à Varlin en lui transmettant ce document, Sentiñon disait : « À vous, qui suivez sans nul doute le mouvement actuel de la France, ferons-nous encore remarquer que les événements les plus graves peuvent surgir d’un jour à l’autre, et qu’il est extrêmement funeste que le Conseil général ne soit pas depuis longtemps en correspondance active avec ceux qui se trouveront à la tête du mouvement révolutionnaire[36] ? » Je crois me souvenir que Varlin adressa — comme Bakounine m’en avait adressé à moi-même — des observations à Robin sur l’inopportunité de la démarche proposée, observations à la suite desquelles les auteurs de la pétition renoncèrent à la faire parvenir à Londres. Dans le Mémoire sur l’Alliance dont j’ai cité déjà divers passages, Bakounine rappelle ce petit incident, et voici ce qu’il en dit :


Vous souvenez-vous de cette fameuse protestation contre la ligne de conduite et contre les préoccupations exclusivement anglaises du Conseil général, qui avait été rédigée par Robin et par Perron et qu’ils avaient envoyée à l’acceptation des Montagnes, de l’Italie, de l’Espagne, Elle me fut également envoyée. Y trouvant leur nom et le nom de Guillaume, je la signai pour ne point me séparer de mes amis, et pour ne point décliner la solidarité qui me liait à eux ; mais, tout en la signant, j’écrivis à Guillaume tout ce que j’en pensais. C’était, selon moi, une protestation injuste d’un côté, et de l’autre impolitique et absurde. Ce fut bien heureux pour nous tous que cette protestation, déjà signée par les Espagnols et les Italiens, ait été enterrée, car, si elle avait vu le jour, c’est alors qu’on aurait crié contre nous et qu’on nous aurait accusés d’intrigues[37].


Ainsi Bakounine, bien loin d'avoir été l'inspirateur de Robin, l'avait désapprouvé ; et, pendant ce temps Marx, abusé par ses soupçons et sa haine, se préparait à dénoncer à ses amis d'Allemagne le grand complot du Russe Bakounine contre l'Internationale !


En recevant le numéro 2 de l’Égalité (8 janvier 1870), nous y lûmes avec stupeur un avis signé du président et du secrétaire du Comité fédéral romand, ainsi conçu :

« Par suite de la démission de sept membres du Conseil de rédaction, le Comité fédéral, de concert avec le Comité cantonal de Genève, a pris les mesures nécessaires pour aider dans leur tâche les membres restants de la rédaction, afin que notre journal ne subisse aucune interruption jusqu'au Congrès du mois d'avril. Le Comité fera connaître aux Sections en temps et lieu les circonstances qui nous ont amenés à prendre cette résolution. »

Que s'était-il donc passé ? Presque rien : un incident ridicule, qui, par la maladresse insigne et la nervosité de Robin, se trouva brusquement transformé en un désastre aussi inattendu qu'irréparable. Voici comment Robin lui-même a raconté la chose dans un « Mémoire justificatif » rédigé en 1872 :

« La guerre éclata à propos d'une note sur la bibliothèque tenue fermée depuis trois mois et demi sous prétexte de réparations qu'on n'y faisait pas[38]. Un pauvre homme aigri par une maladie cruelle[39], qui faisait à la fois partie de la commission de la bibliothèque et du Conseil de rédaction, vint à ce dernier nous insulter de façon que nous dûmes le mettre en demeure de donner sa démission sous menace de donner la nôtre en masse. Il refusa, nous nous retirâmes ; le Comité fédéral se réjouit de la victoire remportée par son habileté en intrigues. »

En effet, l'on vit cette chose incroyable : la majorité du Conseil de rédaction, sept membres sur neuf, au lieu de continuer à « maintenir la marche imprimée au journal », comme elle venait d'en prendre l'engagement par la déclaration publiée dans le numéro du 1er janvier, annonça qu'elle se retirait et qu'elle cédait la place à Wæhry, parce que celui-ci prétendait continuer à rester membre du Conseil, — où la présence de ce « pauvre homme » ne pouvait faire aucun mal. Ils étaient sept contre un, (Paillard ne comptait pas), et les sept battirent en retraite, laissant le grotesque fantoche maître du champ de bataille ! Voici la lettre qu'ils adressèrent, non pas au Comité fédéral, non pas aux Sections, mais — comble de ridicule — à Wæhry lui-même, pour abdiquer entre ses mains :


« À Monsieur Wæhry, à Genève.

« Monsieur, En présence de votre refus de cesser d'assister aux séances de la commission de rédaction, nous vous donnons notre démission de membres de cette commission.

« Genève, le 3 janvier 1870.

« Charles Perron, Paul Robin, Guilmeaux, Jules Dutoit, A. Lindegger, J.-Ph Becker, Pinier. »


Wæhry, enchanté, accepta la démission de ses collègues : il allait enfin pouvoir faire imprimer dans le journal sa prose que jusque-là le Conseil de rédaction avait toujours refusé d'insérer ! De son côté, le Comité fédéral romand, auquel l'article 30 des statuts fédéraux attribuait la « surveillance morale » du journal, « prit les mesures nécessaires », c'est-à-dire adjoignit à Wæhry et à F. Paillard, (les deux membres restants du Conseil) Outine, qui se trouvait par cette chance inespérée au comble de ses vœux. J.-Ph. Becker, qui avait signé la lettre de démission du 3 janvier, voyant la tournure que prenaient les choses, changea son fusil d’épaule, et devint, lui aussi, le collaborateur de Wæhry. Qui fut penaud ? Robin, qui n’avait point prévu un semblable dénouement. C’est ainsi qu’en un tour de main la coterie escamota l’Égalité, si étourdiment livrée à la réaction genevoise par ceux à qui la Fédération romande en avait confié la garde.

Les Sections du Jura ne comprirent pas d’abord ce qui s’était passé à Genève, tant l’événement était imprévu et hors de proportion avec les causes infinies qui l’avaient produit. Une circulaire signée de Perron fut envoyée aux Sections par les membres démissionnaires du Conseil de rédaction, pour leur dire les motifs de leur acte ; le Comité fédéral, de son côté, adressa aussi aux Sections une circulaire sur le même sujet. Je ne possède plus ces deux documents ; du reste ce qui précède a suffisamment expliqué la nature du conflit, sans qu’il soit besoin d’entrer dans de plus grands détails. De part et d’autre, on se réserva pour le Congrès fédéral romand, qui devait s’ouvrir à la Chaux-de-Fonds le 4 avril, et auquel il appartiendrait de prononcer sur le conflit.

Le Progrès voulut rester neutre et conciliant autant que possible. Tout en continuant à publier le rapport du Conseil général de Londres, il accueillit des articles de Robin ( « La liberté et la solidarité », 8 janvier ; « Où sont les voleurs », 15 janvier ; « De l’éducation des enfants », 22 janvier) ; et il commença la publication du long travail que J.-Ph. Becker avait écrit (en allemand) sur ma demande[40] et que j’avais traduit en français, intitulé M. de Schweitzer (15  janvier-5 mars). La rédaction du Progrès disait, à propos de ce travail, qu’il contenait « sur le dictateur de l’Association générale des ouvriers allemands des renseignements dont nous nous portons garants d’une manière absolue, et qui nous sont fournis par un socialiste bien connu en Allemagne ». J’avais en la loyauté de Becker une confiance qui me fit accepter tout ce qu’il avait jugé à propos d’écrire contre Schweitzer ; et c’est ainsi que le Progrès imprima les phrases suivantes : « On ne pouvait attendre aucune adhésion sérieuse à l’Internationale de la part d’un homme qui avait consenti, dans un intérêt personnel, à se faire l’agent de Bismarck et du parti féodal… Le dictateur avait envoyé à ses frais à Eisenach quelques centaines de ses fidèles, avec ordre d’empêcher les délibérations du Congrès et au besoin de le dissoudre par la force. Où Schweitzer avait-il trouvé l’argent nécessaire pour solder cette armée ? l’énigme serait insoluble, si l’on ne connaissait pas les relations du dictateur avec Bismarck… Le gouvernement prussien se trouvait placé, en face du mouvement ouvrier toujours grandissant, dans l’alternative de le faire servir à ses plans, ou de chercher à le démoraliser et à le corrompre : M. de Schweitzer, dont l’ambition n’a d’égale que son amour des jouissances et son immoralité, était l’homme qu’il fallait à Bismarck pour cela. » Aujourd’hui la démonstration est faite : il est hors de doute que Schweitzer n’a jamais été un agent du gouvernement prussien ; et Franz Mehring déclare qu’il était aussi absurde, dans le camp marxiste, d’accuser Schweitzer d’être à la solde de Bismarck, que de prétendre, dans le camp lassallien, que Liebknecht était un allié secret de la bourgeoisie et Bebel un stipendié de l’ex-roi de Hanovre[41].

En même temps le Progrès reproduisait des articles de Millière, extraits de la Marseillaise (1er et 8 janvier), publiait des études de Virginie Barbet et d’Albert Richard (15, 22, 29 janvier, 5 et 12 février), réimprimait (12 février) un fragment du discours prononcé en 1863 par De Paepe au meeting de Patignies, où se trouvait la célèbre invocation à l’An-archie:« An-archie, rêve des amants de la liberté intégrale, idole des vrais révolutionnaires, longtemps les hommes t’ont calomniée et indignement outragée; dans leur aveuglement, ils t’ont confondue avec le désordre et le chaos, tandis qu’au contraire le Gouvernement, ton ennemi juré, n’est qu’un résultat du désordre social, du chaos économique, comme tu seras, toi, le résultat de l’ordre, de l’harmonie, de l’équilibre, de la Justice… Que ton règne arrive, An-archie ! »


Le samedi 15 janvier, Robin était venu me voir à Neuchâtel. Dès ce moment, sa résolution était prise de quitter Genève pour aller se fixer à Paris ; et avant son départ il avait désiré s’entretenir avec moi de la situation, tant en France qu’en Suisse. Selon son habitude, il avait apporté plein ses poches des petites proclamations de propagande, gommées au verso, dont il était l’inventeur ; et le soir, en se promenant avec moi dans les rues de la petite ville, il s’amusa à les coller aux murs de quelques édifices publics et aux portes d’un certain nombre de maisons. Le lendemain matin, l’émoi fut grand, dans une partie de la population, quand on lut ces petits papiers ; un bon bourgeois, effrayé, — c’était, me dit-on, un banquier, Albert Bovet, — écrivit au journal conservateur de l’endroit, l’Union libérale, pour lui signaler le péril que faisaient courir à l’ordre social les placards incendiaires de l’Internationale ; un autre proposa que des chefs fussent nommés d’avance en vue de la répression de toute tentative révolutionnaire. Ces terreurs nous égayèrent, et je les raillai dans l’article suivant du Progrès (29 janvier 1870) :


Les braves de l’Union libérale.

L’Union libérale, organe des conservateurs de Neuchâtel-ville, a publié dans son numéro du 20 courant une correspondance tout à fait extraordinaire, et qui mérite les honneurs d’une publicité internationale.

Nous reproduisons ci-dessous ce morceau remarquable :


« Monsieur le Rédacteur,

« Samedi soir, une main inconnue a placardé contre un grand nombre de portes de maisons de la ville un appel de la Société internationale aux travailleurs, engageant ces derniers à se tenir prêts et leur annonçant la fin prochaine de leurs souffrances.

« Sans attacher à ce fait une importance exagérée, ne doit-on pas l’envisager comme un avertissement dont les amis de l’ordre feront bien de tenir compte ?

« Supposons une révolution à Paris, et les événements de ces derniers jours sont là pour nous prouver que le fait est possible, il suffira d’une cinquantaine d’individus déterminés et organisés pour désarmer la police, arrêter les autorités cantonales et municipales, et faire en quelques heures un mal incalculable.

« Je me demande dès lors s’il ne serait pas convenable que les amis de l’ordre s’entendent et s’organisent, de manière qu’à la première tentative ils soient en mesure de réprimer énergiquement l’anarchie et le pillage.

« N’est-il pas probable que les fauteurs de désordres sont organisés et prêts à l’action, et veut-on attendre qu’il soit trop tard pour se défendre ?

« Neuchâtel, 19 janvier 1870.

« Un de vos abonnés. »


Le surlendemain, un second correspondant renchérissait sur le premier par une nouvelle épître que voici :


« Monsieur le Rédacteur,

« L’auteur de la lettre qui attire l’attention du public sur les menées occultes de l’Internationale, qui ne tendent à rien moins qu’à bouleverser de fond en comble les bases de notre société actuelle, à en juger par le ton de ses journaux, a parfaitement raison. Un homme averti en vaut deux, et c’est à nous à voir s’il faut subir la tyrannie d’une association dans notre libre Suisse. En tout cas, il vaut mieux prévenir que réprimer, tout en étant prêt à le faire de suite énergiquement, s’il le faut.

« Donc, que tous les amis de l’ordre, radicaux et libéraux, se groupent et se comptent. Ici il n’y a plus de politique en jeu, il y va de nos institutions, de nos familles, de notre avenir, de notre travail.

« Comme cela s’est fait à Bâle, que chacun accoure au premier signal sur la place de l’Hôtel-de-ville, que les chefs soient nommés d’avance, que les autorités veillent et agissent.

« Un de vos lecteurs. »


Anarchie ! Pillage ! Menées occultes ! Bouleversement de fond en comble !

Ils doivent faire de jolis rêves, ces pauvres correspondants.

Tout cela, parce qu’on a placardé aux coins des rues des carrés de papier grands comme la main, contenant un simple appel aux ouvriers, émané de l’Association internationale.

Voilà nos paisibles bourgeois de Neuchâtel dans tous leurs états. Vite des patrouilles, des agents de police, une garde nationale et des chefs nommés d’avance. Savez-vous bien qu’il suffirait d’une cinquantaine d’individus déterminés pour s’emparer de Neuchâtel une belle nuit et faire un mal incalculable !

Vous craignez un coup de main nocturne, ô patrons de l’Union libérale.

Et ce coup de main, vous le craignez de notre part à nous, républicains socialistes, que vous appelez fauteurs de désordre.

Ceci nous oblige à vous remettre en mémoire une histoire désagréable.

Rétablissons les rôles. Sachons de quel côté sont les émeutiers furtifs, les hommes de sang, de trahisons et de ténèbres.

Vous souvient-il de cette certaine nuit de septembre, où les amis de l’Union libérale, aidés d’une centaine de chenapans, tentèrent de renverser la République, surprirent le château et mirent le Conseil d’État sous clef[42] ?

Il n’y a pas encore quinze ans de cela !

Peut-être les dignes correspondants étaient-ils même de la bande ? Mais non, au fait, ce doivent être de vieux trembleurs qui ménagent leur peau.

Quand on a dans ses antécédents un guet-apens aussi abominable, Union libérale, on devrait se taire et se cacher à tout jamais.

Pour nous, républicains socialistes, qui voulons la révolution, nous la voulons en plein jour. Nous combattons à poitrine découverte et non en nous cachant traîtreusement dans l'ombre. Nous proclamons nos principes à nos risques et périls, dans nos journaux, dans nos meetings, et lorsque le peuple les aura compris et voudra les réaliser, nous irons les proclamer sur la place publique. Mais jusque-là, les trembleurs de l’Union peuvent se rassurer : nous laissons les coups de main nocturnes aux assassins de Jeanne Bessert[43] !

Mais il est temps de placer sous les yeux de nos lecteurs le texte de l'Appel aux ouvriers qui a mis en si grand émoi la rédaction de l’Union libérale.


Voici ce document subversif :


« Travailleurs !

« Par l'exemple du présent et du passé, comprendrez-vous que patrons, économistes, bourgeois, gouvernants, sont incapables d'organiser rationnellement votre travail ? Parfois on vous excède d'heures supplémentaires, mais plus souvent encore on vous rogne votre journée, et par suite votre salaire. On vous déclare, il est vrai, que vous êtes libres de partir, libres de mourir tout à fait de faim au lieu d'être simplement privés d'une partie de votre nécessaire.

« Ouvriers de l'Univers, si vous voulez cesser de souffrir de l'excès de fatigue ou de privations de toute sorte, organisez-vous.

« Par l’Association Internationale des Travailleurs, l'ordre, la science, la justice remplaceront le désordre, l'imprévoyance et l'arbitraire. »


Croirait-on qu'une proclamation aussi innocente, aussi pacifique, pût être la cause du cri d'épouvante jeté par l’Union ?

Mais réfléchissez donc un peu, Union libérale. Cet Appel n'a absolument rien que de très permis, que de très légal. Nous trouvons, pour notre part, l'idée excellente, et nous en profiterons : nous allons faire tirer à plusieurs milliers d'exemplaires des placards du même genre, et nous les afficherons dans toutes les communes, en plein midi, et cela avec l'approbation des autorités.

Vous avez bien, vous autres mômiers, des agents qui n'ont d'autre occupation que de distribuer sans relâche des quantités innombrables de brochures religieuses au public incrédule, qui les utilise de différentes façons.

Pourquoi ne pourrions-nous pas, nous aussi, faire de la propagande en faveur de nos idées ? Faut-il crier au meurtre parce que nous cherchons à amener à nous les ouvriers par la simple persuasion ? Une bonne fois pour toutes, voici ce que nous voulons. Nous allons vous dévoiler nos projets avec la plus parfaite candeur.

Nous voulons la liberté de tous, l'égalité de tous, c'est-à-dire la révolution sociale.

Et par révolution sociale, nous n'entendons pas une misérable surprise tentée à la faveur des ténèbres : la révolution signifie la destruction complète des institutions bourgeoises et leur remplacement par d'autres. C'est une nuit du 4 août 1789 que nous voulons, et non pas une nuit du 3 septembre 1856.

Nous prenons le mot révolution pour l'opposer à celui d’amélioration, de réformes, et d'autres pareils. Les radicaux, les partis politiques même les plus avancés, veulent simplement replâtrer l'édifice social, en lui conservant ses bases actuelles. Nous voulons, nous, à l'exemple de la Constituante de 1789 abolissant le régime féodal, faire table rase, et tout reconstruire à neuf.

Voilà dans quel sens nous sommes révolutionnaires.

Or, il est évident qu'une œuvre aussi gigantesque ne peut s'accomplir ni en un jour, ni en une année. Et il est évident aussi que, pour qu'elle soit possible, elle doit s'accomplir du consentement de la majorité ; il serait insensé à une minorité de vouloir l'imposer de force.

Cette œuvre, elle est commencée. Nous sommes déjà en pleine révolution, c'est-à-dire qu'une partie du peuple a déjà embrassé la cause de l'égalité, et commencé à attaquer les vieux privilèges. La fondation de l'Association internationale en 1864 a été une date importante de la révolution ; ses Congrès de Genève, de Lausanne, de Bruxelles, de Bâle, en ont été autant d'étapes.

Le jour n'est pas éloigné où l'Internationale, en Suisse comme partout, ayant achevé de consolider son organisation intérieure, et ayant rallié à elle tous les ouvriers intelligents, descendra dans l'arène. Elle aura bien vite conquis la majorité, car les exploités sont partout les plus nombreux. Et cette majorité populaire fera aux constitutions actuelles les modifications qu'elle voudra au nom de la souveraineté du peuple.

Ce sera une nouvelle étape de la révolution.

Ces modifications s'accompliront tranquillement, sans trouble, sans violence, car nous ne supposons pas que la bourgeoisie essaiera de se rebeller contre les lois votées par la majorité. Il serait affligeant de voir les amis de l'ordre donner l'exemple de la révolte.

Et ainsi, en appliquant successivement les principes socialistes à toutes nos institutions, en supprimant d'une manière radicale tous les privilèges, la révolution se consommera, et assurera pour jamais la paix à l'humanité.

Voilà nos principes et nos projets. Maintenant, que l’Union libérale et toute la presse bourgeoise nous traitent de buveurs de sang, c'est leur affaire.


Le premier correspondant de l’Union libérale avait parlé des événements qui venaient de se passer à Paris. Ces événements, c'étaient le meurtre de Victor Noir (10 janvier) et ses funérailles (12 janvier). À propos de cette journée mémorable où cent mille hommes manifestèrent leur haine contre l'Empire, il faut citer un passage d'une lettre écrite par Varlin à Aubry, de Rouen, le 19 janvier ; on y verra comment un des plus intelligents parmi les militants de l'Internationale jugeait cette journée et la conduite de Rochefort en cette circonstance :

« Vous êtes dans l'erreur lorsque vous pensez que l'influence de notre fédération a probablement contribué à empêcher que la manifestation du 12 janvier ne se transforme en insurrection. Les délégués de la Chambre fédérale ne s'étaient ni réunis, ni concertés à l'avance, et tous se sont rencontrés, avec la plupart des membres des sociétés ouvrières, à l'enterrement de Noir, et je puis vous affirmer que la majeure partie d'entre eux étaient disposés à agir si Rochefort avait dit : À Paris ! Rochefort était maître du mouvement. Il a été assez intelligent et raisonnable pour ne pas donner un ordre funeste et envoyer au massacre les meilleurs soldats de la révolution. C'est à lui seul que nous devons savoir gré du dénouement de la journée. Quant au peuple, s'il n'a pas pris l'offensive de lui-même, c'est que d'abord il manquait d'armes, et que, de plus, il comprenait que la position stratégique était des plus mauvaises[44]. »

Le 19 janvier avait éclaté la grève du Creusot, motivée par le renvoi de l'ouvrier Assi ; l'Internationale fit son possible pour venir en aide aux travailleurs tyrannisés par le tout-puissant Schneider. Un manifeste des Sections parisiennes, signé de Malon, Mollin, Mural, Varlin, Combault et Harlé, fut publié par la Marseillaise. La grève ne dura que quelques jours ; mais elle devait reprendre en mars ; et d'un bout à l'autre de la France d'autres grèves allaient annoncer l'approche d'un bouleversement social qui paraissait imminent. À Paris même, l'arrestation de Rochefort (7 février) amena des tentatives insurrectionnelles (Flourens à Belleville, 7 et 8 février ; Mégy tue un inspecteur de police, 11 février) ; une déclaration signée par dix membres de l'Internationale, Adam, Chalain, Combault, Davoust, Johannard, Landrin, Malon, Martin, Périn, Pindy, engagea les ouvriers au calme, en disant que « le moment ne semblait pas encore venu pour une action décisive et immédiate » ; elle recommandait d'activer la propagande et l'organisation, et ajoutait : « Hâtons le triomphe définitif, mais ne le compromettons pas par une action trop précipitée ». Des mandats d'amener furent lancés contre beaucoup de militants ; plusieurs réussirent à échapper aux recherches ; Varlin fut arrêté, puis relâché au bout de quinze jours.


l’Égalité, désormais rédigée par Wæhry avec le concours de la coterie, avait publié dans son numéro 3 (15 janvier) une déclaration destinée à rassurer ceux qui avaient pu s'inquiéter, tant à Genève qu'au dehors. L'auteur de cette élucubration grotesque, mais perfide, s'exprimait ainsi : « Que l'incident passé au sein de la rédaction, et qui sera jugé en temps et lieu, ne vienne pas jeter le trouble dans vos intelligences, en y faisant entrer le doute, la méfiance, vous faisant supposer que notre organe faiblira. Il n'en sera pas ainsi de votre côté, nous l'espérons, et d'ailleurs le concours spontané, volontaire, apporté à ceux qui sont restés sur la brèche par des hommes de conviction et sincèrement attachés aux principes de l'Internationale, pour la plupart fondateurs de cette institution, et tous élus par leurs frères, les travailleurs, à diverses fonctions[45]. Tout cela ne donne-t-il pas la meilleure garantie que l'on puisse désirer ? Or, est-ce que nous qui vivons avec peine de nos maigres salaires ; nous qui sommes hommes de labeur, irons-nous bénévolement mettre le drapeau international dans notre poche, renier les principes qui font notre force, et faisant du travailleur une puissance avec laquelle il faudra compter ? Loin de nous cette pensée... Seulement fidèles au programme international, nous cherchons à éviter l'absolu, qui ferait de nous des sectaires. »

Dans le numéro suivant, à propos d'un appel relatif à un projet d'emprunt destiné à permettre aux mégissiers de Paris de créer un atelier social, Wæhry saluait « les idées très avancées » de ce document, qui contenait, disait-il, « les principes vrais en matière de coopération » ; en effet, « qui appelle-t-on pour créditer ces producteurs mégissiers ? la masse des autres travailleurs ; c'est donc elle qui les commanditera, qui se fera leur banquier ».

Il me parut nécessaire de relever une erreur dangereuse; et j'écrivis à l’Égalité une lettre qui parut dans le n° 5 (29 janvier), et où je disais :


C'est une chimère que de prétendre que la classe ouvrière, dans sa lutte contre la bourgeoisie, peut opposer capital à capital ; qu'elle peut se passer des banquiers bourgeois, et devenir à elle-même son propre banquier. Les capitaux dont elle dispose suffiraient à peine à commanditer la millième partie des ouvriers ; et les 999 autres millièmes, qui se seraient dépouillés pour faire des avances à leurs camarades, resteraient toujours plongés dans leur incurable misère, sans espoir d'en sortir.

Il n'y a qu'un seul moyen de fournir gratuitement à tous les ouvriers du monde les instruments de travail auxquels ils ont droit. Ce moyen, le bon sens l'indique ; mais, par un inexplicable sentiment de crainte enfantine, beaucoup d'ouvriers n'osent pas le regarder en face et détournent timidement les yeux. Il faut prendre où il y a ; il faut exproprier la bourgeoisie au profit de la collectivité. Le peuple en a le droit, les bourgeois le reconnaissent eux-mêmes, puisqu'ils l'ont déclaré souverain. Que le peuple fasse donc acte de souveraineté[46].


Wæhry, en insérant ma lettre, la fit suivre d'un commentaire qui contenait une nouvelle perfidie : il prétendit que mon raisonnement revenait à dire : « Peuple, délaisse les grèves, la coopération, le crédit ; pousse-nous au pouvoir, et nous te donnerons la propriété collective ». Et il ajoutait le couplet obligé : « Nous sommes ouvriers vivant au milieu de nos frères, nous ne voulons point nous séparer d'eux, leur vie est la nôtre ».

Les assemblées générales du mercredi avaient recommencé à Genève le 12 janvier. Elles furent employées, pendant les mois de janvier et de février, à discuter, en vue du futur Congrès romand, les questions des caisses de résistance et de la coopération, et à préparer un projet de revision des statuts fédéraux et du règlement du journal. Sur la proposition de Wæhry, il fut décidé (16 février) qu'à l'avenir la Commission de rédaction devait être nommée, non plus par le Congrès romand, mais « par les Sections de la localité où sera désigné le journal » : on voulait par là s'assurer que l’Égalité, que l'on comptait bien conserver à Genève, serait rédigée exclusivement par la coterie genevoise, entre les mains de laquelle le Congrès de la Fédération, en adoptant cet article, abdiquerait son droit.

Il nous fallut bien, alors, ouvrir les yeux à l'évidence, et constater le parti-pris. Le moment était venu de s'apprêter à la résistance ; et, puisque Genève semblait momentanément perdu pour les idées révolutionnaires, nous songeâmes à prendre des mesures pour sauvegarder l'indépendance de notre organe. « Dès ce moment l'idée fut mise en discussion, dans les Sections des Montagnes, de proposer au Congrès romand, qui devait avoir lieu en avril, de transférer le journal dans une autre ville que Genève, afin de le soustraire à la pernicieuse influence d'un milieu réactionnaire. Le Congrès devait aussi élire le nouveau Comité fédéral romand ; nul parmi nous, dès avant ces événements, n'avait songé à le laisser deux ans de suite à Genève, étant décidés par principe à le transporter chaque année dans une localité différente : toute la question était de savoir quelle ville, après Genève, se trouverait la mieux placée pour devenir, pendant l'année 1070-1871, le siège du Comité fédéral ; et l'on hésitait entre le Locle et la Chaux-de-Fonds. Ces pourparlers au sujet de propositions à faire au Congrès romand, parfaitement légitimes et dont personne n'avait songé à faire un mystère, furent représentés plus tard par les dissidents genevois comme une conspiration : ils nous reprochèrent comme un crime d'avoir osé nourrir la pensée de transférer, ainsi que le voulait l'esprit des statuts, le journal et le Comité fédéral dans une autre ville[47]. »

Le mouvement de propagande, aux Montagnes, donnait d'excellents résultats. Au Locle, les trois Sections se réunissaient tous les samedis en assemblée générale pour discuter les questions formant l'ordre du jour du Congrès romand. À la Chaux-de-Fonds, la Section de propagande réussit en quelques semaines à jeter les bases d'une fédération locale de toutes les sociétés ouvrières, qu'elles fussent ou non adhérentes à l'Internationale, avec l'espoir d'amener ensuite cette fédération locale à adhérer en bloc à l'Association. À Neuchâtel, la Section obtint l'entrée dans l'Internationale de la société des menuisiers, de celle des graveurs et guillocheurs. Au Val de Saint-Imier, on discutait avec passion les questions économiques et philosophiques dans des réunions organisées sous le nom d' « école mutuelle », à Sonvillier et à Saint-Imier ; la Section du district de Courtelary décida de faire placer à l'ordre du jour du Congrès romand la question de « l'attitude de l'Internationale vis-à-vis des gouvernements » ; elle avait provoqué la formation d'une Fédération ouvrière du Vallon de Saint-Imier, afin d'amener les corps de métier à l'Internationale ; elle allait réussir à obtenir l'adhésion de la société des graveurs et guillocheurs. Des Sections nouvelles s'étaient fondées à Granges (canton de Soleure) et à Cortébert (canton de Berne).

Dans le canton de Vaud également, l'on constatait, à Lausanne et à Vevey, un réveil socialiste ; et la Section de Lausanne convoquait pour le dernier dimanche de février un grand meeting de propagande.

Que faisaient cependant, à Genève, les quelques hommes qui avaient courageusement défendu les principes du collectivisme ? que faisait, en particulier, la Section de l'Alliance ? Robin, après sa « campagne malheureuse » et l'échec définitif qui l'avait terminée, avait résolu de rentrer en France et de s'établir à Paris, où son activité pourrait s'exercer de façon plus utile. Dans son « Mémoire justificatif » de 1872, il dit : « Quant à moi, j'avais gratuitement consacré au journal, pendant quatre mois, vingt-cinq heures par semaine, enlevées au travail qui me faisait vivre[48] ou à mon sommeil ; je crus avoir payé ma dette. Attiré vers Paris où je sentais la révolution prochaine, je quittai de dégoût une ville où, sauf quelques individus pour la plupart étrangers, les gens ne connaissent d'autre socialisme que d'avoir de beaux drapeaux rouges avec des devises ronflantes, ou de boire du vin blanc en criant les mêmes devises ; où l'Internationale était gouvernée par d'impénétrables comités secrets ne rendant de comptes à personne. Et M. Outine, qui me faisait encore mille tendresses, qui m'accompagnait à la gare à mon départ[49], tripotait dans le nouveau comité de rédaction, en devenait le chef, d'abord en fait, puis en titre[50]. » Quant à la Section de l'Alliance, elle ne réunissait plus qu'un petit nombre d'adhérents : à l'assemblée générale du 23 janvier, il y eut seulement seize votants pour l'élection du comité. Dans cette assemblée il se passa une chose importante : Perron proposa d'écrire au Comité fédéral romand pour lui annoncer que la Section de l'Alliance ne demanderait pas à faire partie de la Fédération romande ; cette proposition, faite en vue d'amener un apaisement qui paraissait encore possible, fut adoptée, et le procès-verbal constate qu'il fut décidé que l'Alliance s'abstiendrait de formuler au Congrès romand une demande d'admission dans la Fédération. Peu de jours après (5 février), Joukovsky, dont le nom paraît alors pour la première fois dans les procès-verbaux de la Section de l'Alliance, est élu membre de la commission de surveillance ; le 18 février, il est chargé, avec deux collègues, de s'occuper d'une revision des statuts de la Section, qui devaient être réimprimés. La discussion concernant cette revision occupa tout le mois de mars : j'y reviendrai tout à l'heure.


Le dimanche 27 février eut lieu à Lausanne, à l'hôtel des Trois-Rois, le grand meeting organisé par la Section de cette ville ; il avait pour but de ramener les ouvriers lausannois sous le drapeau de l'Internationale, que la plupart d'entre eux avaient déserté. « Là se rencontrèrent, pour la dernière fois avant la rupture, les hommes de la coterie genevoise et le parti collectiviste[51]. » Le Comité fédéral romand avait délégué Henri Perret et Chénaz, le Comité genevois Grosselin, Guétat, Martin, Weyermann, Duval, Napoléon Perret. Les collectivistes étaient représentés par deux délégués de la Section de Neuchâtel, Henri Wenker et moi, par cinq délégués de la Section de Vevey, dont son président Samuel Rossier, et en outre par Perron et Brosset, venus individuellement de Genève. Wenker présida. Guétat, Grosselin, Henri Perret, Weyermann. Duval, firent leurs discours habituels, sans sortir de quelques généralités vagues et peu compromettantes. Perron définit nettement le programme de l'Internationale : « La terre à ceux qui la cultivent de leurs bras ; l'usine, la fabrique, tous les instruments de travail aux travailleurs ». Brosset, avec sa rude éloquence, adressa un énergique appel aux travailleurs lausannois, et leur expliqua la possibilité pour les ouvriers de renverser l'ordre bourgeois, pourvu qu'ils en eussent le courage. Quant à moi, je parlai contre le parlementarisme corrupteur, et je dis que si les sept membres du Comité fédéral romand, en qui nous avions confiance, étaient placés à la tête de l'État, ils n'y pourraient faire aucune besogne utile ; l’Égalité, dans son compte-rendu, travestit mes paroles de la façon la plus perfide, et me prêta cette phrase idiote : « Je ne reconnais aucune forme de gouvernement ; il faut les supprimer tous, et nommer des hommes chargés d'exécuter nos volontés, et qui auront pour mandat de nous instruire ». Ce fut moi qui, à la fin de la réunion, proposai à l'assemblée la résolution destinée à résumer la pensée commune ; elle était ainsi conçue : « Le meeting de Lausanne déclare que la création de caisses de résistance dans chaque corps de métier et la fédération de ces caisses est le seul moyen de préparer la révolution sociale ». Cette résolution fut votée à l'unanimité : aucun des hommes de la coterie genevoise n'osa lever la main à l'encontre, ni même s'abstenir ; mais nous avions senti combien il y avait en eux de mauvais vouloir et de colère sourde ; même, à l'égard de Perron et de Brosset, leur animosité avait éclaté à plusieurs reprises d'une façon violente[52].

Perron profita de l'occasion offerte par la réunion de Lausanne pour « réveiller les chaleureuses sympathies de l'auditoire en faveur d'un socialiste russe, Netchaïef, dont le gouvernement russe a réclamé l'extradition au Conseil fédéral ; on a pu lire dans divers journaux le récit détaillé de cette infamie à laquelle les autorités suisses paraissent disposées à prêter les mains[53] ». Au retour de sa visite chez Bakounine à Locarno, Netchaïef était venu me trouver à Neuchâtel ; il m'avait expliqué que la police russe, l'accusant d'un crime de droit commun (le meurtre de l'étudiant Ivanof), le recherchait comme assassin et faussaire et faisait des démarches pour obtenir du gouvernement suisse son extradition. Il me communiqua un numéro du journal clandestin imprimé à Saint-Pétersbourg, disait-il, par la société secrète Narodnaïa Rasprava (la Justice du Peuple), dans lequel il était raconté que Netchaïef avait été étranglé par les gendarmes sur l'ordre du comte Mesentsof, chef de la « troisième section », dans un village situé sur la grande route de Sibérie, et il me demanda de publier une traduction de ce récit ; c'était une feinte destinée à dépister la police helvétique. Je n'hésitai pas à faire ce que désirait Netchaïef, et le Progrès publia dans son numéro du 5 février, sous le titre d’Événements de Russie, un long article que je lui envoyai. Quinze jours plus tard (numéro du 19 février), le Progrès insérait un article de Bakounine, non signé, intitulé La police suisse, rappelant les exploits des policiers vaudois, tessinois et genevois à l'égard de Mme  Obolensky, de Mazzini, de Bulewski, et protestant contre les mensonges de « l'ours de Saint-Pétersbourg » qui travestit les réfugiés politiques en criminels de droit commun ; et une lettre signée du nom de Netchaïef, mais probablement rédigée par Bakounine, qui parut également dans la Marseillaise de Paris, dans l’Internationale de Bruxelles et dans le Volksstaat de Leipzig. Enfin, dans le numéro du 5 mars, sous le titre d’Affaire Netchaïef, je publiai de nouveaux détails, entre autres un extrait (non signé) d'une lettre que Bakounine m'avait écrite de Locarno le 1er mars, annonçant qu'un commissaire était arrivé dans cette ville avec ordre de chercher chez lui Netchaïef pour l'arrêter. À ce moment, Netchaïef se trouvait en sûreté : nous lui avions procuré un refuge au Locle, chez des braves gens qui, sans être des nôtres, rendirent volontiers ce service à un proscrit Ce même numéro du Progrès contient la reproduction — continuée dans les deux numéros suivants — d'une lettre écrite par Bakounine à la Marseillaise à l'occasion de la mort toute récente d'Alexandre Herzen.

Je place ici un article du Progrès (n° 9, 26 février) sur la fête du 1er mars, dans lequel, mesurant le chemin parcouru en une année, je rappelais les paroles par lesquelles nous avions, le 1er mars précédent, engagé les ouvriers neuchâtelois à rompre avec la République bourgeoise, et constatais les résultats obtenus par notre propagande. Le voici :


La fête du 1er Mars.

Ouvriers !

Il y a un an, nous vous invitions dans ce journal à ne pas célébrer la fête du 1er mars.

Nous vous disions :

« La fête du 1er mars est une fête nationale et bourgeoise : elle ne vous regarde pas.

« On vous parle des gloires de la patrie. Le travail n'a pas de patrie.

« La république, il est vrai, a donné aux citoyens l'égalité politique et civile, la liberté de la presse, la liberté des cultes. Mais quels fruits avez-vous retirés de toutes ces belles choses ?

« Ceux-là seuls qui possèdent sont libres. La bourgeoisie seule, la classe qui vit du travail des ouvriers, a profité des conquêtes de 1848. Pour vous, travailleurs, votre situation n'a pas changé : aucune réforme économique n'est venue modifier, d'après des lois plus justes, les rapports du capital et du travail ; vous êtes restés les déshérités de la société, et chez nous, comme partout, la pauvreté c'est l'esclavage ! »

Ces paroles, nous les répétons aujourd'hui avec la même conviction et la même énergie que l'an dernier.

Seulement, en les répétant, nous savons qu'elles seront mieux comprises, et que beaucoup de ceux pour qui elles ont été, il y a douze mois, un sujet de colère et de scandale, en sont venus à penser comme nous.

On se le rappelle : lorsqu'il y a un an le Progrès osa dire ces choses qu'on entendait pour la première fois dans le canton de Neuchâtel, la situation n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui.

Il y a un an, l'article du Progrès était accueilli par les anathèmes de toute la presse suisse. Bon nombre d'ouvriers, qui n'avaient pas encore ouvert les yeux sur leurs véritables intérêts, joignaient leurs voix à celle de la bourgeoisie. Un organe réactionnaire, qui osait prendre les couleurs du socialisme, et qui trompait ainsi une partie de nos amis, la Montagne, nous jetait la boue à pleines mains. Nous étions presque seuls sur la brèche.

Dans le monde entier, l'Internationale cherchait encore sa voie. Nos ennemis disaient que les résolutions du Congrès de Bruxelles n'exprimaient pas les véritables sentiments de la masse ouvrière, qu'elles avaient été votées par surprise ; ils espéraient que le Congrès de Bâle les renierait. En Suisse, la Fédération romande venait à peine de se former, et la Chaux-de-Fonds se tenait en dehors du mouvement. La France dormait encore. L'Allemagne était entre les mains de Schweitzer, l'agent de Bismarck. Sur quelques points isolés seulement, en Europe, le vrai socialisme levait déjà son drapeau.

Que de choses se sont faites en un an !

Coullery et ses doctrines, qui paralysaient la Chaux-de-Fonds, désavoués solennellement par l'Internationale ;

La France se réveillant soudain de sa torpeur, et s'agitant, non plus pour des chimères sentimentales et belliqueuses, mais pour le socialisme, pour la justice et l'égalité réelles ;

Le Congrès de Bâle affirmant à l'unanimité les résolutions de Bruxelles, et rompant avec tous les moyens termes, toutes les demi-mesures, et donnant enfin à l'Internationale un programme positif ;

Les socialistes allemands démasquant Schweitzer, et envoyant en masse leur adhésion à l'Association internationale ;

L'Espagne et l'Italie devenant des foyers d'active propagande ;

La Russie préparant une révolution qui sera, dans l'histoire, le pendant de celle de 1793 ;

Paris se prononçant hardiment pour l'idée collectiviste, qui trouve un puissant organe dans la Marseillaise ;

Enfin, chez nous, le travail d'organisation marchant avec une rapidité toujours croissante ; les ouvriers, détachés entièrement des partis politiques, ne cherchant plus leur salut que dans l'Internationale ; les paysans aussi commençant à remuer ; et tout ce mouvement s'accomplissant avec un ensemble admirable, sans ostentation, sans fanfares, sans grands mots, dans un esprit de sérieux opiniâtre qui triomphe de toutes les difficultés.

Voilà le bilan de l'année écoulée.

Ne nous endormons pas. Nous avons fait beaucoup de chemin, mais il nous en reste encore plus à faire. Tant que le dernier village n'aura pas sa Section de l'Internationale, tant que chaque corps de métier n'aura pas sa caisse de résistance, notre organisation ne sera pas complète.

À d'autres les fêtes. Travaillons !


Et maintenant il me faut revenir encore aux affaires russes.

Vers 1807, un Russe socialiste, Bakhmétief, avait mis en dépôt entre les mains de Herzen et d'Ogaref une somme de vingt-cinq mille francs, pour être employée à la propagande et à l'action révolutionnaire en Russie[54]. Une partie de cet argent avait déjà été versée à Netchaïef en 1869. Par la mort de Herzen, Ogaref était resté l'unique dispensateur du « fonds Bakhmétief » ; Bakounine résolut de décider son vieil ami à remettre la totalité de ce capital au Comité révolutionnaire russe représenté par Netchaïef. Bakounine projetait en outre de constituer un bureau russe d'informations, se donnant pour mission de répandre dans le public toutes les nouvelles arrivant de Russie ; il voulait aussi reprendre la publication du Kolokol, l'ancien journal de Herzen, en russe et en français. Les lettres de Bakounine à Ogaref, publiées dans la Correspondance, contiennent au sujet de ces projets de nombreux détails ; on y voit que Bakounine avait songé un moment à se fixer à Zurich avec Ogaref, et à faire de cette ville le centre de la propagande révolutionnaire russe. Dans sa lettre du 21 février 1870 il lui dit : « Il faut émigrer à Zurich. Il m'est absolument impossible de m'établir à Genève ; tu le sais et tu le comprends toi-même... Il paraît que mon affaire va enfin s'arranger d'accord avec Boy [Netchaïef] et Cie. Je leur ai franchement exposé les conditions dans lesquelles je pourrais me donner à cette cause. J'ai vaincu en moi toute fausse honte, et leur ai dit tout ce que je devais dire. Ils seraient stupides s'ils ne voulaient pas consentir à accepter les conditions que je leur ai posées ; et s'ils ne trouvaient pas moyen d'y satisfaire ils feraient preuve d'incapacité et d'impuissance. » Quinze jours plus tard, il se décidait à faire le voyage de Genève, en empruntant pour cela quatre-vingts francs à Emilio Bellerio, un jeune Tessinois avec la famille duquel il s'était lié depuis son installation à Locarno[55]. Il arriva le 11 mars à Neuchâtel, où il s'arrêta pour causer avec moi, et où il fit la connaissance de mon camarade David Perret[56] ; le 12, il partit pour Genève, faisant route, si ma mémoire ne me trompe pas, avec Schwitzguébel, qui, ainsi qu'on le verra tout à l'heure, se rendait à Lyon. À Genève, Bakounine ne s'occupa, jusqu'à la fin de mars, que des affaires russes, et sa présence resta ignorée de tous, sauf des plus intimes amis. C'est pendant ce séjour qu'il écrivit la brochure Les Ours de Berne et l'Ours de Saint-Pétersbourg, dont il me remit le manuscrit en s'en retournant à Locarno le 18 avril. Le projet de ressusciter le Kolokol fut discuté et adopté par les amis russes de Bakounine : un avis paru dans l’Égalité (26 mars) et le Progrès (2 avril) annonçait qu'il n'en serait publié d'abord qu'un numéro par semaine, que le premier numéro paraîtrait au commencement d'avril, et qu'il y serait ajouté un supplément en français : le journal devait s'imprimer chez L. Czerniecki, à Genève[57], chez qui on pourrait se procurer aussi les écrits destinés à la propagande : en tête de la liste de ces écrits figurait le Manifeste du parti communiste[58].


Nos amis de France continuaient leur travail d'organisation. À Paris, dans une réunion de délégués, le 7 mars, il fut décidé de former une fédération des Sections parisiennes de l'Internationale, et une commission de huit membres fut nommée pour en élaborer les statuts[59]. Dans cette même réunion, Varlin fut choisi pour représenter Paris dans une grande assemblée qui devait avoir lieu à Lyon, salle de la Rotonde, aux Brotteaux, le dimanche 13 mars, assemblée à laquelle Marseille, Vienne (Isère), Aix, la Ciotat, Dijon et Rouen envoyèrent également des délégués ; Adhémar Schwitzguébel s'y rendit comme représentant de plusieurs Sections de la Suisse française. L'assemblée réunit cinq mille personnes ; Varlin fut élu président ; prirent la parole Albert Richard de Lyon, puis Bastelica et Pacini de Marseille, Aubry de Rouen, Schwitzguébel de Sonvillier ; il fut donné lecture d'une Adresse des travailleurs belges aux délégués des travailleurs français, rédigée par De Paepe ; dans cette Adresse étaient traitées ces deux questions : « Quelle doit être l'attitude de la classe prolétarienne vis-à-vis des mouvements politiques qui tendent à modifier la forme des gouvernements, vis-à-vis des démocrates radicaux et des républicains bourgeois ? Quelle doit être l'attitude de la classe prolétaire vis-à-vis du mouvement coopératif ? » La réponse faite à ces questions était catégorique : « L'État politique n'a plus de raison d'être ; le mécanisme artificiel appelé gouvernement disparaît dans l'organisme économique, la politique se fond dans le socialisme » ; quant à la coopération, « les socialistes ne considèrent pas l'extension et la généralisation des sociétés coopératives comme devant réaliser l'affranchissement intégral du prolétariat ». Cette Adresse, qui répondait aux sentiments de tous, fut accueillie par des applaudissements unanimes : l'assemblée de Lyon manifesta ainsi publiquement l'union des socialistes des trois pays de langue française, et les collectivistes des Sections romandes purent constater qu'ils se trouvaient en étroite communion de principes avec les Sections de l'Internationale en France et en Belgique.


En se rendant à Lyon, Schwitzguébel était chargé d'une double mission. Ostensiblement, il allait porter le salut de nos Sections aux internationaux lyonnais ; mais en même temps, à titre confidentiel, il devait se renseigner sur mainte chose d'ordre intime, et contrôler par les siennes propres les impressions que j'avais rapportées en décembre. Bakounine, qui avait vu Schwitzguébel, l'avait chargé d'une lettre pour Albert Richard, lettre dont communication devait être donnée également aux autres Français faisant partie de notre intimité, Varlin, Bastelica (Aubry n'en était pas). Dans cette lettre, Bakounine exposait ses idées en ces termes :


Si je pouvais assister à cette importante réunion, voici ce que je dirais aux ouvriers français, avec toute la franchise barbare qui caractérise les démocrates socialistes russes :

« Travailleurs, ne comptez plus que sur vous-mêmes. Ne démoralisez pas et ne paralysez pas votre puissance ascendante par des alliances de dupes avec le radicalisme bourgeois. La bourgeoisie n'a plus rien à vous donner. Politiquement et moralement elle est morte, et elle n'a conservé de toutes ses magnificences historiques qu'une seule puissance, celle d'une richesse fondée sur l'exploitation de votre travail...

« Est-ce à dire que vous deviez repousser tous les individus nés et élevés au sein de la classe bourgeoise, mais qui, pénétrés de la justice de votre cause, viendront à vous pour la servir et pour vous aider à la faire triompher ? Bien au contraire, recevez-les comme des amis, comme des égaux, comme des frères, pourvu que leur volonté soit sincère et qu'ils vous aient donné des garanties tant théoriques que pratiques de la sincérité de leurs convictions. En théorie, ils doivent proclamer hautement et sans aucune réticence tous les principes, conséquences et conditions d'une sérieuse égalité économique et sociale de tous les individus ; en pratique, ils doivent avoir résolument et définitivement rompu tous leurs rapports d'intérêt, de sentiment et de vanité avec le monde bourgeois qui est condamné à mourir. »

... Lors même que la politique bourgeoise serait rouge comme le sang et brûlante comme le fer chaud, si elle n'accepte pas comme but immédiat et direct la destruction de la propriété juridique et de l'État politique, les deux faits sur lesquels s'appuie toute la domination bourgeoise, son triomphe ne pourrait être que fatal à la cause du prolétariat.

... Les ouvriers voudront-ils encore une fois jouer le rôle de dupes ? Non. Mais pour ne pas devenir dupes, que doivent-ils faire ? S'abstenir de toute participation au radicalisme bourgeois et organiser en dehors de lui les forces du prolétariat. La base de cette organisation est toute donnée : ce sont les ateliers et la fédération des ateliers, la création des caisses de résistance, instruments de lutte contre la bourgeoisie, et leur fédération, non seulement nationale, mais internationale, la création des chambres de travail comme en Belgique.

Et quand l'heure de la révolution aura sonné, vous proclamerez la liquidation de l'État et de la société bourgeoise, l'anarchie, c'est-à-dire la vraie, la franche révolution populaire, l'anarchie juridique et politique et la nouvelle organisation économique de bas en haut et de la circonférence aux centres.

Et, pour sauver la révolution, pour la conduire à bonne fin au milieu même de cette anarchie, l'action d'une dictature collective de tous les révolutionnaires, non revêtue d'un pouvoir officiel quelconque et d'autant plus efficace, l'action naturelle, libre, de tous les socialistes énergiques et sincères disséminés sur la surface du pays, de tous les pays, mais unis fortement par une pensée et par une volonté communes[60].


Le 1er avril suivant, écrivant de Genève à Richard, Bakounine lui demandait :


As-tu bien lu et fait lire à nos amis principaux toute la lettre que je t'ai envoyée par Schwitzguébel, surtout la seconde partie, la conclusion ? Je tiens beaucoup à recevoir votre réponse bien précise à cette conclusion[61].


Lorsque Schwitzguébel revint de Lyon, il me parla d'Albert Richard en des termes qui me firent voir que son jugement était défavorable, comme avait été le mien.

Dans le courant de mars 1870, les Sections parisiennes résolurent de faire imprimer une nouvelle édition des Statuts généraux de l'Internationale. Robin, qui dès son arrivée à Paris avait pris une part active au mouvement, et qui avait été accueilli fraternellement par les militants, en particulier par Varlin (puisque celui-ci faisait partie de notre organisation intime), fut chargé de surveiller cette impression. Paul Lafargue, le gendre de Marx, s'était fixé à Paris peu de temps avant, et cherchait à nouer des relations avec les hommes les plus marquants du groupe parisien[62] ; ayant su que Robin avait à lire les épreuves des statuts, il lui signala les différences qui existaient entre le texte anglais et le texte français, et lui proposa diverses modifications à ce dernier texte[63]. Robin, « sans plus amples recherches », fit ce que désirait Lafargue ; entre autres modifications, il rédigea le troisième alinéa des considérants en ces termes : « Que, pour cette raison, l'émancipation économique des classes ouvrières est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme un simple moyen ». Aux yeux de Robin, l'introduction, dans la phrase, des mots comme un simple moyen ne faisait que marquer avec plus de force la subordination de tout mouvement politique au grand but, l'émancipation économique ; il n'y entendait pas malice. Tout au contraire, pour les hommes de Londres, sous l'inspiration de qui Lafargue agissait, les mots as a means, « comme un moyen », étaient censés signifier que l'action politique était obligatoire, et que, pour employer les termes du manifeste de Marx de 1864, « la conquête du pouvoir politique était devenue le premier devoir de la classe ouvrière ». Les résolutions du Conseil général de Londres du 1er janvier 1870 marquent bien clairement la préoccupation de Marx et de ses amis : ils se ménageaient un moyen de nous faire excommunier, en déclarant que « les doctrines du Progrès et de l’Égalité étaient contraires aux statuts » (voir p. 267). Mais Robin ne connaissait pas ces résolutions, et n'eut pas le plus léger soupçon des arrière-pensées que nourrissaient Marx et Lafargue.

En reproduisant le compte-rendu de l'assemblée de Lyon, emprunté à la Marseillaise du 21 mars, l’Égalité supprima la ligne qui disait que « les Sections suisses y avaient été représentées par le citoyen Schwitzguébel », et celle qui indiquait les noms des orateurs qui avaient parlé après Richard, et où le nom de Schwitzguébel se trouvait. Cette omission était un symptôme du mauvais vouloir de la coterie genevoise à l'endroit des socialistes du Val de Saint-Imier. La Section du district de Courtelary avait demandé, peu de temps auparavant, la mise à l'ordre du jour du Congrès romand de cette question : « De l'attitude de l'Internationale vis-à-vis des gouvernements » ; et le Comité fédéral avait été contraint de faire droit à cette demande. Dans l'assemblée générale du mercredi 9 mars, au Temple-Unique, les meneurs avaient manifesté le déplaisir que leur causait cette addition malencontreuse au programme du Congrès : « Magnin demande des éclaircissements relativement à cette question. — Henri Perret croit que le but de la Section qui l'a présentée est d'engager à l'abstention dans les affaires politiques. — Guétat est opposé à l'abstention. — Outine combat l'abstention dans les affaires politiques. Il démontre que la présence d'un ouvrier dans un parlement est un immense avantage ;,.. un temps viendra où les travailleurs pousseront leurs représentants jusqu'au pouvoir suprême. — Guétat démontre qu'en Suisse, si les ouvriers le veulent, ils peuvent arriver au pouvoir par le vote. — Brosset engage à ce que l'on combatte énergiquement l'abstention au Congrès romand[64]. »

À quelques jours de là, dans son assemblée générale trimestrielle, le 20 mars, la Société de secours mutuels des graveurs et guillocheurs du Val de Saint-Imier décida de se transformer en société de résistance et d'adhérer à l'Internationale[65]. Le président de la nouvelle Section écrivit aussitôt au Comité fédéral romand, à Genève, pour demander l'admission dans la Fédération romande. Le Comité fédéral, afin d'écarter ce renfort qui arrivait aux collectivistes, et d'empêcher la Section d'envoyer une délégation au Congrès, ajourna sa décision, sous le prétexte que le président de la Société des graveurs et guillocheurs avait oublié d'envoyer les statuts de la Société, — en réalité parce qu'il savait que la Section serait représentée au Congrès par Adhémar Schwitzguébel.

Cette attitude des meneurs genevois devait les conduire à rechercher contre nous l'alliance du parti coulleryste de la Chaux-de-Fonds, à se réconcilier avec Coullery lui même. Mais invoquer l'appui d'un homme que quelques-uns d'entre eux avaient si durement traité, en 1868, après le Congrès de Bruxelles, d'un homme auquel le Congrès de Bâle avait infligé un blâme si formel et si énergique, n'était-ce pas se déclarer ouvertement réactionnaire ? et le Conseil général de Londres n'allait-il pas être obligé d'intervenir pour nous aider à sauver la Fédération romande des mains de ces intrigants dangereux ? Nous avions la certitude, nous, d’être d’accord avec l’internationale tout entière ; non seulement avec les socialistes de France et de Belgique, comme l’avait montré l’assemblée de Lyon, mais avec ceux d’Espagne et d’Italie, d’Autriche et d’Allemagne. Liebknecht, lui-même, dans ses polémiques avec Schweitzer, n’écrivait-il pas que pratiquer le parlementarisme (das Parlamenteln), c’était myopie ou trahison (Kurzsicht oder Verrath) ; que la question sociale ne devait pas être résolue dans un parlement, mais dans la rue, sur le champ de bataille ? Le Volksstaat accueillait et publiait une correspondance de Barcelone, écrite par Sentiñon, où il était dit que « les ouvriers espagnols ont commencé à comprendre que leurs associations et leurs fédérations peuvent et doivent remplacer l’État » ; à propos de la candidature d’Odger à Londres, « ils s’étonnaient que nos amis anglais, qui ont la réputation d’être des hommes pratiques, pussent être assez enfants pour espérer un résultat quelconque de la nomination d’un ouvrier comme membre du Parlement[66] ». Schwitzguébel, qui commençait à s’essayer à écrire, esquissa la théorie collectiviste et fédéraliste en une série de trois articles, intitulés L’État[67], De l’organisation industrielle et La révolution sociale ; ils parurent dans le Progrès (12 et 19 mars et 2 avril) ; on put lire également dans ce journal (26 février) un autre fragment du discours de De Paepe au meeting de Patignies, disant : « Donc, prolétaires, il y a trois choses à détruire : Dieu, le Pouvoir et la Propriété ; il y a une chose à établir, la Justice » ; une étude historique de B. Malon, L’idée sociale dans le passé et dans le présent (12, 19 et 26 mars) ; le texte de l’Adresse des travailleurs belges lue au meeting de Lyon (26 mars et 2 avril). Le Progrès, par suite de l’éclipse de l’Égalité, était resté le seul représentant dans la Suisse française du socialisme collectiviste et révolutionnaire ; mais il évitait soigneusement toute parole malveillante à l’adresse du journal genevois, tout ce qui eût pu ressembler à une attaque dirigée contre les hommes qui gouvernaient au Temple-Unique.

Cependant une nouvelle intrigue s’ourdissait à Genève. Outine, avec la complicité de Becker, venait de former un projet bien étonnant : non content de s’être emparé de l’Égalité, il rêvait maintenant de s’emparer de la Section de l’Alliance, pour la neutraliser, en lui faisant modifier son programme. Dans l’assemblée générale de la Section du 6 mars, on s’occupa, conformément à ce qui avait été décidé, d’une revision du règlement. Dans celle du 13 mars, le procès-verbal porte cette mention : « Le citoyen Outine propose de chercher les moyens pour faire la propagande ; adopté ». À l’ordre du jour de l’assemblée du 26 mars figure, sans autre indication, une « proposition Outine[68] » ; et dans cette assemblée on procéda à une revision du programme. À l’article 1er, Becker proposa de remplacer les mots : « L’Alliance se déclare athée » par ceux-ci : « L’Alliance se déclare matérialiste », vu que, expliqua-t-il, « la négation sans affirmation ne veut rien dire » ; Joukovsky[69] proposa de mettre « athée et matérialiste » ; c’est la proposition de Becker qui fut adoptée. À l’article 5 : « Elle reconnaît que tous les États politiques et autoritaires actuellement existants… doivent disparaître... », Becker proposa de remplacer « États » par « gouvernements » ; Joukovsky fit observer « que le mot État exprime toute l'organisation bourgeoise, qu'il inclut toutes les idées de privilèges et d'inégalités ; la société restera, mais les États disparaîtront » ; en conséquence, il demanda que l'on conservât le mot « États ». Au vote, la proposition de Joukovsky obtint deux voix ; celle de Becker réunit la majorité[70]. Outine était donc parvenu à ses fins ; mais son triomphe fut de courte durée. Bakounine, qui depuis le 12 mars, on l'a vu, se trouvait incognito à Genève pour les affaires russes, apprit ce qui se passait dans l'Alliance, et jugea le moment venu de se montrer. Le 1er avril, il assistait à la réunion du comité de la Section de l'Alliance, et le lendemain à l'assemblée générale : il y proposa que la Section envoyât un délégué au Congrès romand, pour protester contre l'ajournement indéfini qu'avait prononcé le Comité fédéral le 22 septembre, et réclamer l'admission dans la Fédération romande ; Becker objecta en vain la décision prise le 23 janvier, en ajoutant que la Section de l'Alliance, ayant des membres dans différents pays d'Europe, ferait mieux de rester en dehors de la fédération des sections romandes ; l'avis de Bakounine l'emporta, et Joukovsky fut désigné comme délégué. Ensuite, Bakounine protesta contre les modifications apportées au règlement et au programme : il fit observer qu'elles avaient été faites en violation d'un article du règlement qui stipulait que toute proposition tendant à une modification de ce genre devait être affichée pendant un mois. Après une courte discussion, il fut décidé d'annuler les votes émis à ce sujet dans les séances précédentes, et d'afficher les propositions de modifications, ainsi que le règlement l'exigeait : « ce qui priva l'Alliance de la gloire de posséder M. Outine au nombre de ses adhérents » (Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 100).

En constatant le mouvement créé dans l'émigration russe par la venue de Netchaïef en Occident, et la part prépondérante qu'y prenait Bakounine, Outine s'était senti mordu par la jalousie : il voulut, lui aussi, faire quelque chose, et dresser autel contre autel ; en conséquence, lui et son ami Troussof se constituèrent en « Section russe de l'Internationale », demandèrent leur admission au Conseil général de Londres, et une lettre en date du 23 mars, signée de Troussof et publiée dans l’Égalité (26 mars), annonça à l'univers que la Section russe se proposait de combattre « les idées vieillies et pernicieuses du panslavisme », et que le journal la Cause du peuple, dont Outine était le rédacteur en chef et Troussof le secrétaire, serait son organe.

On trouve quelques renseignements sur l'état d'esprit des meneurs de la coterie genevoise dans le compte-rendu, donné par l’Égalité le 2 avril, d'un « change banal » qui eut lieu au Temple-Unique le 26 mars, à l'occasion d'une fête des menuisiers. Grosselin y fit un discours où, jouant sur les mots, il glorifia le « collectivisme », par lequel il entendait tout simplement l'association. « On combat, dit-il, le socialisme par des sophismes, en disant à l'ouvrier que ce principe, ces idées, l'association, tout cela est contraire à la liberté individuelle. Vaines paroles ! le socialisme, aujourd'hui, partout se répand, et chacun a compris qu'il était une vérité. Ce n'est que par le collectivisme de nos sociétés que nous pouvons mettre un terme à l'exploitation que nous subissons. Ouvriers, groupez-vous donc ! » Henri Perret, tout en adressant des compliments aux menuisiers, fit un aveu significatif : « Je dois m'expliquer franchement, mais il ne faut pas prendre mes paroles en mauvaise part. Qu'avons-nous fait depuis la grève de 1868 ? Rien ou à peu près rien ; nous n'avons point encore d'organisation de résistance, et pourtant il se présente toujours des grèves. En ayant des caisses fédérées, vous serez forts ; toutes les branches du bâtiment doivent être unies, et j'espère que ces conseils seront suivis et que l'on ne se contentera pas de paroles, mais de faits. » Duval, qui, malgré sa défection, ne pouvait pas sympathiser avec les politiciens, fit ressortir l'opposition entre l'organisation économique et l'organisation politique : « Il est indispensable que toutes les Sections aient une caisse de résistance, dit-il, sans cela la révolution politique s'emparera du mouvement et nos intérêts seront encore une fois abandonnés ». Enfin Outine dit clairement la pensée dominante de la coterie à la veille du Congrès : « Il exprime le désir que les délégués, en se rendant au Congrès romand, soient fermes pour maintenir le journal et le Comité fédéral à Genève. Il y a pour cela plusieurs raisons : d'abord cette ville, par sa situation, est parfaitement placée pour recevoir les nouvelles importantes arrivant de France, d'Allemagne, d'Italie ; en outre, c'est le plus fort groupe, et cette cité est, quant à présent, comme la capitale, du travail quant à la Suisse ; de plus, nous avons ici la coopération typographique, que nous devons soutenir, car étant le fruit de la grève nous ne pouvons l'abandonner. » Il parla ensuite de sa récente création, la Section russe : « Comme Russe, je dois remercier au nom de mes compatriotes les Sections genevoises de l'hospitalité que nous y avons rencontrée ; c'est à leur contact que nous avons pu étudier la question du travail. Nous aussi nous avons formé une Section qui, acceptée par le Conseil général, le sera aussi, nous l'espérons, par la fédération locale. » Ainsi, Genève avait repoussé l'Alliance, mais ce devait être pour accueillir à sa place la Section de M. Outine.


J'ai dit que les meneurs genevois avaient recherché l'alliance du parti coulleryste de la Chaux-de-Fonds ; de leur côté, les coullerystes avaient été enchantés de constater qu'ils pourraient trouver un point d'appui à Genève pour reprendre la lutte contre les collectivistes, et que l’Égalité qui, dans l'été de 1869, avait si rudement flagellé par la plume de Bakounine la trahison de leur chef, était maintenant devenue l'organe d'un « coopérativisme » qui ne pouvait plus effaroucher personne. L'entente fut conclue, et, par un acte public, le Comité fédéral romand donna un gage aux coullerystes du Cercle ouvrier, quelques jours avant l'ouverture du Congrès de la Fédération. Les collectivistes de la Chaux-de-Fonds, je l'ai dit (p. 247), avaient constitué, en décembre 1869, un groupe qui s'était donné le nom de Section de la propagande ; ce groupe travaillait à organiser à la Chaux-de-Fonds une fédération ouvrière locale. Il s'adressa au Comité fédéral romand pour lui demander d'être admis comme Section dans la Fédération romande. On vit alors cette chose inouïe : le Comité fédéral, pour complaire aux coullerystes, refusa l'admission de la Section de la propagande, en donnant les raisons suivantes (lettre du secrétaire fédéral Henri Perret, 27 mars) : L'article 2 des statuts de la Section disait qu'elle se proposait « d'entrer en relations avec le plus grand nombre possible de fédérations ouvrières, afin de connaître la position de l'Association internationale dans chaque pays » ; or l'établissement de relations directes entre la Section et d'autres organisations ouvrières était chose inadmissible, parce que de semblables relations seraient attentatoires aux droits du Comité fédéral ; en outre, l'article 17 disait que « le règlement pourrait être revisé en tout temps », ce qui, objectait le Comité fédéral, « était par trop élastique ».

Avant de connaître la décision du Comité fédéral, la Section de la propagande avait écrit à Perron, à Genève, pour lui offrir un mandat de délégué pour le Congrès de la Chaux-de-Fonds ; elle pensait que Perron, en butte depuis des mois aux insinuations malveillantes de la coterie du Temple-Unique, devait être désireux d'avoir l'occasion de démasquer, dans un débat public devant le Congrès, les manœuvres et l'intrigue de nos adversaires. Mais Perron était las de la lutte, et d'ailleurs des nécessités économiques impérieuses l'enchaînaient à son travail professionnel et ne lui permettaient pas, à ce moment, une absence de plusieurs jours ; il répondit par la lettre suivante :

« J'ai dépensé six mois de mon temps et le peu d'argent que j'avais à créer l’Égalité, et quatre autres mois à essayer de fonder une imprimerie coopérative pour laquelle j'avais déjà réuni vingt mille francs, lorsque, entre autres motifs, l'intérêt personnel d'un mauvais génie[71] trop connu dans l'internationale de Genève est venu faire échouer un projet que les membres de l'Imprimerie coopérative actuelle ont lieu de regretter. Quoi qu'il en soit, après ces dix mois de temps perdu, je me suis trouvé en face de dettes et de patrons bijoutiers qui me refusaient de l'ouvrage. La situation était tendue, j'ai redoublé d'activité, j'ai cherché de l'ouvrage à l'extérieur et j'en ai trouvé[72] ; l'ouvrage presse maintenant, et m'absenter trois ou quatre jours c'est perdre ma clientèle, c'est perdre l'indépendance que je me suis créée par mon travail, ma patience et mon activité. J'ai encore quelques dettes et je ne puis jouer ce jeu ; je dois donc laisser passer cette affaire du journal sans rien dire. Je désirerais vivement que le jour se fît tout plein sur la question du journal. J'aurais voulu faire la lumière sur cette question qui n'est jamais sortie des petits comités ; j'aurais voulu que la publicité des comptes-rendus du Congrès réduisît à néant, aux yeux de tous les membres de l'Association, les calomnies indignes dont Robin, ce champion si ardent et si avancé de l'Internationale, a été victime ; j'aurais voulu faire ressortir ce fait qui est au fond du débat, c'est que ce sont les principes mêmes du socialisme révolutionnaire qui sont mis en question et combattus par ceux de nos frères qui en sont encore aux idées de 1848, ou aux idées qui prévalaient au début de l'Association internationale. Ce sont les idées confuses où nous étions nous-mêmes pour la plupart, il y a deux ou trois ans à peine, qui sont aux prises avec la conception claire, parfaitement définie, des moyens de parvenir à l'affranchissement radical du prolétariat que beaucoup d'entre nous ont acquise… Après m'être vu calomnié à Genève pour avoir eu le courage de défendre jusqu'au bout le socialisme révolutionnaire et mon ami Robin, je suis encore forcé de me laisser calomnier sans défense devant les internationaux de la Suisse représentés au Congrès romand, et cela par des ouvriers, par nos frères ! C'est dur… Je réclame de vous, de votre amitié, que vous demandiez la nomination d'un jury d'honneur qui siégerait à Genève, et qui, dans ses séances publiques, ferait une enquête et prononcerait un arrêt porté à la connaissance de tous par l’Égalité[73] ».

Devant le refus ainsi motivé de Perron, la Section de la propagande désigna deux de ses membres, Fritz Heng et Henri Chevalley, pour la représenter au Congrès romand, y protester contre la décision du Comité fédéral, et réitérer la demande d'admission dans la Fédération romande.

On apprit en même temps que la Section centrale de la Chaux-de-Fonds, ou ancienne Section, — celle des coullerystes, — venait de choisir, pour ses délégués au Congrès, Coullery lui-même — qui allait rentrer en scène — et un de ses amis, G. Robert-Giroud. C'était la déclaration de guerre.

Le samedi 2 avril, Bakounine m'écrivait de Genève la lettre suivante, qui fut apportée à la Chaux-de-Fonds le lendemain par Joukovsky[74] :


Mon cher ami, Hier soir, le comité de la Section de l'Alliance, sur ma proposition, a décidé qu'il sera proposé à la Section :

1° D'envoyer un délégué au Congrès de la Suisse romande pour protester contre le Comité fédéral qui l'a repoussée, et pour demander sa reconnaissance au Congrès, aussi bien que de son délégué ;

2° D'exprimer sa sympathie et de demander l'amitié de la Section de propagande de la Chaux-de-Fonds.

Joukovsky vous dira en détail que parmi les raisons qui ont servi au Comité fédéral de prétexte pour refuser la Section de propagande était celle-ci : « Si nous acceptions la Section de propagande de la Chaux-de-Fonds, nous devrons accepter celle de l'Alliance ; et ayant repoussé cette dernière, nous devons repousser l'autre». C'était tout à fait logique. Seulement, pour être plus logiques encore, ils devraient également abolir la Section centrale de Genève.

Conclusion : la cause de la Section de l'Alliance est inséparable de celle de la Section de propagande. L'Alliance joindra sa protestation à celle de cette Section, et elles doivent être soutenues et doivent triompher ensemble.

Je compte pour cela sur toi et tous les amis.

La question de l'acceptation des délégués de la Section de l'Alliance et de celle de la propagande doit être la première, pour qu'ils puissent discuter et voter, et vous donner des voix.

Coullery doit être foutu.

Outine vous fera des avances, repoussez-les ; il est l'espoir de Perret. Il est perfide, flatteur, insinuant ; que toute la phalange des vôtres le repousse ; ce sera de la bonne et juste pratique, cela. Quelque nul qu'il soit par son intelligence, par son esprit d'intrigue il est très dangereux. Repoussez l'espoir de Perret.

Quand il verra battre Perret, il sera capable de parler dans votre sens et de voter avec vous ; laissez-le voter avec vous, mais défiez-vous-en et repoussez-le ; je le dis parce que je le connais.

M. Bak.


Par l'intermédiaire de J.-Ph. Becker, — qui jouait double jeu, et qui, membre encore à ce moment de la Section de l'Alliance, intriguait avec nos ennemis, — Outine était entré en rapports personnels avec Marx. Il avait reçu récemment de celui-ci une lettre le chargeant de recueillir des faits et des documents contre Bakounine[75]. Naturellement il avait accepté avec joie cette tâche glorieuse, dans laquelle devaient l'aider quelques anciens membres de l'Alliance, tels que Guétat et Duval. Et Marx se croyait déjà assez sur de pouvoir accabler celui qu'il regardait, depuis le Congrès de Bâle, comme un adversaire qu'il fallait perdre à tout prix, pour se risquer à écrire contre lui, en sa qualité officielle de correspondant du Conseil général pour l'Allemagne, une dénonciation calomnieuse et secrète, la Confidentielle Mittheilung du 28 mars 1870, qu'il adressa à son affidé le Dr Kugelmann[76], à Hanovre, pour être communiquée par les soins de celui-ci aux principaux chefs du parti de la démocratie socialiste allemande, et en première ligne au Comité central du parti à Brunswick. L'existence de cette « Communication confidentielle » nous fut révélée en 1872 par les débats du procès de Leipzig ; mais nous n'en connaissions pas le contenu, et ce n'est qu'en cette année 1900 que j'ai eu enfin l'occasion d'en lire le texte (il a été publié dans le numéro du 12 juillet 1902 de la Neue Zeit). Voici ce document, littéralement traduit de l'allemand :


International Working men's

Association
Central Council, London


Communication confidentielle.

Le Russe Bakounine (quoique je le connaisse depuis 1843, je laisse ici de côté tout ce qui n'est pas absolument nécessaire à l'intelligence de ce qui va suivre) eut peu après la fondation de l'Internationale une entrevue avec Marx à Londres. Ce dernier l'admit à ce moment dans l'Association, pour laquelle Bakounine promit d'agir de son mieux. Bakounine se rendit en Italie, reçut là, envoyés par Marx, les statuts provisoires et l'Adresse aux classes ouvrières, répondit de façon très enthousiaste, mais ne fit rien[77]. Après plusieurs années, durant lesquelles on n'entend plus parler de lui, il reparaît en Suisse. Là il se joint non pas à l’Internationale, mais à la Ligue de la paix et de la liberté. Après le Congrès de cette Ligue (Genève, 1867), Bakounine s’introduit dans le Comité exécutif de celle-ci, mais il y trouve des adversaires qui non seulement ne lui permettent aucune influence « dictatoriale », mais encore le surveillent comme suspect au point de vue russe. Peu après le Congrès de Bruxelles (septembre 1868) de l’Internationale, la Ligue de la paix tient son Congrès à Lausanne[78]. Cette fois Bakounine se pose en firebrand[79], et — soit dit en passant[80] — dénonce la bourgeoisie occidentale du ton sur lequel les optimistes [sic] moscovites ont coutume d’attaquer la civilisation occidentale pour pallier leur propre barbarie. Il propose une série de résolutions qui, ridicules en elles-mêmes, sont calculées pour inspirer l’effroi aux crétins bourgeois et pour permettre à Monsieur Bakounine de sortir avec éclat de la Ligue de la paix et d’entrer dans l’Internationale. Il suffit de dire que son programme proposé au Congrès de Lausanne[81] contient des absurdités comme l’égalité[82] des classes, l’abolition de l’héritage comme début de la révolution sociale, etc. : des bavardages vides de sens, un chapelet de phrases creuses, qui prétendent être terribles, bref une insipide improvisation, qui n’était calculée qu’en vue de produire un certain effet momentané. Les amis de Bakounine à Paris (où se trouve un Russe co-éditeur de la Revue positiviste) et à Londres annoncent au monde la sortie de Bakounine de la Ligue de la paix comme un événement[83] et présentent son grotesque programme, cette olla podrida de lieux communs usés, comme quelque chose d’extraordinairement effroyable et original.

Bakounine était sur ces entrefaites entré dans la Branche romande[84] de l’Internationale (à Genève). Il avait fallu des années pour qu’il se décidât à faire ce pas ; mais il ne fallut pas un jour pour que Monsieur Bakounine résolût de bouleverser l’Internationale et de la transformer en son instrument.

Derrière le dos du Conseil général — qui fut renseigné seulement lorsque tout sembla prêt — il fonda l’Alliance des démocrates socialistes[85]. Le programme de cette Société n’était autre chose que celui que Bakounine avait présenté au Congrès de la paix de Lausanne[86]. La Société s’annonçait ainsi dès le début comme une société destinée à faire la propagande spéciale de la science occulte bakouninienne [Bakunin' sche Gehemweisheit], et Bakounine lui-même, l'un des hommes les plus ignorants sur le terrain de la théorie sociale[87], figure ici tout à coup comme fondateur de secte. Mais le programme théorique de cette Alliance n'était en réalité qu'une simple comédie [blosse Farce]. Le côté sérieux, c'était son organisation pratique. Cette Société devait en effet être internationale, avec son comité central à Genève, c'est-à-dire sous la direction personnelle de Bakounine. Mais en même temps elle devait former une partie intégrante de l'Association internationale des travailleurs. Ses branches[88] devaient d'une part être représentées au prochain Congrès de l'Internationale (à Bâle) et en même temps tenir leur propre Congrès à côté de l'autre dans des séances séparées, etc.

Le personnel dont disposa Bakounine tout d'abord, c'était la majorité d'alors du Comité fédéral romand de l'Internationale[89], à Genève. J.-Ph. Becker, à qui le zèle propagandiste fait quelquefois perdre la tête, fut mis en avant. En Italie et en Espagne Bakounine avait quelques alliés.

Le Conseil général de Londres était parfaitement renseigné. Il laissa toutefois Bakounine aller tranquillement de l'avant jusqu'au moment où celui-ci fut contraint, par J.-Ph. Becker, de faire parvenir au Conseil général, pour être sanctionnés, les statuts et le programme de l'Alliance des démocrates socialistes[90]. Il s'en suivit une décision motivée et développée, — tout à fait « judiciaire » et « objective » dans sa teneur, mais dont les considérants étaient pleins d'ironie, — qui concluait ainsi : 1° Le Conseil général n'admet pas l'Alliance comme branche de l'Internationale ; 2° tous les articles du règlement de l'Alliance statuant sur ses relations avec l'Internationale sont déclarés nuls et de nul effet. Les considérants démontraient de manière claire et frappante que l'Alliance n'était rien qu'une machine destinée à désorganiser l'Internationale.

Ce coup était inattendu. Bakounine avait déjà transformé l’Égalité, l'organe central des membres de langue française de l'Internationale en Suisse, en son organe personnel[91], et il avait fondé en outre au Locle un petit moniteur privé, le Progrès[92]. Le Progrès continue encore à jouer ce rôle sous la rédaction d'un partisan fanatique de Bakounine, un certain Guillaume.

Après plusieurs semaines de réflexion, le Comité central de l'Alliance envoya enfin une réponse au Conseil général, sous la signature de Perron, un Genevois. L'Alliance, dans son zèle pour la bonne cause, était prête à sacrifier son organisation particulière, mais à la condition toutefois que le Conseil général déclarât reconnaître ses principes « radicaux ». Le Conseil général répondit qu'il était en dehors de ses fonctions de prononcer comme juge sur les programmes théoriques des différentes Sections : qu'il avait seulement à veiller à ce qu'ils ne continssent rien de directement contraire aux statuts et à leur esprit ; qu'il devait en conséquence insister pour que la phrase ridicule du programme de l'Alliance sur l’égalité des classes[93] fût éliminée et remplacée par l’abolition des classes[94] (ce qui fut fait) ; qu'enfin l'Alliance serait admise après la dissolution de son organisation internationale particulière, et après qu'elle aurait communiqué au Conseil général (ce qui ne fut jamais fait) une liste de toutes ses branches[95].

L'incident se trouva ainsi vidé. L'Alliance prononça sa dissolution nominale, mais elle continua d'exister en fait sous la direction de Bakounine, qui gouvernait en même temps le Comité fédéral romand[96]. Aux organes dont elle disposait vient s'ajouter la Confederacion[97] à Barcelone, et, après le Congrès de Bâle, l’Equalità[98], à Naples.

Bakounine chercha à atteindre son but — transformer l'Internationale en son instrument personnel — d'une autre façon. Il fit proposer au Conseil général, par notre Comité romand de Genève, de placer la question de l'héritage dans le programme du Congrès de Bâle. Le Conseil général y consentit, afin de pouvoir assommer Bakounine d'un coup décisif[99]. Le plan de Bakounine était celui ci : Le Congrès de Bâle ayant adopté les principes (!)[100] proclamés par Bakounine à Lausanne[101], il aura été démontré ainsi au monde que ce n'est pas Bakounine qui est allé à l'Internationale, mais que c'est l'Internationale qui est venue à Bakounine. Conséquence toute simple : le Conseil général de Londres (dont l'opposition à cette exhumation de la vieillerie saint-simoniste[102] était connue de Bakounine) doit céder la place, et le Congrès de Bâle transférera le Conseil général à Genève[103], c'est-à-dire que l'Internationale tombera sous la dictature de Bakounine.

Bakounine machina une véritable conspiration pour s'assurer la majorité au Congrès de Bâle. Il y eut même de faux mandats, comme celui de Guillaume pour le Locle[104]. Bakounine lui-même mendia des mandats à Naples et à Lyon. Des calomnies de tout genre furent répandues contre le Conseil général[105]. Aux uns on disait que l’élément bourgeois y dominait ; aux autres, qu'il était le foyer du communisme autoritaire. Le résultat du Congrès de Bâle est connu. Les propositions de Bakounine ne furent pas adoptées[106], et le Conseil général resta à Londres[107].

Le dépit que lui causa l'échec de ce plan — à la réussite duquel Bakounine avait rattaché peut-être toutes sortes de spéculations privées — se donna carrière par des articles irrités de l’Égalité et du Progrès[108]. Ces journaux prirent en même temps de plus en plus des allures d'oracles officiels. Tantôt l'une, tantôt l'autre des Sections suisses de l'Internationale était mise au ban parce que, contrairement aux prescriptions expresses de Bakounine, elles avaient participé au mouvement politique, etc. Enfin la fureur longtemps contenue contre le Conseil général éclata ouvertement. Le Progrès et l’Égalité se moquaient, attaquaient, déclaraient que le Conseil général ne remplissait pas ses devoirs, par exemple au sujet du bulletin trimestriel ; le Conseil général devait se débarrasser du contrôle direct sur l'Angleterre, et faire instituer à côté de lui un Comité central anglais, qui s'occuperait des affaires anglaises ; les résolutions du Conseil général au sujet des prisonniers fénians étaient une transgression de ses fonctions, attendu qu'il ne devait pas se mêler des questions de politique locale[109]. Le Progrès et l’Égalité, de plus, prirent parti pour Schweitzer, et sommèrent catégoriquement le Conseil général de se prononcer officiellement et publiquement[110] sur la question Liebknecht-Schweitzer. Le journal le Travail (de Paris), où les amis parisiens de Schweitzer faisaient passer des articles en sa faveur, recevait à ce sujet les éloges du Progrès et de l’Égalité, et cette dernière l'invitait à faire cause commune contre le Conseil général[111]. Le moment était arrivé, par conséquent, où il fallait intervenir. La pièce ci-jointe est la copie textuelle de la missive du Conseil général au Comité central romand de Genève. Le document est trop long pour le traduire en allemand.


[Ici Marx a placé la « Communication privée » (du 1er janvier 1870) adressée au Comité fédéral romand le 16 janvier, qui a été reproduite plus haut p. 263 ; Marx l'envoyait en français à son correspondant ; la Neue Zeit, au lieu de la reproduire dans cette langue, l'a donnée en traduction allemande.

Marx continue ensuite en ces termes :]


Les Comités français (bien que Bakounine eût fortement intrigué à Lyon et Marseille et eût gagné quelques jeunes cerveaux brûlés) de même que le Conseil général belge (Bruxelles) se sont déclarés complètement d'accord avec ce rescrit [Rescript] du Conseil général.

La copie pour Genève (parce que le secrétaire pour la Suisse, Jung, était très occupé) fut un peu retardée. Elle se croisa, par suite, avec une lettre officielle de Perret, secrétaire du Comité central romand de Genève, au Conseil général. Voici ce qui s'était passé. La crise avait éclaté à Genève avant l'arrivée de notre lettre. Quelques rédacteurs de l’Égalité s'étaient opposés à la direction dictée par Bakounine. Celui-ci[112] et ses partisans (dont six rédacteurs de l’Égalité[113]) voulaient forcer le Comité central de Genève à éloigner les récalcitrants. Mais le Comité de Genève était depuis longtemps fatigué du despotisme de Bakounine ; il était mécontent de se voir mis par lui en opposition aux Comités de la Suisse allemande, au Conseil général, etc. Il confirma donc tout au contraire dans leurs fonctions les rédacteurs de l’Égalité qui déplaisaient à Bakounine. Là-dessus ses six hommes donnèrent leur démission de rédacteurs, croyant qu’ils allaient par là empêcher le journal de marcher.

En réponse à notre missive, le Comité Central de Genève déclara que les attaques de l’Égalité avaient eu lieu contre sa volonté, qu’il n’avait jamais approuvé la politique qu’on y avait prêchée, que le journal était maintenant rédigé sous la stricte surveillance du Comité, etc.

Bakounine, là-dessus, se retire de Genève dans le Tessin[114]. Il n’a plus la main, en ce qui concerne la Suisse, que dans le Progrès du Locle.

Bientôt après, Herzen mourut. Bakounine, qui depuis l’époque où il avait voulu devenir le chef du mouvement ouvrier européen, avait renié son ancien ami et patron Herzen, emboucha, aussitôt après la mort de celui-ci, la trompette de louange. Pourquoi ? Herzen, quoique personnellement riche, se faisait payer vingt-cinq mille francs par an pour la propagande par le parti panslaviste et pseudo-socialiste en Russie, avec lequel il entretenait des relations amicales. Par son panégyrique, Bakounine a fait dériver sur lui-même cet argent, et il a ainsi recueilli l’héritage de Herzen — malgré sa haine de l’héritage[115] — pécuniairement et moralement, sine beneficio inventarii[116].

En même temps une jeune colonie de réfugiés russes[117] s’est établie à Genève, étudiants émigrés dont les intentions sont véritablement honnêtes, et qui prouvent leur honnêteté en faisant de la lutte contre le panslavisme le point principal de leur programme[118]. Ils publient à Genève un journal, la Voix du Peuple[119]. Ils ont écrit à Londres il y a environ deux semaines, ont envoyé leurs statuts et leur programme, et ont demandé l’autorisation de constituer une Section russe. Elle leur a été accordée. Dans une lettre particulière à Marx, ils l’ont prié de les représenter provisoirement dans le Conseil général. Accepté également. Ils ont annoncé en même temps — et semblaient vouloir s’excuser à ce sujet auprès de Marx — qu’ils devaient prochainement arracher publiquement le masque à Bakounine[120], attendu que cet individu tient deux langages tout à fait différents, l’un en Russie, l’autre en Europe. Ainsi le jeu de cet intrigant des plus dangereux sera — sur le terrain de l’Internationale du moins — bientôt uni.


Max Nettlau fait au sujet de la Confidentielle Mittheilung du 28 mars 1870, des personnes à qui elle fut communiquée, et de l’impression qu’elle produisit sur elles (d'après les documents lus au procès de Leipzig en 1872), les observations suivantes : « Ce document est une communication personnelle de Marx aux Allemands, jointe par lui comme une annexe à la circulaire du 16 janvier qu'il était chargé de leur envoyer. C'est donc en sa qualité officielle de secrétaire pour l'Allemagne, que Marx agit ici : il rédige contre un membre de l'Internationale un pamphlet injurieux, écrit hâtivement, dans le ton le plus violent, et fourmillant d'inexactitudes, et l'envoie en secret à Kugelmann, qui le donne à Bonhorst ; celui-ci le transmet à Liebknecht, qui en parle à Bebel et à Hepner ; l'un (Bonhorst) y voit « la preuve des tromperies de Bakounine » [der Beweis der Bakunin'schen Schwindeleien], un autre (Hepner) « les intrigues de Bakounine » [die Bakunin'schen Intriguen]. Pendant de longues années, ces gens, donnant le ton dans la démocratie socialiste allemande, ont mené la campagne d'insultes contre Bakounine. On doit se réjouir qu'enfin, par la publication qu'un des leurs en a faite, la source première de toutes ces calomnies, la Confidentielle Mittheilung, ait vu le jour. On peut maintenant juger de la moralité des manœuvres de la coterie marxiste. » Je n'ai rien à ajouter à cette appréciation.


Je termine ce chapitre en reproduisant l'article par lequel, au moment où allait s'ouvrir le Congrès romand, j'exposais, dans le Progrès du 2 avril, la situation du socialisme à la Chaux-de-Fonds, en y joignant mon opinion motivée sur les trois questions placées à l'ordre du jour du Congrès :


Le Congrès de la Chaux-de-Fonds.


Au moment où ce numéro paraîtra, les délégués des Sections romandes arriveront à la Chaux-de-Fonds pour y tenir leur second congrès annuel.

Ils y seront reçus par la Fédération ouvrière locale, qui compte une vingtaine de Sections, dont la plupart[121] ont adhéré à l'Internationale.

La Chaux-de-Fonds a traversé heureusement cette longue crise qui a failli être si funeste à la propagande de nos principes. Le socialisme s'y affirme plus puissant que jamais, et cette fois avec le double caractère scientifique et révolutionnaire qui est celui de l'Internationale.

Qu'il nous soit permis de rappeler ce qu'a été la crise dont nous parlons, son origine, ses phases, la manière dont elle s'est terminée. Il n'est pas inutile de faire connaître aux délégués l'histoire intime du socialisme à la Chaux-de-Fonds.

Lorsque la Section de la Chaux-de-Fonds fut fondée, voilà cinq ans. l'Internationale était encore au berceau. L'idée socialiste, qui devait se dégager d'une manière si éclatante de la discussion et des expériences des travailleurs fédérés de tous les pays, n'apparaissait que confusément à la plupart des intelligences. Chez nous, pour beaucoup, socialisme signifiait tout bonnement radicalisme avancé : on croyait qu'en prêchant la paix, la fraternité, la morale, en recommandant aux ouvriers l'épargne, aux patrons la générosité, on régénérerait le monde ; — ou plutôt on ne pensait pas que le monde pût être véritablement régénéré ; on ne songeait qu'à atténuer des maux que l'on attribuait aux faiblesses du cœur humain ; et l'idée de s'attaquer à la source même du mal, aux institutions sociales, à la propriété individuelle, ne nous était pas encore venue.

Les années marchèrent, et l'expérience nous instruisit. Les socialistes neuchâtelois n'avaient pas encore compris le néant de ce que notre bourgeoisie appelle la politique et que nous appelons aujourd'hui la plus dangereuse variété de l'exploitation. Ils crurent qu'en envoyant des représentants au Grand-Conseil, ils arriveraient à opérer légalement et sans secousses les réformes sociales.

Les uns, pour qui le socialisme était encore une nuance du radicalisme, un rejeton plus jeune, plus progressif, cherchèrent à infuser le levain socialiste dans la vieille pâte radicale : ils furent les dupes de leur bonne foi, et l'expérience leur apprit qu'il n'y avait rien à faire sur le terrain constitutionnel. Sur l'heure, ils renoncèrent complètement à lutter comme parti politique, et consacrèrent exclusivement leur activité à l'organisation de l'Internationale, c'est-à-dire de la révolution.

Les autres — et ceux-là furent principalement ceux de la Chaux-de-Fonds — avaient compris l'impuissance du radicalisme : mais ils crurent qu'en battant le radicalisme aux élections, qu'en modifiant la majorité du Grand-Conseil, ils serviraient la cause du socialisme ; et, dans ce but, ils eurent le tort de s'allier au parti réactionnaire. Qu'en arriva-t-il ? ils furent dupes de leur côté. Une partie d'entr'eux, reconnaissant la faute commise, se hâtèrent de la réparer, en donnant la main aux révolutionnaires et en renonçant à la politique cantonale ; le reste continua à faire fausse route. Un organe électoral, la Montagne, créé à l'origine par des socialistes, tomba entre les mains de la réaction ; ceux des internationaux de la Chaux-de-Fonds qui s'appelaient eux-mêmes les Coullerystes se mirent à la remorque de la Montagne, et se déclarèrent en opposition ouverte avec les principes du Congrès de Bruxelles. On se souvient encore de la verte semonce qu'ils reçurent du Conseil général belge[122], pour la manière déloyale dont ils avaient falsifié dans la Voix de l'Avenir le compte-rendu des délibérations de Bruxelles.

C'est cette situation de la Chaux-de-Fonds, partagée entre deux partis, les Internationaux révolutionnaires et les Coullerystes ou partisans de la Montagne, que nous appelons la crise.

Le Progrès fut fondé pour servir d'organe au parti révolutionnaire. Pendant quelque temps encore, le nouveau journal chercha sa voie ; mais le 1er mars 1869, dans un article dont on se souvient, il arbora hardiment le drapeau du collectivisme et de la révolution. On se souvient aussi des injures dont l'accablèrent la Montagne et le Journal de Genève ; — la Montagne qui, découvrant enfin ses véritables tendances, fut successivement désavouée par l’Égalité, par la Liberté de Genève, par tous les organes socialistes qui connaissaient son existence.

Le meeting du Crêt-du-Locle, tenu en mai 1869 par les Sections de la Chaux-de-Fonds, du Locle et du Val de Saint-Imier, fit faire un pas à la crise. Le meeting reconnut les principes du Congrès de Bruxelles, et répudia la Montagne.

Enfin le Congrès de Bâle, qui confirma les résolutions de Bruxelles, posa la question d'une manière décisive. Le programme de l'Internationale l'ut nettement fixé, et il ne fut plus possible à personne de se réfugier dans l'équivoque ; il fallut, ou bien se l'allier au programme, ou bien, en se déclarant contre le programme, se placer soi-même dans les rangs des adversaires de la révolution.

Une fois la situation ainsi éclairée, les affaires à la Chaux-de-Fonds prirent une tournure nouvelle. La Montagne et ses hommes furent complètement délaissés, et les véritables socialistes purent, sur les bases indiquées à Bâle, travailler à l'organisation d'une fédération ouvrière locale. Cette œuvre a réussi, et, lors même que toutes les sociétés qui font partie de cette fédération ne sont pas entrées dans l'Internationale, nous n'en voyons pas moins dans ce résultat un triomphe de nos idées : car le fait même d'avoir compris la nécessité d'une fédération constitue une adhésion à notre principe.

Il nous reste à dire un mot des trois questions principales que le Congrès aura à traiter.

Sur la première, l'organisation des caisses de résistance, tout le monde est d'accord ; c'est-à-dire que tout le monde reconnaît que la caisse de résistance doit devenir, dans chaque corps de métier, le noyau autour duquel se forme la Section ; partout où il se crée une caisse de résistance, il se crée du même coup — que ce soit ou non l'intention des fondateurs — une Section de l'Internationale. Tout le monde reconnaît aussi que les caisses de résistance, pour acquérir une puissance capable de lutter contre l'action du capital, doivent être fédérées entre elles ; et dans un article publié dans notre numéro du 8 janvier dernier[123], un de nos collaborateurs a très bien indiqué, à notre avis, la manière dont cette fédération doit être réalisée. Mais nous croyons qu'il est assez indifférent, en ce moment, que le Congrès se décide pour tel ou tel système de fédération ; en effet, nous manquons des expériences nécessaires pour prononcer sur ce point-là d'une manière scientifique ; lorsque le Congrès aura adopté un système, ce ne sera que pour en faire l'essai ; s'il fonctionne bien, c'est que nous serons, par bonne chance, tombés juste du premier coup ; s'il fonctionne mal, un nouveau Congrès le modifiera et le perfectionnera au moyen des lumières acquises.

Sur la seconde question, la coopération, nous ne pouvons mieux faire que de nous en référer aux réflexions du Conseil général belge à ce sujet — on les trouvera dans ce numéro — et au remarquable rapport présenté par De Paepe au Congrès de Lausanne en 1867. Il va sans dire que la coopération, en soi, ne peut pas être condamnée, puisqu'elle est la forme du travail dans l'avenir ; ce qu'il faut condamner, croyons-nous, c'est la tendance de ceux qui proposent la coopération au prolétariat comme un moyen d'émancipation, — bien plus, comme l'unique moyen d'émancipation. « La coopération — pour nous servir des termes mêmes de l'Adresse du Conseil général belge aux travailleurs lyonnais — ne peut évidemment pas aboutir à transformer radicalement la société. Nous déclarons que nous ne considérons pas l'extension et la généralisation des sociétés coopératives comme pouvant constituer la transformation sociale, comme devant réaliser l'affranchissement intégral du prolétariat. »

Enfin, sur la troisième question : Quelle doit être l'attitude des travailleurs dans la question politique et vis-à-vis des gouvernements, on connaît notre opinion. Les expériences que nous avons faites chez nous, et dont nous venons de parler, nous ont démontré que les travailleurs ne doivent avoir d'autre politique que l'organisation de l'Internationale et la propagande socialiste, et qu'ils doivent s'abstenir complètement de prendre part aux luttes des partis politiques bourgeois. C'est aussi l'opinion de nos amis belges, comme on a pu le voir par la première moitié de l'Adresse de leur Conseil général, qui a paru dans notre numéro passé. C'est aussi l'opinion des socialistes français, à Paris, à Lyon, à Marseille ; ils ont rompu avec la démocratie radicale, ils ont vu que les hommes de la gauche, ces soi-disant républicains, sont les pires ennemis des travailleurs, et qu'il n'y à rien à attendre des revendications parlementaires. C'est aussi l'opinion de nos amis espagnols, comme on l'a vu par la correspondance de Barcelone que nous avons publiée. C'est l'opinion des Italiens, de ces courageux Autrichiens que le ministère libéral emprisonne, de ces socialistes russes que notre gouvernement suisse fait rechercher pour les livrer à leurs bourreaux ; c'est l'opinion enfin de l'immense majorité de l'Internationale. Nous espérons que ce sera aussi celle du Congrès romand.



FIN DU TOME PREMIER







  1. Le nom de cet intermédiaire ne m'a été révélé qu'en 1904, par R. S., qui fut, de 1870 à 1876, le plus intime des affidés russes de Bakounine ; il m'a demandé de ne pas publier ce nom, parce que la chose pourrait avoir encore des inconvénients. C'est cet Y. Z. qui est désigné par l'initiale L. dans une lettre de Bakounine à Ogaref du 14 juin 1870. Ce n'est pas Lopatine, comme quelques-uns l'ont cru, ni Negrescul.
  2. Lettre du 4 janvier 1870 à Herzen.
  3. Manuscrit inédit intitulé Rapports personnels avec Marx : Nettlau, p. 358.
  4. Nettlau, p. 358.
  5. Correspondance de Bakounine (trad. française), p. 297.
  6. Qui s'est suicidé à Nice en 1905.
  7. Ce second enfant, une fille, qui reçut le nom de Sophie, naquit à Locarno le 14 janvier 1870.
  8. Pierre Kropotkine a vu, plus tard, une copie de la lettre de Netchaïef à Lioubavine : ce n'était pas à proprement parler, dit-il, une lettre comminatoire, mais plutôt un appel au bon sens de Lioubavine, dans lequel on lui disait qu'il devait comprendre que Bakounine pouvait mieux employer son temps qu'à faire des traductions ; cependant il n'est pas impossible — Kropotkine n'a pas de souvenir précis sur ce point — que la lettre se terminât par quelque phrase donnant à entendre que, si Poliakof ne se montrait pas accommodant, il aurait lieu de s'en repentir.
  9. Dans une lettre à Ogaref du 14 juin 1870, Bakounine écrit : « À la suite de ce malencontreux incident avec L., tous mes travaux de traduction doivent être suspendus. Et je ne connais aucune autre personne en Russie. » (Correspondance, trad. française, p. 319.)
  10. Cela se passait par conséquent après que Bakounine, vers la fin de janvier, eut renoncé à faire achever par Joukovsky la traduction commencée.
  11. Au bout de quatre mois, une circulaire du Comité fédéral romand de Genève, datée du 13 mai 1870 et signée Jules Dutoit (6 pages autographiées), porta cette « Communication privée » à la connaissance des Sections avec lesquelles il entretenait encore des relations (c'était après la scission dans la Fédération romande, que j'aurai à raconter dans le prochain volume) ; mais naturellement les Sections du Jura n'en surent rien. Un exemplaire de la circulaire du 13 mai 1870 a été retrouvé par Nettlau dans les papiers de Joukovsky ; je suppose que cette pièce sera parvenue entre les mains de Joukovsky beaucoup plus tard, à un moment où elle n'avait plus d'intérêt que pour les collectionneurs. Je n'ai malheureusement pas pu voir cet exemplaire ; je ne connais la « Communication privée » que par la traduction allemande donnée dans la Neue Zeit du 12 juillet 1902, — sauf quelques passages publiés, l'un, en 1871 par M. Oscar Testut dans le livre L'Internationale (pièce K), un autre en 1872 par le Conseil général dans la brochure Les prétendues scissions dans l'Internationale, ou cités en français par Nettlau dans sa biographie de Bakounine.
  12. Quiconque lira cette phrase sans connaître les faits en conclura que c'est le Progrès qui a pris l'initiative « d'inviter » le Travail à « attaquer le Conseil général », l’Égalité s'étant « jointe au Progrès ». Or il n'y a pas un mot de cela dans le Progrès, qui n'a nullement parlé du Travail. Dans son numéro du 4 décembre, le Progrès, à propos de la querelle entre Schweitzer et Liebknecht, avait dit : « Il nous semble qu'il serait du devoir du Conseil général de notre association d'intervenir,... et de faire cesser par là l'incertitude où nous jette cette étrange situation ». Est-ce là une attaque ? N'est ce pas au contraire la manifestation d’une confiance qui d'ailleurs était bien mal placée ? L’Égalité, le 11 décembre, « se joignit au Progrès » tout simplement pour adresser au Conseil général la même « prière » de « nous éclairer » ; voici ses propres paroles : « En attendant, nous nous contenterons de nous joindre au Progrès, du Locle, pour prier le Conseil de nous éclairer sur la fameuse question Liebknecht-Schweitzer ». C'est l’Égalité seule qui a fait mention du Travail : « Nous espérons — ajoute-t-elle — que notre excellent confrère le Travail, qui a publié récemment une correspondance en faveur de M. de Schweitzer, se joindra au Progrès et à nous pour obtenir cet indispensable éclaircissement». La « Communication privée », en écrivant le verbe inviter, l'a mis en italique : cette italique, si elle a un sens, a pour but d'indiquer, d'une part, que ce verbe est extrait du Progrès ou de l’Égalité, et, d'autre part, que le mot inviter est une expression déplacée. Or ce verbe inviter est de l'invention du rédacteur de la « Communication privée », ni l’Égalité ni le Progrès ne l'ont employé ; et, d'ailleurs, cette expression se fût-elle trouvée sous la plume de Robin ou sous la mienne, — ce qui n'est pas, je le répète, — je ne devine pas ce qu'on pourrait y trouver à redire.
  13. Ce premier paragraphe de la « Communication privée » a été reproduit, en français, dans Les prétendues scissions.
  14. Marx se trompe en parlant du Congrès de Lausanne : les prescriptions qu'il résume se trouvent dans les articles 1er, 2 et 3 du Règlement adopté par le Congrès de Genève en 1866.
  15. Cité par Nettlau.
  16. L’Égalité, on l'a vu, n'avait nullement demandé la publication d'un bulletin imprimé : Robin s'était borné à réclamer du Conseil général l'envoi trimestriel ou mensuel d'une note manuscrite. Faut-il croire que Marx n'avait pas pris la peine de lire le journal auquel il répondait ?
  17. Membre de phrase cité par Nettlau.
  18. Cité par Testut.
  19. Cité par Testut.
  20. Cité par Nettlau.
  21. Testut donne « utilité » au lieu de « autorité » ; mais la traduction allemande montre que c'est une erreur de copie.
  22. Au procès de Leipzig (audience du 16 mars 1872), le président parla d'une Confidentielle Mittheilung (Communication confidentielle) du Conseil général de Londres, datée du 28 mars 1870, dont une partie était rédigée en allemand et une partie en français. Dans la partie française (qui n'était autre chose, ainsi qu'on le verra p. 297, que la « Communication privée » du 1er janvier 1870), il était question, dit le président, du « sérieux travail souterrain » du Conseil général. À cette époque, je ne connaissais pas le contexte, et cette expression isolée de « travail souterrain » me parut devoir s'appliquer à l'organisation occulte et dictatoriale au moyen de laquelle la coterie marxiste tentait de diriger l'Internationale ; c'est en lui donnant cette signification que je la commentai dans le Mémoire de la Fédération jurassienne, pages 82 et 241. Comme on le voit maintenant par l'ensemble du passage, ce n'est pas de cela qu'il s'agissait, mais de l'intervention du Conseil général dans les affaires anglaises, intervention discrète et qui ne recherchait pas « l'éclat des tréteaux ». Liebknecht déclara au tribunal que la partie française de la Confidentielle Mittheilung « avait été probablement rédigée par un Français, mais certainement pas par Karl Marx », et que « les Français, dans l'Internationale, se distinguent par l'emploi d'expressions qui ne sont pas tout à fait correctes, et parfois même exagérées ». Liebknecht se trompait ; on voit par une lettre d'Eugène Dupont à André Murat, du 7 janvier 1870 (Troisième procès de l'Internationale à Paris, p. 37), que c'est lui qui a traduit en français les résolutions du Conseil général du 1er janvier 1870 : donc, le texte original de ces résolutions était en anglais (Dupont ne savait pas l'allemand), et il est évident qu'il avait été rédigé par Marx. — J'aurai à revenir plus loin (p. 292) sur cette Confidentielle Mittheilung du 28 mars 1870, qui concernait Bakounine.
  23. Cité par Testut (L'Internationale, pièce K, p. 237 de la 2e édition).
  24. Cité par Nettlau. — Tout ce paragraphe est très remarquable ; si nous l'eussions connu à l'époque, nous n'aurions pas manqué de trouver les raisons de Marx excellentes. Je dois cependant faire deux observations. D'abord, je tiens à constater que l'idée de demander au Conseil général de se décharger de l'administration des affaires particulières de la Grande-Bretagne sur un Conseil régional anglais est une idée qui fut mise en avant par le seul Robin : le Progrès n'a jamais exprimé d'opinion sur une question qui lui paraissait n'être pas de la compétence des Sections du continent ; et Bakounine, dans une lettre que je citerai tout à l'heure (p. 269) qualifie d’injuste, d'apolitique et d'absurde la critique adressée par Robin aux « préoccupations anglaises » du Conseil général. En second lieu, on ne peut s'empêcher d'être quelque peu surpris de voir que les raisons qui, au commencement de 1870, paraissaient à Marx et à ses amis d'un si grand poids, n'avaient plus de valeur pour eux l'année suivante, puisqu'en 1871 la Conférence de Londres, par sa résolution XII, invita le Conseil général « à aviser les branches anglaises de Londres de former un Comité fédéral pour Londres, lequel, après s'être mis en rapport avec les branches provinciales et les sociétés de résistance affiliées, et après avoir reçu leur adhésion, sera reconnu par le Conseil général comme Conseil fédéral anglais ».
  25. Cité par Testut.
  26. Cité par Testut.
  27. Cité par Testut.
  28. Je crois pouvoir omettre ici sans inconvénient un long passage relatif à la position des ouvriers irlandais en Angleterre et en Amérique. Je dois faire remarquer d'ailleurs, comme on la déjà vu, que le Progrès en reproduisant les résolutions du Conseil général relatives à l'Irlande, bien loin de les critiquer, avait déclaré « qu'il s'y associait en plein » ; et que l’Égalité s'était bornée à dire qu'elle aimerait à recevoir une explication qui fît comprendre l'opportunité de ce manifeste.
  29. Cité par Testut.
  30. C'est la première fois qu'il est question, depuis 1864, de ces mots qui sont devenus fameux. « comme un moyen » (as a means), à propos desquels on s'est tant querellé plus tard. Nous ignorions absolument, quant à nous, que le texte anglais du considérant en question contînt trois mots qui ne se trouvaient pas dans le texte français ; et, comme les rééditions du 1er janvier 1870 ne nous avaient pas été communiquées, ce détail ne nous fut révélé qu'en 1871.
  31. On voit que pour Marx l'expression de « capital » exclut le sol ; mais pour les ouvriers parisiens qui parlaient de « l'assujettissement du travailleur au capital », il est évident que le mot de capital était pris dans le sens le plus compréhensif, embrassant aussi bien la fortune immobilière que la fortune mobilière, et qu'il s'opposait au travail.
  32. Tout ce dernier alinéa du paragraphe 5 a été cité en français par Nettlau.
  33. La veille même du jour (16 janvier) où le secrétaire pour la Suisse expédiait la « Communication privée », le Progrès commençait la publication du long article sur M. de Schweitzer rédigé à ma demande par J.-Ph. Becker.
  34. Cité par Nettlau.
  35. Troisième procès de l’Internationale à Paris, p. 42.
  36. Ibid., p. 43.
  37. Comme on le voit, Bakounine ignorait à ce moment que la pétition avait été envoyée à Paris par Sentiñon, que la lettre de Sentiñon à Varlin avait été lue au procès de juin 1870, puis publiée dans le volume édité par Le Chevalier, et que par conséquent Marx avait pu avoir connaissance de la démarche tentée par Robin et Perron.
  38. Voir ci-dessus p. 252.
  39. Il s'agit de Pierre Wæhry.
  40. C’est au meeting de Bienne (12 décembre), comme je l’ai déjà dit, que j’avais demandé à Becker de rédiger ce mémoire.
  41. Becker, qui n’aimait pas Moritz Hess, n’avait pas manqué de lui donner en passant un coup de griffe. Il rappelait que lorsque Marx, Herwegh, Rüstow, etc. cessèrent en 1865 leur collaboration au Sozial-Demokrat de Schweitzer, Hess, au lieu de suivre leur exemple, continua à écrire dans ce journal, jusque vers la fin de 1868. Voici en quels termes Becker apprécie les lettres que Hess envoyait de Paris à cet organe : « Les rédacteurs du Sozial-Demokrat se livrèrent contre l’Association internationale des travailleurs et contre ses fondateurs aux attaques les plus perfides et les plus grossières ; leur correspondant de Paris, pendant longtemps, se signala particulièrement dans cette noble tâche ».
  42. Il s’agit de la conspiration royaliste des 2-3 septembre 1856, par laquelle l’aristocratie neuchâteloise avait essayé de rétablir le gouvernement monarchique.
  43. Jeanne Bessert était une pauvre femme, mère d'enfants en bas-âge, qu'un fuyard royaliste avait tuée d'un coup de fusil le 3 septembre 1856.
  44. Troisième procès de l'internationale à Paris, p. 39.
  45. Cette phrase inintelligible est textuellement reproduite.
  46. Si j'avais connu alors le célèbre manifeste écrit par Karl Marx en 1870 (je crois bien qu'en 1870 je n'avais pas encore eu l'occasion de le lire, car dans les pays de langue française il était généralement ignoré), j'aurais pu en extraire, pour l'opposer à Wæhry, l'intéressant passage sur la coopération en Angleterre : « La coopération... a montré par des faits, et non par de simples arguments, que la production sur une grande échelle et au niveau des exigences de la science moderne pouvait se passer d'une classe de patrons employant une classe de bras » ; mais, en même temps, « l'expérience a prouvé jusqu'à l'évidence que. si excellent qu'il fût en principe, si utile qu'il se montrât dans l'application, le travail coopératif étroitement limité aux efforts accidentels et particuliers des ouvriers ne pourra jamais arrêter le développement, en proportion (sic) géométrique, du monopole, ni affranchir les masses, ni même alléger un tant soit peu le fardeau de leurs misères, C'est peut-être précisément le motif qui a décidé de grands seigneurs spécieux (sic), des philanthropes bourgeois, et même des économistes pointus (sic) à accabler tout à coup d'éloges assourdissants ce système coopératif qu'ils avaient en vain essayé d'écraser, lorsqu'il venait à peine d'éclore, ce système coopératif qu'ils représentaient alors d'un ton railleur comme une utopie de rêveurs, ou qu'ils anathématisaient comme un sacrilège de socialistes. » (Traduction de la Rive gauche, 1866.)
  47. Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 98.
  48. Robin avait travaillé comme peintre sur émail — après un apprentissage de quelques semaines — dans l'atelier de Perron.
  49. Robin quitta Genève au commencement de février 1870.
  50. C'est seulement au commencement de mai 1870 qu'Outine devint officiellement membre du Conseil de rédaction de l’Égalité.
  51. Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 102.
  52. « Il y eut des discussions assez violentes, et l’Égalité travestit de la manière la plus perfide, dans son compte-rendu, les discours des collectivistes. » (Mémoire, p. 102.)
  53. Compte-rendu de l’Égalité, numéro du 19 mars 1870.
  54. On trouve des indications à ce sujet dans les œuvres posthumes de Herzen publiées à Genève en 1871.
  55. Emilio Bellerio était le fils d'un républicain italien, Carlo Bellerio, réfugié en Suisse et naturalisé Tessinois. Il avait été à Zurich, de 1864 à 1866, le condisciple de mon ami David Perret au Polytechnikum fédéral. Je ne le connaissais que de nom et ne l'ai jamais rencontré. Il avait inspiré une grande confiance à Bakounine, dont il fut à Locarno l'ami dévoué et auquel il rendit de nombreux services.
  56. Une lettre de Bakounine à Emilio Bellerio (Genève, 13 mars 1870), retrouvée par Nettlau, dit ceci : « Mon cher ami, hier soir je suis arrivé à Genève. J'ai passé à Neuchâtel toute une journée, et savez-vous qui j'ai rencontré ? un ancien ami à vous, le jeune David Perret, qui a sauté jusqu'au plafond lorsqu'il a appris que je vous connaissais, et lorsque je lui parlai de vous comme d'un ami. C'est un excellent jeune homme, l'ami de mon ami James Guillaume. »
  57. Il parut quelques numéros seulement de cette nouvelle série du Kolokol, en avril et mai 1870.
  58. On sait — ou, plutôt, on ignore généralement — que la traduction russe du Manifeste du parti communiste, de Marx et d'Engels, était l'œuvre de Bakounine ; cette traduction (à ce que disent Marx et Engels dans la préface mise en tête de la nouvelle traduction russe faite par Véra Zassoulitch, 1883) avait paru à l'imprimerie du Kolokol, à Londres, un peu après 1860.
  59. Lettre de Varlin à Aubry, du 8 mars 1870 (Troisième procès de l'Internationale à Paris, p. 53). Le projet de statuts préparé par cette commission fut approuvé dans une nouvelle réunion de délégués, le 18 mars, et ensuite définitivement adopté dans une assemblée générale des Sections parisiennes tenue le 19 avril, salle de la Marseillaise.
  60. Texte collationné par Nettlau.
  61. Texte collationné par Nettlau.
  62. Malon m'a raconté plus tard comment Lafargue l'invita à déjeuner, et, l'ayant présenté à sa femme, lui dit avec emphase : « C'est la fille de Karl Marx. — Karl Marx, dit Malon, un peu confus de ne pas connaître celui dont on lui parlait, je crois avoir entendu ce nom-là. N'est-ce pas un professeur allemand ? — Mais non, c'est l'auteur du livre Das Kapital, — et Lafargue alla chercher le gros volume. Vous ne connaissez pas ce livre là ? — Non. — Est-ce possible ? Vous ne savez donc pas que c'est Marx qui mène le Conseil général ? » (Bulletin de la Fédération jurassienne, 15 juin 1872).
  63. Robin a narré cette historiette dans son « Mémoire justificatif » de 1872 ; je ne l'ai apprise qu'alors.
  64. Compte-rendu publié dans l’Égalité, numéro du 12 mars 1870.
  65. Lettre signée Adhémar Schwitzguébel. Sonvillier, 21 mars, publiée dans l’Égalité du 26 mars.
  66. Cette correspondance fut reproduite dans le Progrès du 19 mars 1870.
  67. Cet article L’État m’a été attribué par erreur dans le livre russe Développement historique de l’Internationale (Istoritcheskoé razvitié Internatsionala), Zurich, 1873.
  68. Ce n’est pas qu’Outine fût devenu effectivement membre de la Section de l’Alliance. Les séances étaient publiques, et tout membre de l’Internationale avait le droit d’y parler. Mais il est certain qu’Outine avait annoncé l’intention de se faire inscrire comme membre de la Section, et qu’en même temps il avait fait des objections à certains articles du programme, qu’il désirait voir changer (Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 99. C’est probablement à cela que se rapportent les mots « proposition Outine » du procès-verbal du 19 mars.
  69. Depuis le 19 mars, Joukovsky était devenu secrétaire de la Section, en remplacement de l’Espagnol Celso Gomis, qui avait quitté Genève.
  70. Il y a une erreur dans le Mémoire de la Fédération jurassienne, où il est dit que les articles du programme dont Outine demandait la revision étaient l'article 1er (« l'Alliance se déclare athée » ) et l'article 4 ( « ... Elle repousse toute action politique qui n'aurait point pour but immédiat et direct le triomphe de la cause des travailleurs contre le capital »).
  71. Le typographe Crosset.
  72. Perron avait réussi à obtenir la clientèle d'un grand bijoutier de Hanau (Hesse-Cassel).
  73. Lettre publiée par Nettlau.
  74. Joukovsky, après m'avoir montré cette lettre, la garda par devers lui ; cela explique qu'elle ait été retrouvée dans ses papiers par Nettlau, qui l'a publiée.
  75. « Déjà au printemps de 1870, je savais — M. Outine, un petit juif russe qui par toutes sortes de vilenies s'efforce de se faire une position dans cette pauvre Internationale de Genève, l'ayant raconté à qui voulait l'entendre — que M. Marx lui avait écrit une lettre confidentielle dans laquelle il lui recommandait de recueillir contre moi tous les faits, c'est-à-dire tous les contes, toutes les accusations aussi odieuses que possible, avec des apparences de preuves, en ajoutant que si ces apparences étaient plausibles on s'en servirait contre moi au prochain Congrès. » (Lettre de Bakounine, destinée, mais non envoyée, à la Liberté de Bruxelles, Zurich, 5 octobre 1872 ; le manuscrit en a été retrouvé par Nettlau et imprimé par lui en 1801 dans la Société nouvelle, Bruxelles, 10e année, t.II, p. 5.)
  76. C'est ce même Kugelmann dont j'avais fait la connaissance en 1867, au Congrès de Lausanne, et avec qui j'avais noué alors des relations amicales.
  77. Marx avait rendu visite à Bakounine lorsque celui-ci passa par Londres en octobre 1864, revenant d'un second voyage en Suède, et se rendant en Italie. Nous avons sur cette entrevue le témoignage de Bakounine lui-même dans une page de la Théologie politique de Mazzini (1871), que voici :
    « J'ai eu le bonheur de rencontrer Mazzini, et même fort souvent, pendant toute l'année 1862, à Londres. Je n'oublierai jamais le noble accueil qu'il me fit lorsque je vins dans cette ville, m'échappant de la Sibérie... Je suis même l'éternellement obligé de Mazzini, car, avant même de m'avoir connu autrement que de nom, il avait pris généreusement ma défense contre d'infâmes calomnies que des émigrés allemands, des juifs surtout, avec cette noble délicatesse, la justice et le goût qui les distinguent, avaient pris à tâche de répandre (après 1849), non tant par haine personnelle contre moi qu'en général par haine pour la Russie, pour les Slaves, et particulièrement pour mon compatriote Alexandre Herzen, qui naturellement ne manqua pas de leur répondre ; ce que je ne pouvais pas faire, enfermé que j'étais dans les forteresses russes et plus tard en Sibérie, et ignorant que j'avais été attaqué de cette façon ignoble. Herzen m'avait même dit que le citoyen Charles Marx, devenu plus tard l'un des fondateurs principaux de l'Internationale et que j'avais toujours considéré comme un homme doué d'une grande intelligence et profondément, exclusivement dévoué à la cause de l'émancipation du travail, avait pris une part active à ces calomnies. Je ne m'en étonnai pas trop, sachant par mon expérience passée — car je le connais depuis 1843 — que l'illustre socialiste allemand, aux grandes qualités duquel j'ai rendu et je ne manquerai jamais de rendre pleine justice, a pourtant dans son caractère certains traits qu'on serait moins étonné de rencontrer chez un bellettriste juif, correspondant de gazettes allemandes, que chez un défenseur si sérieux, si ardent de l'humanité et de la justice. Donc arrivé, en 1862, à Londres, je m'abstins de lui rendre visite, naturellement peu désireux de renouveler connaissance avec lui. Mais en 1864, à mon passage par Londres, il vint me voir lui-même et m'assura qu'il n'avait jamais pris aucune part ni directe, ni même indirecte, à ces calomnies qu'il avait considérées lui-même comme infâmes. Je dus le croire. Quoi qu'il en soit, Mazzini avait pris noblement ma défense... J'aime Mazzini et je le vénère aujourd'hui autant qu'il y a neuf ans, et pourtant je dois le combattre. Je dois me mettre du côté de Marx contre lui. »
    Il est aisé de s'expliquer pourquoi Bakounine ne fit pas, de 1864 à 1867, de propagande pour l'Internationale en Italie ; il se trouvait là dans un milieu où le terrain ne semblait pas encore préparé pour l'organisation ouvrière proprement dite, et il crut servir plus utilement la cause socialiste en créant l'association secrète destinée à combattre l'organisation mazzinienne. Ce fut seulement quand l'Internationale, d'une part, se fut révélée comme une force capable d'opérer la transformation sociale, et que, d'autre part, la faillite de la démocratie radicale ont été constatée au Congrès de Berne, que Bakounine « arriva à comprendre combien Marx avait eu raison en suivant et en nous invitant tous àmarcher sur la grande route de la révolution économique » (lettre à Marx du 22 décembre 1868, reproduite p. 103).
  78. Lire : « à Berne ». Marx semble, en certaines occasions, avoir été atteint d’une infirmité spéciale qui le mettait dans l’impossibilité de reproduire exactement les mots ou les faits qu’il voulait citer. On en a déjà vu des exemples dans la « Communication privée » ; la Confidentielle Mittheilung en fournit de plus nombreux encore.
  79. En anglais dans le texte. Firebrand signifie « boute-feu ».
  80. En français dans le texte.
  81. Lire : « de Berne ».
  82. Marx substitue — est-ce à dessein ou sans s’en apercevoir ?— le mot égalité au mot égalisation (voir p. 74).
  83. En français dans le texte.
  84. En français dans le texte.
  85. Il faut lire : « l’Alliance de la démocratie socialiste ».
  86. Lire : « de Berne ».
  87. Bakounine ne s'est jamais donné pour un savant. Il a toujours reconnu et admiré, avec une simplicité vraiment touchante, la supériorité quand il la rencontrait. Dans ses lettres à Herzen et à Ogaref, il parle de Herzen et de lui-même en ces termes : « Je ne possède pas les talents de Herzen, et je ne saurais prétendre l'égaler en ce qui concerne la littérature. Cependant je sens en moi une noble force qui peut être utile d'une autre façon ; peut-être ne me la reconnaissez-vous pas, mais j'en ai moi-même conscience ; et je ne veux pas, je n'ai pas le droit de la vouer à l'inaction... Tu dois savoir, Herzen, que je t'aime sincèrement et que mon estime pour toi n'a pas de limite. J'ajouterai à cela que je reconnais ta supériorité sans une arrière-pensée quelconque et avec un véritable sentiment de bonheur, tes talents et ta science te mettant, sous tous les rapports, bien au-dessus de moi. Et c'est pourquoi, dans n'importe quelle affaire, ton opinion a toujours pour moi une si grande importance. « (Lettres de 1862.) Nombreuses sont les occasions où Bakounine a témoigné à Marx la plus sincère admiration ; j'ai reproduit sa lettre du 22 décembre 1868, où il déclare à Marx « qu'il est son disciple et qu'il est fier de l'être » ; des extraits de sa lettre à Herzen, du 28 octobre 1869, où il nous apprend que, dans le manuscrit de la brochure qu'il voulait faire imprimer à Paris, il avait « conféré à Marx le titre de géant » ; lettre où il dit que « par les immenses services rendus à la cause du prolétariat, Marx nous a indubitablement tous surpassés » ; et, tout à l'heure, le passage de la Théologie politique de Mazzini où il fait encore l'éloge de « l'illustre socialiste allemand » ; j'aurai à citer, plus tard, un passage du manuscrit, en partie inédit, intitulé Protestation de l'Alliance (1871), où, au plus fort de la lutte contre la coterie qui lui faisait une guerre au couteau, il « rend hommage aux illustres chefs du parti des communistes allemands, aux citoyens Marx et Engels ».
  88. En anglais dans le texte.
  89. Le Bureau central de l'Alliance fut constitué en septembre 1868, le groupe genevois de l'Alliance en octobre ; le Comité fédéral romand ne fut élu que le 4 janvier 1869 par le Congrès romand de Genève.
  90. Cette assertion est inexacte, comme on l'a vu antérieurement (pages 76 et 109). L'envoi des statuts et du programme au Conseil général allait de soi, et la décision négative de celui-ci provoqua la colère de Becker, tandis que Bakounine reconnut la justesse des motifs allégués par le Conseil.
  91. Pendant les six premiers mois d'existence de l’Égalité, Bakounine y écrivit deux ou trois fois à peine.
  92. Les fondateurs du Progrès ne connaissaient pas encore Bakounine.
  93. En français dans le texte. Lire : « l'égalisation des classes ».
  94. En français dans le texte.
  95. En anglais dans le texte.
  96. Comment se fait-il que ce Comité, gouverné par Bakounine, ait refusé d'admettre la Section de l'Alliance dans la Fédération romande ?
  97. Lire: « la Federacion ».
  98. Lire : «l’Eguaglianza ».
  99. On comprend pourquoi l'échec de la résolution présentée à Bâle au nom du Conseil général fut si nuisible à son auteur, pourquoi Eccarius ne put retenir cette exclamation : Marx wird sehr unzufrieden sein !
  100. Le point d'exclamation est dans le texte.
  101. Lire : « à Berne ».
  102. En français dans le texte. Cette « vieillerie saint-simonienne » que Marx traite ici de façon si dédaigneuse figure en toutes lettres dans le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels. Voici ce qu'on y lit, aux pp. 52 et 53 : « La première démarche de la révolution ouvrière sera de constituer le prolétariat en classe régnante... Des mesures devront être prises qui, sans doute, paraîtront insuffisantes et auxquelles on ne pourra pas s'en tenir, mais qui... seront indispensables à titre de moyen pour révolutionner tout le régime de production... : 1° Expropriation de la propriété foncière... ; 2° Impôt fortement progressif ; 3° Abolition de l'héritage ; 4° ... » (Traduction de Ch. Andler.)
  103. On voit par ce passage que l'article de Moritz Hess dans le Réveil du 2 octobre 1869 avait été écrit sous l'inspiration de Marx, — à moins que l'idée ne vînt de Hess et que Marx l'eût empruntée de lui.
  104. Ceci est un comble. Et les graveurs du Locle ne me chassèrent pas ignominieusement comme un faussaire, lorsque le 25 septembre (voir p. 219) j'allai rendre compte de ma délégation dans l'assemblée des trois Sections ! Pauvre Marx ! à quelles stupidités s'est abaissée parfois cette intelligence qui pouvait rendre — et qui a rendu, malgré les aberrations de l'homme et son détestable caractère — de si grands services à la cause du prolétariat !
  105. Lesquelles ? Je n'en connais pas une. Les délégués du Conseil général à Bâle, Jung, Eccarius, Lessner, Cowell 8tepney, étaient nos amis personnels.
  106. Si la proposition de la Commission du droit d'héritage ne réunit pas une majorité absolue de oui, la proposition du Conseil général, elle, réunit une majorité absolue de non.
  107. Ceci est précisément le contre-pied de la vérité. On a vu (p. 209) que les délégués du Conseil général proposèrent, au nom de ce Conseil, que le siège en fût transféré à Bruxelles, et que nous insistâmes tous — les délégués de la Suisse française d'une façon encore plus pressante que leurs collègues des autres pays — pour que le Conseil restât à Londres.
  108. On le voit, nous sommes en plein roman.
  109. L’Égalité n'a rien dit de semblable au sujet des fénians, et le Progrès a fait l'éloge des résolutions du Conseil.
  110. En français dans le texte.
  111. Absolument inexact. Le Progrès, on l'a vu, n'a jamais parlé du Travail. L’Égalité a constaté que le Travail avait publié une correspondance en faveur de M. de Schweitzer, mais ne l'en a point loué, et l'a engagé à demander, comme le Progrès et comme elle-même, « l'avis éclairé et impartial du Conseil général ». Combien la haine est aveugle !
  112. Bakounine ne savait rien de ce qui se passait à Genève ; il s'occupait à Locarno à traduire Das Kapital, sans se douter que l'auteur de ce livre lui prêtait de si noires intrigues.
  113. Sept membres (sur neuf) du Conseil de rédaction, et non pas six, donnèrent leur démission. Mais Becker étant, depuis, venu à résipiscence. Marx veut sans doute ignorer les fautes du pécheur repenti.
  114. Bakounine avait quitté Genève plus de deux mois avant le changement dans la rédaction de l’Égalité.
  115. En français dans le texte.
  116. On voit que cette ignoble calomnie, dont la paternité avait été attribuée en son temps à Borkheim, qui la publia sous sa signature dans le Volksstaat, le 30 avril 1870, avait été répandue en premier lieu, « confidentiellement », par Marx. Probablement, à la source de cette histoire, il y a le fait du fonds Bakhmétief, perfidement dénaturé : les vingt-cinq mille francs remis en dépôt sont transformés en une pension annuelle, et le socialiste Bakhmétief est devenu un Comité panslaviste.
  117. Dans le texte, les mots « Colonie de réfugiés » sont en anglais : Refugee Colony.
  118. Ne pas oublier qu’Outine et Troussof, ces émigrés « véritablement honnêtes » ont plus tard imploré et obtenu le pardon du gouvernement russe, et ont fini leurs jours en Russie comme sujets fidèles du tsar.
  119. Lire : « la Cause du Peuple ».
  120. Outine « arrachant le masque à Bakounine » ! N’est-ce pas grotesque ?
  121. Ce mot « la plupart » était une exagération : j'étais mal renseigné.
  122. Il y a ici une erreur de rédaction. En octobre 1868, il n'existait pas encore de « Conseil général belge » : la Section bruxelloise remplissait les fonctions de « Section centrale pour la Belgique » (voir p. 84). Le Conseil général belge fut créé en décembre 1868.
  123. L'article de Robin intitulé : La liberté et la solidarité.